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CHAPITRE II.

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Table des matières

LE BAPTÊME.

Après le premier moment donné au trouble, à la joie, aux exclamations que causait la vue du nouveau personnage qui venait d'entrer dans le monde, en présence d'un caporal et de quatre fusiliers, on commença à se regarder, à se questionner; chacun trouvant fort singulier ce qu'il voyait, et le caporal fut le premier à s'écrier:

«—Ha ça! mon brave homme, c'est donc pour qu'elle soit témoin de la naissance de vot' fils que vous avez été chercher la garde?...»

»—Mais, mon ami, à quoi donc avez-vous pensé?» dit madame Durand.

«—C't'idée de faire venir un régiment pour voir madame accoucher!» murmure Catherine.

«—Par exemple!» s'écrie madame Ledoux, j'en ai fait quatorze, et j'en ai reçu plus de cent dans mes bras; mais voilà la première fois que je vois un accouchement aussi militaire!»

M. Durand qui a eu le temps de se remettre de sa frayeur et de sa surprise, dit enfin: «Je n'ai point été vous requérir, messieurs, et je ne comprends pas pourquoi vous êtes venus.

»—Nous sommes venus à la requête de deux jeunes hommes de la rue des Nonaindières, qui sont accourus au posse, en nous engageant d'aller ben vite chez l'herborisse de la rue Saint-Paul, qui venait de réveiller tout le quartier en criant à la garde: voilà, mon bourgeois.»

M. Durand se pince les lèvres au récit du caporal, Catherine se retourne pour ne point rire au nez de son maître, et madame Ledoux s'écrie: «Il y a eu erreur manifeste, mon voisin, vous aurez sans le vouloir répandu l'alarme dans le quartier.»

M. Durand feint de ne pas comprendre comment cette méprise a pu avoir lieu. Dans ce moment on entend dans l'allée la voix aigre de madame Moka, qui crie: «Éclairez donc; Catherine, éclairez donc, voici M. le docteur...—Il est bien temps!» dit madame Ledoux.

L'accoucheur et la garde arrivaient en effet, lorsque tout était fini; encore madame Moka ne s'était-elle mise en route que pour aller s'assurer si le feu n'était point chez M. Durand.

Le plus pressé est de renvoyer les soldats; mais madame Durand ne veut pas qu'ils aient été témoins de la naissance de son fils sans boire à sa santé. Catherine est chargée de les faire entrer dans la boutique et de leur offrir le petit verre. M. Durand suit les soldats et leur propose à chacun une tasse d'infusion de violette ou de tilleul; mais les militaires préfèrent de l'eau-de-vie.

«A la santé du nouveau-né!» dit le caporal en élevant son verre. Les soldats imitent leur chef; M. Durand fait un profond salut et avale un grand verre d'eau sucrée, en disant: «A la santé de mon jeune fils... primogenitus.—A la santé du petit primogenitus!» répète le caporal, qui croit que ce nom est celui du nouveau-né.

Catherine fait des bonds de joie en s'écriant: «Pardi! ce garçon-là sera un brave homme! ça lui portera bonheur d'avoir été salué tout de suite par des militaires.»

Le caporal se retourne en passant ses doigts dans sa moustache, et sourit gracieusement à la bonne.

«Et à la santé de madame, est-ce que vous n'y boirez pas ben aussi?» dit Catherine.

«Si fait, la belle fille,» dit le caporal en tendant son petit verre; «c'est trop juste, il faut boire à la santé de la maman!»

M. Durand se hâte de se faire un second verre d'eau sucrée, pendant que Catherine emplit les petits verres des soldats qui s'écrient en cœur: «A la santé de l'accouchée!...

»—A la santé de mon épouse... mea uxor,» dit M. Durand en avalant un second verre d'eau.

«Ah! elle mérite ben ça,» dit Catherine; c'te pauvre chère femme, elle a fièrement souffert!...

«—Il me semble,» dit le caporal en se tournant vers ses hommes, «que nous ne devons pas non plus oublier le papa.—C'est juste, il faut boire au papa,» disent les soldats en tendant de nouveau leurs verres que Catherine emplit encore, tandis que l'herboriste se décide à se faire un troisième verre d'eau sucrée.

«Allons, camarades! à la santé du papa!» dit le caporal en élevant son verre. Ses soldats l'imitent; M. Durand s'empresse de trinquer avec eux, et salue plus profondément, en répondant: «A ma santé, messieurs, suum cuique, j'y bois avec grand plaisir.»

Les militaires ont fait rubis sur l'ongle, et seraient disposés à boire encore à la santé d'un parent ou d'on ami; mais M. Durand qui a eu un peu de peine à avaler son troisième verre d'eau sucrée, se hâte d'ouvrir la porte qui donne sur la rue, et congédie le caporal et son monde.

Pendant ce temps le calme s'est rétabli dans la chambre de l'accouchée; le docteur a donné ses ordres, madame Moka a pris son poste, Catherine a embrassé l'enfant qui est emmailloté et placé près de sa mère, pour qui cette vue est un dédommagement de toutes ses souffrances; madame Ledoux rentre chez elle, et M. Durand, après avoir embrassé sa femme sur le front, retourne se coucher en se disant: «Voilà une nuit qui a été bien périlleuse pour ma femme et pour moi!...»

