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CHAPITRE III.
ОглавлениеVOYAGE EN COUCOU.—VISITE A LA NOURRICE.
Le lendemain de cette mémorable journée, le petit Jean âgé de trois jours, quitta le foyer paternel pour celui de Suzon Jomard, chez laquelle il trouva trois petits camarades dont le plus âgé avait à peine six ans, sans compter celui qui venait d'être sevré. On voit que tout en louant des ânes, le père Jomard n'oubliait pas de cultiver ses terres.
Madame Durand avait versé beaucoup de larmes en embrassant son fils, tandis que M. Durand pérorait pour faire comprendre à son épouse que Saint-Germain n'est pas aux Grandes-Indes, et que, quoiqu'on n'y aille pas par un bateau à vapeur, il y a mille moyens de s'y transporter en peu de temps.
Une mère entend mal tout ce qui tend à lui prouver qu'elle a tort de pleurer son fils; d'ailleurs, madame Durand n'avait pas pour habitude d'écouter très-attentivement ce que disait son mari. Suzon, bourrée de cadeaux, et emportant une layette qui aurait pu servir à un petit duc (mais il est certain qu'un petit duc n'aurait pas été autrement fait que le petit Jean), Suzon reçut de la maman toutes les recommandations que peut inspirer la tendresse maternelle. On lui enjoignit surtout de ne jamais laisser crier l'enfant, ce qu'elle promit solennellement et ce qui ne l'empêcha pas de laisser crier M. Jean tout le long de la route.
M. Durand voulait aussi donner ses ordres à la nourrice, mais sa femme lui fit entendre qu'un homme ne doit se mêler d'un enfant que lorsqu'il a cessé de téter. L'herboriste se rendit à la justesse de cette remarque; cependant il remit en cachette à Suzon un paquet renfermant des fleurs de violettes, de mauves et de pavot, et lui recommanda d'en faire prendre en infusion à son fils, toutes les fois qu'elle le verrait éternuer. Suzon le promit encore, et en arrivant chez elle, elle donna le paquet de fleurs et de graines à ses lapins, qui cependant n'avaient pas éternué.
Que tout cela ne vous fasse pas penser que Suzon était une méchante femme et une mauvaise nourrice. Bien au contraire, elle avait grand soin de ses nourrissons auxquels elle s'attachait sincèrement; mais elle ressemblait à la plupart des nourrices, qui pensent qu'elles savent beaucoup mieux élever un enfant que les gens de Paris, et qui, après avoir écouté bien tranquillement ce que leur disent les parens, n'en font jamais qu'à leur tête.
Les couches n'ayant nul résultat fâcheux, au bout de quinze jours madame Moka fut congédiée; mais comme elle avait été très-satisfaite du baptême et des repas qu'elle avait faits chez M. Durand, elle ne s'en alla pas sans annoncer qu'elle revinsserait souvent s'informer de la santé de madame.
Au bout de trois semaines, madame Durand parfaitement rétablie, avait déjà recouvré ses couleurs. Quoique dans sa trente-cinquième année, l'épouse de l'herboriste était une petite brune, fort agréable, d'une fraîcheur et d'un embonpoint qui lui attiraient souvent des complimens de ses pratiques, surtout lorsque Bellequeue avait mis la main à sa coiffure, qu'il avait un tact particulier pour harmoniser avec sa physionomie.
Madame Durand voudrait déjà se rendre à Saint-Germain pour embrasser son fils, mais le docteur lui a défendu de sortir trop tôt; on n'est qu'au mois d'avril, et le temps est froid. Madame Durand braverait les frimas de la Sibérie pour aller voir son enfant, mais son époux va chercher le voisin Bellequeue pour qu'il fasse entendre raison à sa femme. Bellequeue arrive toujours sur la pointe, et, après avoir salué sa commère de la manière la plus gracieuse, prononce qu'il serait imprudent d'aller déjà à la campagne, que d'ailleurs on a reçu des nouvelles du poupon, lesquelles annoncent qu'il est en parfaite santé, et que par conséquent il ne faut pas que la maman se rende malade par amour pour son fils.
