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LA VARIATION EXPÉRIMENTALE

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L’exploitation des animaux nécessitant une connaissance parfaite des phénomènes de variation, nous croyons pouvoir donner sous une forme générale un développement que ce problème n’a trouvé dans aucun traité d’élevage. C’est surtout au point de vue expérimental que nous nous placerons en recherchant les faits dans toutes les races d’animaux afin de mieux faire saisir les diverses influences qui peuvent agir sur le cheval, qui agissent sûrement sur lui, mais que nous n’observons pas toujours.

On peut dire que l’étude de la variation consiste:

1° A noter et à classer les différences entre les parents et leurs descendants;

2° A déterminer par l’observation et par l’expérience les causes de ces différences et spécialement à rechercher pourquoi certaines de ces différences seulement sont transmises aux générations futures.

Les faits relatifs à la variation ont été étudiés tout au long, dans un ouvrage récent, par M. Bateson; aussi discuterai-je surtout les causes de la variation.

De tout temps, on a remarqué des différences de forme et de tempérament entre les reproducteurs et leurs produits; depuis longtemps les éleveurs ont noté des traits nouveaux parmi leurs sujets et dans leurs troupeaux; pourtant l’étude systématique de la variation est de date tout à fait récente. Cela n’a rien de surprenant. Tant que l’idée d’immutabilité des espèces a prévalu, la collecte de faits relatifs à la variation et l’étude des causes de ce phénomène n’avaient rien d’attirant; plus tard, après l’apparition, en 1859, de l’Origine des espèces, les biologistes furent surtout absorbés par la discussion de la théorie de la sélection naturelle. Mais aujourd’hui que ces discussions sur la nature et l’origine des espèces ont cessé de retenir d’une façon aussi exclusive l’attention des biologistes, la variabilité des espèces, — origine du développement progressif, — prend une place de plus en plus grande dans les préoccupations de la science biologique.

Pour étrange que cela puisse paraître, les naturalistes de la fin du XVIIIe siècle s’occupaient plus des causes de variation que ne le firent leurs successeurs de la fin du XIXe siècle. Buffon, qui a traité presque tous les grands problèmes intéressant aujourd’hui les naturalistes, a envisagé la question de variation, et il arrive à cette conclusion qu’elle est due à l’action directe du milieu; il a même inventé une théorie (qui ressemble étrangement à la théorie de la pangenèse de Darwin) pour expliquer comment les variations somatiques sont converties en variations germinales. Erasmus Darwin et Lamarck ont eu aussi leurs idées sur les causes de variations. Erasmus Darwin croyait que la variabilité résultait des efforts faits par l’individu, de nouvelles structures étant graduellement élaborées par les organismes qui s’efforçaient constamment de s’adapter au milieu ambiant. Vers la même époque, Lamarck s’efforçait de prouver que les changements dans le milieu ambiant produisaient de nouveaux besoins qui, à leur tour, provoquaient la formation de nouveaux organes et la modification des anciens, l’usage ayant pour conséquence de perfectionner les nouveaux et le non-usage entraînant la disparition des anciens. Tous deux, Erasmus Darwin et Lamarck, sans essayer de rechercher une explication comme celle que fournit la pangenèse, sans même en voir le besoin, semble-t-il, admettaient que les modifications définitivement acquises étaient transmises aux descendants; tous deux admettaient en outre que les variations ne se produisaient pas dans plusieurs directions, mais dans une seule; ils n’avaient par suite pas à se préoccuper de la sélection. Les spéculations d’Erasmus Darwin et de Lamarck n’eurent que peu d’influence; il appartenait à Charles Darwin d’établir sur de nouvelles bases, plus durables, la théorie de l’évolution.

