Читать книгу La Force - Paul Adam - Страница 7
ОглавлениеSous l'uniforme de dragon, et l'épaulette acquise, allait-il connaître encore la défaite, ou la victoire, ou la mort?
Revenir triomphant, capitaine, près d'Aurélie qui regretterait ses impertinences à l'égard d'un frère illustre; ce fut l'essentiel de sa pensée.
Une barque chargée d'infanterie longea les pontons et fut atterrir sur l'autre berge, où des feux de bivouac s'agitèrent. Cette troupe formait le soutien de la reconnaissance qu'il mènerait. Deux compagnies françaises passaient depuis le crépuscule; on avait entendu plusieurs coups de carabine. Des patrouilles à cheval avertissaient ainsi les postes impériaux de l'événement subit, car leurs têtes de colonnes s'attardaient encore à huit lieues du Rhin, pour masquer la concentration hésitante de leurs forces, sur la ligne d'Engen à Stockach.
L'émotion pâlissait un peu la face du jeune brigadier qui vint avertir Bernard. Le pont pouvait subir le passage d'un dragon tenant le cheval par la bride. Un à un, suivraient les autres hommes du détachement.
Bernard rejoignit les vingt cavaliers qui bouclaient leurs portemanteaux aux troussequins des selles. Ils faisaient vite, fiévreux; car un nouveau coup de carabine roula d'échos en échos, sur l'autre rive.
Le premier homme passa. C'était un maréchal des logis du vieux régiment de Bourbon-Vendôme, qui s'était battu sous le Bien-Aimé. Il prit l'attitude grave des vieux soldats allant au feu. Ses favoris grisonnants rejoignaient une bouche close. Il flatta son cheval avant de lui faire tenter le premier pas sur les madriers joints au milieu des bateaux en file. L'animal le suivit, attentif à ses sabots. Tous deux se comprenaient. «Pied-de-Jacinthe, recommanda Bernard, dès que tu auras cinq cavaliers avec toi, de l'autre côté, tu en expédieras deux vers l'endroit où l'on tire. Je t'envoie d'abord ceux qui parlent allemand, Closter et Ulbach, Grünbier. Ils doivent découvrir aussitôt un chemin à gauche, celui de Mühlenhof. Une maison est à six cents toises de la berge, sur ce chemin. Ils s'arrêteront là et placeront deux vedettes. On interrogera les gens sur l'ennemi.»
Pied-de-Jacinthe hochait sa vieille tête pour acquiescer. Il continua de maintenir son cheval en équilibre. Les eaux grouillaient autour des quilles de bateaux. De leurs falots, les pontonniers éclairèrent les poutres où l'homme et la bête persévéraient. Le vent était froid. «Alsaciens, à vous!» dit Bernard. Ils s'avancèrent blonds. Les casques ne pouvaient couvrir entièrement ces grands crânes. Les fortes cuisses enflaient leurs culottes de peau; leur carrure emplissait l'habit vert. Ils se tinrent immobiles; et leurs fronts se ridaient pendant le discours de Bernard. «Ulbach, vous interrogerez les habitants de la maison, et vous traduirez leurs paroles au maréchal des logis…» Celui-ci avait de grosses lèvres pâles, des courts favoris de chanvre… Il montra l'ivoire de ses dents pour sourire, lorsque Bernard eut dit: «Strasbourg et Colmar vous confient la réputation de ses patriotes… Allez…»
Ils entraînèrent, tous trois, les alezans. «À vous, la Flandre! Avancez Corbehem, Flahaut!» Ils étaient gras de bière; avec des mines écarlates, de grands nez. «Allons, boyaux-rouges, réveillez-vous!» Ils tentèrent de rire à cette appellation qu'ils se donnaient entre eux, au pays! «V'là la kermesse, mes p'tiots!…» Ils furent contents, et claquèrent les flancs des bêtes. «Le Parisien! là… Pitouët!—Voilà, mon lieutenant, ça pique!—À votre rang de file. Et pas de bruit. Nous ne sommes pas chez Procope ni à la Régence.—On pose tout de même les pions sur l'échiquier d'Allemagne!—Chut!… Vous, les vignerons; Nondain! » Ils s'approchèrent, sages et silencieux, et continuèrent de lisser avec leurs gants de cuir les poils des montures. Leurs lèvres brunes sentaient le vin. L'un toussait. Bernard s'informa de sa maladie. «C'est la fraîcheur de la caverne où la famille habite. L'été on est en sueur quand on rentre des prairies!—On se réchauffera, Nondain. On fera flamber les fagots bavarois! C'est du bon sapin! Et puis nous retrouverons au Danube les fleurs de la Loire; les lis!—Les lis!» Ils se regardèrent avec de l'espoir.
«Marius! Ceux de Provence… Approchez les chevaux.» Noirs et les traits mobiles, ils chuchotaient: «En l'an IV, pitchoun, Buonaparté, il a dit à mon parrain: «Marius, sans toi, je ne serais jamais entré à Mantoue…» Et c'était comme le disait le Consul, mon bon! Sans Marius, mon lieutenant, jamais le Consul ne serait entré à Mantoue!»… Bernard les fit taire. Ils s'agitaient, malheureux; ils passèrent sur l'autre bord où l'attente dura. Les Tourangeaux se plaignirent du froid. Les Flamands voulurent boire. Pitouët égaya trop le détachement avec ses calembours. «Silence dans le rang!…» cria Bernard. Les Bretons somnolaient, taciturnes, piqués de rousseur, la figure sale. «Allongez vos étrivières, Tréheuc!… Essuyez votre nez, Yvon, sale cavalier! À vous les Gascons!… Brigadier Cahujac, vos hommes sont tous là?… Oui. Prenez la tête. Vous dépasserez les Alsaciens; et vous reconnaîtrez la route de Mühlenhof, plus loin que la maison… Dragons!»
Quinze, à la tête de leurs bêtes, ils se raidirent, la tête haute sous le casque, et bombant de mêmes poitrines plastronnées d'amarante, unissant les talons de mêmes bottes à l'écuyère un peu boueuses. Les gants de cuir tenaient les pommeaux de sabre.
Derrière leur rang et le fleuve, Bernard contempla les feux de bivouac regardant la rive germanique, de toutes les collines, au bord de tous les bois, le long de toutes les routes et des eaux. La Gaule accroupie dans l'ombre, prête à bondir, guettait l'Europe.
Ce lui donna de l'émotion. Il ne put la contenir: «Soldats, vous foulerez tout à l'heure le sol de l'empire où s'arment les ennemis de la liberté pour rétablir la tyrannie que vos bras ont abattue. À partir de cet instant, vous n'êtes plus des laboureurs, des marchands, des commis, des fils, des époux, des pères. Vous êtes mieux. Je vous vois géants. Chacun est la Nation, la République, la France qui porte au monde la liberté. Agissez donc en héros, et non plus en hommes!… Vive la Nation!»
Comme d'une seule bouche, ils répétèrent ce cri, en tendant le cou pour grandir.
Alors, du pont, puis de tous les bivouacs, le même cri propagé jaillit en une clameur immense qui couvrit les voix du fleuve et du vent, qui fit trembler les étoiles.
La France rugissait; et la clameur finit par un coup de canon qui tonna dans le loin de l'est.
L'aile droite et le général Lecourbe attaquaient l'Autriche.