A cela, madame Durand s'écrie en poussant un soupir: «Ah! monsieur Bellequeue!... vous n'êtes pas mère!...
»—Non, mais je suis parrain!» répond le coiffeur, «et je me flatte d'avoir pour mon filleul la tendresse la plus vive.
»—Et moi, madame?» dit l'herboriste, «est-ce que je ne suis rien dans tout cela? Il me semble pourtant....
»—Si, monsieur!... mais vous êtes si froid!... vous ne sentez pas le bonheur d'avoir un fils!... vous ne pensez qu'à vos simples!... Ah! Dieu! il doit être déjà si grand, si beau, si aimable...
»—Est-ce que vous croyez par hasard qu'il parle à trois semaines?...—Non, monsieur... je sais bien qu'il ne parle pas pour vous... mais pour moi, c'est différent; une mère comprend tout ce que veut dire son enfant!... Enfin, j'attendrai encore huit jours, puisqu'on le veut, mais alors je n'écoute plus personne, et je pars pour Saint-Germain!»
Et pour se dédommager du temps qu'il lui faut encore être sans voir son fils, madame Durand en parle depuis le matin jusqu'au soir; avec Catherine, ce sont sans cesse des projets pour l'avenir de Jean, et avec toutes les personnes qui viennent dans sa boutique, c'est un mot sur la beauté de son enfant; elle ne donnerait pas une once d'orge perlé, un cornet de graine de lin ou une feuille de poirée, sans dire: «Vous savez que c'est un garçon?... un garçon superbe... des yeux grands comme cela!... de petits trous dans les joues... un amour enfin, un véritable amour...»
Beaucoup de gens, tout occupés de leur maladie ou de leurs malades, lui répondent à cela: «Madame, faut-il que ça bouille long-temps?.... faut-il la faire épaisse?... est-ce bon pour le rhume?»
Et M. Durand, qui craint que sa femme, en parlant de son héritier, ne donne du millet pour de l'orge et du coquelicot pour de la poirée, court au comptoir en disant: «Prenez garde, ma chère Félicité... Festina lentè... Ne prenons pas une chose pour une autre: ceci est de la marjolaine, amaracus... ceci de la joubarbe, sempervivum... Certainement notre fils sera très-beau garçon... c'est bon pour les coupures... et il aura j'espère une éducation parfaite... Laissez bouillir ceci cinq minute seulement; mais il ne faut pas, pour cela, donner à madame un émollient pour un astringent, et vice-versâ.»
Au bout des huit jours, un mal d'yeux qui survint à madame Durand la força de retarder son voyage; une femme qui est encore bien ne se soucie pas de se mettre en voiture publique avec des yeux à la coque, et l'épouse de l'herboriste tenait essentiellement à ses yeux, ce qui est très-excusable. D'ailleurs Suzon écrivait, ou pour mieux dire, faisait écrire toutes les semaines aux parens du petit Jean, et leur annonçait que son nourrisson venait comme un champignon, qu'il était frais et dodu, et faisait l'admiration du pays par sa gentillesse et ses reparties. Il est probable que les reparties étaient en pantomime, parce qu'un enfant de six semaines n'a pas l'habitude de répondre ad rem; mais si l'on prenait au pied de la lettre tout ce que vous mandent les nourrices, on croirait souvent qu'un enfant de quinze mois est en état de chanter au lutrin et de faire sa partie de piquet.
Enfin le mal d'yeux est passé, madame Durand se porte très-bien, il y a un mois et vingt-cinq jours qu'elle est accouchée, rien ne s'oppose plus à ce qu'elle aille voir son enfant. Le jour est arrêté, et l'on n'a point prévenu Suzon de la visite que l'on compte lui faire, parce qu'on est bien aise de surprendre la nourrice. On est au mois de mai, la matinée est belle. Madame Durand a fait une toilette qui tient de la petite-maîtresse et de l'amazone; elle embrasse son époux qui ne va pas avec elle à Saint-Germain, parce qu'ils ne peuvent point s'absenter tous deux de leur boutique, et elle attend le compère Bellequeue qui a offert de lui servir de cavalier, enchanté lui-même de revoir son filleul.
