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CHAPITRE V.
ОглавлениеBAL CHEZ UN MAÎTRE DE DANSE.—ADOLESCENCE DE JEAN.
Jean avait treize ans, lorsqu'on jugea convenable de lui faire quitter l'école primaire, où depuis long-temps il repassait sa grammaire sans en retenir un mot. Cependant il lisait passablement, son écriture était presque déchiffrable; madame Durand déclara que son fils avait terminé ses études, qu'il en savait suffisamment du côté de l'utile, et qu'il ne s'agissait plus que de lui donner des talens agréables pour compléter son éducation.
M. Durand ne voyait rien de plus agréable pour un homme que de savoir ce qu'il fallait mettre de son ou de graine de lin dans un remède; mais Jean avait déclaré très-positivement qu'il ne voulait pas être herboriste: il fallut donc que le papa renonçât à l'espoir de voir son fils hériter de ses connaissances.
Madame Durand avait alors atteint sa quarante-huitième année, mais elle se mirait dans son fils. Jean devenait fort gentil; et une mère, en renonçant elle-même à l'espoir de plaire, met toute sa coquetterie dans ses enfans; elle est fière de leur beauté, et elle se fait souvent illusion sur leurs talens.
On ne pouvait guère se faire illusion sur ceux de Jean, qui n'était fort qu'au bouchon et au bilboquet; mais tout en faisant le diable, M. Jean chantait souvent, et l'on s'était aperçu qu'il avait la voix étendue et agréable. Madame Durand n'avait pas été la dernière à remarquer cela, et elle disait à tout le monde: «Mon fils pourrait briller à l'Opéra, si je voulais le mettre au théâtre. L'avez-vous entendu chanter?... Ah! quel beau timbre de voix!... il fredonnait ce matin: Le bon roi Dagobert a mis sa culotte à l'envers; je me suis crue aux Bouffies.»
Il fut décidé que Jean apprendrait la musique; et comme il était temps aussi qu'il sût tenir sa place dans un bal et faire avec grâce la poule et la chaîne anglaise, ou fit avertir M. Mistigris pour qu'il voulût bien faire un zéphyre de Jean.
M. Mistigris commençait à grisonner, ayant alors cinquante-trois ans bien sonnés; mais il prétendait que l'âge le rendait plus léger, et que, chaque année, il faisait les entrechats plus hauts que l'année d'auparavant. D'après cela, pour peu que M. Mistigris fût devenu octogénaire, il aurait fini par sauter aussi haut qu'une maison.
Il y avait long-temps que M. Mistigris avait demandé à entreprendre l'éducation du petit cousin. Il accourut donc avec sa pochette, admira les jambes de Jean, lui dit de tendre le coude-pied, et celui-ci le lui envoya dans le nez; le pria de faire un plié, et Jean se laissa tomber à terre. Le professeur dit que le jeune homme avait de superbes dispositions, et promit qu'il danserait presque aussi vigoureusement que lui.
Le maître de violon en dit autant parce qu'il voulait gagner ses cachets, et l'on donna une pièce de cent sous au petit Jean pour les belles dispositions qu'il n'avait pas montrées.
Jean courut dépenser ses cent sous avec ses amis Démar et Gervais. En quittant l'école, il n'avait pas perdu de vue ses deux camarades, qui demeuraient dans son quartier. Dès qu'il pouvait s'échapper de chez ses parens, il allait rejoindre ces messieurs, qui avaient leur lieu ordinaire de rendez-vous avec plusieurs autres polissons de leur âge.
Jean était toujours le bienvenu, parce que Jean avait constamment de l'argent dans son gousset, sa mère et son parrain voulant qu'il eût de quoi s'acheter ce qui lui était agréable; mais Jean n'était pas gourmand, et son argent passait bientôt entre les mains de ses amis, qui lui juraient une amitié à l'épreuve, et à quatorze ans on croit à de tels sermens. Il y a même des gens qui y croient encore en devenant hommes; cela fait leur éloge: les personnes qui sont de bonne foi ne suspectent point celle des autres.
Démar n'avait jamais d'argent, parce que ses parens, étant fort mécontens de lui, le traitaient avec sévérité, et voulaient lui ôter les moyens de faire des sottises. Gervais, né de gens peu fortunés, ne pouvait que bien rarement en obtenir quelque générosité. On juge avec quelle joie ces messieurs voyaient arriver Jean, qui était le richard de la société.
