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CHAPITRE III.
ОглавлениеUne soirée d'hommes.
Plusieurs mois se sont écoulés depuis la fête de Saint-Cloud. L'hiver a ramené les bals, les soirées, le jeu; plaisirs plus dispendieux et moins sains que ceux que l'on prend sur une pelouse verdoyante ou sous l'ombrage d'un bois épais; mais s'il est des plaisirs pour tous les âges, il en faut aussi pour tous les goûts; il y a des gens qui passent leur vie, été comme hiver, à battre ces petits cartons inventés pour distraire le roi Charles VI, et ceux-là ne trouveraient aucun charme à un beau paysage, à l'aspect d'un soleil levant.
Victor et Dufour se voient toujours, mais moins souvent qu'en été. Victor Dalmer, maître de son temps, va beaucoup dans le monde, suit les bals, les soirées, les spectacles. Dufour, plus âgé et n'ayant rien à attendre de ses parents, travaille pour augmenter sa réputation, et économise pour grossir son revenu. Une amitié sincère le lie à Victor, et si leur manière de vivre les tient éloignés l'un de l'autre, ils n'en ont que plus de plaisir à se retrouver. Les personnes que l'on voit le plus souvent ne sont pas toujours celles qu'on aime le mieux.
A l'époque du carnaval, Victor va un matin trouver Dufour dans son atelier.
«—Eh bien! mon cher Dufour, qu'est-ce que nous faisons ce carnaval? nous amusons-nous?—Ma foi!... comme tu vois, je m'amuse à finir un petit tableau..... c'est une vue prise à Moret... au-dessus de Fontainbleau... près du moulin... je mettrai là de petites figures, un garçon qui gardera une vache... une jeune fille qui puisera de l'eau...—J'aimerais mieux voir deux amants s'embrasser.—C'est ça!... des polissonneries!... Je sais bien que tu aimerais mieux cela que des vaches. Tu es toujours libertin?...—Ah ça, veux-tu une fois quitter les études, ton atelier, tes palettes, et venir t'amuser?—Qu'est-ce qu'il y a donc?—Hier, Armand de Bréville est venu me voir.....—Ah! ce jeune homme de Saint-Cloud.....—Eh bien! est-il toujours passionné pour les plaisirs?—Plus que jamais!... Je ne l'ai pas vu souvent cet hiver, mais je sais qu'il a eu pour maîtresses les femmes les plus à la mode..... Il mène bien vite sa fortune...—D'autant plus que s'il n'a, comme tu m'as dit, que dix mille livres de rentes, il ne faut pas vouloir faire le sultan avec ça!...—Il a pris cabriolet!—Et son bel ami, ce beau monsieur qui commande si bien un dîner, qui débouche si élégamment le champagne..... M. Saint-Elme ou de Saint-Elme?—Il ne quitte pas Armand, ils sont inséparables... Mais venons au but de ma visite: Armand donne jeudi une soirée; en me priant d'y venir, il s'est souvenu de toi, il m'a dit que tu lui ferais grand plaisir en y venant aussi.—Eh bien! j'irai..... Au fait, ce jeune homme est fort poli, il ne m'a fait que des honnêtetés. Nous l'avons quitté un peu brusquement à Saint-Cloud, et je ne veux pas refuser son invitation... Ah ça, c'est bien vrai qu'il m'a invité... tu ne prends pas ça sous ton bonnet?—J'étais sûr que tu en douterais!..... tiens, voilà son invitation par écrit...—A la bonne heure, j'aime mieux cela; c'est plus dans les règles..... Est-ce un bal qu'il donne?—Non, une soirée d'hommes, sans façon; il y aura peut-être deux ou trois dames... mais pas des dames à cérémonies.—Tant mieux! car je ne suis pas habitué au grand monde, moi, je me suis concentré sur ma palette... je ne vais jamais en soirée... J'y aurai l'air gauche..... emprunté..... mais c'est égal... J'irai te prendre jeudi, à huit heures, n'est-ce pas?—C'est trop tôt!... à neuf heures et demie...—Si tard! c'est donc une nuit qu'on va passer?—Sans doute; à une soirée d'hommes, on passe toujours la nuit. D'où diable sors-tu donc?—Alors, il nous donnera à souper?—Sois tranquille, rien ne manquera, j'en suis persuadé.—C'est convenu, jeudi à neuf heures, je serai chez toi.»