La maman s'impatiente, parce qu'il est déjà neuf heures, et qu'on devrait être aux voitures; M. Durand lui dit d'éviter les courans d'air, et lui donne une boîte de pâte de jujube pour son fils. Enfin, Bellequeue arrive le chapeau à la main; l'herboriste lui recommande son épouse; Bellequeue jure de veiller sur elle de même que si c'était sa femme, en agitant en l'air sa canne, comme s'il allait faire battre la retraite.
Madame Durand a pris le bras du coiffeur, ils gagnent les quais en se disant: «Quel plaisir d'aller à la campagne!... de voir ce petit Jean, de respirer le bon air!... Nous allons passer une charmante journée!» Ils arrivent bientôt aux petites-voitures. Comme, en 1805, il y avait moins de concurrences, de Parisiennes, de Draisiennes et d'Accélérées, la maman et le parrain prirent tout bonnement un coucou, dans lequel le conducteur les fit presque monter de force, en leur assurant que la voiture était complète et qu'il partait tout de suite.
Cependant, deux places du fond étaient seulement occupées par un jeune homme et une grisette, qui causaient tout bas, et parurent assez contrariés en voyant qu'il leur arrivait des compagnons de voyage, espérant peut-être qu'ils iraient en tête-à-tête à Saint-Germain. Le jeune homme se presse contre sa voisine pour faire une place à madame Durand, parce que le cocher a dit d'une voix de Stentor: «On tient trois sur chaque banquette... et même à la rigueur on tiendrait quatre s'il y avait des enfans.»
Mais madame Durand ne pouvait point passer pour un enfant; elle se laisse aller dans le fond, ce qui force presque la grisette à se mettre sur les genoux de son voisin, mais le jeune homme ne s'en plaint pas. On place la barre de bois qui sert de dossier au second banc, et Bellequeue s'assied devant, madame Durand, qui s'écrie: «Eh bien!... partons-nous?... pourquoi ne partons-nous pas?
«—Allons, cocher, mon ami, en route!» dit Bellequeue. Mais le cocher était retourné courir après les passans, afin de compléter sa voiture qui devait toujours partir tout de suite.
Cinq minutes s'écoulent, et point de cocher. Madame Durand ne cesse de répéter: «Ah! Dieu!... nous arriverons trop tard!... Je n'aurai pas le temps d'embrasser mon fils!...
»—Est-ce que ce drôle-là se moque de nous?» dit Bellequeue, en avançant sa tête hors de la voiture.
«Y avait-il long-temps que vous attendiez, monsieur?» dit madame Durand à son voisin. «—Ma foi, madame, il y avait bien une demi-heure que nous étions dons la voiture,» répond le jeune homme en souriant.
«—Une demi-heure!... Ah! c'est affreux... Descendons, mon cher Bellequeue.—Le voilà enfin... calmez-vous.»
En effet, le cocher arrivait alors avec un jeune homme qu'il avait arraché à un de ses camarades, et qu'il jeta presque dans la voiture à côté de Bellequeue, en disant: «Quand je vous disais que j'étais plein et que je partais.»
Le jeune homme qu'à son accent et à sa tournure on reconnaissait sur-le-champ pour un Anglais, jetait autour de lui des regards surpris, n'étant pas encore revenu de la manière dont il avait été porté dans la voiture, et examinant avec humeur sa cravate dont un des bouts était resté dans les mains de l'autre cocher; tandis que Bellequeue disait au conducteur: «Ah çà, j'espère que nous partons, maintenant?—Mais sans doute, mon bourgeois, sans doute...
«—Dites donc, coachman,» dit le jeune Anglais, en remettant son chapeau sur sa tête. «Vous avez pas dit le prix à moi!...—C'est égal... soyez tranquille, mon milord!... c'est toujours la même chose!... N'ayez donc pas peur, je suis bon enfant.»
En disant cela, le cocher court après une nourrice qu'il voit entre plusieurs de ses camarades, tandis que Bellequeue lui crie d'une voix courroucée: «Nous voulons partir tout de suite.