Démar dit à son ami: «Tu es bien heureux, tu peux avoir tout ce que tu veux... Avec de l'argent, on s'amuse, on dîne bien, on va en voiture... Si nous étions riches tous les trois, il faudrait voyager ensemble. Comme nous nous amuserions!
»—Il est certain,» dit Gervais, «que nous pourrions faire toutes nos volontés depuis le matin jusqu'au soir... Nous ne travaillerions jamais!... Nous irions courir, n'importe où! et le soir on ne nous mettrait pas en pénitence au pain et à l'eau.
»—Et moi,» répondit Jean, «ne veut-on pas maintenant me faire apprendre la musique et la danse!... C'est des bêtises que tout ça! Est-ce que j'ai besoin d'avoir encore des maîtres qui vont m'ennuyer?... Ah! je vais joliment me moquer d'eux pour les dégoûter de revenir... D'ailleurs, mon parrain dit que je fais bien des armes et que je me tiens bien droit... Est-ce que ce n'est pas assez?
»—Tiens, Jean,» reprit Démar qui paraissait réfléchir et méditer quelque projet, «si j'étais à ta place... je demanderais une petite somme à mon parrain... Il t'aime, il ne te refuserait pas. Avec cela nous irions tous les trois nous amuser dans les environs de Paris... Nous trouverions de plus belles places qu'ici pour jouer au bouchon et à la balle.
»—Nous pourrions enlever un cerf-volant; et, pendant ce temps-là, tes maîtres de musique et de danse ne t'ennuieraient pas.»
Jean né répondait rien; il voulait bien s'amuser et aller polissonner avec ses amis, mais il ne lui était pas encore venu dans l'idée de s'absenter pour quelque temps de la maison paternelle. Au milieu de ses étourderies, Jean aimait ses parens, et surtout sa mère qui lui donnait chaque jour tant de preuves de tendresse. Il oublia donc bien vite la proposition de Démar.
Mais le maître de musique, qui tenait à recevoir son cachet, était exact à venir donner sa leçon. Son élève se montrait cependant très-indocile; il ne voulait point solfier; il sifflait quand son maître lui donnait le la; il battait la retraite sur ses cuisses pendant qu'on lui chantait la gamme, et quand on lui plaçait le violon dans les mains, il le laissait tomber à terre.
De telles gentillesses lassèrent enfin la patience du maître. Après quatre mois de leçons, pendant lesquelles Jean ne voulut pas même apprendre à jouer l'air des bossus, le professeur déclara à monsieur et à madame Durand que leur fils ne voulait rien faire, et qu'il ne saurait jamais la musique.
«—J'en étais sûr,» dit l'herboriste. «Quand on n'a pas su se connaître à faire un bain d'herbes émollientes, on ne doit pas pouvoir apprendre la musique: emollit mores.
»—Ce maître-là ne sait ce qu'il dit!» s'écrie madame Durand; «il n'a pas su s'y prendre!... C'est un mauvais professeur; nous en donnerons un autre à mon fils. Au reste, vous voyez bien qu'il n'a pas besoin de connaître la musique pour chanter.»
M. Mistigris n'était guère plus heureux avec Jean, qui cependant s'amusait aux dépens de son cousin le danseur. Quand il s'agissait de faire un pas, il priait M. Mistigris de l'exécuter plusieurs fois devant lui, assurant que cela le lui apprendrait mieux. Le vieux maître à danser ne se faisait pas prier; il sautait, tournait, faisait des ronds de jambe et des entrechats devant son élève, qui, assis tranquillement dans un fauteuil, s'amusait de voir M. Mistigris se mettre en nage. Jean applaudissait lorsqu'il était content; il criait bravo quand son professeur sautait bien haut. La leçon se passait presque toujours ainsi. Jean regardait et Mistigris dansait, de sorte qu'on aurait pu croire que c'était ce dernier qui recevait des leçons de Jean.
Mais cette manière d'enseigner ne dérouillait nullement les jambes de l'élève; et M. Mistigris dansait depuis plusieurs mois devant Jean, sans que celui-ci tînt ses pieds plus en dehors. Le professeur imagina un autre moyen pour donner à son élève le désir de bien danser.