Il était à peine six heures du matin, lorsqu'un petit monsieur alla carillonner à la porte de l'herboriste; ce petit monsieur, qui était encore en veste du matin et en pantalon de laine à pied, et sans chapeau, était déjà coiffé et frisé comme pour aller au bal; ses cheveux artistement crêpés sur le haut de la tête, formaient une bouffette au-dessus de chaque oreille, et par derrière une queue un peu courte, mais très-épaisse, était nouée avec un large ruban noir, et se balançait avec grâce sur le collet de la veste; tout cela était farci de poudre et de pommade, quoique ce ne fût déjà plus la mode d'être poudré, mais le monsieur dont nous venons de décrire la coiffure avait ses raisons pour tenir à la poudre: il était perruquier-coiffeur, et il avait déclaré que tous les changemens politiques de l'Europe ne parviendraient jamais à lui faire couper sa queue.

M. Bellequeue, c'était le nom du coiffeur (et il tenait à être bien nommé), était un homme de trente-six ans, d'une figure ronde et fraîche; son nez, quoiqu'un peu gros, n'était point mal fait; ses yeux, quoiqu'un peu petits, brillaient comme deux diamans, et sa bouche, quoique grande, était assez agréable et laissait voir de fort belles dents; joignez à cela des sourcils bien noirs, des joues colorées, une taille petite mais bien prise, une jambe bien faite, un embonpoint raisonnable, des manières aimables, et l'on aura le portrait de M. Bellequeue, qui avait dans le quartier la réputation d'être très-galant, très-amateur du beau sexe, et de coiffer avec autant de goût qu'au Palais-Royal.

Catherine a ouvert la boutique et Bellequeue entre en s'écriant: «Eh bien! ma chère, c'est donc fini... c'est donc terminé?... Je viens de savoir cela par le docteur qui était chez une de mes pratiques.—Oui, monsieur Bellequeue, c'est fini, Dieu merci!... c'te pauvre dame!... Il paraît que ça fait ben souffrir?...—Et nous avons un garçon?—Oui, monsieur, un beau gros garçon, qui est gentil tout plein...—A qui ressemble-t-il, Catherine?—Dam', monsieur... on n'peut pas encore trop dire... quoique ça j'crois ben qu'c'est plutôt à madame qu'il ressemblera...—Tant mieux, car Durand n'est pas beau... Je serais enchanté de l'embrasser, cet enfant... Je sens là... Oui, c'est drôle... ça me... D'ailleurs je suis son parrain... C'est mon filleul ce garçon...—Oui, monsieur, mais vous ne pouvez pas encore le voir; il est sur le lit de madame qui, je crois, repose maintenant... Nous avons eu tant d'événemens c'te nuit!... monsieur qui a fait venir le corps-de-garde ici pour voir madame accoucher.—Bah!... des soldats?—Oui, monsieur... avec leurs baïonnettes encore!—Ha ça, à quoi pense donc Durand?... et les mœurs... car il faut toujours des mœurs... Catherine, je ne puis pas faire autrement que de t'embrasser pour commencer un si beau jour.—Volontiers, monsieur.»

M. Bellequeue embrasse Catherine sur les deux joues, puis monte lestement au magasin trouver M. Durand qui est en train de s'habiller.

«Bonjour, mon cher Durand... Eh bien! nous sommes donc papa?—Oui, mon cher monsieur Bellequeue, nous le sommes.—Mon compliment bien sincère, mon ami.—Je le reçois avec plaisir... Je sais, monsieur Bellequeue, tout l'attachement que vous portez à ma famille... aussi ai-je pensé, comme ma femme, devoir vous donner la préférence pour être parrain de mon enfant, quoique j'aie quelques parens qui auraient pu avoir droit... mais les amis avant tout...—Croyez, mon cher Durand, que je suis sensible à cette action... Je veux être un second père pour votre fils... je veux qu'il m'aime autant que vous... A propos, qui donc ai-je pour commère?—Une tante de ma femme, une teinturière retirée.—De quel âge?—Cinquante-cinq ans environ, une femme fort respectable.»

Bellequeue se retourne en faisant une légère grimace et murmurant: «Deux boîtes de dragées suffiront;» et M. Durand, tout en achevant sa toilette, conte à son voisin les événemens qui lui sont arrivés dans la nuit.

«Il fallait frapper chez moi,» dit le coiffeur, «j'aurais été avec vous... et vous savez que je suis une bonne lame... J'aurais pris ma canne à dard, et nous aurions attendu les coquins... Qu'est-ce que vous buvez là?—C'est une infusion de tilleul... pour me remettre du saisissement d'hier... J'avais envie de prendre du vulnéraire, mais comme je ne suis pas tombé...—Eh mais... il me semble que j'entends crier... c'est le nouveau-né sans doute?...—Il n'a fait que cela toute la nuit!...—Il aura une voix charmante, cet enfant!... Allons donc l'embrasser... puisqu'il crie, la maman doit être éveillée...»

M. Bellequeue entraîne l'herboriste, et ces messieurs arrivent dans la chambre de l'accouchée, qui est déjà coiffée d'un fort joli bonnet du matin; car, les douleurs passées, le premier soin de ces dames est de chercher à plaire. Madame Durand adresse un gracieux sourire au coiffeur, qui s'approche du lit en marchant sur ses pointes, et madame Moka lui présente l'enfant en disant: «Voyez comme il est joli!»

Bellequeue embrasse tendrement le nouveau-né, qui lui bave sur la figure, et le considère d'un air attendri, tandis que M. Durand s'avance, et dit d'un air grave en regardant son fils: «C'est absolument mon menton et la forme de ma tête!—Oui,» dit Bellequeue, «je crois qu'il y aura quelque chose.»