«—Monsieur,» dit l'Anglais en s'adressant à Bellequeue, «voulez-vous bien dire à moi combien coûtait la même chose?...»
Bellequeue regarde l'Anglais, se creuse la tête pour comprendre, se tourne vers madame Durand, et dit enfin: «Je n'ai pas bien entendu.
»—Je demandai à vous combien la même chose que le coachman voulait faire payer?—Ah! j'entends!... c'est le prix de la voiture que vous voulez dire...—Yes.—C'est vingt sous quand on marchande et vingt-cinq sous quand on ne dit rien...—Est-ce que c'était le usage ici que les coachman emportaient les voyageurs de force dans leur voiture?—Est-ce qu'il vous a pris de force?—Yes, il avait disputé moi à un autre, qui me avait saisi par le cravate, en disant toujours que je serais bien content de son petite cheval; heureusement que le cravate avait déchiré, sans quoi il étranglait moi quand celui-ci me emportait.
»—Il est certain,» dit Bellequeue, «qu'ils ont une manière un peu vive de vous engager à monter dans leur voiture.
»—Mais nous ne partons pas,» dit madame Durand, «il est dix heures passées... J'en ferai une maladie d'impatience... Descendons, Bellequeue...
»—Je vais d'abord aller rosser ce drôle-là,» dit le coiffeur en brandissant sa canne hors de la voiture, dont il allait descendre quand le cocher arrive avec la nourrice qu'il amenait en triomphe, et qui, avec sa tête, fit retomber Bellequeue sur sa banquette.
La nourrice se plaça entre Bellequeue et l'Anglais, et le cocher lui passa son nourrisson en disant: «Nous partons tout de suite, dans une seconde nous sommes passé la barrière.
»—Morbleu, cocher, si vous ne partez pas sur-le-champ,» dit Bellequeue avec colère, «vous aurez affaire à moi.—Calmez-vous donc, mon bourgeois, puisque nous v'là complets!... J'espère que ça n'a pas été long.»
Le conducteur se décide à fermer la voiture et à monter sur son siége, mais il ne part pas encore; il se contente de regarder à droite et à gauche en criant de toutes ses forces: «Un lapin, un lapin pour Saint-Germain!
»—Qu'est-ce que il avait donc à appeler ainsi des lapins?» dit l'Anglais à la nourrice, qui lui répond: «Eh bien! pardi, c'est tout naturel, c'est pour faire sa fournée!...»
L'Anglais, qui ne comprend pas, se retourne et ne dit plus mot. Madame Durand qui a examiné le poupon que porte la nourrice, dit tout bas à Bellequeue: «Quelle différence de cet enfant à mon fils!—Autant que d'une titus à une queue!» lui répond le coiffeur. Quant aux jeunes gens placés au fond, ils ne se mêlent de rien, ils ne parlent pas à leurs voisins, ils ont bien assez de choses à se dire entre eux.
Bellequeue, voyant que la voiture n'avance pas, va décidément prendre le conducteur au collet, lorsqu'un petit homme assez mal vêtu, et tenant sous son bras un paquet enveloppé dans un mouchoir rouge, monte sur le siége, et se place près du conducteur après avoir respectueusement salué la société. Le cocher se décide alors à se mettre en route, la voiture s'ébranle; mais elle ne va encore qu'au pas, et le cocher continue de crier: «Encore un lapin pour Saint-Germain!... C'est le dernier, et nous filons.
»—Comment, drôle! vous voulez encore prendre du monde?» dit Bellequeue. «—Pourquoi pas? est-ce qu'il ne faut pas que je gagne ma vie?—Vous voulez donc que votre cheval traîne neuf personnes?—Tiens!... c'est le moins! il en a souvent mené douze.—Et nous n'arriverons pas à Saint-Germain ce matin?—Laissez donc! pus mon cheval est chargé, pus il va vite!... Un lapin!...»
Heureusement une paysanne monte près du cocher; il fouette alors son cheval. Le coucou roule enfin sur la route de Saint-Germain, et madame Durand pousse un soupir en disant: «C'est bien heureux!» Et ses jeunes voisins en poussent aussi, mais sans rien dire, et la nourrice dit à l'Anglais: «Voyez-vous, il a trouvé ses deux lapins.» Et l'Anglais, croyant que la nourrice se moque de lui, tourne la tête avec humeur et n'ouvre plus la bouche.
