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CHAPITRE V.
ОглавлениеUn cabaret dans les bois.
On a ouvert la porte aux deux voyageurs, sans même s'informer de ce qu'ils demandent. C'est un grand jeune homme en veste, en sabots, en bonnet de laine, qui est devant eux: il se range de côté pour leur livrer passage. Cependant Victor s'arrête sur le seuil de la porte en disant: «Excusez-nous, monsieur, nous sommes peut-être indiscrets; mais la pluie tombe très-fort, et nous ne connaissons pas notre chemin.
»—Entrez donc... entrez donc!...» crie une voix forte qui part de l'intérieur de la maison. «Eh! nom d'une pipe! est-ce qu'il faut tant de façons pour entrer chez nous?...»
A cette invitation un peu brusque, les deux amis entrent dans la maison. Ils se trouvent dans une grande pièce d'un aspect triste et sombre, n'ayant que le mur pour tenture, et dont le plafond est noir et enfumé. Une immense cheminée est en face de la porte. De chaque côté de la chambre sont deux tables entourées de bancs de bois. Un grand buffet et quelques chaises, voilà tout l'ameublement de cette salle, qui n'a que la terre pour parquet, comme c'est l'usage dans les habitations de paysans.
Une seule lumière, placée sur une des tables, éclaire à peu près la salle. Une femme d'un âge mûr, habillée comme une villageoise aisée, est assise près de la lumière et travaille à l'aiguille. Un peu plus loin, un grand homme d'une cinquantaine d'années, mais fort, replet, et au teint vermeil, est accoudé devant un petit pot de faïence et un verre. Personne ne se dérange à l'arrivée des étrangers. Le grand homme, qui semble être le maître de la maison, les salue de la tête, et porte son verre à ses lèvres en disant: «A votre santé, messieurs!... Allons, Babolein, donne du vin à ces messieurs;... ils ne seront sans doute pas fâchés de boire un coup... Donne un litre..... ces messieurs boiront bien un litre... Quand on a marché, on a soif.
»—Il me paraît que nous sommes dans un cabaret,» dit Dufour en jetant les yeux autour de lui. «Un cabaret au milieu d'un bois!... c'est assez singulier....—Cela fait que du moins nous y resterons tant que cela nous conviendra et sans craindre de gêner personne,» dit Victor en s'asseyant et en posant son chapeau sur une table, tandis que Dufour secoue le sien dans un coin de la salle.
«Il me paraît que vous vendez du vin, monsieur?» dit Victor en s'adressant au maître du logis.—«Oui, monsieur, dame;... à la campagne on fait ce qu'on peut pour gagner sa vie!...
»—Si du moins vous ne buviez pas tout le bénéfice!....» dit d'une voix aigre et d'un ton sec la femme occupée à coudre.
«—Allons, madame Grandpierre, n'allez-vous pas me faire passer pour un ivrogne aux yeux de ces messieurs qui ne me connaissent pas!—Vraiment! s'ils vous connaissaient, ils sauraient déjà à quoi s'en tenir.—Ah! Jacqueline! tu veux me fâcher.... mais tu sais bien que c'est difficile. Crie!... grogne!... ça m'est égal!... je m'en moque comme d'une futaille vide!...»
Le grand jeune homme, qui était allé dans une pièce voisine, revient avec un broc et des verres qu'il place devant les deux amis. Dufour, qui a fini de secouer son chapeau et d'essuyer sa redingote, s'assied près de Victor en lui disant: «Nous ne boirons jamais ça!...—Qu'importe! il faut bien payer l'abri qu'on nous donne.»
Victor se verse du vin ainsi qu'à son compagnon. Le maître du logis se lève tenant son verre à la main, et vient trinquer avec ses nouveaux hôtes, qui, pour répondre à cette politesse, tâchent d'avaler, sans faire trop de grimaces, le vin, ou plutôt la piquette, qu'on vient de leur servir.
«Ces messieurs ne sont pas du pays?» dit le paysan après avoir bu.
«—Non, nous arrivons de Paris; nous allons chez M. de Bréville... le connaissez-vous?—Oh! oui, messieurs... c'est-à-dire, je connaissons sa propriété... car, pour ce qui est du jeune marquis de Bréville, je ne pouvons guère le connaître; depuis la mort de sa belle-mère, lui et sa sœur ont quitté leur maison... et ils n'y étaient jamais revenus... mais j'avons appris, il y a queuques jours, que le jeune marquis était arrivé à sa campagne; que sa sœur y était aussi avec son mari. Je ne savons pas si c'est pour s'y fixer... Mais ces messieurs sont sans doute de leur société, puisqu'ils vont chez M. le marquis?—Oui, nous sommes amis d'Armand; nous venons passer quelque temps à sa terre. Nous avons quitté la voiture à Laon, et nous nous sommes mis en route à travers les bois; nous pensions arriver avant la nuit... mais quand on ne connaît pas bien son chemin...