Madame Moka reprend l'enfant en faisant une révérence au parrain; car madame Moka met de l'intention dans tout ce qu'elle fait, et de la prétention dans tout ce qu'elle dit. Mais quand on a eu l'honneur de garder un général et la femme d'un sénateur, on doit nécessairement avoir de très-bonnes manières; et quoique madame Moka se trompe souvent dans l'emploi des verbes, et fasse cinq repas par jour en répétant qu'elle n'est point sur sa bouche, on s'aperçoit sur-le-champ que c'est une garde qui ne va que dans les bonnes maisons.

«A quand le baptême?» dit Bellequeue. «—Demain, mon compère, si vous voulez bien.—Comment donc, ma jolie commère, mais vous savez que je suis toujours prêt!...—Mais,» dit M. Durand, «si nous attendions que la fièvre laiteuse soit passée?—Oh! non, monsieur, je préfère que le baptême se fasse demain...—Je suis rangée dans l'avis de madame,» dit la garde. «Le plus tôt qu'on pusse est le mieux; au moins ensuite si nous vouliâmes être tranquilles, je ne vois rien qui nous en empêchasse.—Écrivez vite à la nourrice, monsieur Durand... Vous savez, à Saint-Germain...—Saint-Germain-en-Laye, n'est-ce pas?—Oui, mon ami, en Laye. N'oubliez pas non plus les billets de faire-part à la famille, aux amis, aux connaissances... D'ailleurs je vous ai donné une liste.—Oui, madame. Ah! mon Dieu! que d'occupation... Mon cher monsieur Bellequeue... si vous aviez un moment à me donner pour m'aider à faire toutes ces lettres...—Volontiers; il est de bonne heure, et les petites maîtresses que j'ai à coiffer ne se lèvent pas si matin.—Passons alors à mon bureau...»

M. Durand descend à sa boutique, dans laquelle son bureau est établi derrière un petit vitrage. Bellequeue va baiser la main de l'accouchée, donne un regard expressif à l'enfant, et suit l'herboriste en marchant encore sur ses pointes, habitude qu'il a contractée dans la rue en courant chez ses pratiques, chez lesquelles il ne veut pas arriver crotté; et madame Moka dit en le voyant s'éloigner: «Il serait difficile qu'on trouvisse un parrain plus courtois.»

L'herboriste se gratte la tête devant son bureau, et tourne sa plume dans ses doigts en disant: «Comment tourne-t-on ces lettres-là?... comme c'est mon premier enfant, je n'ai pas encore l'habitude d'en écrire... Oh! s'il s'agissait d'une ordonnance pour une tisane pectorale ou laxative, ça serait déjà fait.—Vous êtes donc un peu médecin, mon compère?» dit Bellequeue en s'assayant aussi devant le bureau.—Oh! je suis si versé dans la connaissance des simples!... J'ai herborisé à Pantin, à Saint-Denis, à Fontenay, à Sèvres... Quand je vais à la campagne, je m'arrête à chaque pas... je regarde dans tous les coins.—Vous avez dû voir bien des choses... Mais il s'agit de mon filleul... Il faut faire une circulaire qui serve pour tout le monde.—C'est juste, une circulaire.—Quoique je sois garçon, j'ai souvent aidé des maris de mes amis; on commence toujours ainsi: J'ai l'honneur de vous faire part...—C'est cela même! m'y voilà!... Ce n'était que le début qui me manquait.»

M. Durand prend une feuille de papier et écrit: «J'ai l'honneur de vous faire part... que ma femme est heureusement accouchée de son premier... Est-ce bien?

«—Très-bien,» dit Bellequeue; «continuez.—Le nouveau-né est un garçon...—Parfaitement tourné!—Il est né viable... et toute la famille se porte bien. Il me semble que ça n'est pas mal comme cela, et que ça dit tout.—C'est dicté comme par un écrivain public!... Je vais vite vous en faire plusieurs copies.»

Cette affaire terminée, Bellequeue quitte Durand en lui promettant de venir le revoir dans la journée; et, comme le baptême du lendemain doit être suivi d'un repas de famille, on prépare tout dans la maison de l'herboriste pour célébrer dignement la naissance du petit Durand. Catherine est fort occupée à sa cuisine. M. Durand, forcé de rester à sa boutique, songe déjà à ce qu'il fera de son fils; et, tout en vendant de la camomille ou des feuilles de mûrier, voit son héritier revêtu de la toge de l'avocat, ou de l'habit de colonel. Madame Durand se représente son enfant déjà assez grand pour lui donner le bras, pour lui servir de cavalier à la promenade. Son fils sera joli garçon, bien fait, spirituel. Elle voit déjà tout cela en considérant le petit poupon qui ouvre à peine les yeux, et elle fait des projets... des projets!... Où n'en fait-on pas? Mais ceux d'une mère sont les plus doux à former, et du moins ne sont pas toujours tracés sur le sable.

Au milieu du mouvement qui règne dans la maison, madame Moka va et vient sans cesse dans la chambre, souvent même elle descend à la cuisine; et, tout en disant qu'elle n'est point sur sa bouche, elle glisse cinq gros morceaux de sucre dans son café, et a soin de se verser toute la crême du lait. Puis, deux heures après, elle prend un petit bouillon dans lequel elle trempe un pain mollet, et elle avale par là-dessus un grand verre d'un vieux vin de Beaune destiné à l'accouchée, et qu'elle trouve probablement à sa convenance tout en disant: «Il me falûme toujours bien peu de chose pour que j'attendasse le dîner... Quand je garda la femme du sénateur, je ne prîme souvent rien dans la nuit.»