La paysanne en lapin faisait la conversation avec le cocher, et la nourrice y prenait part quelquefois. Bellequeue jetait des regards en coulisse sur la grisette, puis les reportait sur madame Durand. Le petit homme, qui faisait le second lapin, avait dénoué le mouchoir rouge qu'il tenait d'abord sur son bras, et il en avait sorti une mauvaise culotte qu'il était en train de retourner; car le petit homme était tailleur, et, comme il portait la culotte à une de ses pratiques à Saint-Germain, il achevait en route de coudre les boutons. Il avait aussi sorti du paquet une tabatière, et il offrait du tabac à toutes les personnes qui étaient dans la voiture; mais en avançant son bras vers le fond pour présenter sa tabatière ouverte à madame Durand, un violent cahot la fit sauter, et le tabac vola dans les yeux de l'Anglais, qui ne prit pas la chose en bonne part, et, après s'être frotté les yeux, saisit le petit tailleur au collet, voulant absolument boxer avec lui.
Bellequeue s'interposa pour rétablir la paix, tandis que le cocher criait aux oreilles de l'Anglais: «Voulez-vous ben ne pas battre mon lapin!... Est-il méchant le milord!»
Enfin on finit par s'entendre; tout le monde éternua, parce que la voiture était comme une carotte de Macoubac, et l'on arriva à Nanterre en se disant: «Dieu vous bénisse!»
La voiture s'arrêta, le cocher descendit et donna la main à la paysanne; le petit tailleur se sauva avec sa culotte, et disparut derrière une maison, craignant peut-être qu'il ne prît fantaisie à l'Anglais de recommencer la partie de coups de poings. Les gâteaux, produits indigènes du pays, arrivaient en abondance par toutes les portières.
«Descendons-nous?» dit Bellequeue à madame Durand. Celle-ci voyait avec peine que l'on s'arrêtât; mais le cheval avait bien besoin de reprendre haleine. Elle descendit en soupirant et en disant: «Nous ne serons pas à Saint-Germain à une heure!»
Cette fois les jeunes gens du fond quittèrent leur place et descendirent aussi; mais au lieu d'entrer à l'auberge, où les autres voyageurs prenaient des gâteaux et buvaient du ratafia, ils gravirent lestement une colline, et se perdirent dans une espèce de carrière qui était près du chemin.
Madame Durand accepta des gâteaux pour faire quelque chose. Bellequeue, après s'être assuré dans le seul miroir qui fût dans la salle que sa coiffure n'était pas trop froissée, alla tenir compagnie à sa commère. Une demi-heure se passa qui parut une journée à la maman de Jean. Enfin le cocher prononça le mot: En route, et madame Durand fut une des premières à monter dans la voiture. La nourrice arriva, puis l'Anglais, qui tenait sur ses genoux une douzaine et demie de gâteaux de Nanterre. Le petit tailleur reparut, cousant encore un bouton à la culotte qu'il portait en écharpe; le malheureux sentait le vin et l'ail de manière à garantir toute une ville de la peste. La paysanne remonta aussi; il ne manquait plus que les jeunes gens du fond, et le cocher se mit à les siffler comme des barbets en criant de temps à autre: «Mais où diable sont-ils donc fourrés?... ils n'étaient pas à l'auberge?—Ils ont disparu par là-bas!» dit Bellequeue d'un air malin. «—Certainement ils ne reviendront pas,» dit madame Durand qui voudrait que l'on partît.
Mais en ce moment le jeune couple accourut gaîment, et sauta en riant dans la voiture. Madame Durand remarqua que la grisette avait sa robe chiffonnée, et le monsieur les oreilles bien rouges. Bellequeue, tout en pinçant tendrement le genou de sa commère, lui dit: «C'est fort ridicule de se faire attendre ainsi... car enfin il faut des mœurs... Je ne connais que cela.»