A l'heure indiquée, Dufour se rend chez Victor qui n'a pas encore commencé sa toilette, et se dispose lentement à la faire.
«Tu m'avais dit que c'était une soirée sans façon, dit l'artiste, et tu t'habilles.—Je m'habille sans façon.... Tu vois bien que je vais en bottes. Je vois que tu ne seras pas prêt à dix heures et demie. Tu comptes me faire aller en soirée à onze heures; je te préviens que tu te trompes: j'irai me coucher, mais je n'irai pas chez ton jeune homme. Quand je suis en train de rire, de m'amuser, que l'heure se passe, ça m'est égal; mais je n'ai pas le courage d'aller chercher la plaisir quand je sens le sommeil qui me gagne, et il m'est arrivé, au moment d'aller à un bal qui commençait tard, de me fourrer dans mon lit, au lieu de mettre le pantalon collant et les bas de soie que j'avais sortis de l'amoire.—Calme-toi, tu n'iras pas te coucher; me voilà prêt. Un fiacre nous attend. Partons.»
Armand de Bréville occupe un logement fort élégant dans la rue du Mont-Blanc. Un domestique annonce ces messieurs. Dufour a déjà examiné l'antichambre et la salle à manger; il dit bas à Victor: «C'est un appartement complet ceci.... et pour un garçon.... Il va donc se marier?...»
Victor sourit et introduit son ami dans un joli salon de forme octogone et qu'éclairent des globes de verre dépoli suspendus au plafond. Il n'y a encore dans cette pièce que quelques jeunes gens qui causent en se reposant sur des fauteuils.
Armand sort d'une pièce voisine qui est également éclairée, et vient recevoir les nouveaux arrivés. Il serre la main de Victor et remercie très-gracieusement Dufour de s'être rendu à son invitation; puis, après avoir échangé quelques compliments, s'écrie: «Messieurs, vous êtes ici chez vous; faites ce qui vous plaira.» Après avoir dit ces mots, il retourne dans la pièce d'où il était sorti.
«Qu'est-ce qu'il va faire là-dedans?» demande le peintre à Victor.—«Je n'en sais rien... vas-y voir.... On peut circuler.—J'irai tout à l'heure... Et qu'est-ce que c'est que ces jeunes gens qui sont ici?....—Est-ce que je les connais plus que toi..... excepté deux ou trois que j'ai déjà rencontrés en soirée. Sais-tu, Dufour, que tu es bien original avec-tes questions?... Tu es terriblement curieux!—Ce n'est pas par curiosité, mais c'est pour m'instruire. C'est très-élégant ici... très-recherché même.... Mais ton jeune de Bréville est déjà bien changé!... Quel diable de métier a-t-il fait depuis cinq mois que je ne l'ai vu!.... Il est pâli, maigri... il a les yeux tout tirés.—Il a fait l'amour.—J'ai aussi fait l'amour quelquefois; mais ça ne me changeait pas comme cela!...—Tu n'en prenais qu'à ton aise, toi!—Je ne sais pas ce qu'il en a pris, lui! mais, s'il continue le même régime, il n'ira pas loin. C'est dommage, il est gentil ce jeune homme, et on voit qu'il a été bien élevé... Ah, j'entends parler haut... je reconnais la voix... C'est mon monsieur au pantalon de tricot... Peste! nous sommes superbes aujourd'hui!»
M. Saint-Elme entrait en ce moment dans le salon; sa mise était un négligé fort élégant. Cette fois, rien ne faisait disparate dans sa toilette, qui était de très-bon goût.
Après avoir salué la compagnie, comme on se salue entre hommes avec qui on est fort lié, Saint-Elme s'approche de Dufour, et lui sourit comme s'il était enchanté de le revoir.