Bellequeue est revenu dans l'après midi. M. Durand est monté un moment près de sa femme, et ils sont tous deux fort inquiets du nom de baptême que portera leur fils; l'arrivée du parrain doit naturellement décider la question.

«Comment vous appelez-vous, mon cher Bellequeue?» dit l'herboriste en le voyant entrer.—Comment je m'appelle?—Oui, mon compère, c'est votre nom de baptême que nous n'avons pas encore songé à vous demander,» dit l'accouchée, et dans ce moment je cherchais un joli nom pour mon fils.—Ma chère commère je m'appelle Jean Bellequeue, pour vous servir.—Jean? rien que Jean?—Pas davantage, mais il me semble qu'il n'est pas fort nécessaire d'avoir une douzaine de noms; le principal est de faire honneur à celui que l'on porte, d'avoir des mœurs, et d'être galant avec les dames.»

Madame Durand ne répond rien, mais elle fait une légère grimace, parce que le nom de Jean ne lui semble ni pompeux ni distingué, et qu'elle aurait voulu pour son fils un nom à la fois sonore et gracieux. Quant à M. Durand, il murmure entre ses dents: «Jean... Joannes... Oui, c'est un nom facile à prononcer... cependant j'aurais assez aimé un nom qui aurait dit quelque chose, comme par exemple... Géranium, Rosarium ou Stramonium.

»—Ah! mon voisin!... ces noms-là sentent le jus d'herbe en diable.—Pas du tout, mon cher Bellequeue, ces noms-là embaument au contraire, et je puis vous prouver...—Eh, monsieur!» dit madame Durand, «je ne veux pas de tout cela! Est-ce qu'il y a un Géranium dans le calendrier?

»—Je ne présuppose pas qu'on en trouvît, dit madame Moka. «—Parlez-moi d'Édouard, de Stanislas, d'Eugène... c'est joli, c'est doux, c'est gracieux!

»—Ma foi, ma commère, vous appellerez votre fils comme vous voudrez, quant à moi je le nommerai Jean, parce que Jean est un nom qui en vaut bien un autre!—Certainement, mon compère, je suis loin de le trouver laid... il est seulement un peu court.—C'est plutôt dit.—Nous verrons aussi le nom que lui donnera ma tante... je crois qu'elle se nomme Ursule.

»—Je n'appellerai point mon fils Ursule,» dit l'herboriste, «j'aime mieux Jean...—Mais nous déciderons tout cela demain... A quel le heure le baptême?—A midi.—Fort bien, je serai ponctuel.—Vous savez que vous dînez avec nous.—Oui, ma chère commère, je vous laisse et vais faire mes emplettes.—Ah! point de folie, monsieur Bellequeue, point de folie, je vous en prie!...—Soyez tranquille... ceci est mon affaire... à demain.»

Bellequeue sort vivement sans vouloir écouter madame Durand, qui lui crie qu'elle se fâchera s'il fait de la dépense, et madame Moka dit: «Je serais bien étonnée qu'un tel parrain ne fesse pas bien les choses.»

Après une nuit que l'on aurait passée fort tranquillement si le nouveau-né avait bien voulu se taire, ce qu'il ne jugea pas convenable de faire pendant cinq heures consécutives, le jour du baptême s'annonça par une jolie petite pluie ou grésil qui gelait en tombant, ce qui rendait le pavé excessivement glissant, mais heureusement la nourrice arriva à bon port. C'était une paysanne de vingt-quatre ans, fortement constituée, dont le mari louait des ânes aux amateurs de Saint-Germain, pendant que sa femme louait mieux que cela aux nouveau-nés de la capitale. En voyant la nourrice, madame Moka déclare qu'il n'est pas probable que le nourrisson pusse jamais manquer, et madame Ledoux s'écrie qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à la nourrice de son douzième, qui était du papetier.

Quant à celui que cela regardait le plus, il est probable que sa nourrice lui plut aussi, car il se jeta avec avidité sur ce qu'elle lui présentait, et entourant de ses petites mains le globe qui lui promettait l'abondance, il y resta collé pendant une heure, sans qu'il fût possible de le lui faire quitter, ce qui fit dire à madame Moka que l'enfant annonçait beaucoup de caractère.

La nourrice aurait pu repartir le même jour pour son pays, mais madame Durand ne voulait point se séparer si vite de son fils, et, quoiqu'en le mettant en nourrice à quatre lieues de la capitale, elle se promit de le voir souvent, il fut décidé que Suzon resterait au baptême et ne repartirait que le lendemain.

M. Durand s'est mis en noir de la tête aux pieds; il ne trouve rien qui l'emporte sur ce costume sous lequel il croit avoir l'air d'un docteur. Les parens invités pour la cérémonie ne tardent pas à arriver. D'abord, c'est la marraine, madame Grosbleu, qui va embrasser sa nièce, en lui présentant le bonnet de baptême, qui est garni de fine dentelle; puis, veut embrasser son futur filleul, lequel loin de se prêter aux caresses de madame Grosbleu, fait des cris horribles, en remuant des pieds et des mains, et la tante s'écrie: «Il est charmant! c'est tout ton portrait, ma chère Félicité.»

L'accouchée sourit, et monsieur Durand, qui est à quelques pas, fait un profond salut à madame Grosbleu, en murmurant: «Oui, je crois qu'il sera bien!...»