M. Mistigris, suivant l'usage de quelques-uns de ses collègues, rassemblait ses élèves chez lui une fois par semaine; et, quoiqu'il logeât au troisième étage d'une maison de la rue des Gravilliers, il se figurait donner des bals champêtres à l'instar de ceux de la Chaumière et du Wauxhall.
M. Mistigris dit donc un jour à madame Durand:
«Ma chère cousine, comme mon élève, votre fils, n'a pas encore une connaissance parfaite des figures, je crois qu'il serait nécessaire qu'il vînt quelquefois à mes petits bals; il y verra de mes élèves des deux sexes qui vont fort bien. Cela ne peut que lui donner le goût des jolies poses et l'amour des battemens, sans lequel un jeune homme ne sait sur quel pied danser dans le monde.
»—Vous avez parfaitement raison,» dit madame Durand; «mon fils ira à vos bals.—C'est après-demain le jour; faites-moi l'amitié de l'y conduire... Vous verrez une charmante réunion, des gaillards qui sautent jusqu'au plafond, et des demoiselles qui lèvent la jambe à la hauteur de mon épaule.—Ça me fera grand plaisir.—Vous savez le numéro?... D'ailleurs vous entendrez la musique d'en bas.—A quelle heure cela commence-t-il?—Oh! de bonne heure... dès qu'on est deux je forme un quadrille. Je compte sur vous; avec des amis, si cela vous fait plaisir.»
Madame Durand prévient son fils qu'elle va le mener au bal. Comme Jean n'avait jamais été au bal, il ignorait si cela l'amuserait. M. Durand ne voulant point quitter sa boutique pour aller voir danser, on propose à Bellequeue d'être de la partie, et il accepte avec plaisir, parce qu'il a été grand amateur de danse.
Le jour de la réunion étant arrivé, madame Durand fait faire une belle toilette à son fils, qui préférerait à son habit à la mode et à son joli chapeau, la veste du matin avec laquelle il va faire le diable avec ses intimes amis; mais il n'y a pas cette fois moyen de s'esquiver. Madame Durand ne quitte pas son fils; elle ne le perd point des yeux, et lui donne de petites tapes sur les joues en l'appelant mauvais sujet, mais d'un air qui veut dire: Tu es bien aimable.
Bellequeue ne se fait pas attendre. Sa toilette est soignée, sa coiffure exhale de loin la vanille et le jasmin; il a mis plus de poudre qu'à l'ordinaire, afin de mieux dissimuler les cheveux blancs qui commencent à arriver. Il tient d'une main son chapeau à trois cornes, de l'autre des gants serin tout neufs; il semble avoir encore toute la vigueur de sa jeunesse en présentant son bras à madame Durand.
On part, et l'on arrive rue des Gravilliers. Il est sept heures du soir et il fait encore jour; mais madame Durand a oublié le numéro de la maison; heureusement on entend le son d'un instrument, et, en levant la tête, on aperçoit, à la croisée d'un troisième M. Mistigris qui joue, non pas de la pochette, mais du violon, en se tenant presqu'en dehors de la fenêtre et criant les figures dans la rue, comme s'il voulait faire danser les passans.
«C'est là,» dit madame Durand, «le voilà, je le reconnais,—Diable!» dit Bellequeue, «il paraît que le bal est déjà en train, car il dit les figures... Mais où est donc la porte? Ce doit être cette allée... Entrons.»
On entre dans une allée étroite, noire et très-profonde au bout de laquelle on cherche, en tâtonnant, à trouver l'escalier.
«Où allons-nous donc par ce cassecou?» dit Jean. «—Au bal, mon fils.—Il est certain,» dit Bellequeue, «qu'il aurait dû mettre ici un lampion ou une lanterne pour les jours de danse... Mais il y a peut-être un portier... Appelons: holà!... portier!... portière!... Où est l'escalier qui mène au bal?»
On ne reçoit pas de réponse. Bellequeue appelle encore, enfin une voix cassée, qui semble partir du premier, dit: «Qu'est-ce que vous demandez?—Nous demandons le bal de M. Mistigris.—Montez au troisième.—Mais nous ne trouvons pas l'escalier.—Allez à droite, dans l'enfoncement.—Infiniment obligé.»