Le reste de la route se fit assez agréablement, sauf le goût d'ail qui avait remplacé l'odeur du tabac. Arrivés à la montée un peu rude qui est avant la ville, beaucoup de voyageurs descendirent, parce que le cheval qui menait facilement douze personnes, ne pouvait pas venir à bout d'en traîner neuf.
Le jeune homme et la grisette quittèrent la voiture, payèrent le cocher, et s'éloignèrent en choisissant les chemins les moins fréquentés. Pour eux tous les endroits étaient charmans pourvu qu'ils y fussent seuls. Nous avons tous éprouvé cela. Les déserts furent faits pour les amans; cependant les amans ne se font pas aux déserts.
Enfin madame Durand est à Saint-Germain; elle respire le même air que son fils. Elle s'empare du bras de Bellequeue, qui voudrait encore choisir les pavés; mais à Saint-Germain ils ne sont pas aussi beaux qu'à Paris, et madame Durand ne tient plus à terre.
On se dirige vers la demeure de Suzon; on se trompe plusieurs fois; on demande à tous ceux qu'on rencontre la maison de M. Jomard, loueur d'ânes, dont la femme est nourrice. Enfin on arrive dans une espèce de ruelle déserte, du côté de la route de Poissy, et on lit sur une porte charretière: Jomard tient des ânes.
Aussitôt madame Durand lâche le bras de Bellequeue et se précipite dans la cour de la maison, où elle aperçoit quatre enfans se roulant sur du fumier avec des poules et des canards, tout en grignotant un morceau de pain dont il est difficile de reconnaître la couleur.
Bellequeue arrive marchant sur ses pointes, c'était bien le cas; il regarde à son tour les quatre enfans, dont le plus petit, qui a seize mois, marche déjà avec ses frères.
«Est-ce qu'il est là-dedans?» dit le coiffeur. «—Eh non!... tout cela est trop âgé... Suzon! madame Jomard!... Suzon, apportez-moi donc mon fils!... ce cher Stanislas!...—Ce joli petit Jean!» dit Bellequeue.
La nourrice sort d'une petite salle basse dans un désordre qui n'avait rien de galant.
«Tiens! c'est monsieur et madame!» s'écrie-t-elle en renouant les cordons d'un jupon qui lui descendait à peine au mollet. «Tiens! c'te surprise!... Ah! ben!... vous surprenez joliment vot'monde!
»—Et mon fils, Suzon, apportez-moi donc mon fils!...—Oh! attendez, il est dans son berceau... Vous allez voir qu'il se porte ben...»
Madame Durand suit Suzon dans la salle basse, où le berceau de son fils est placé près d'un grand lit, dans lequel couche toute la famille Jomard, les parens à la tête, les enfans aux pieds. Le petit Jean dormait. Suzon le prend, et le donne à sa mère qui le couvre de baisers, et convient qu'il est en parfaite santé. «Mais son petit bonnet est un peu noir,» dit la maman. «—Ah! madame! il était tout blanc à c'matin; mais, dam'! les enfans, ça salit si vite... Eh ben! le papa ne vient pas l'embrasser!...
»—Ce n'est pas mon mari, c'est le parrain qui est venu avec moi...—Ah! j'savais ben que je le connaissais tout d'même.»
Bellequeue arrive, madame Durand lui présente l'enfant en disant: «Voyez comme il est beau!...»
Bellequeue s'avance pour embrasser son filleul, mais celui-ci, qui n'est pas content d'avoir été réveillé, met ses petites mains dans les bouffettes bien poudrées de son parrain.
«Il est superbe!» dit Bellequeue en tâchant de sauver sa coiffure endommagée par son filleul.
«Je crois qu'il me ressemblera,» dit madame Durand en prenant avec son enfant la route du jardin que lui indique Suzon. Pendant que la maman de Jean se livre aux douceurs de l'amour maternel, la nourrice conduit Bellequeue près de ses enfans et veut aussi les lui faire admirer; elle lui présente son dernier qui a seize mois et applique sur les joues du coiffeur ses deux petites mains pleines de terre, de fumier et d'autre chose; pendant ce temps, le second garçon arrive par derrière et s'attache aux mollets de Bellequeue; le troisième lui emporte son chapeau à cornes, le met sur sa tête, puis le jette dans un grenier; enfin le plus âgé grimpe sur le dos du beau monsieur et s'amuse à battre la caisse avec sa queue.