Bientôt arrivent M. et madame Renard, marchands bonnetiers de la rue du Temple, et cousins de M. Durand. M. Renard avait l'intention de faire voir qu'il était piqué de ne pas avoir été choisi pour parrain; mais son épouse lui a fait sentir que c'était de la dépense de moins, sans compter les époques de fêtes et de jour de l'an, auxquelles un filleul ne manque jamais à venir saluer son parrain. M. Renard ayant compris qu'un filleul est une hypothèque indirecte placée sur notre bourse, ne conserve plus de rancune, et s'est promis d'avoir l'air très-agréable.

Viennent ensuite M. Fourreau et mademoiselle Aglaé, sa sœur. M. Fourreau est un bourrelier de la rue Sainte-Avoie, et collatéral de madame Durand. C'est un homme qui tient très-bien sa place à table, mais auquel il ne faut rien demander qui sorte du cercle de ses occupations journalières. Mademoiselle Aglaé Fourreau, qui est sur le point d'attraper sa trentième année, et n'a pas encore rencontré un amoureux pour le bon motif, est douée d'une vivacité qu'elle s'attache, à augmenter encore par une étourderie qui ne semble pas toujours naturelle; mais mademoiselle Aglaé veut encore avoir l'air d'une enfant, et, persuadée que la gaîté, l'enfantillage et la distraction sont l'apanage de la jeunesse, elle s'attache en prenant des années à conserver ce qui était excusable chez elle à dix-huit ans. Sa voix qu'elle prend dans sa tête, fait l'effet d'un flageolet jouant toujours la même note, sans y apporter jamais ni un dièse, ni un bémol; elle rit de tout ce qu'on lui dit, souvent de ce qu'elle dit elle-même; et comme il lui arrive parfois de rire en apprenant une nouvelle fort triste, elle s'en excuse alors en rejetant cela sur sa distraction, qui lui fait penser à autre chose qu'à ce qu'on lui dit, ce qui est très-agréable pour la personne qui lui parle. Du reste, mademoiselle Aglaé a été assez gentille à dix-huit ans, et elle pourrait l'être encore si elle riait moins souvent.

Deux voisins, dont l'un, qui se croit toujours malade, a sans cesse recours aux recettes de M. Durand, et est une de ses plus fortes pratiques, tandis que l'autre, grand amateur de dominos, vient souvent faire la partie de l'herboriste, achèvent de compléter la réunion qui vient rendre hommage à l'accouchée et admirer le marmot, devant lequel chacun répète la phrase d'usage: «C'est un bel enfant!... Dieu! qu'il est fort!... Il aura des yeux superbes!...»

A tout cela, M. Durand fait de profonds saluts en se rengorgeant dans sa cravate, et prononçant d'un air malin: «Je n'en fais pas souvent... mais aussi je les fais supérieurement conformés.»

M. Endolori, c'est le nom du voisin qui a toujours quelque maladie, s'approche de l'herboriste en lui disant: «Est-ce que vous ne lui avez pas encore fait prendre une infusion de simples?—A qui?—A votre enfant.—Je voulais qu'il bût une décoction de pariétaire, helxine, parce que cela prépare admirablement toutes les voies gastriques; la garde a prétendu que c'était trop tôt... Ces femmes-là sont tellement routinières!... Mais ce matin, pendant que mon épouse dormait et que madame Moka déjeunait avec la nourrice, j'ai lestement débarbouillé le petit avec une eau de sureau, sambuceus, qui doit le préserver de tous maux au visage; aussi, voyez quel teint brillant il a déjà!—C'est vrai!... On croirait qu'il a le visage verni.»

Dans ce moment madame Ledoux arrive en grande parure, en criant à tue-tête: «Ah! mon Dieu! quel train vous faites dans la chambre de l'accouchée!... Mais ça n'a pas le sens commun... et tant de monde autour d'elle!... et puis, on la fait causer, ça ne vaut rien... Comment cela va-t-il, ma voisine? La nuit a-t-elle été bonne... Encore bien fatiguée, n'est-ce pas?... Et l'enfant? voyons l'enfant... Ah! comme il sent le sureau... Est-ce qu'il a eu mal aux yeux?...

»—Ce n'est rien,» dit M. Durand. «C'est une petite expérience... une mesure de prévoyance que j'ai mise en usage...

«—Comment, monsieur,» dit madame Durand, «vous avez lavé ce cher amour avec du sureau!... Cela n'a pas le sens commun!...

»—Je vous dis, madame, que c'est pour son bien... Je connais l'emploi des simples, madame...—Eh! monsieur, mêlez-vous de vos simples, et ne faites pas d'expérience sur mon fils!...—Pour moi, j'en ai eu quatorze, mais je ne les ai jamais mis au sureau comme cela.... Mon mari, l'huissier, a fait boire un peu de vin à mon premier, mais cela l'a fait tousser pendant une heure. A mon septième, mon mari, l'ébéniste, a voulu lui frotter les reins avec de l'eau-de-vie, afin qu'il se développât mieux, mais il était bossu quand il est mort; enfin, mon treizième, qui était du papetier, annonçant une vue très-faible, nous lui fîmes porter des cataplasmes sur les yeux, et le pauvre petit est mort aveugle: ce sont les seuls essais que j'ai fait sur mes enfans... Mais il me semble que tout le monde est ici: qu'attend-on encore pour partir?—Et le parrain, ma chère amie.—Ah! c'est juste!... le parrain.—Et mon cousin, M. Mistigris, le professeur de danse... Je serais bien fâchée qu'il nous manquât; c'est un homme si aimable, et qui a toujours sa pochette à la disposition de ses amis... et vous savez comme il joue les contredanses! avec un goût! un fini!...