»—Oui... et qu'on fait de mauvaises rencontres, dit Dufour.
«—Comment!... vous avez fait de mauvaises rencontres dans ces bois? s'écrie le paysan.
»—Non... mon ami plaisante, dit Victor; c'est de l'orage dont il veut parler.—Ah! il est vrais que vous êtes bien mouillés! Voulez-vous qu'on fasse du feu à l'âtre pour vous sécher?... Quoiqu'il ne fasse pas froid, la pluie est mauvaise sur le corps...—Ma foi, je crois que vous avez raison... le feu nous séchera plus vite, et si cela ne vous donne pas trop de peine.....—Pas du tout..... d'ailleurs, il faudra toujours du feu pour faire chauffer le souper..... Allons, Babolein... voyons, remue-toi un peu, au lieu de rester là dans un coin comme un grand fainéant!...
»—C'est ça!...» dit la paysanne avec humeur; «c'est toujours à Babolein qu'on s'en prend! il faut que ce soit lui qui fasse tout!... Et pourquoi n'appelez-vous pas Madeleine?... pourquoi ne descend-elle pas?... est-ce qu'elle dort déjà cette paresseuse?... La trouvez-vous trop grande dame pour lui faire allumer le feu?... Hum!... quelle patience il faut avoir ici!...
»—Mon Dieu! ne vous fâchez pas, ma mère,» dit le jeune paysan en plaçant du bois dans la cheminée, «laissez Madeleine se reposer... elle était malade ce matin... vous savez ben qu'elle n'est pas forte et qu'un rien la fatigue... ce n'est pas qu'elle manque de bonne volonté...—Oh! oui, de la bonne volonté... de belles paroles!... des phrases!... on n'conduit pas une maison avec ça!... mais on cajole les hommes... et on se fait dorloter!...—Oh! oh! not' femme!... tu veux donc toujours crier? eh ben! à ton aise!... crie!... A ta santé, à la vôtre, messieurs!»
Le jeune paysan ayant allumé le feu, Victor et Dufour vont se placer devant la cheminée. Le maître de la maison se remet devant son pot de vin, et son fils va s'asseoir dans un coin de la chambre, tandis que la paysanne murmure encore en travaillant.
La pluie continuait de tomber, on l'entendait battre les vitres de la fenêtre.
«Nous sommes bien heureux d'avoir trouvé cette maison, dit Victor, l'orage redouble, et je ne sais ce que nous serions devenus! mais pour peu que cela continue, il faudra peut-être que vous nous donniez à coucher...
»—Qu'à cela ne tienne, messieurs; nous avons de quoi vous loger... Au fait, vous êtes encore à une demi-lieue de chez M. de Bréville, et cet orage doit avoir rendu les chemins bien mauvais.—Alors, je vois que nous serons vos hôtes pour cette nuit: qu'en penses-tu, Dufour?»
Dufour était alors occupé à passer en revue tous les coins de la salle, et ses yeux venaient de s'arrêter sur une encoignure qui se trouvait au bas d'un petit escalier et qu'il n'avait pas encore remarquée: dans cette encoignure étaient deux fusils et un grand coutelas.
«Eh bien! Dufour, tu ne me réponds pas! dit Victor, je te demande si tu es d'avis de coucher ici?...
»—Mais.... peut-être.... je ne dis pas non..... cependant, si on nous attend ce soir chez M. de Bréville?...—On ne nous attend pas plus ce soir que demain!... Est-ce que tu n'entends pas la pluie?... veux-tu que nous allions nous casser le cou dans le bois?... et comment trouverions-nous notre chemin la nuit, puisque nous nous sommes perdus le jour?...—Perdus... hum!... ce n'est pas nous qui nous sommes perdus... on nous a peut-être égarés avec intention...»
Dufour avait dit ces derniers mots à voix basse, mais Victor n'y a pas fait attention; il prend une chaise et s'assied devant le feu, Dufour regarde toujours du côté de l'encoignure; enfin il s'adresse à leur hôte.