Le pauvre parrain ne sait plus où il en est, il ne peut se dépétrer des quatre enfans, il crie: «Holà!... mon chapeau... ma queue... mon habit... Eh bien, petits drôles!... vous me décoiffez!... madame Jomard, faites donc finir vos enfans.»
Mais Suzon rit aux éclats des petites gentillesses que font ses gas et madame Durand, qui revient, ne peut s'empêcher de rire aussi en regardant Bellequeue qui n'est plus reconnaissable, parce que le ruban de sa queue s'étant détaché, ses cheveux flottent sur ses épaules, et reviennent en partie sur son visage noirci par les mains de l'enfant.
«Ah, mon Dieu, mon cher Bellequeue, vous avez l'air d'un homme des bois!» dit madame Durand. Le coiffeur, qui préfère avoir l'air d'un homme policé, envoie un des petits gas sur un tas de paille, et Suzon, prenant un fouet, qui sert également aux ânes et à ses enfans, parvient à faire lâcher prise à ces derniers.
«Vous allez dîner avec nous, madame,» dit la nourrice; «dam', j'étions pas prévenue, mais je vous ferons toujours de quoi manger.—Volontiers, ma chère Suzon, ça fait que je ne quitterai pas mon fils.»
Bellequeue, qui commence à avoir assez de la famille Jomard, préférerait aller dîner chez un traiteur de la ville, et il en fait la proposition à madame Durand; mais celle-ci est décidée à rester; du beurre, du lait et son fils, voilà tout ce qu'il lui faut, et le parrain est forcé de se conformer à ses désirs.
Pendant que Suzon prépare le dîner, en se désolant de ce que son mari est absent, ce qui le prive du plaisir de voir les parens de Jean, Bellequeue parvient à trouver dans la maison un petit morceau de miroir devant lequel, à l'aide d'un petit peigne qu'il a toujours sur lui, il tâche de réparer le désordre de sa coiffure. Pendant qu'il se débarbouille, madame Durand le force à sucer un bâton de sucre d'orge qui a été dans la bouche de son fil», en lui disant: «N'est-ce pas que c'est bien bon?... hein, bonbon, nanan!... Il a souri en le suçant... ce cher amour!...
»—Nanan tout-à-fait!» dit Bellequeue en s'éloignant du sucre d'orge; et ayant cherché en vain de la poudre à poudrer, il se décide à se mettre un œil de farine sur sa frisure.
«—V'la le dîner,» dit Suzon; «asseyez-vous, madame; excusez si vous manquez de queuque chose; mais, dam'! c'est à la bonne franquette.»
On se place. Bellequeue ne trouve qu'un tabouret dont les quatre pieds tiennent encore; à ses côtés se mettent les quatre marmots qui ont si bien joué avec lui dans la cour; Suzon est en face; madame Durand veut, en dînant, tenir son fils sur ses bras.
On sert une soupe qui pourrait passer pour un flanc aux légumes; les enfans s'en bourrent, et présentent de nouveau leurs assiettes en disant: «J'en veux core!...
»—Vous allez les étouffer,» dit Bellequeue.—«Oh! que non, monsieur; ça les rend forts au contraire: voyez comme ils se portent!...»
L'aîné, pour montrer sa force, va tirer le tabouret de son frère; celui-ci tombe sur Bellequeue, en lui envoyant une cuillerée de soupe dans son gilet. Le parrain se lève avec humeur, en disant: «Madame Jomard, faites donc finir vos polisson!...»
Mais Suzon est allée chercher un plat de pigeons, dans lequel elle a mis toute sa science; et Bellequeue, après avoir essuyé son gilet, se remet à table et sert madame Durand qui veut absolument que son fils suce de petits oignons, et les présente ensuite à Bellequeue, en lui disant: «Allons, mangez... votre filleul y a goûté!... C'est bien meilleur.»