»—Oh! oui!...ah! ah! ah!... C'est bien drôle!» dit mademoiselle Aglaé, en riant aux éclats. Et madame Ledoux répond: «Je crois que je l'ai entendu une fois jouer dans votre magasin... En effet, il a un bien beau coup d'archet!... avant d'entrer je croyais qu'il y avait au moins quatre aveugles chez vous.

»—Je crois que le violon attaque les nerfs,» dit tout bas M. Endolori à M. Durand. «—Oui,» répond l'herboriste; «mais on prend quelques pincées de menthe, menta mentæ; c'est un antispasmodique.»

Un petit homme de quatre pieds sept pouces au plus, interrompt la conversation en entrant dans la chambre avec la légèreté d'un zéphir, se trouvant, par deux pas de basque, devant le lit de madame Durand. A cette entrée aérienne on a déjà reconnu M. Mistigris, professeur de danse, qui, quoique âgé alors de près de quarante ans, ne tient pas à terre, ayant le corps dans un mouvement continuel, et dont la physionomie a bien l'expression de son état, et annonce un homme qui a sans cesse des pirouettes devant les yeux.

«Nous parlions de vous, mon cher cousin,» dit madame Durand en présentant sa main à M. Mistigris qui la baise en se tenant sur une jambe. «Je craignais que vous ne vinssiez pas!—Je vous avais promis d'être ici avec ma pochette à midi... me voilà. J'ai eu quelques leçons qui m'ont retardé; mais j'ai dit: en deux temps, j'y serai... Cependant le pavé est mauvais; j'ai vu plus d'un particulier faire un écart sur le dos... Bonjour, Durand... où est donc l'enfant?...

»—Le voilà, monsieur,» dit madame Moka; attendez que je le tinsse.—Comment le trouvez-vous, cousin?» dit madame Durand. «—Oh! ce n'est pas la figure qui m'inquiète!... Voyons ses jambes.—Impossible maintenant; il est emmaillotté et habillé pour le baptême.—C'est qu'en voyant ses jambes, je vous aurais tout de suite dit quel homme ce sera; car il ne faut pas s'y tromper, cousine, les jambes sont le point de départ d'après lequel il faut juger chacun... Le mollet plus ou moins gros, bien ou mal placé, voilà des symptômes immanquables d'esprit ou de talent...

»—Ah! ah! ah! Comment! on a l'esprit dans le mollet!» dit mademoiselle Aglaé Fourreau en se dandinant.

«—On y a tout, mademoiselle; j'y place même l'âme.—Quant à l'âme, mon cousin,» dit l'herboriste avec gravité, «Hippocrate la loge dans le ventricule gauche du cœur, Erasistrate dans la membrane qui enveloppe le cerveau, et Strabon entre les deux sourcils.—Eh bien, mon cousin, si ces messieurs mettent l'âme dans le ventre, dans le cerveau, ou entre les sourcils, il me semble que je puis bien, moi, la placer dans le mollet; chacun son système.

»—Encore une fois, messieurs,» dit madame Ledoux, en élevant la voix pour couvrir celle de ces messieurs, «vous faites trop de bruit, vous parlez trop haut; ma voisine aura mal à la tête, puis le poil comme je l'ai eu à mon sixième, qui était de l'ébéniste.

»—Ah! j'aperçusse le parrain,» dit madame Moka. A l'annonce du parrain, le calme se rétablit dans la chambre, les parens voulant examiner avec attention celui que l'on avait jugé digne de tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux, et chacun étant curieux de voir ce qu'il allait apporter à la marraine et à l'accouchée.

M. Bellequeue se présente en frac bleu, dont les boutons brillaient comme autant de petits miroirs, en gilet de piqué blanc et en culotte noire; car il est bon de faire observer que l'on portait encore des culottes en 1805, et que c'est à cette époque que se passaient les événemens que nous avons l'avantage de vous raconter.

Bellequeue, coiffé avec un soin tout particulier, tient à la main son chapeau à trois cornes, et sous chacun de ses bras, des boîtes de dragées; de plus, deux petits paquets entourés de faveur sont suspendus à ses doigts, et un beau bouquet est attaché à l'une des boîtes de bonbons.

Le parrain, quoique un peu embarrassé par tout ce qu'il porte, entre dans l'appartement en se donnant d'abord cet air grave que l'on affecte quelquefois pour tâcher de ne point avoir l'air bête, et qui ne trompe que les sots; mais revenant bientôt à sa physionomie habituelle, Bellequeue sourit à tout le monde; puis, s'avançant vers l'accouchée, lui présente quatre boîtes nouées avec de la faveur bleue, et un petit paquet qui renferme quatre paires de gants.

«J'étais certaine que vous feriez des folies,» dit madame Durand en lançant un regard en coulisse au coiffeur, qui tire de sa poche droite deux petits pots de confiture de Bar et les lui présente en disant: «Ceci est pour l'estomac...—Encore!... Je vais me fâcher, mon compère!...—Et ceci est pour la poitrine,» dit Bellequeue en sortant de sa poche gauche une demi-bouteille de scubac. «—Ah! c'est par trop galant!...