Et Bellequeue, qui marche en éclaireur, pousse bientôt un cri de joie en disant: «Victoire! je tiens la rampe! Venez me prendre la main, je vous guiderai.»
On suit Bellequeue. Arrivé au premier étage, on commence à distinguer un peu devant soi; au second on voit presque les marches; au troisième il fait jour, et on lit sur une porte: «Mistigris donne des leçons de danses françaises et étrangères; on trouve chez lui des chaussons. Sonnez fort, s'il vous plaît.»
Bellequeue met ses gants, rajuste sa cravate et sonne, tandis que madame Durand arrange sa collerette et frotte le bras de son fils qui a blanchi son habit dans l'escalier. Une bonne d'une cinquantaine d'années ouvre la porte, et introduit la société dans une antichambre d'où on entend dans le lointain le violon de Mistigris.
La bonne prend les chapeaux de ces messieurs et leur donne en échange des cartes sur lesquelles sont des numéros. «Pourquoi faire ça?» dit Jean. «—C'est pour qu'on retrouve plus facilement son chapeau,» dit Bellequeue. «—Oh! il paraît que c'est tout-à-fait dans le grand genre.
»—Désirez-vous des chaussons, messieurs?» dit la bonne. «—Je n'ai pas encore faim,» dit Jean. «—Ce n'est pas cela, mon fils, ce sont des chaussures commodes pour ceux qui dansent ou qui viendraient en bottes; mais vous êtes très-bien, messieurs; d'ailleurs pour la première fois la société aura de l'indulgence.»
Bellequeue présente sa main à madame Durand, en disant à la bonne: «De quel côté le bal?»
La bonne marche devant eux dans un long couloir, au bout duquel on se trouve dans une vaste pièce qui n'est meublée que de banquettes, et dans laquelle on n'aperçoit que M. Mistigris qui continue de jouer du violon et de crier les figures en se tenant bien en dehors de sa croisée.
Bellequeue et madame Durand regardent dans tous les coins et cherchent une autre porte, espérant découvrir les danseurs. M. Mistigris, les apercevant, quitte cependant sa croisée et vient les recevoir en continuant de jouer du violon. «Ah! vous voilà!... C'est bien aimable de vous être rappelé que c'est ce soir mon jour de bal... monsieur Bellequeue, je suis charmé de vous voir... Ah! voilà mon élève! Voyez-vous le gaillard il s'étend déjà sur les banquettes... Il va joliment s'en donner!... La poule!»
Et, après avoir dit cela, M. Mistigris va se remettre contre sa croisée en raclant plus fort que jamais.
«Ha ça, mais où sont donc les danseurs, mon cousin?—Ah! ils ne sont pas encore arrivés... mais on va venir... Oh! on viendra; il n'est pas tard.—Et pourquoi donc criez-vous les figures en jouant du violon, quand vous êtes tout seul?—Ah!... l'habitude, et puis ça fait bien, c'est pour les passans... Ça donne envie de monter et d'apprendre à danser... Vous ne jouez pas de quelque instrument, monsieur Bellequeue?... J'ai un cor de chasse là.—Non, je n'en sais pas jouer.—C'est dommage, vous vous seriez mis à la fenêtre à côté de moi... Mais nous pouvons commencer... Rien n'empêche de former un quadrille; madame Durand avec son fils, monsieur Bellequeue et ma bonne... Oh! elle danse très-bien; elle fait mieux les figures que les ragoûts, elle est si habituée à faire les utilités... Holà! Nanette, ici... Il nous manque un quatrième... Vous allez voir comme elle s'en tire.»
Mais madame Durand ne veut pas absolument danser, et Bellequeue ne se soucie pas d'étrenner ses gants serin avec la bonne. Dans ce moment on entend sonner: la figure de Mistigris s'épanouit, il crie à Nanette: «Voilà du monde, allez donc ouvrir!—Je croyais qu'il fallait danser, monsieur,» dit la bonne, qui a déjà retourné le coin de son tablier pour faire la quatrième. «Allez ouvrir, Nanette, vous danserez si on a besoin de vous.»
Nanette paraît beaucoup aimer à danser, cependant elle va ouvrir, et bientôt on voit arriver un grand jeune homme en pantalon de nankin et en bas bleus, qui met d'abord ses pieds en dehors avant de saluer, et fait ensuite une profonde révérence à chaque personne de la société.
