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ОглавлениеLES CHEVAUX AMATEURS DE MUSIQUE.
Cependant, Angélique, n’étant revenue de Paris que la veille, n’avait pas vu tondre les moutons. Mais elle arrivait à temps pour voir faire les foins, pour se faire traîner dans les charrettes vides qui retournaient aux prés et pour dîner sur l’herbe, où l’on dîne mieux que partout ailleurs, à cet âge-là.
Comme la nuit approchait, et que les derniers faucheurs quittaient un à un la prairie, les trois petits garçons et la petite fille, un peu intimidés tous les quatre, formaient deux groupes inégaux sous le porche couvert de chèvrefeuille; eux trois d’un côté, elle toute seule de l’autre. Combien de temps seraient-ils restés ainsi, je ne sais, lorsque le grand-papa, sortant bien à propos de la maison, s’assit lui-même sous le porche et leur servit de trait d’union.
Maintenant, je dois vous faire connaître M. Godefroy: c’était le meilleur des hommes, et il était avec cela bien élevé. Chacun l’aimait dans la maison, depuis les personnes de la famille jusqu’aux gens de service; à la fois très sage et très ferme dans ses résolutions, il s’était acquis l’estime générale, et, jusqu’aux animaux de la ferme, tout le monde aimait à le voir. C’était, d’ailleurs, un beau spectacle que ces troupeaux de la plus belle race, gras, luisants, bien portants, à la fois bien conduits et obéissants. Au marché, les bêtes de M. Godefroy primaient les autres, en raison des soins qu’il en avait pris.
Au moment où nous faisons sa connaissance sous le porche au chèvrefeuille, un rayonnement de tendresse éclairait sa vieille figure, qui brillait encore des couleurs de la santé ; entourant du bras la jeune étrangère, il l’attira vers lui, l’assit sur ses genoux, tandis que les trois petits garçons se groupaient autour de lui, selon leur coutume
Au même moment, et avant que personne eût ouvert la bouche, on entendit au loin des clochettes tinter le plus agréablement du monde. Sans doute, ce n’était pas ce qui peut s’appeler de la musique, mais c’était une mélodie d’une espèce particulière, et qui se mariait à merveille à la lumière du crépuscule et aux dernières notes des oiseaux dans l’air obscurci. Angélique, qui avait entendu à Paris de la musique pour tout de bon, n’avait cependant rien entendu de plus doux, de plus harmonieux: cela ressemblait, en quelque sorte, au murmure de l’eau qui court sur les cailloux. Les petits garçons et le grand-papa savaient bien ce que c’était, et Angélique le vit bientôt de ses yeux.
Fig. 9. — Monsieur Godefroy et ses petits enfants.
C’était l’attelage de la ferme, qui allait au moulin porter du blé à moudre, chaque cheval ayant un jeu de clochettes dans son harnais. Les belles bêtes allaient tout doucement en levant la tête, comme pour mieux entendre leur musique.
«Oh! grand-papa,» s’écria Angélique, «que c’est joli!
— Oui,» répondit M. Godefroy, «surtout lorsqu’on pense que les chevaux sont très sensibles à la musique; et c’est ce dont on ne peut douter, quand on en observe l’effet sur les chevaux de régiment.
«En 1829, le duc de Buccleuch avait chez lui, en Écosse, un de ses amis, que les chevaux de la vénerie ne connaissaient pas. Ils se sauvaient à son approche, quand il entrait dans le clos où on les laissait quelquefois paître et s’ébattre en liberté ; voyant cela, l’étranger se mit à jouer d’un instrument à la mode en ce temps et qui s’appelait la «petite harpe éolienne». On en faisait vibrer les cordes en soufflant dessus, comme le vent fait vibrer celles de la harpe éolienne proprement dite, qu’il était de mode aussi d’attacher dans le haut des arbres ou sur le pignon du toit des maisonnettes, telles qu’il y en a dans beaucoup de parcs.