«Il me paraît que vous êtes chasseur, monsieur?—Chasseur... ma foi, non! Pourquoi ça?—C'est que je vois... des fusils..... là-bas.—Ah! écoutez-donc: quand on demeure au milieu d'un bois, loin de toute habitation, il est bon d'avoir des armes... Ce n'est pas que le pays soit mauvais;... mais queuquefois des vagabonds peuvent entrer chez nous, comme pour boire; et dame, on pourrait se battre, se tuer ici, que personne ne viendrait y mettre empêchement.—C'est fort agréable!—Buvez donc, monsieur.....—Merci, je n'ai plus soif.—Vous souperez avec nous, au moins?—Je n'ai pas grand' faim...
»—Moi, je souperai très-volontiers, dit Victor; la marche m'a donné de l'appétit: d'ailleurs nous n'avons pas mangé depuis quatre heures, et il est,... voyons, neuf heures bientôt.»
Victor avait tiré sa montre pour regarder l'heure; le jeune paysan quitte la place où il était assis, et vient tout près de Victor, en s'écriant: «Oh! la belle montre!... Regardez donc, mon père, comme c'est joli!... comme c'est travaillé!.... C'est de l'or, n'est-ce pas, monsieur?—Oui, sans doute.
»—Oh! tu n'en es pas bien sûr,» dit Dufour, en essayant de faire des signes à son ami.—«Comment, je n'en suis pas sûr! tu plaisantes, je pense; elle m'a coûté assez cher.—Coûté!... coûté... on a les montres pour rien à présent.
»Je n'aurai jamais une belle bijouterie comme ça,» dit le jeune homme en poussant un soupir.
«—Peut-être mon garçon; eh! eh!..... on ne sait pas ce qui peut arriver.» Et, en disant ces mots, le maître de la maison avale un verre de vin.
«Je crois qu'il ne pleut plus,» dit Dufour en s'approchant de la fenêtre.
«—Oh! monsieur!..... ça redouble au contraire, dit Babolein. Le temps est pris; en v'là pour la nuit... Oh! c'est fini!... vous ne pouvez plus vous en aller.»
Dufour ne répond rien et va s'asseoir près de Victor; il garde le silence, et se contente de jeter souvent des regards autour de lui, se retournant brusquement au moindre mouvement que font les habitants du logis.
«Ha ça! puisque décidément ces messieurs couchent ici, dit la vieille femme, il faut qu'on leur prépare des lits,... une chambre....—Voulez-vous que j'y aille, ma mère?....—Non,.... non.....; mais cette petite ne descend donc pas... Madeleine! Madeleine!
»—Me voilà!» a répondu une voix douce; et, presqu'au même instant, une jeune fille descend l'escalier de bois qui communique avec le haut de la maison.
Victor s'est bien vite retourné pour voir la jeune fille. Celle-ci est très-petite; elle n'a ni embonpoint ni fraîcheur, son teint est pâle; ses yeux assez petits sont presque toujours baissés, sa bouche est grande, son nez moyen, ses cheveux bruns sont relevés sans nulle coquetterie; en général, rien ne peut séduire dans le premier aspect de cette jeune fille; et Victor se retourne bientôt vers Dufour en lui disant tout bas: «Elle n'est point jolie!—Qu'est-ce ça me fait?....» répond le peintre avec humeur.
La jeune fille a fait aux voyageurs une révérence qui n'a rien de gauche ni d'emprunté. Elle sourit à M. Grandpierre, qui lui fait un petit signe de tête; puis elle s'avance timidement vers la vieille paysanne, qui lui dit d'un ton dur:
«J'espère que vous avez eu le temps de vous reposer..... Dieu merci! Depuis le dîner vous êtes remontée dans votre chambre... Vous n'êtes donc plus bonne qu'à dormir ici?
»Pardon, madame, c'est que j'avais si mal à la tête... comme de la migraine...
»—Ah! oui!... la migraine!... dites plutôt la paresse!....... Qu'est-ce que c'est qu'une fille de dix-huit ans qui a la migraine!... Est-ce que j'ai jamais eu de tout ça, moi! mais, si on vous écoute, vous aurez tous les jours quelque chose.
»—Allons, allons, Jacqueline, que tout ça finisse!» dit maître Grandpierre en élevant sa voix. «Crie après moi tant que tu voudras,... ça m'est égal, je ne t'écoute pas. Mais laisse Madeleine en repos;.... tu lui fais du chagrin,... et c'est mal. Va, Madeleine, va, mon enfant, préparez la chambre au bout du corridor et deux lits pour ces messieurs qui couchent ici... Dépêche toi; nous t'attendrons pour souper.»
La jeune fille ne répond que par une inclination de tête. Elle prend une lumière et remonte vivement l'escalier. Le grand Babolein n'a pas quitté des yeux Madeleine tant qu'elle a été dans la salle; lorsqu'elle remonte, ses regards la suivent encore; il reste la bouche béante, le col alongé, et les yeux attachés sur le haut de l'escalier.