«—C'est M. Dufour, avec qui j'ai eu l'avantage de dîner à Saint-Cloud?—Moi-même, monsieur.—Enchanté de me retrouver avec vous... Parbleu! j'étais hier dans une maison... chez un de nos premiers banquiers... il y avait plusieurs amateurs distingués en peinture... on a beaucoup parlé de vous, M. Dufour.—Bah! vraiment on a parlé de moi?...—De vous... de vos ouvrages, et avec tous les éloges que vous méritez. N'avez-vous pas exposé au dernier salon un petit tableau?....—J'en ai mis plusieurs.—Oui, mais je veux parler de celui... vous savez bien... où il y avait un si joli effet de lumière...—Ah! un site de la forêt de Compiègne?—Justement, la forêt de Compiègne. Ah! délicieux... charmant tableau de chevalet...—De chevalet!... mais savez-vous qu'il a deux pieds sur deux et demi?—Oui. Oh! il est d'une jolie grandeur... et une vérité de ton.... une finesse de détails... et puis du style, de l'effet... Oh! tout le monde en était enthousiasmé.—Eh bien! voyez, je n'ai pourtant pas pu le vendre encore!—Vous ne l'avez pas vendu? On ne m'en offrait pas assez... je ne pouvais pas le donner pour cinquante écus.—Cinquante écus, un pareil diamant! M. Dufour, je vous prie de me le garder, et je vous jure que je ne vous le marchanderai pas.—Vraiment! vous l'achèteriez?....—Faites-le porter chez moi demain matin, rue Saint-Lazare, nº 41.—Très-volontiers.... et je pense qu'en vous en demandant cinq cents francs, c'est fort raisonnable.—Cinq cents francs! Oh! je ne l'entends pas ainsi! Mille francs, voilà mon prix... et il les vaut bien... Voyez si cela vous convient, M. Dufour?—Il n'y a pas de doute que ça me convient, puisque je ne vous en demandais que cinq cents francs... Mais je ne veux pas que.....—C'est fini, c'est un marché fait, M. Dufour; ne revenons pas là-dessus... Ha ça, mais où est donc le maître de céans?....» Saint-Elme passe dans la pièce voisine, et Dufour se dit: «Il est charmant ce M. Saint-Elme..... Que Diable avais-je donc l'autre jour contre lui!... Il parle fort bien peinture... et il m'achète mon tableau.... Certainement, ce n'est pas lui qui venait dîner à vingt-deux sous. Allons voir ce qu'on fait dans l'autre pièce.»
La seconde pièce ouverte à la société est une espèce de boudoir fort galamment décoré. Armand était assis sur une ottomane, à côté d'une jolie brune, grasse, bien faite, et parée comme pour aller au bal, qui souriait d'une façon très-expressive aux discours de son voisin, et riait aux larmes au moindre bon mot qui échappait à quelqu'un de la société. Malheureusement, sa voix forte et un peu commune ôtait alors du charme à sa physionomie; mais lorsqu'elle voulait modérer son organe et les éclats de sa gaieté, c'était une femme fort agréable.
Sur un fauteuil un peu plus loin était assise une jeune personne, dont la toilette fanée jurait avec celle de la petite maîtresse: une robe de crêpe noire trop longue, trop large, qui semblait ne pas avoir été faite pour celle qui la portait, ne pouvait pas donner de l'éclat à une peau qui était jaune; de grands yeux et des cheveux très-noirs étaient les seuls avantages de cette demoiselle, qui, en tenant continuellement sa bouche ouverte, laissait voir des dents qui auraient été beaucoup trop longues pour un homme.
«Qu'est-ce que c'est que cette femme-là?» dit Dufour en désignant à Victor celle qui était sur l'ottomane. «On la nomme madame Flock. C'est la maîtresse d'Armand pour le moment; c'est une dame galante, fort gaie. Oh! elle aime beaucoup à rire.—Et cette autre, qui écoute d'un air niais tout ce que dit la première, et semble attendre le moment où elle doit rire, comme paillasse, lorsque son compère parle?—C'est une amie de la première... Les femmes entretenues, dans le bon genre, ont presque toujours une amie qu'elles mènent partout avec elles; une jeune personne à qui elles veulent du bien... Elles tâchent de la produire dans le monde; mais elles ont soin que cette amie soit laide, afin que cela fasse ressortir leurs charmes. Elles l'affublent de leurs vieilles robes, de leurs vieux chapeaux; et pour prix de toutes ces bontés, la jeune amie leur sert à la fois de compère, de plastron et de jokey.»
En effet, la jolie brune venait de se mettre à rire; la jeune amie fit sur-le-champ écho. La première se tenait les côtes, se pâmait; la seconde jugea convenable de se tortiller sur sa chaise, et, par galanterie, ces messieurs accompagnèrent ces dames. Il n'y avait que Dufour qui, n'ayant rien entendu de drôle, gardait son sérieux, et qui, pour ne point avoir l'air ridicule, retourna dans le salon.
La société commençait à arriver. Bientôt les deux pièces sont encombrées d'hommes, qui tous viennent offrir leurs hommages à madame Flock, puis adressent un petit mot, un coup-d'œil de protection à la jeune amie; il y en a même quelques-uns qui vont jusqu'à lui pincer le menton, ce dont elle semble enchantée.