Charles Darwin se rendit nettement compte que la variation se produit dans des directions différentes et il arriva à cette conclusion, d’une portée immense, que les variétés les mieux appropriées sont celles qui ont chance de donner naissance à de nouvelles espèces. Bien qu’impressionné par l’importance exceptionnelle de la sélection, Charles Darwin comprenait que «son action dépendait absolument de ce que, dans notre ignorance, nous appelons la variation spontanée ou accidentelle». Pourtant Darwin s’occupa finalement, plus de la sélection que de la variation, sans doute parce qu’il croyait que la variabilité ne tenait qu’une place tout à fait secondaire comparativement à la sélection naturelle; il est à noter toutefois qu’il s’efforça, plus que tout autre naturaliste, de recueillir les faits relatifs à la variation, et qu’en outre il s’occupa assez longuement des causes de la variation. Il inclinait à penser que «ces variations de toutes sortes et de tous degrés sont causées, directement ou indirectement, par les conditions de la vie à laquelle chaque être, ou plus spécialement ses ancêtres ont été exposés». De toutes les causes qui produisent la variation, il croit que l’excès d’aliments est probablement la plus puissante. Enfin, en dehors des variations se produisant spontanément suivant des lois fixes et immuables, Darwin pense avec Buffon qu’il y a aussi des variations causées par l’action directe du milieu environnant, et il admet avec Lamarck que l’usage et le non-usage des parties peuvent expliquer la transmission des variations de ce genre.

Prince Alert ambleur américain, record du mille en 157 le cheval de harnais le plus vite du Monde.


Darwin semble avoir toujours regardé l’action directe des circonstances ambiantes, ainsi que de l’usage et du non-usage, comme n’étant le plus souvent que des causes subsidiaires de variations; mais M. Herbert Spencer et ses élèves considèrent l’ «héritage par usage comme un facteur de toute importance en matière d’évolution, tandis que Cope et ses élèves en Amérique, par un mélange de la konetogenèse de Spencer et de l’archaesthétisme de Lamarck, semblent vouloir expliquer l’évolution des animaux sans le secours de la sélection naturelle. M. Weissmann et d’autres ont donné, dans ces derniers temps, de fortes raisons à l’appui de cette thèse, que toute variation est le résultat de changements dans le plasma germinatif, changements finalement dûs à des stimulants extérieurs, le milieu environnant agissant directement sur les organismes unicellulaires, indirectement sur les organismes multicellulaires.

On peut désigner comme néo-lamarckiens les biologistes qui croient avec M. Herbert Spencer, à la loi de l’habitude et de la désuétude, et comme néo-darwiniens, ceux qui, avec Weissmann, refusent d’accepter la doctrine de la transmission des caractères acquis et, dans le cas d’organismes multicellulaires, l’influence directe du milieu ambiant comme une cause de variation. En discutant la variabilité, je supposerai que toutes les variations sont transmises par les cellules-germes, que la cause primaire de la variation est toujours l’effet d’influences extérieures, telles qu’aliments, température, humidité, etc., et que «l’origine d’une variation est également indépendante de la sélection et de l’amphimixie» (Weissmann, le Plasma-germe, p. 431), l’amphimixie étant simplement l’ensemble des moyens par lesquels se produisent les différences par hérédité et les différences acquises par les cellules-germes durant leur croissance et leur maturation.

Théoriquement, le descendant devrait être un mélange égal des parents et (à cause de la tendance à la réversion) de leurs ancêtres respectifs; quand il y a déviation soit dans une direction ancienne, soit dans une direction nouvelle par rapport à cette condition intermédiaire idéale, on peut dire qu’il y a variation subie. Les variations les plus évidentes consistent en une différence de forme, de teinte et de couleur, dans la rapidité de croissance, dans la période à laquelle est atteinte la maturité, dans la fécondité, dans le pouvoir de résister à la maladie et au changement de l’ambiance.

Fréquemment certains des descendants ressemblent absolument aux ancêtres immédiats, tandis que d autres, ou bien rappellent un ou plusieurs des ancêtres éloignés, ou bien représentent des types intermédiaires entre les parents, ou encore offrent des caractères tout à fait nouveaux. Des semis similaires d’une même capsule donnent souvent des sujets différents. Pouvons-nous, pour expliquer ces différences, nous contenter de dire avec Darwin que les variations sont dues à des lois fixes et immuables, ou nous faut-il souscrire à l’assertion de Weissmann déclarant qu’elles sont «dues à la récurrence constante de légères inégalités de nutrition du plasma-germe » ? Weissmann explique les variations ordinaires en disant que la réduction du plasma-germe durant la maturation de la cellule-germe est qualitative aussi bien que quantitative, autrement dit que le plasma-germe retenu dans l’ovule pour former le pré-noyau femelle serait différent du plasma-germe déchargé dans le second corps polaire. Il explique les variations discontinues par «l’action permanente de changements uniformes dans la nutrition ». Ces changements uniformes dans la nutrition agissent pour modifier dans une direction constante les groupes susceptibles de germes-unités (déterminants) et donnant naissance, après un certain temps, à des genres nouveaux. Devons-nous nous déclarer satisfaits de ces explications, ou est-il possible de nous rendre compte de quelques-uns des cas de variabilité que nous rencontrons, par exemple, des différences dans la maturité des parents ou des cellules-germes, en mettant ces cas au compte de l’influence exercée sur les cellules-germes par les croisements ou d’une modification du soma dans lequel elles sont logées, soit qu’il y ait augmentation de vigueur par suite d’un changement de nutrition ou d’habitat, soit, au contraire, qu’il y ait dépérissement par suite de circonstances environnantes défavorables ou de maladie? En d’au très termes, y a-t-il des raisons valables de croire que les cellules-germes sont extrêmement sensibles aux changements pouvant survenir dans leur ambiance immédiate, c’est-à-dire aux modifications du corps ou soma les contenant, et d’admettre que les caractères des descendants dépendent dans une large mesure de ce que les cellules-germes ont subi récemment un rajeunissement?