«C'est bien, c'est très-bien, Charlot,» dit Mistigris qui n'a pas quitté sa fenêtre; «un peu plus bas encore... C'est ça... Reposez bien votre tête sur vos épaules... Maintenant une petite scène d'Annette et Lubin avant le bal.»
Le grand Charlot ôte son habit, et met son mouchoir rouge en ceinture, paraissant se préparer à entrer en scène, tandis que Mistigris dit à madame Durand: «C'est un jeune homme qui se destine à la pantomime, et je lui donne des leçons, parce que la pantomime est naturellement fille de la danse... La bonne, asseyez-vous là, vous représenterez la bergère.»
La bonne, qui sert à tout, va se placer sur une banquette; le jeune homme court dans la salle en faisant des glissades; il va ensuite se mettre à genoux à quelques pas de sa bergère et commence, en pantomime, une déclaration, lorsque Jean, qui croit que Charlot a ôté son habit pour jouer au cheval fondu, ôte aussi le sien, et s'élance lestement par-dessus la tête de M. Charlot, de manière à tomber entre lui et Nanette.
«Bravo!» dit Bellequeue, «je n'aurais pas mieux sauté à quinze ans.»
Dans ce moment on entend sonner. La bergère est obligée d'aller ouvrir la porte, et M. Mistigris dit au jeune homme qui est resté à genoux: «Mon ami, j'ai trop de monde aujourd'hui, le bal va s'ouvrir, la pantomime sera pour une autre fois.»
Madame Durand remet à son fils son habit, et le supplie d'avoir une tenue décente. Dans ce moment quatre personnes entrent dans le salon. C'est une maman qui amène ses trois filles. M. Mistigris quitte sa croisée en s'écriant: «Toute la famille Mouton!... Ah! c'est charmant! nous serons au grand complet.»
Madame Mouton est une grande et grosse femme de cinquante ans, bourgeonnée comme un vigneron, et ayant la lèvre supérieure surmontée de petites moustaches brunes qui feraient honneur à un conscrit. Elle est coiffée d'un bonnet de gaze orné de roses, tandis que ses trois filles ont de simples capotes qui leur cachent presque toute la figure. Madame Mouton ne manque jamais d'assister aux leçons de danse de ses demoiselles dont elle prend aussi sa part; c'est une des plus infatigables danseuses des bals de M. Mistigris.
Pendant que la famille Mouton fait des révérences, que le grand Charlot y répond en saluant jusqu'à terre, que Bellequeue remet ses gants en disant: «Ça commence à devenir animé;» et que la bonne murmure avec humeur: «Allons, v'là toute la famille Mouton! on n'aura pas besoin d'une quatrième!» Mistigris est allé chercher un tambourin qu'il place sur la croisée, auprès de lui, et il fait signe à Jean, qui va battre la caisse pour accompagner le violon. Jean ne s'amuse pas à battre en mesure, il ne cherche qu'à faire du bruit; mais c'est tout ce que veut Mistigris, qui s'écrie en regardant par la fenêtre: «On nous écoute dans la rue... Il y a deux personnes arrêtées... Ferme, Jean... La chaîne des dames.»
On sonne de nouveau: ce sont trois jeunes clercs d'avoués qui viennent rire au bal de M. Mistigris, et tâcher d'y faire une connaissance honnête; puis arrive une petite fille de sept ans, avec son papa; puis deux demoiselles ou dames qui paraissent avoir l'habitude d'aller partout, et vont s'asseoir dans le salon, comme si elles se plaçaient au parterre de chez madame Saqui.
«Ça sera très-nombreux,» dit madame Durand à Bellequeue. «Je savais bien que mon cousin avait la vogue.»
Bellequeue ne fait semblant de rien; mais il va regarder dans une glace si sa coiffure n'est point abattue. Mistigris est dans le ravissement d'avoir tant de monde, et sa bonne vient lui dire à l'oreille: «Monsieur, il y a de quoi former deux quadrilles en me faisant faire la quatrième.
»—Allons, en place, en place,» crie le maître de danse, de sa croisée où il a établi son orchestre. «Messieurs, invitez vos dames.»
Deux des clercs invitent les jeunes filles qui sont venues sans papa et sans maman; un troisième prend une des demoiselles Mouton, Bellequeue en invite une autre, et Charlot se place avec la petite fille de sept ans.
