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III

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Table des matières

uand je demandai à ma mère, à ce moment-là, un récit de l'affreux événement, elle me dit que mon père avait été frappé d'une attaque dans une voiture, et, comme il n'avait point de papiers sur lui, on était demeuré deux jours sans le reconnaître. Les grandes personnes croient trop volontiers qu'il est également aisé de mentir à tous les enfants. J'étais de ceux qui travaillent longuement en pensée sur les discours qu'on leur tient. À force de mettre ensemble une masse de petits faits, j'arrivai bien vite à voir que je ne savais pas toute la vérité. Si mon père était mort comme on me l'avait raconté, pourquoi le valet de chambre m'avait-il demandé, un jour qu'il me ramenait chez nous, «ce que l'on m'avait dit»? Et pourquoi cet homme avait-il ensuite gardé le silence, lui si loquace d'ordinaire? Ce même silence, pourquoi le sentais-je flotter autour de moi, s'abattre sur toutes les bouches, dormir dans tous les regards? Pourquoi changeait-on sans cesse de sujet de conversation, lorsque j'approchais? Je le devinais à tant de menus signes! Pourquoi ne laissait-on plus traîner un seul journal, tandis que, du vivant de mon père, les trois feuilles auxquelles nous étions abonnés se trouvaient toujours sur la table du salon? Pourquoi surtout, lorsque je rentrai au collège, dans les premiers jours d'octobre, près de quatre mois après ce malheur, les yeux de mes camarades et même ceux des maîtres se fixèrent-ils sur moi si curieusement? Ce fut, hélas! cette curiosité qui me révéla toute l'étendue de la catastrophe. Il n'y avait pas deux semaines que les cours avaient recommencé. Je me trouvais, un matin, à jouer avec deux nouveaux; je me souviens de leurs noms: Rastouaix et Servoin. Je revois leurs visages, la grosse face bouffie du premier et la mine chafouine du second. C'était dans le quart d'heure de récréation que nous prenions, quoique externes, à l'intérieur, entre la classe de latin et celle d'anglais. Les deux enfants m'avaient retenu, depuis la veille, pour une partie de billes, et voici qu'à la fin de cette partie, s'approchant de moi, s'encourageant du regard, ils me demandent, comme cela, sans préparatifs:

—Est-ce que c'est vrai qu'on vient d'arrêter l'assassin de ton père?...

—Et qu'on va le guillotiner?...

Après seize ans, je ne peux pas me rappeler sans horreur la sorte de battement de cœur qui me saisit à ces deux questions. Je dus devenir affreusement pâle, car les deux étourdis qui m'avaient porté ce coup avec la légèreté de leur âge,—de notre âge,—restèrent là tout décontenancés. Une colère aveugle s'emparait de moi qui me poussait à leur ordonner de se taire et à me jeter sur eux à poings fermés, s'ils continuaient; une curiosité folle, en même temps;—si c'était là l'explication de ce silence dont je me sentais enveloppé?—une timidité aussi, la peur de l'inconnu. Et un flot de sang me monta au visage, tandis que je balbutiais:

—Je ne sais pas.

Le tambour qui appelait les élèves en classe nous sépara. Quelle journée je passai, perdu d'angoisse, à prendre et à reprendre les deux phrases qui m'avaient bouleversé! Il eût été naturel que je questionnasse ma mère, mais le fait est que je me sentis incapable de lui répéter ce que mes deux bourreaux inconscients m'avaient dit. Chose étrange! Dès cette époque, cette femme que j'aimais pourtant de tout mon cœur exerçait sur moi une influence paralysante. Elle était si belle dans sa pâleur, si royalement belle et fière! Non, je n'aurais jamais osé lui montrer le doute irrésistible que deux simples demandes d'écoliers avaient soulevé en moi, et instinctivement, sur le récit qu'elle m'avait fait. Mais comme j'aurais étouffé de silence, je pris le parti de m'adresser à Julie, la bonne qui m'avait élevé. C'était une vieille fille de cinquante ans, petite, avec une face plate et ridée comme une pomme trop mûre. Que de bonté dans ses yeux noirs, et sur toute cette face, quoique ses lèvres un peu rentrées, à cause de la chute de ses dents de devant, lui donnassent une bouche de sorcière! Elle avait pleuré mon père auprès de moi, l'ayant servi autrefois, bien avant son mariage. On la gardait pour mon service particulier et de menus ouvrages, à côté de la femme de chambre, de la cuisinière et du domestique mâle. C'était elle qui me couchait le soir, bordant mon lit, me faisant dire mes prières et me confessant de mes petites peines. «Ah, les mauvais!... s'écria-t-elle naïvement quand je lui eus ouvert mon cœur et répété les phrases qui m'avaient tant remué, mais quoi? On ne pouvait pas te le cacher toujours...» Et ce fut elle qui dans ma chambrette de petit garçon, à voix basse, et tandis que je sanglotais dans mon lit étroit,—oui, ce fut elle qui me raconta la vérité. Du moins elle en souffrait autant que moi, et sa vieille main sèche de travailleuse aux doigts piqués par l'aiguille était bien douce aux boucles de mes cheveux, qu'elle caressait tout en parlant.