Évidemment si, toutes choses égales d’ailleurs, le descendant varie avec l’âge des parents, le degré de maturité des cellules germes et avec le bien-être corporel, la division qualitative du noyau, division sur laquelle Weissmann compte tant pour expliquer la variation ordinaire, devra être écartée.

L’âge est-il une cause de variation? — Au cours de ses expériences sur la variation, Ewart s’est efforcé de trouver une réponse à la question: l’âge est-il une cause de variation? Pendant le développepement, alors que la presque totalité du nutriment utilisable est absorbée pour l’édification des organes et des tissus du corps, les cellules-germes restent à l’état de repos. Mais, plus tôt ou plus tard, elles commencent pourtant à mûrir et éventuellement, dans la plupart des cas, à sortir des glandes-germes. «J’ai constaté, dit le savant professeur anglais, que les premières cellules-germes mûries étaient souvent stériles. Si, par exemple, des pigeons d’un même nid étant isolés, on les laisse s’accoupler dès qu’ils sont arrivés à maturité, il est rare que la première paire d’œufs donne des petits, et, bien que vigoureux en apparence, ils ne peuvent encore faire naître qu’un seul petit de la seconde paire d’œufs. Les choses se passent généralement de même quand on accouple des pigeons très jeunes, mais sans lien de parenté ; si cependant une jeune femelle est accouplée avec un mâle vigoureux, arrivé à pleine maturité, ou si un jeune mâle est accouplé avec une femelle vigoureuse en pleine maturité, les œufs sont généralement fertiles dès la première couvée. Autant qu’on peut s’en rendre compte, il semble donc que les cellules-germes soient de structure parfaite dès le début, mais elles manquent de vigueur, ce que prouve pratiquement cette circonstance que la conjugaison de cellules-germes de deux oiseaux jeunes ne conduit à rien alors que la conjugaison des cellules-germes d’oiseaux tout à fait jeunes avec des cellules-germes d’oiseaux arrivés à maturité donne généralement des résultats immédiats.

«Les expériences suivantes indiquent bien que l’âge peut être une cause de variation. L’automne dernier, je reçus d’Islay deux jeunes pigeons mâles, bleu de roche, qui, quoique élevés en captivité, étaient considérés comme de race aussi pure que les oiseaux sauvages des cavernes d’Islay. En février dernier, l’un de ces pigeons, bien que non encore arrivé à maturité, fut accouplé avec une jeune femelle blanche, l’autre avec une femelle barbe noire extrêmement vigoureuse et en pleine maturité. Un pigeon blanc naquit du premier couple et deux pigeons noirs du second; par suite sans doute de la jeunesse des parents du premier couple, le jeune pigeon blanc succomba dès qu’il eut quitté le nid, et ni la deuxième ni la troisième paire d’œufs ne donnèrent de résultats; ce ne fut qu’à la quatrième paire que les œufs furent amenés à maturité et donnèrent deux petits qui sont aujourd’hui à peu près dans leur plein développement. Ces jeunes pigeons sont d’un bleu plus sombre et paraissent plus grands et plus vigoureux que leur père. Comme chez la variété indienne, la croupe est bleue et, comme chez quelques pigeons bleus de l’Est, les ailes sont légèrement moirées; pourtant ils ne diffèrent essentiellement de leur père que par la présence de quatre plumes supplémentaires dans la queue.