»—Voici votre commère; mon cher Bellequeue,» dit l'herboriste en présentant madame Grosbleu qui fait une grave révérance au parrain. Celui-ci présente alors à la marraine un bouquet assez beau, puis quatre boîtes qu'il s'est décidé à lui acheter ainsi que le petit paquet de gants; mais pendant que madame Grosbleu admire les présens de son compère, Bellequeue s'approche de l'accouchée et trouve moyen de lui dire à demi-voix: «Ses gants sont de Grenoble, les vôtres sont de Paris... Vos dragées sont à la vanille, vous avez beaucoup de pistaches, et elle n'a que des noisettes.»

Madame Durand répond à tout cela par un regard malin, et madame Moka s'écrie, en mettant ses cinq doigts dans une des boîtes que madame Grosbleu vient d'ouvrir: «C'est un baptême conséquent, et je doutasse qu'on en visse de plus beau.

»—A propos, ma chère tante, quel est donc votre prénom?» dit madame Durand. «—Jeanne, ma chère amie. Est-ce que tu ne te souviens plus qu'on me nommait toujours Jeannette...—Il s'ensuit de là que notre filleul doit nécessairement se nommer Jean,» dit Bellequeue; «cependant si la maman veut y ajouter un second nom.—Eh bien! appelez-le Stanislas... J'aime beaucoup ce nom-là.—Jean-Stanislas, c'est entendu... Il est l'heure de partir.—Les deux fiacres sont à la porte,» dit Catherine...

«—Est-ce que tout le monde va me quitter?» dit l'accouchée; «—Moi, je suis inviolable près de vous, madame,» dit madame Moka en suçant la grosse dragée qu'elle a eu soin d'attrapper. «—Je crains que la voiture ne me donne des étourdissemens,» dit M. Endolori. «—Ah! un baptême, ce doit être bien gentil,» dit mademoiselle Aglaé. «—Une minute, que je règle l'ordre et la marche,» dit M. Mistigris, qui, après avoir admiré les jambes du parrain, était allé faire des entrechats dans la salle à manger. «Que l'on donne la main aux dames... et que l'on marche en mesure...»

Et M. Mistigris tirant sa pochette sur laquelle il place une sourdine, se met à jouer une fièvre brûlante de Richard, en marchant à la queue de la société; son intention était même de se placer sur le siége d'une voiture, à côté du cocher, et de jouer une sauteuse aux chevaux pour tâcher de les faire trotter en mesure; mais comme il tombe de la neige, il se décide à entrer dans l'intérieur de la voiture où est l'enfant avec sa nourrice, le parrain, la marraine, M. Renard et mademoiselle Aglaé, et pour charmer la société, il joue tout le long de la route des valses que l'enfant accompagne en criant.

Nous ne suivrons pas la société à la mairie et à l'église; on sait ce que c'est qu'un baptême, et celui-ci ne présente nul fait particulier, si ce n'est que M. Mistigris voulait jouer un menuet dans l'église, ce qu'on ne lui permit pas. Enfin, après avoir dûment constaté que le 15 mars 1805, il était né un fils à monsieur et madame Durand, unis en légitime mariage, le nouveau-né fut nommé Jean-Stanislas, mais le premier nom étant plus facile à prononcer plut davantage à la nourrice, qui appela toujours l'enfant Jean; et celui-ci s'habitua à ne répondre qu'à ce nom qui lui resta, parce que madame Durand s'aperçut que cela flattait le parrain. Or, nous ferons désormais comme la nourrice, et nous n'appellerons plus notre héros que Jean; trouvant comme M. Bellequeue que ce nom en vaut bien un autre, et que s'il y a des Jean de toutes les façons, il doit nécessairement y en avoir de très-aimables, de très-spirituels, de très-honnêtes, et de très-braves. Nous verrons par la suite dans quelle classe se trouva notre Jean.

On remonta dans les fiacres; M. Bellequeue tint constamment son chapeau à sa main, même pour descendre de voiture, et le son de la pochette de M. Mistigris annonça le retour de la société.

Il était près de trois heures, et le déjeuner, ou plutôt le dîner était servi dans la chambre de l'accouchée, qui voulait être témoin de la fête, quoique madame Moka lui eût dit qu'il était à craindre que cela n'embarrassît sa tête. Catherine s'était surpassée, et le fumet du premier service flattait agréablement l'odorat. Madame Durand avait désigné les places: ne se souciant pas que Bellequeue fût à côté de mademoiselle Aglaé, elle le mit entre la marraine et madame Renard; mademoiselle Fourreau se vit forcée de rire avec M. Endolori et le joueur de dominos, qui était gai comme un double six.

Pendant le premier service, on n'entendit que le cliquetis des assiettes, des fourchettes et le bruit des pieds de M. Mistigris qui, tout en mangeant, faisait des battemens sous la table. Au second service la conversation s'engagea; tout en goûtant un mets nouveau, en dégustant le vieux bourgogne de l'herboriste, les complimens allaient leur train sur la beauté de nouveau-né, et les vertus qu'il devait avoir s'il tenait de ses parens; mademoiselle Aglaé riait au nez de M. Endolori, qui lui conseillait de ne point trop manger d'anchois, parce que cela est irritant, et avait soin par prudence de ne point toucher aux champignons qui se trouvaient dans ce qu'on lui servait. Quant à Bellequeue, il buvait et mangeait presque autant que madame Moka, qui faisait disparaître avec dextérité tout ce qui se trouvait sur son assiette, et la présentait de nouveau à chaque plat qu'on servait en disant: «C'est seulement pour que j'y goutasse.» Madame Ledoux mangeait peu, parlant toujours des enfans qu'elle avait eus avec l'huissier, l'ébéniste et le papetier; M. Renard l'écoutait en faisant un air aimable; madame Renard ne disait rien et calculait ce qu'avait pu coûter chaque plat; M. Fourreau ne faisait que tortiller, avaler et se verser; l'amateur de dominos ne boudait devant aucun plat, et M. Durand attendait avec impatience que l'on servît d'un plat d'œufs à la neige dans lesquels, à l'insu de Catherine, il avait jeté une infusion de simples qui devait, d'après son calcul, leur donner un goût excellent.