Cette lugubre histoire, et qui mit le poids de son mystère impénétrable sur toute ma jeunesse,—je l'ai retrouvée écrite dans les journaux de l'époque, mais pas plus nette qu'elle ne sortit de la bouche fanée de ma vieille bonne. La voici, dans l'aridité de ses détails, telle que je l'ai tournée et retournée, des jours et des jours, avec la stérile espérance d'éclairer d'un rayon ce mystère. Mon père, avocat distingué, avait depuis quelques années quitté la Cour, et acheté, dans l'intention d'arriver plus vite à la grande fortune, un important cabinet d'affaires. Quelques relations officielles, une probité scrupuleuse, une entente accomplie des questions les plus ardues, une puissance rare de travail lui avaient assuré bien vite une place à part. Il occupait dix secrétaires, et le million et demi, dont nous héritâmes, ma mère et moi, n'était que le commencement d'une richesse qu'il voulait considérable, un peu pour lui, beaucoup pour son fils, mais surtout pour sa femme dont il était follement épris. Les notes et les lettres trouvées dans ses papiers attestèrent qu'il était, à l'époque de sa mort, en correspondance depuis un mois avec un certain William Henry Rochdale, ou soi-disant tel, chargé par la maison Crawford de San-Francisco, d'obtenir du gouvernement français une concession de chemin de fer dans la Cochinchine, alors tout récemment conquise. C'était à un rendez-vous avec ce Rochdale que mon père allait en nous quittant, après avoir déjeuné avec ma mère, M. Termonde et moi-même. Cela, l'instruction n'eut aucune peine à l'établir. Le lieu de ce rendez-vous était l'hôtel Impérial,—un grand bâtiment à longue façade, situé rue de Rivoli, pas très loin du ministère de la marine. Les incendies de la Commune ont détruit ce paquet de maisons, mais que de fois, durant mon enfance, j'ai demandé à ma bonne de passer là, pour regarder, avec une émotion poignante, la cour garnie de verdures, l'escalier et son tapis, la plaque de marbre noir incrustée de lettres d'or, l'entrée de cette funeste demeure vers laquelle ce pauvre père s'acheminait, tandis que ma mère causait avec M. Termonde et que je jouais auprès d'eux! Mon père nous avait quittés à midi un quart et il avait dû aller à pied en un quart d'heure, car le concierge de l'hôtel, après avoir vu le cadavre, le reconnut et se rappela que mon père lui avait demandé le numéro des chambres occupées par M. Rochdale, aux environs de midi et demi. Cet étranger était arrivé de la veille, et, après quelque hésitation, il s'était décidé pour un appartement au second étage, composé d'une chambre à coucher et d'un salon, le tout séparé du couloir par une petite pièce. Il n'était pas sorti depuis ce moment, et il avait pris dans son salon le dîner du soir, puis le déjeuner du lendemain. Le concierge se rappelait encore que, vers deux heures, ce même Rochdale était descendu, seul; mais, habitué aux continuelles allées et venues, cet homme n'avait même pas songé à se demander si le visiteur de midi et demi était ou non reparti. Rochdale avait remis la clef de son appartement, en donnant l'ordre, si quelqu'un venait pour lui, qu'on fît attendre en haut. Il était parti ainsi, de son pas tranquille, une serviette sous le bras, fumant un cigare, et il n'avait point reparu.