On a dressé des tables de jeu; on fait la bouillotte et l'écarté: c'est Saint-Elme qui fait commencer les parties, apporter les rafraîchissements, qui donne des ordres aux valets; il semble le maître du logis. Armand lui laisse le soin de faire les honneurs. Il est tout occupé de sa brune, mais celle-ci le quitte pour se mettre au jeu. Les tapis sont bientôt couverts d'or.
«Diable!» se dit Dufour en regardant jouer, «si l'on commence comme cela, comment finira-t-on!.... Déjà de l'or sur les tables!... Et moi qui avais exprès apporté pour jouer des pièces de dix sous... de cinq sous... je n'oserai jamais présenter dix sous à côté de ces piles d'écus...... Ma foi, je me contenterai de regarder..»
Et Dufour s'approche de la table d'écarté, où joue la jolie brune qui a déjà passé deux fois, et ramasse les écus avec une âpreté qui n'est pas très-fashionable. Comptant sur sa veine, cette dame vient de faire paroli; mais un roi que retourne son adversaire lui fait perdre la partie.
«Ah! chien!...» s'écrie la jolie femme, «monsieur n'en fait jamais d'autres!..... Ce n'est pas galant de tourner le roi avec une dame.»
Le monsieur qui a gagné est un grand homme sec au teint olivâtre; il s'écrie qu'il est désespéré d'avoir renvoyé son charmant vis-à-vis. La jolie brune se lève d'un air d'assez mauvaise humeur, et va s'asseoir près de son amie, qui ne joue pas, mais qui tient son troisième verre de punch, dans lequel elle trempe des biscuits. Dufour, qui à été frappé de l'exclamation un peu plébéienne qui vient d'échapper à la petite maîtresse, se tient près de ces dames pour les entendre causer.
«—Tu ne joues pas, ma bonne, ah! tu as bien raison, va!..... c'est bien bête de jouer....—Tiens.... j'ai raison... Je crois bien que j'ai raison!... ça me serait difficile de jouer... je n'ai pas d'argent!—J'avais gagné quarante francs, je les ai reperdus en un coup..... avec ce grand jaunisson!... Ah! je ne jouerai plus contre cette homme-là.... il bat drôlement ses cartes... Célanire, regarde donc si ma robe fait bien par derrière.—Oui, très-bien...—Et les manches..—Très-bien.—Ma coiffure n'est pas dérangée?—Pas du tout.—Tu bois du punch, toi! Tiens!...... il faut bien que je m'amuse à quelque chose!...—Tu es gentille comme un cœur ce soir... ma robe te va très-bien.—Oh!... pas trop... je danserais dedans!—Nous y ferons une pince demain. Dis donc, la petite Liline est venue ce matin. Son amant l'a abandonnée en lui emportant jusqu'aux tapis qu'il lui avait donnés... Il y a des hommes qui ont bien mauvais genre!..... Liline avait un chapeau... qui avait l'air malheureux.....—Ah! oui, de ces chapeaux qu'on fait soi-même.—Elle venait me demander vingt francs et mon amitié; je lui ai dit que j'avais fait serment de ne jamais prêter d'argent à mes amies, parce que ça brouille; mais que quant à mon amitié, elle l'avait pour la vie; alors, elle m'a appelée crasseuse, et s'est en allée en donnant des coups de pied dans toutes les chaises.. Je n'ai jamais tant ri!... Mais je m'en vas rejouer quoique ça..... je veux tâcher d'attraper une veine...... Dis donc, as-tu remarqué ce monsieur qui est près de nous?..... Ah! ah!..... il ressemble à un gros...»
C'était Dufour que ces dames regardaient en ce moment. Comme elles avaient baissé la voix, il ne put entendre à qui elles trouvaient qu'il ressemblait; mais elles se mirent à rire de plus belle, et le peintre passa dans la pièce voisine, en se disant: «Ah! je ressemble à un gros... à un gros quoi? Cette petite maîtresse-là ressemble à une gaillarde qui a le fil... Quant à l'autre, si elle ne fait que les confidentes auprès de madame Flock, elle remplit bien le premier rôle avec les rafraîchissements!