«C'est votre fille, madame?» dit Victor, en s'adressant à la paysanne.
«—Non, monsieur, ce n'est pas ma fille,» répond madame Grandpierre d'un air d'humeur.
«—Alors, c'est sûrement votre nièce? dit Dufour. Pas davantage.
»—Oh! j'aime ben mieux qu'elle ne soit pas ma sœur,» dit le jeune paysan d'un air niais.
«—Voyez-vous ça! reprend la vieille. Ne t'aviserais-tu pas de vouloir qu'elle soit ta femme,... grand imbécile!... Je voudrions bien voir ça.
»—Allons, silence!» dit, d'une voix de stentor, le maître de la maison. «Vous avez le temps de crier quand il n'y a personne... Jacqueline, occupe-toi du souper, ça vaudra mieux.
»—Puisque ce n'est ni leur fille ni leur nièce,» dit tout bas Dufour à Victor, «ce n'est donc que leur servante... Cependant ce Grandpierre semble la traiter avec bien de la bonté, presque des égards. Je voudrais savoir ce que c'est que cette Madeleine,... pourquoi elle a l'air triste... pourquoi elle est pâle,... pourquoi...—Ah! te voilà encore avec ta curiosité!...—Tu n'es pas curieux parce que la jeune fille n'est pas jolie; si elle te plaisait, tu aurais déjà fait mille questions à son sujet.—C'est possible.»
Madeleine ne tarde pas à redescendre. Elle va, sans rien dire, aider Jacqueline dans les apprêts du souper. Vive et alerte, en deux minutes elle a préparé le couvert. Le grand Babolein la suit des yeux et semble l'admirer; mais Madeleine tient toujours les regards baissés, et ne les porte pas plus sur les étrangers que sur les habitants de la maison.
Victor est resté assis devant le feu, ne songeant qu'à faire sécher ses bottes. Mais Dufour regarde ce qui se passe, et il remarque que la jeune fille fait tout avec autant d'adresse que de grâce: cela lui paraît encore fort singulier dans une servante de cabaret.
«Madeleine,» dit Grandpierre au bout d'un moment, «ces messieurs vont à Bréville, chez monsieur le marquis... c'est l'orage qui les a retenus ici.
»—A Bréville,» s'écrie la jeune fille, et pour la première fois elle lève les yeux et les porte sur Victor et son compagnon; une légère rougeur colore ses joues, ses regards se sont animés; mais bientôt cette expression disparaît pour faire place à un sentiment de mélancolie, et Madeleine rebaisse les yeux et soupire en murmurant: «Ah! ces messieurs allaient... chez monsieur le marquis....
»—On dirait que cela l'intéresse,» dit tout bas Dufour à Victor: «Ne trouves-tu pas cela singulier?...—Ah! Dufour, que tu m'ennuies avec tes conjectures!...—C'est qu'il me semble qu'il y a du mystère dans cette maison.... Enfin, pourvu que mes soupçons ne soient pas fondés, c'est tout ce que je demande!... Une vieille femme méchante... deux hommes... qui ont chacun six pieds au moins... et une jeune fille qui ne lève pas les yeux... c'est bien louche... Dis donc, Victor, te rappelles-tu un certain roman traduit de l'anglais de Lowis... Le Moine... Tu as lu le Moine, heim?—Sans doute, après!—Ce roman-la me faisait toujours frissonner. Il y a dedans une scène de voleurs dans une forêt... Heim!... notre situation ressemble un peu à cette scène-là!...—Allons, tu es fou!
»—A table, messieurs,» dit le maître de la maison en se levant: «Nous vous offrons ce que nous avons... On ne se procure pas ce qu'on veut si tard!—Ce sera fort bien, monsieur; en voyage, l'appétit empêche qu'on soit difficile; d'ailleurs votre table est très-bien garnie.»
Victor se place et Dufour s'assied près de lui. Tous les habitants de la maison se mettent à table avec les deux voyageurs. La jeune fille se trouve être en face des étrangers, de temps à autre elle lève les yeux pour les regarder, mais elle les rebaisse bien vite quand elle pense qu'on l'observe.
Des légumes et des œufs composent le souper; Victor y fait honneur; Dufour ne mange de quelque chose qu'après en avoir vu manger à ses hôtes. Madeleine ne prend presque rien, et elle ne parle pas; la vieille murmure après la jeune fille parce qu'elle ne mange pas, après son fils parce qu'il mange trop, et après son mari parce qu'il ne cesse de boire. Dufour remarque tout. Les regards que Madeleine jette à la dérobée sur lui et son ami sont ce qui l'intrigue le plus.