La journée se passa. Vers la nuit, les femmes de chambre entrèrent dans l'appartement de l'étranger pour préparer le lit. Elles traversèrent le salon sans y rien remarquer d'anormal. Les bagages du voyageur, composés d'une grande malle très fatiguée et d'un petit nécessaire tout neuf, étaient là, ainsi que les objets de toilette disposés sur la commode. Le lendemain matin, vers midi, les mêmes servantes entrèrent, et, trouvant que le voyageur avait découché, elles ne se donnèrent pas d'autre peine que de recouvrir le lit sans s'occuper du salon. Le même manège se répéta le soir. Ce fut seulement le surlendemain qu'une de ces femmes, étant entrée dans l'appartement au matin, et trouvant de nouveau toutes choses intactes, s'en étonna, fureta un peu et découvrit sous le canapé un corps couché tout du long, la tête enveloppée de serviettes. Au cri qu'elle poussa, d'autres domestiques accoururent, et le cadavre de mon père,—c'était lui, hélas!—fut tiré de la cachette où l'assassin l'avait placé. Il ne fut pas malaisé de reconstituer la scène du meurtre. Un trou à la nuque indiquait assez que le malheureux avait été tué par derrière, presque à bout portant, sans doute quand il était assis à la table, examinant des papiers. Le bruit du coup n'avait pas été entendu, en raison de cette proximité même d'une part, puis à cause du fracas de la rue et aussi de la place du salon, isolé derrière son antichambre. D'ailleurs les précautions prises par le meurtrier permettaient de croire qu'il s'était muni d'armes assez soigneusement choisies pour que la détonation fût très légère. La balle avait touché la moelle allongée, et la mort avait dû être foudroyante. L'assassin avait préparé les serviettes toutes neuves et sans chiffres dont il enveloppa aussitôt le visage et le cou de sa victime, afin d'éviter toute trace de sang. Il s'était essuyé les mains à une serviette semblable et il avait employé pour cela l'eau de la carafe, qu'il vida ensuite à nouveau dans cette même carafe qu'on retrouva cachée sous le tablier baissé de la cheminée. Était-ce un vol ou une simulation de vol? Mon père n'avait plus sur lui ni sa montre, ni son portefeuille, ni aucun papier propre à reconnaître son identité, qu'une indication fortuite découvrit cependant aussitôt. Il portait à l'intérieur de la poche de sa jaquette une petite bande de toile, mise là par son tailleur, avec le numéro de la fourniture et l'adresse de la maison d'où venait le vêtement. On s'y transporta et c'est ainsi que l'après-midi qui suivit la triste découverte, et après les constatations légales, le corps put être déposé chez nous.

Et l'assassin? Les seules données offertes à la justice furent bien vite épuisées. On ouvrit la malle laissée par ce mystérieux Rochdale,—mais ce n'était certainement pas son nom;—elle était remplie d'objets achetés au hasard, comme la malle elle-même, chez un marchand de bric-à-brac que l'on retrouva, et qui donna un signalement très différent de celui qu'avait fourni le concierge de l'hôtel Impérial, car il dépeignit le prétendu Rochdale comme un homme blond et sans barbe, tandis que le concierge le décrivait comme un homme très brun, très barbu, et très basané. On retrouva aussi le fiacre qui avait chargé la malle aussitôt achetée, et la déposition du cocher fut identique à celle du marchand de bric-à-brac. L'assassin s'était fait conduire par ce fiacre, d'abord dans une boutique d'objets de voyage, où il avait acheté un nécessaire, puis dans un magasin de blanc, où il s'était procuré les serviettes, puis à la gare de Lyon, où il avait déposé la malle et le nécessaire à la consigne. On retrouva l'autre fiacre, celui qui trois semaines plus tard l'avait amené de la gare à l'hôtel Impérial, et le signalement donné par ce second cocher se trouva être le même que celui de la déposition du concierge. On en conclut que dans l'intervalle de ces trois semaines l'assassin s'était grimé,—car les témoignages concordaient sur l'allure, le timbre de la voix, les manières et la carrure.—Cette hypothèse fut confirmée par un coiffeur du nom de Jullien, lequel vint raconter de lui-même ce singulier détail: un personnage au teint clair, aux cheveux blonds, glabre, grand et large d'épaules, comme le marchand de bibelots et le premier cocher décrivaient Rochdale, était venu, le mois précédent, à sa boutique, commander une perruque et une barbe assez bien exécutées pour qu'on ne pût le reconnaître. Il s'agissait, disait-il, de figurer dans une soirée costumée. Cet inconnu prit livraison, en effet, d'une perruque et d'une barbe noires; il se munit de tous les ingrédients nécessaires pour se grimer en Américain du Sud, il acheta du Khôl pour se noircir les paupières, une composition de terre de Sienne et d'ambre pour colorer son teint. Le maquillage lui réussit assez bien pour qu'il pût revenir chez Jullien sans que ce dernier le reconnût. Le coiffeur avait été trop étonné de cette perfection dans le déguisement, et aussi de l'étrangeté de ce bal masqué donné en plein été, pour que son attention ne fût pas attirée lors des articles des journaux sur le mystère de l'hôtel Impérial, comme on appela cette affaire. Mais quoi? cette révélation rendait plus difficile encore la tâche des magistrats en démontrant quelles précautions avait multipliées l'inconnu. On découvrit chez mon père deux lettres signées Rochdale, datées de Londres, mais sans leurs enveloppes, et toutes deux écrites d'une écriture renversée, que les experts jugèrent simulée. Il avait dû remettre quelque mémoire justificatif. Peut-être mon père le portait-il dans la serviette que l'assassin avait prise aussitôt son crime accompli. La maison Crawford de San-Francisco existait réellement, mais elle n'avait jamais formé le projet d'une entreprise de voie ferrée en Cochinchine. On était en présence d'un de ces problèmes criminels qui défient l'imagination. Ce n'était probablement pas pour voler que l'assassin avait multiplié à ce degré les habiletés de ses ruses. On n'attire pas un homme d'affaires dans un piège combiné avec cette perfection, pour lui dérober quelques billets de mille francs et une montre. Était-ce une vengeance? On fouilla dans la vie privée de mon père, et l'on découvrit qu'il avait eu quelques-unes de ces faiblesses communes aux jeunes gens de sa classe et de son temps. Il avait été lié autrefois avec une femme mariée, mais cette intrigue était rompue depuis longtemps, et, si le mari l'avait jamais soupçonnée, pourquoi aurait-il attendu, avant de s'en venger, que cette relation fût brisée? D'ailleurs cet homme, vieux de cinquante-cinq ans à cette époque, engagé dans de grandes entreprises industrielles, n'avait pas un caractère à pousser ainsi une passion jusqu'au crime, et son signalement de Parisien chétif ne correspondait en rien à celui du faux Rochdale. Était-il admissible que sa femme eût voulu se venger, elle, par quelque instrument docile, d'un abandon ancien? Dans le délire de mes premières recherches, plus tard, j'en suis venu à rêver cela. J'ai tenu à la connaître. Je l'ai vue. Elle avait des cheveux blancs et un fils plus âgé que moi,—qui sait? peut-être mon frère? L'étrange impression que je ressentis à songer que mon père avait aimé cette femme qui me regardait avec des yeux où elle ne savait pas que je cherchais une inquiétude! Et je ne trouvais dans ces beaux yeux bleus, demeurés la seule jeunesse d'un visage vieilli, qu'un attendrissement profond, quelque chose de si doux et de si triste, une telle pitié mélangée à tant de souvenirs que j'eus honte de mes soupçons comme d'une infamie.