«La première paire d’oiseaux couvée par le pigeon noir arriva à maturité au commencement d’août et les petits pouvaient passer pour de jeunes pigeons en tout semblables à leur mère, mais avec des becs un peu plus longs. Depuis la première paire d’œufs couvée en mars, le couple a donné six autres petits. Un de ceux provenant de la deuxième ponte ressemble exactement aux premiers oiseaux couvés, l’autre est d’une couleur grisâtre avec des ailes légèrement mouchetées, un long bec et une queue barrée. Les oiseaux du troisième nid sont tous deux de couleur grisâtre, mais ils ont indistinctement les ailes et la queue barrées. De la quatrième paire l’un est grisâtre comme les oiseaux du troisième nid, l’autre est d’une couleur bleu foncé avec des ailes légèrement moirées et une tête, un bec et des barres comme chez le père bleu de roche. Le changement graduel du noir au bleu foncé dans le croisement entre pigeon bleu et pigeonne noire est très remarquable. Je ne puis expliquer la régularité quasi mathématique du changement qu’en supposant qu’il marche de pair avec l’augmentation graduelle de vigueur de jeune pigeon bleu accouplé à la femelle noire, comme celle fournie par l’accouplement de son frère avec la femelle blanche, peut être de couleur d’un bleu ardoise et rappeler aux autres points de vue le pigeon bleu sauvage. Beaucoup d’éleveurs expliqueraient ce rapprochement graduel des petits du type du père par la doctrine de saturation, — doctrine qui trouve avec raison beaucoup de faveur parmi les éleveurs, — mais cette explication ne paraît pas pouvoir être admise, car des résultats identiques ont été obtenus en accouplant de jeunes femelles avec des mâles en pleine maturité.»

Des résultats analogues ont été obtenus en accouplant de jeunes femelles de lapins gris avec des mâles angoras blancs: les premiers petits étaient blancs, les autres furent successivement blanc-gris et gris-bleuâtre.

Ces résultats montrent que si des chevaux ne présentant d’ailleurs que de légères différences, mais les uns jeunes, les autres vieux sont accouplés, ils peuvent donner naissance à une série merveilleusement parfaite de formes intermédiaires.

La maturité des cellules-germes est-elle une cause de variation? — Si la différence d’âge peut parfois expliquer pourquoi les produits des premières couvées ressemblent à l’un des parents, elle ne saurait expliquer la variation très prononcée que l’on constate souvent dans une même couvée ni les dissemblances entre les membres d’une même famille humaine. Quand une cellule-germe simple fertilisée, donne naissance — comme cela arrive occasionnellement — à des jumeaux, ils sont toujours identiques; il faut donc admettre que les différences entre les membres d’une même famille ont leur source dans des différences entre les cellules-germes dont ils émanent. Si le rejeton varie avec le degré de maturité du soma, il peut aussi varier avec le degré de maturité des cellules-germes, ou tout au moins avec leur condition au moment de la conjugaison.

Il y a quelques années, M. H. M. Vernon, en étudiant l’hybridation des échinodermes, découvrit que «les caractéristiques du rejeton dépendent directement des degrés relatifs de maturité des produits sexuels» (Proceedings Royal Society, vol. LXIII, mai 1898). M. Vernon constata ultérieurement que l’ovule ayant dépassé la maturité (stale), fécondé avec du sperme frais, donnait des résultats très différents de ceux obtenus avec des ovules frais fécondés avec du sperme stale; d’où il inférait que la surmaturité (staleness) est une cause très puissante de variation (Ibid., vol. LXV, novembre 1899).

J’ai constaté que si des juments dans la force de l’âge sont fécondées prématurément (c’est-à-dire un peu avant que l’ovulation soit convenable) par des étalons plus forts, les jeunes ressemblent aux pères; quand, au contraire, la fécondation se produit à l’époque usuelle, certains poulains ressemblent au père, d’autres à la mère, tandis que quelques-uns présentent des caractères nouveaux ou reproduisent plus ou moins exactement un ou plusieurs des ancêtres. Quand l’accouplement est reporté environ trente heures après le temps normal, tous les jeunes, c’est la règle, ressemblent à la mère.