On est encore à table lorsqu'un coup violent retentit sur la porte d'entrée de la maison.
«Voilà du monde qui vous arrive bien tard, dit Victor.—Et par un bien mauvais temps, ajoute Dufour.
»—Oh! je parie que je devine qui c'est,» répond maître Grandpierre en souriant, et il s'écrie aussitôt: «Qui est là?
»—Eh! mordieu! c'est moi!... est-ce que vous allez me laisser à la pluie battante?» répond une voix aigre et brève qui ne semble pas inconnue aux deux voyageurs.
»J'en étais sûr, dit Grandpierre; c'est Jacques!»
Le jeune paysan va ouvrir la porte, et l'homme à la faux entre dans la salle, tenant toujours à la main son instrument de travail. Dufour fait un bond sur sa chaise, puis presse le genou de son voisin, en disant à demi-voix: «C'est l'homme du bois.—Je le vois bien.—Et tu ne trouves pas drôle qu'il nous rejoigne ici?...—Pourquoi donc n'y viendrait-il pas aussi bien que nous?—Tu ne vois pas qu'il nous a envoyés de ce côté, parce qu'il était certain que nous serions forcés d'entrer dans cette habitation; et cette jeune fille qui nous regarde à la dérobée.... je crois qu'elle a envie de nous faire des signes...—C'est qu'elle est amoureuse de toi.—C'est bien. Nous verrons s'il faut toujours rire!»
Après avoir posé sa faux contre la porte, Jacques s'approche de la table. En reconnaissant les deux voyageurs, il laisse échapper les ricanements moqueurs qui lui sont familiers et s'écrie: «Ah!..... messieurs, c'est comme cela que vous allez coucher à Bréville! Je vous avais pourtant mis dans le bon chemin.—Oui, il était gentil votre bon chemin, répond Dufour, nous avons manqué cent fois de nous y casser le nez!
»—Comment, Jacques, tu connais mes hôtes?» dit le maître de la maison, en tendant la main au nouveau-venu.
»—Certainement.... j'ai eu le plaisir de les rencontrer dans le bois... Eh! eh!.... je pourrais même te dire ce que chacun de ces messieurs a dans sa bourse... eh! eh! eh!....
»—Allons, il va recommencer ses mauvaises plaisanteries, dit Dufour: c'était sans doute les deux Grandpierre qu'il attendait dans le bois, et, ne les voyant pas venir, il nous a envoyés chez eux... cela se comprend.
»—Jacques, viens te mettre à table, tu boiras bien un coup avec nous...—Volontiers..... Bonsoir, madame Grandpierre.... bonsoir, Babolein... bonsoir, ma petite Madeleine...»
Jacques a salué la mère et le fils d'un air familier et seulement de la tête, mais, en s'adressant à Madeleine, le paysan a changé de ton, sa voix s'est adoucie, ses manières sont devenues plus polies, et quoiqu'il ait été prendre la main de la jeune fille, il ne l'a pas secouée brusquement, mais a paru la serrer avec affection.
De son côté, Madeleine a regardé Jacques en souriant et lui a dit bonsoir avec amitié, comme on répond à quelqu'un dont la présence nous fait plaisir.
«Te voilà bien tard par ici, Jacques?—Que voulez-vous,.... la journée a été longue chez le père Thomas,... puis j'avais affaire à Samoncey pour de l'ouvrage qu'on m'avait promis, tout ça m'a retenu.... Et c'te pluie qui est arrivée,... je m'sommes dit: au lieu de retourner à Gizy, je coucherons chez Grandpierre;... pas gêné, moi!... je couche où je me trouve.—T'as raison, mon vieux, et nous boirons une chopine de plus!... A vot' santé, messieurs.»
Victor ne se sent plus envie de tenir tête à son hôte; il étend les bras, baille, et propose à son compagnon de monter se coucher.
«Encore un moment,» dit Dufour, et il ajoute à demi-voix: «Qui sait si on n'attend pas notre sommeil pour se débarrasser de nous? Ce Jacques qui est revenu nous joindre ici,... qui va y coucher,.... et cette petite,... vois donc comme elle nous regarde,... et avec quelle expression..... Je t'en prie, Victor, ne t'endors pas!...
»—Eh bien! nous ne disons rien, ma petite Madeleine?» dit Jacques après avoir trinqué avec son ami: «Nous avons l'air bien triste ce soir, mon enfant?...—Est-ce que tu n'en devines pas la raison, répond Grandpierre; Madeleine est comme ça depuis que...»