»—Vous ne jouez pas, monsieur Dufour,» dit Armand en s'approchant de l'artiste.—«Pardonnez-moi... j'ai joué dans l'autre pièce... mais je ne suis pas grand amateur.—Vous préférez, j'en suis sûr, les amusements de la belle saison.—Oui.... j'aime beaucoup la campagne, et puis j'y fais des études.—Parbleu! il faut que vous veniez cet été passer quelque temps à ma petite terre de Bréville en Picardie. Il y a par là des sites charmants, des bois délicieux tout autour de Samoncey, de Sissonne: c'est un pays très-pittoresque. Ma propriété est située entre Laon et Sissonne....—Je ne connais pas du tout ce pays-là, et j'avoue que je ne serais pas fâché d'y faire un petit voyage.—Eh bien! il faut y venir cet été; Victor vous accompagnera. Il y a long-temps qu'il me promet de me faire ce plaisir...
»—Qu'est-ce donc?» dit Victor en s'avançant.—«C'est que j'engage M. Dufour à venir avec vous cet été passer quelque temps à ma terre en Picardie: me le promettez-vous, messieurs?—Ce serait avec plaisir; mais, mon cher Armand, vous n'y êtes jamais à votre terre.—Il est vrai que j'aime peu la campagne, mais j'y irai cependant la saison prochaine... il faut que j'y aille;.... ma sœur y est déjà avec son mari, M. de Noirmont. Ma sœur désirait beaucoup revoir notre campagne de Bréville.... C'est là que nous avons passé nos jeunes années près de notre belle-mère qui nous aimait tant! Il est possible.... il est même probable que je vendrai ma propriété à M. de Noirmont... Il s'y fixera avec ma sœur... cela leur convient mieux qu'à moi. En attendant, nous irons nous y amuser cet été: c'est convenu.—Oui, nous ferons danser les paysannes.—Et moi je les peindrai.»
Armand quitte ces messieurs pour aller saluer une dame qui vient d'arriver, quoiqu'il fût alors près de minuit. La nouvelle venue est une blonde qui a dû être jolie, mais qui n'a plus qu'un restant d'éclat rehaussé par beaucoup de toilette. Elle est amenée par un jeune homme qui semble être encore dans l'adolescence.
A l'arrivée de la dame blonde, madame Flock et Célanire se regardent, se pincent les lèvres, puis madame Flock dit à demi-voix à son amie: «C'est Berlibiche,» et Célanire se met à rire aux éclats. La nouvelle venue va dire bonsoir à madame Flock, qui s'écrie: «Ah! c'est vous, ma chère! que je suis aise de vous voir!.... venez donc près de moi... vous me porterez bonheur; je perds déjà deux cents francs;... c'est ridicule de perdre comme ça, n'est-ce pas?.... Vous avez un beau cachemire... Qu'est-ce que c'est que ce jeune homme qui est avec vous?—C'est le fils d'un député.—Il a de beaux boutons en diamans!»
Dufour cherche Victor pour lui demander ce que c'est que la dame blonde, mais Victor est au jeu. Les parties sont très-animées. Déjà le jeune Armand a ouvert plusieurs fois un joli petit meuble placé dans un coin du boudoir; il y a pris de l'or pour prêter à plusieurs de ses amis, et pour réparer les pertes que lui-même a déjà faites. Dufour s'est assis dans un coin derrière mademoiselle Célanire. Il observe ce qui se passe et se dit: «Voilà un jeune homme qui va bien vite!.... un logement qui doit être fort cher, des maîtresses, un cabriolet, un jeu d'enfer... Hum! ce n'est pas avec dix mille livres de rentes qu'on mène long-temps une pareille existence... Mais qui lui donnera de bons conseils?... qui lui dira de s'arrêter? je ne suis pas assez lié avec lui pour cela... Il n'a point de parents à Paris;.... il n'écoute que M. Saint-Elme... et je ne crois pas que celui-là lui donne des leçons de sagesse... Pourvu qu'il me paie mon tableau!...»
Madame Flock vient de quitter la partie, elle est fort gaie; elle a regagné. Elle vient trouver sa confidente, qui fait une assez triste figure, parce qu'aucun homme ne lui fait la cour.
«Eh bien! chère amie, qu'est-ce que tu fais là isolée?... est-ce que tu t'amuses à t'arracher les dents?...—Dame, je ne peux pas jouer, je n'ai pas d'argent!... on ne me propose pas de m'en prêter.»
Mademoiselle Célanire, en disant cela, regardait autour d'elle comme pour voir si on allait lui en offrir; mais plusieurs jeunes gens qui s'étaient rapprochés avec madame Flock s'éloignent alors très-vivement.