Les œufs à la neige sont, enfin servis aux convives; l'herboriste ne dit rien, mais il sourit en voyant que chacun paraît surpris du goût qu'ils ont et que l'on se regarde en se demandant ce que cela peut être.

«Je vais vous le dire, moi,» s'écrie M. Durand, «car je crois que vous chercheriez long-temps; c'est un choix de simples, d'herbes excellentes pour le sang, et à la fois aromatiques et fortifiantes, dont j'ai fait un petit extrait que j'ai mêlé en secret à ces œufs, afin de vous faire une surprise agréable; je suis certain qu'à la cour même on ne mange rien de semblable... Hein! c'est délicieux, n'est-ce pas?...»

Les convives se regardent en murmurant: «Oui... c'est drôle... c'est un goût tout particulier...—Oh! j'étais sûr de mon affaire... vous verrez que plus vous en mangerez et plus vous trouverez cela excellent.

»—C'est singulier, je ne m'y fais pas du tout,» dit Bellequeue. «—Ni moi,» dit M. Mistigris, en passant un entrechat sous la table et en envoyant sa jambe gauche dans celles de madame Renard, qui ne sait pas ce que cela veut dire, parce que c'est le cinquième coup de pied qu'elle reçoit depuis le potage.

«Moi, je ne trouve pas que cela sentisse trop,» dit madame Moka. Les autres convives font comme Bellequeue et n'achèvent pas leurs œufs à la neige. Mais M. Endolori ayant entendu que c'était bon pour le sang, s'en fait servir une seconde fois, et en demande une troisième lorsque l'herboriste assure que c'est un plat qui peut préserver de beaucoup de maladies.

Heureusement, M. Durand n'a point fait d'expériences sur le dessert, et l'on y oublie l'entremets aux simples, en buvant à la santé du nouveau-né et de ses parens. Le champagne mousse dans les verres; mademoiselle Aglaé rit aux éclats, parce que le bouchon est allé sur le nez de madame Renard, Bellequeue remplit les verres, et madame Moka, après avoir lestement vidé le sien, boit celui de son voisin et s'écrie ensuite: «Ah! Dieu! est-ce que je m'eusse trompé?

»—Que fera-t-on de mon filleul,» dit madame Grosbleu. «As-tu déjà des projets, ma chère Félicité?—Ma tante, je veux que ce soit un joli garçon,» dit madame Durand: «quant à l'état, nous verrons sa vocation...—Surtout, ayez soin de lui faire apprendre à danser de bonne heure,» dit M. Mistigris, «c'est le moyen de développer son corps et son jugement.

»—Si on faisait de mon filleul un brave militaire,» dit Bellequeue, qui avait servi et parlait toujours avec plaisir de ses campagnes. «Eh! eh!... on avance vite maintenant!... Il faut le faire entrer au service à dix-huit ans, et je gage qu'à vingt, il sera capitaine.

»—Ah! monsieur Bellequeue!... vous allez faire tuer mon fils!...—Non, ma chère commère; mais je dis que l'état militaire peut aujourd'hui mener très-loin...—Moi, je désire que mon fils soit un savant,» dit M. Durand, «je le mènerai herboriser à quatre ou cinq ans; et quand il connaîtra bien les simples, son affaire sera faite.—Il faudra lui acheter un domino,» dit le voisin, «il n'y a rien qui apprenne plus vite à compter.»

M. Endolori ne dit rien depuis quelques minutes, il ne fait que se remuer sur sa chaise, il est pâle, il fait des grimaces, et les trois assiettées d'œufs aux simples qu'il a mangées, semblent le mettre fort mal à son aise.

En attendant que le petit Jean soit un savant ou un héros, Bellequeue propose une rasade à sa santé; mais M. Endolori ne boit pas; il glisse quelques mots à l'oreille de l'herboriste, qui lui répond: «Preuve que cela vous fait du bien?» M. Endolori, ne voulant pas montrer ces preuves-là à toute la société, se lève et sort de la chambre en se tenant en deux. Cependant la gaîté est devenue plus bruyante, Bellequeue veut chanter, Mistigris veut danser, mademoiselle Aglaé ne cesse pas de rire, et madame Moka fait du gloria pour la troisième fois.

Madame Durand avoue enfin qu'elle se sent un peu fatiguée, alors la société songe à se retirer. On fait ses adieux, on s'embrasse, et on sort par la boutique, dans laquelle M. Mistigris propose de danser la gavotte avec mademoiselle Fourreau. Mais comme il fait très-froid dans la boutique, chacun préfère retourner chez soi. M. Endolori, qui vient enfin de reparaître et semble avoir beaucoup de peine à marcher, prie M. Durand de lui donner son bras pour gagner sa porte; l'herboriste reconduit son voisin, en lui assurant qu'il se portera parfaitement le lendemain, et rentre se livrer au repos, en cherchant dans sa tête comment il s'y prendra pour donner à son fils l'amour des simples.

Jean

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