Le parrain n'a pas l'air de trouver cela meilleur; mais il avale les oignons, en faisant une légère grimace et en faisant tout son possible pour se garer de ses petits voisins, qui font souvent jouer leurs fourchettes sur son assiette.
«Madame Jomard,» dit Bellequeue, «il me semble que vous devriez apprendre à vos enfans à ne point ainsi dérober dans une assiette qui n'est point devant eux.—Bah! vous voyez ben que c'est pour jouer, pour vous faire des niches!—Certainement,» dit madame Durand. «—Des niches tant que vous voudrez; mais voilà la seconde aile que ce petit drôle me mange.»
Suzon sert une omelette au lard; c'est le plat de dessert. La vue de ce mets met tellement les marmots en gaîté, qu'ils font un concert de cris en avançant tous leur assiette.
«Sont-ils contens!» dit Suzon, pendant que les enfans se battent à qui sera servi le premier; et une des assiettes vole sur les genoux de Bellequeue, repoussée par un des petits gas, tandis que les autres continuent de lui faire des niches.
Mais le repas finit enfin, et Bellequeue s'empresse de tirer sa montre, en disant: «N'oublions pas que nous sommes loin de Paris, que c'est votre première sortie le soir, et qu'il serait imprudent de revenir tard. Déjà cinq heures... Il faut partir, ma chère commère; avant d'être aux voitures et d'arriver à Paris, il sera au moins huit heures.
«—Déjà partir!» dit madame Durand, «déjà quitter ce cher bijou!... C'est bien cruel... mais enfin je reviendrai... Entendez-vous, nourrice, je viendrai souvent le voir.—Oui, madame, et vous le trouverez toujours en bon état. Allons, mes enfans, embrassez madame qui m'a donné de quoi vous acheter des joujous.»
Bellequeue sent que c'est une invitation qu'on lui adresse; il tire sa bourse et donne aussi pour les petits espiègles qui l'ont tant amusé. Les marmots sautent après lui pour l'embrasser, et il voit le moment où son ruban de queue va encore être dénoué; mais après avoir embrassé son filleul, il esquive les quatre petits Jomard, saute lestement dans la cour, enjambe par-dessus les canards, et va se placer sur la porte de la rue, d'où il appelle madame Durand. Celle-ci se décide enfin à s'éloigner de la demeure de la nourrice, non sans y jeter encore de tendres regards.
«C'est une bien bonne femme que cette Suzon!... c'est une excellente famille que ces Jomard!» dit madame Durand à son compagnon. «Oui, excellente,» répond Bellequeue, en doublant le pas, de crainte qu'il ne prenne fantaisie à la maman de retourner embrasser son fils. On arrive aux voitures. Madame Durand déclare qu'elle ne montera que dans celle qu'elle verra presque pleine, afin de ne pas attendre comme à Paris. On trouve bientôt un coucou, dans lequel il y a encore une place dans l'intérieur.
«Montez,» dit Bellequeue, «moi je me mettrai près du cocher, au moins nous partirons sur-le-champ.»
Madame Durand monte; Bellequeue se place en lapin, et l'on fait route pour Paris. Cette fois le chemin semble devoir se faire sans accident; mais arrivés près de la barrière, le cheval s'abat, et Bellequeue, qui n'était pas préparé à cette chute, tombe sur la route et roule dans la poussière.
Heureusement il en est quitte pour quelques bosses à la tête; ce qui ne lui serait pas arrivé, dit madame Durand, s'il avait eu son chapeau dessus. On parvient, non sans peine, à relever le cheval qui enfin atteint sa destination. Madame Durand prend le bras de son compagnon qui boite un peu; et regagne sa demeure en lui disant: «Convenez, mon cher Bellequeue, que nous avons passé une journée bien agréable?—Oui, excessivement agréable!...» répond celui-ci en s'appuyant sur sa canne. «—Nous recommencerons, mon voisin; nous irons souvent voir cette bonne Suzon.»
A cela, Bellequeue ne répondit rien; il se contenta de souhaiter le bonsoir à madame Durand qui venait d'arriver à sa porte.