Mais il manque un vis-à-vis, et il ne reste plus en fait de cavalier que le papa de la petite fille, qui a la goutte, et M. Jean, qui a déclaré qu'il ne danserait pas. Alors madame Mouton se lève et dit: «Je vais faire l'homme, moi,» et elle se place avec une de ses filles en face du grand Charlot, tandis que Nanette murmure dans un coin de la salle: «Quand cette madame Mouton est ici, il n'y a plus moyen de faire ni la dame ni le cavalier.»
Le signal est donné, les danseurs partent. Madame Mouton, en se disant: «N'oublions pas que je fais l'homme,» s'élance avec tant de force, qu'au premier choc elle jette par terre la petite fille qui lui fait face; mais celle-ci se relève en riant, et la figure va son train.
Bellequeue part ensuite; il danse comme au temps où l'on portait de la poudre. Mistigris lui crie: «On ne fait plus de passes, monsieur Bellequeue, ça n'est plus la mode...—Ça m'est égal,» dit Bellequeue, «je veux en faire, c'est toujours joli.»
A la seconde figure, Jean a crevé le tambourin; Mistigris s'arrête, désespéré de cet accident. «Allez toujours avec le violon,» dit madame Mouton; «nous n'avons pas besoin du tambourin pour marquer la mesure.» En effet, la maman la marquait à chaque pas de manière à faire sauter les banquettes; mais M. Mistigris, qui est bien aise d'avoir un orchestre, va chercher un flageolet qu'il donne à Jean, en lui disant: «Sais-tu souffler un peu là-dedans?—S'il ne faut que souffler,» dit Jean, «vous verrez comme je m'en acquitte.»
On reprend la contre-danse au son du violon et du sifflet de Jean, qui souffle de manière à se faire entendre des deux bouts de la rue. Tout en indiquant les figures, M. Mistigris donne quelques avis à ses élèves en criant à l'un: «Arrondissez les bras!...» A l'autre: «De l'abandon en balançant... Un entrechat ici. Souriez à votre dame... souriez donc.»
Madame Mouton et Bellequeue font leur profit des leçons du maître; l'une sourit toujours, l'autre se donne tant d'abandon que la sueur coule de son front avec la poudre et la pommade. Enfin le quadrille finit. Il était temps pour Bellequeue et madame Mouton, qui semblaient jouter à qui ferait le plus de poussière.
Après la contre-danse, Jean jette de côté le flageolet et fait la roue et la culbute dans le milieu du salon.
«Est-il enfant!» dit madame Durand, «il joue encore comme à six ans!
»—Preuve d'innocence et de candeur, dit Bellequeue. «—C'est vrai,» dit madame Mouton, «je faisais aussi très-bien la culbute, je ne sais pas si je m'en souviendrais encore.»
Comme personne n'est curieux de voir madame Mouton faire la culbute, on se contente d'applaudir Jean, en disant: «Il fait bien chaud ici... Si l'on pouvait se rafraîchir.»
Pour tout rafraîchissement, la bonne, qui a sans doute un bénéfice sur les chaussons, va, après le quadrille, demander si l'on veut changer de chaussure pour mieux danser, et M. Mistigris arrose la salle avec un entonnoir, en disant: «Il n'y a rien qui rafraîchisse mieux que cela.»
On forme une nouvelle contre-danse, et cette fois madame Mouton fait la dame avec Nanette qui fait l'homme, parce que Jean ne voulant plus souffler dans le flageolet, c'est le grand Charlot qui le remplace à l'orchestre, et madame Mouton demande la petite laitière dont elle aime beaucoup la figure.
On danse plusieurs quadrilles dans lesquels madame Mouton s'est montrée infatigable; Jean, qui ne s'amuse pas de voir danser, s'est étendu sur une banquette sur laquelle il dort profondément, et Mistigris dit à madame Durand: «Envoyez-moi votre fils toutes les semaines; vous verrez combien il acquerra en assistant à mes bals. D'ailleurs cela forme un jeune homme, cela lui donne l'habitude des réunions et de la bonne société. J'ai quelquefois plus de monde que cela; il m'est arrivé d'avoir vingt personnes à la fois... Mais alors on paie dix centimes par quadrille... Ce sont les profits de Nanette.»