«—Dis donc, Célanire, il paraît que madame Berlibiche fait des éducations maintenant. Le monsieur qu'elle a amené peut avoir de seize à dix-huit ans.—C'est égal, il est gentil et il a de bien beau linge!...—Au fait, il est encore mieux que celui avec lequel elle se promenait il y a quelque temps.... Te rappelles-tu un grand squelette qui mettait au moins six cravates pour se faire un cou, et qui avait un habit sur lequel on aurait si bien battu le briquet!... Ah! ah!
»—Tous ces gens-là ont de singuliers noms, se dit Dufour: M. Jaunisson, madame Berlibiche; c'est une femme d'origine allemande probablement.»
Saint-Elme s'approche en ce moment de madame Flock, en s'écriant: «Toujours gaie, toujours folle, toujours charmante!—Et vous, toujours aimable, toujours galant, toujours spirituel.
»—Allons, se dit Dufour, ils peuvent aller loin comme ça; ils ont l'air de se renvoyer les compliments comme on se renvoie un volant.
»Mon petit Saint-Elme,» dit madame Flock, en prenant le grand bel homme par son habit, «qu'est-ce que cette vieille Berlibiche vient donc faire ici?... je me flatte qu'elle n'a pas la prétention de m'enlever mon Armand.... O Dieu! mon Armand, l'astre de ma vie!... Si je croyais qu'elle eût des intentions sur lui, je la provoquerais au pistolet... C'est que je tire le pistolet, moi! j'ai abattu deux fois la poupée... c'est pas une farce; demandez plutôt à Célanire.»
Célanire, qui est là comme Lazarille, répond sur-le-champ: «Oui, oui; elle tire comme un homme!...
»—Allons, belle amazone, chassez ces idées de guerre... Comment pouvez-vous croire que Bréville, qui sait tout ce que vous valez, puisse penser à une autre.... et quelle autre!... une femme qui n'a plus rien pour plaire.—Oh! je sais bien que je suis plus jeune et plus jolie qu'elle... Elle est fanée, usée, passée; je sais tout ça... c'est égal; les hommes ont quelquefois des caprices si étonnants, et je suis sûre que Berlibiche se mettrait à cheval sur les chenets pour me surplanter... je la connais. Enfin, ayez soin qu'au souper elle ne soit pas à côté d'Armand, ou je fais une scène, je vous en préviens.
»Calmez-vous, mauvaise tête; nous aurons soin qu'elle n'y soit pas.—A la bonne heure.
»—Eh bien! M. Dufour, vous ne jouez pas?» dit Saint-Elme en se tournant vers le peintre.
«Pardonnez-moi... je viens de jouer dans l'autre pièce.—Mesdames, je vous présente M. Dufour, un de nos premiers talents en peinture.—Ah! monsieur est peintre!... c'est drôle, monsieur n'a pas du tout l'air d'un artiste... n'est-ce pas, Célanire?
»—Je voudrais bien savoir de quoi j'ai l'air,» se dit Dufour tout en saluant madame Flock et son amie.
«—Monsieur, j'aime beaucoup les artistes... les peintres surtout, ils sont presque tous aimables... Quel genre monsieur peint-il?—Le paysage, madame.—Ah! que c'est joli!... comme on peut faire des points de vue intéressants...
»—On peut se faire faire en baigneuse dans un paysage, dit mademoiselle Célanire; c'est cela qui est joli...—Tais-toi donc, Célanire. Elle veut toujours se faire peindre en baigneuse... par coquetterie... parce qu'elle est bien faite... Ah! monsieur, puisque vous êtes peintre, vous me donnerez quelque chose pour mon album... car j'ai un album de commencé, j'ai déjà de très-jolies choses... Vous me promettez un petit dessein, n'est-ce pas, monsieur!... Je prierai Armand de vous le rappeler.»
Dufour s'incline en murmurant quelques mots de politesse et va dire à Victor: «Elle est sans façon, cette dame!... c'est la première fois qu'elle me voit, et elle me demande quelque chose!... Quel singulier monde que tout cela!... C'est plus élégant que les petites mangeuses de pain-d'épices de Saint-Cloud, mais dans le fond, cela ne vaut guère mieux...
»—Mon cher Dufour, il faut voir un peu de tout... Fais la cour à cette grande blonde; je suis certain qu'elle ne te sera pas cruelle.—Non, je ne ferai la cour à personne ici... Je me méfie de toutes ces dames-là... Je commence même à craindre que mon tableau ne soit pas encore vendu... mais je ne le livrerai pas à crédit.»