«Petite ou grande, la harpe éolienne rend des sons extrêmement doux, qui faisaient immédiatement dresser l’oreille aux chevaux; ils se tournaient même du côté du musicien. Jouait-il de nouveau, ils s’approchaient; s’en allait-il, ils le suivaient. Enjambant alors la palissade qui séparait le clos des chevaux de la plaine, il recommençait à jouer. Alors un des chevaux, incapable de résister à la fascination que les sons de l’instrument exerçaient sur lui, s’approchait de la palissade, posait la tête près de la poitrine du musicien qui se tenait de l’autre côté, et paraissait l’écouter avec délices. Bientôt les autres chevaux arrivaient un à un avec l’intention d’en faire autant que le premier. Satisfait de cette preuve de son savoir-faire, et ne désirant peut-être pas la pousser plus loin, l’ami du duc de Buccleuch mettait son instrument dans sa poche et se retirait en silence.
— N’est-ce pas étonnant?» s’écria Guillaume.
— Si j’étais cheval,» dit Angélique, «je voudrais toujours entendre de la musique en travaillant.
— Grand-papa prétend,» fit remarquer Jacques, «qu’ils travaillent mieux lorsqu’ils entendent tinter les grelots.
— Puisque les soldats marchent au son de la musique,» reprit Guillaume, «je ne vois pas pourquoi les chevaux n’en feraient pas autant.
— Nos chevaux auront donc de la musique,» dit le jeune Saint-Aignan; «dès que mon père sera revenu, je lui demanderai de leur donner des grelots.
— Est-ce que tous les chevaux en ont?» demanda Angélique.
— Non,» répondit le grand-papa, «plus maintenant, du moins, car c’était autrefois un usage général; mais on y a renoncé, par économie. Quant à moi, j’ai pensé que si réellement le cheval travaille mieux quand on lui donne le plaisir de cette petite musique de son goût, l’économie susdite ne valait rien; il vous rend le prix des grelots par son travail. Le cheval est un noble animal, très intelligent, surtout très nerveux; il n’est donc nullement impossible que la musique ait une certaine action sur son organisation si sensible. Tour à tour la musique excite ou calme les cœurs. Comme le disait Guillaume, les soldats marchent aux sons de la musique; quand les ouvriers réunis, quel que soit leur genre de travail, se mettent à chanter en chœur, le travail leur semble plus léger, et cela leur réjouit l’esprit.
Fig. 3. — Chevaux à l’abri.
— Quand nous allions en bateau chez mon oncle Francis,» dit Angélique, «papa, maman, mon oncle et ma tante ne cessaient de chanter, disant qu’ils n’en ramaient que mieux.
— Sans nul doute,» reprit le grand-père, «la musique allège l’ouvrage, et. pour les chevaux, vous venez de voir, mes enfants, qu’il leur est naturel de l’aimer. C’est un goût que le bon Dieu leur a donné, et comme il est d’un père de se prêter, autant que possible, aux goûts de ses enfants quand ils n’ont rien que d’innocent, un bon maître doit récompenser de fidèles serviteurs, qui ont bien le droit, il me semble, d’attendre que nous allions au devant de désirs qu’ils ne peuvent nous exprimer qu’imparfaitement. Agir autrement, c’est faire preuve d’un égoïsme qu’ils n’ont pas. Plus j’ai songé à ce que je viens de vous dire là, plus je me suis confirmé dans la pensée que j’avais raison, et je n’ai cessé de témoigner aux chevaux l’affection qu’ils m’inspirent; en même temps, j’ai toujours tenu compte de leur caractère particulier, de leurs dispositions, de leurs instincts. De cette façon, j’ai toujours eu, tant pour mon usage personnel que pour les travaux de la terre, d’excellents chevaux. Enfin, il m’a été quelquefois donné de plaider la cause de toute la race.
— Ah! grand-papa,» dit fièrement Jacques, «il n’y a pas que les chevaux qui vous aiment!»