La justice, qui n'a pas de ces pudeurs sentimentales, eut-elle ce soupçon comme moi, ou d'autres encore? S'il en fut ainsi, l'imagination de ses représentants se heurta au point indiscutable et inexplicable, à la réalité de ce Rochdale, dont l'existence ne pouvait pas être contestée, non plus que sa présence à l'hôtel Impérial depuis les sept heures du soir la veille jusqu'à deux heures de l'après-midi le lendemain; et puis il s'était évanoui, comme un être fantastique, sans qu'une seule trace en demeurât,—une seule. Cet homme était venu, d'autres hommes lui avaient parlé. On savait où il avait passé la nuit et la matinée d'avant le crime. Il avait accompli son œuvre de meurtre, et puis rien. Tout Paris se passionna pour cette affaire, et depuis, lorsque j'ai voulu rechercher la collection des journaux relatifs à elle, j'ai trouvé que, pendant plus de six semaines, les chroniqueurs en avaient parlé chaque matin. Ensuite la rubrique fatale avait disparu des colonnes des journaux, comme le souvenir de cette lugubre énigme s'était effacé de la mémoire des lecteurs, comme le souci de cette enquête de la pensée des limiers de police. La vie avait continué, roulant cette épave dans sa vague qui emporte toutes choses. Oui; mais moi, le fils? Comment oublier jamais le récit de la vieille femme, qui avait rempli d'une tragique épouvante ma petite chambre d'enfant? Comment ne pas revoir toujours et toujours la face pâle de l'assassiné, ses yeux ouverts, sa bouche fermée par une mentonnière, le linge noué de son front? Comment ne pas dire: je te vengerai, pauvre mort.—Pauvre mort!...—Lorsque je lus l'Hamlet de Shakespeare pour la première fois, avec cette avidité passionnante que donne à l'esprit une analogie entre la situation morale étudiée dans une œuvre d'art et quelque crise de notre propre vie, je me souviens que ce jeune homme me fit horreur. Ah! si le fantôme de mon père était venu me raconter, à moi, avec ses lèvres sans souffle, le drame qui l'avait tué, aurais-je hésité une minute? Non! m'écriais-je; et puis j'ai tout su, et puis j'ai hésité, comme lui, moins que lui pourtant, à oser l'action terrible.—Silence! Silence!... Revenons encore aux faits.

André Cornélis

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