On annonce que le souper est servi. Armand engage tout le monde à quitter le jeu pour quelque temps; il donne la main à madame Flock, et passe avec elle dans une pièce où une table est servie avec autant de goût que d'élégance: les surtouts, les bougies, les fleurs sont artistement placés autour des mets les plus recherchés; la table est une forêt de fleurs et de lumières. Dufour admire le coup-d'œil et dit à Victor: «C'est charmant!... Les repas somptueux donnés par Lucullus n'étaient pas, je le gage, aussi parfaitement servis... Mais, mon ami, Lucullus dépensait des sommes immenses pour un seul repas, et si M. Armand n'a que dix mille livres de rente, il se coulera. Ne pourrait-on pas l'avertir?...
»—Veux-tu te taire, Dufour; joli moment pour faire de la morale!... Comme ce serait aimable d'aller dire à quelqu'un qui vous donne un beau souper: Monsieur, vous nous faites de la peine... vous vous ruinerez...—C'est juste, ce n'est pas le moment: il faut souper d'abord.»
Dufour se trouve placé à côté de la dame blonde: celle-ci, mécontente d'être loin du maître du logis, chuchotte avec son voisin en regardant madame Flock. Dufour voudrait bien entendre ce qu'elle dit, mais, en penchant sa tête vers sa voisine, il a déjà froissé deux fois son chapeau, ce dont elle a paru très-contrariée. Le souper met bientôt toute la société en gaieté; il semble que ce soit une réunion d'amis intimes. La voisine de Dufour conserve seule un air sérieux. Voulant entamer la conversation et tâcher de se faire mieux venir par cette dame, le peintre prend un flacon de malaga qui est devant lui, puis se tourne vers elle en lui disant: «Madame Berlibiche veut-elle accepter un peu de malaga?...»
La grande blonde regarde Dufour d'un air courroucé: «Comment avez-vous dit, monsieur?—Je vous ai demandé, madame, si vous vouliez accepter un peu de malaga.—Ce n'est pas cela, monsieur; comment m'avez-vous nommée, s'il vous plaît?—Mais par votre nom, madame..... Ne vous appelez-vous pas Berlibiche?...»
Madame Flock, qui écoutait Dufour, part alors d'un éclat de rire qui dure cinq minutes; mademoiselle Célanire en fait autant, la plupart des jeunes gens qui sont là les imitent; mais la dame blonde ne rit pas, elle promène autour d'elle des regards furieux, puis les reporte sur Dufour, qui est resté tout interdit, parce qu'il ne conçoit pas que le nom de cette dame produise en tel effet sur la société.
«Berlibiche!» s'écrie enfin la grande blonde, «il faut être bien mal élevé pour se permettre de telles plaisanteries..... Qui vous a dit, monsieur, que je m'appelais ainsi?—Madame... pardon, mais c'est.... j'ai cru entendre....—Ah! je devine, monsieur, je devine d'où cela vient; apprenez, monsieur, que je me nomme madame Roseville.... Anatole, donnez-moi mon chale; je veux m'en aller.
»—Ah! belle dame, s'écrie Saint-Elme, prendriez-vous de l'humeur pour un malentendu?... une erreur de nom?»
Armand se lève et veut aussi calmer la dame blonde: celle-ci n'écoute rien; elle se contente de murmurer: «Je sais d'où ça vient... on me le paiera.» Le jeune Anatole a été chercher le cachemire; la dame le met, prend le bras de l'adolescent, et l'entraîne, tandis que madame Flock continue de rire en disant: «Laissez-la donc aller,.... que je puisse rire à mon aise.... Ah! monsieur Dufour, que vous m'avez fait de bien!.... que je vous ai d'obligation!...—Madame, si j'ai nommé cette dame ainsi, c'est parce qu'il m'a semblé que vous-même....—Certainement, avec Célanire, je ne l'appelle jamais autrement, parce que je trouve qu'elle ressemble à une grande biche, et puis j'ai assez l'habitude de donner des sobriquets à tout le monde... Ah! Dieu, ai-je ri.... je n'en puis plus.»
Cet incident fait pendant quelque temps le sujet de la conversation. Comme cela divertit beaucoup madame Flock, c'est à qui de ces messieurs plaisantera sur le nom de Berlibiche. Dufour ne dit plut rien et se contente de souper. Bientôt on parle du jeu, de ceux qui ont été le plus maltraités par la fortune; alors Saint-Elme s'adresse à Dufour:
«Il me semble que je ne vous ai pas vu jouer, M. Dufour.—Pardonnez-moi... j'ai même perdu cinq napoléons.... en pariant...—Contre qui donc?—Contre votre voisin... M. Jaunisson.»
Dufour était justement en face du monsieur qu'il désignait. Au nom de Jaunisson, celui-ci fixe sur Dufour des yeux enflammés de colère en s'écriant: «Monsieur, il est bien étonnant que vous vous permettiez de telles épithètes..... et que vous plaisantiez sur mon teint!...
»—Allons, j'ai donc encore dit une bêtise!» répond Dufour, et il en est bientôt persuadé en voyant madame Flock se tenir les côtes, ainsi que mademoiselle Célanire: ces dames rient tant que bientôt elles sont obligées de quitter la table. Victor et Armand parviennent, non sans peine, à calmer la colère du monsieur au teint olivâtre. On retourne au jeu, et Dufour profite de ce moment pour prendre son chapeau et s'en aller: «J'en ai assez, se dit-il, si je restais encore, je ne sais pas ce que je dirais, mais cela pourrait mal se terminer, et je ne me soucie pas d'avoir un duel parce que madame Flock se plaît à donner des sobriquets à tout le monde...»
Le lendemain de cette soirée, Dufour fait venir un commissionnaire, lui remet son tableau de la forêt de Compiègne, lui donne l'adresse de M. Saint-Elme, et lui enjoint de ne point laisser le tableau sans en recevoir le prix.
Le commissionnaire part, et revient au bout d'une heure avec le tableau sur les bras.
«Comment! est-ce qu'il n'en veut pas? s'écrie le peintre.—Oh! c'est pas ça... monsieur....—Pourquoi rapportes-tu mon tableau?—C'est que ce monsieur Saint-Elme ne demeure plus là depuis trois semaines, et il n'a pas laissé son adresse....
»—Je me suis laissé attraper comme un enfant, se dit Dufour, et il faut encore que je paie le commissionnaire! Allons... c'est bien fait, je mérite cela.... Décidément ce Saint-Elme est un intrigant, un chevalier d'industrie, et à présent je gagerais mon tableau que c'est lui qui dînait à vingt-deux sous.»
Cette aventure rend Dufour encore plus méfiant; pendant plusieurs semaines, c'est en vain que Victor vient le chercher pour l'emmener avec lui, le peintre ne veut plus quitter son atelier. Mais la belle saison est revenue; déjà le jeune de Bréville a plusieurs fois rappelé à Victor sa promesse d'aller passer quelque temps à sa campagne avec son ami Dufour, et Victor presse l'artiste de faire avec lui ce voyage. Enfin Armand part pour sa terre, mais il a fait promettre à Victor de s'y rendre bientôt.
Voir de nouveaux sites, un pays qu'on lui annonce comme très-pittoresque; c'est bien séduisant pour un peintre.
«Mais si je dis encore des sottises... si je me fais encore moquer de moi chez ton marquis, dit Dufour.—Ne crains rien, mon ami; il ne s'agit plus d'être avec de jeunes fous et des femmes entretenues; nous devons trouver chez Armand sa sœur et son mari; c'est une société un peu sérieuse... un peu ennuyeuse peut-être.... car, d'après ce que m'a dit Armand, monsieur et madame de Noirmont ne sont pas très-gais; mais quand nous nous ennuierons, nous irons nous promener dans les bois, dans la campagne.—Et ce Saint-Elme, ira-t-il?—Armand est parti il y a quelques jours... j'ignore si son ami l'a accompagné. Que t'importe! ce n'est pas chez lui que nous allons...—Je serais d'ailleurs curieux de savoir ce qu'il me dira au sujet de mon tableau... J'y consens; allons en Picardie.... Je vais me disposer à ce voyage; dans trois jours je serai prêt...—C'est convenu... Je ne sais pourquoi, mais l'idée de ce voyage fait battre mon cœur... Ah! mon cher Dufour, si c'était un pressentiment... si dans ce pays j'allais devenir amoureux!—Parbleu, il serait bien plus étonnant que tu y fusses sage!... Mais ce sera là comme ailleurs, de ces feux qui brillent... éblouissent d'abord, puis s'éteignent aussi vite qu'ils se sont allumés.»