On peut déduire de là que, chez les mammifères comme chez les échinodermes, les caractères des rejetons dépendent de la condition des cellules-germes au moment de l’accouplement, le rejeton provenant de l’union de deux cellules-germes également mûres différant de celui fourni par l’union de cellules-germes à maturité avec des cellules-germes non encore à maturité.

On peut dire que cette conclusion est en harmonie avec l’idée exprimée par Darwin, que les causes qui donnent lieu à la variabilité agissent probablement «sur les éléments sexuels avant que l’imprégnation ait été effectuée». (Animais and Plants, vol. II, p. 259.) Les résultats déjà obtenus, quoique loin encore d’expliquer d’une façon complète pourquoi il y a souvent de grandes dissemblances entre les membres d’une même famille, peuvent conduire à d’autres expériences et inciter notamment les éleveurs à tenir des notes plus complètes. Il est superflu d’insister sur les avantages qui en résulteraient pour les éleveurs même s’ils pouvaient arriver à régler, ne fût-ce que dans une mesure légère, les caractères des rejetons.

La condition du soma est-elle une cause de variation? — Il y a tout lieu de croire que les changements dans une partie quelconque du corps ou soma de nature à affecter le bien-être général, influencent les cellules-germes. On pouvait d’ailleurs s’y attendre si le soma chez les métazoaires est aux cellules-germes ce que l’ambiance immédiate est aux protozoaires. Le soma du premier forme un nid convenable, pour les cellules-germes; suffisamment vieux et suffisamment nourri, il fournit les stimulants qui assurent la maturation des cellules-germes.

Si, dans le cas des protozoaires, la variation est due à l’action directe du milieu ambiant, on peut en déduire que dans les variations métazoaires les variations des cellules-germes résultent de l’action directe du soma, c’est-à-dire de l’action directe sur les cellules-germes de leur environnement immédiat. Mais il n’en faut pas conclure que les variations somatiques soient incorporées dans les cellules-germes (converties en variations germinales) et transmises aux rejetons.

On peut aussi se demander si la maladie, en réduisant la vigueur générale ou en contrariant la nutrition des cellules-germes, n’agit pas comme cause de variation. Un certain nombre de pigeons bleus de l’Inde infectés d’un parasite du sang (halteridium) assez semblable à l’organisme maintenant si généralement associé à la malaria ont été observés. Chez quelques-uns de ces pigeons, les parasites étaient très peu nombreux, chez d’autres, au contraire, ils étaient extrêmement nombreux. Les œufs d’une paire de ces oiseaux des Indes avec nombreux parasites furent inféconds. Les œufs d’une femelle avec nombreux parasites fécondés par un mâle avec peu de parasites furent fertiles, mais les jeunes moururent avant d’être prêts à quitter le nid. Un vieux mâle, avec comparativement peu de parasites, accouplé avec un demi-croisé anglais, ne donna qu’un petit; la pigeonne anglaise avait les ailes et les épaules rougeâtres, le reste du corps blanc, le jeune oiseau provenant de son accouplement avec le vieux mâle indien est de couleur rougeâtre presque générale et ne s’écarte beaucoup, comme ressemblance, de la pigeonne croisée.

Quelque temps avant la seconde pondaison, les parasites avaient complètement disparu de chez l’oiseau indien qui paraissait complètement remis des fatigues de son long voyage aussi bien que de la fièvre. En temps convenable, une paire de petits vint à éclosion de la seconde paire d’œufs, et à mesure qu’ils approchèrent de l’état de maturité, il devint de plus en plus évident qu’ils présenteraient tous les caractères distinctifs du pigeon sauvage. La différence frappante entre le premier oiseau couvé et les oiseaux du second nid peut toutefois n’être pas due aux parasites de la malaria, mais au changement d’habitat.

Cependant un autre fait parle contre cette dernière explication. Un autre pigeon indien, infecté à peu près dans la même mesure que le pigeon accouplé à la femelle croisée, ne fit que peu de chose avec une seconde femelle croisée, tandis que deux oiseaux indiens, chez lesquels on n’avait trouvé qu’extrêmement peu de parasites, donnèrent immédiatement des oiseaux analogues quand on les accoupla, l’un avec un «fantail», l’autre avec un «tumbler». Une autre explication possible de la différence entre les oiseaux du premier nid et ceux du second serait que les cellules-germes ont été infectées pour un temps, par de minuscules protozoaires «halteridium », d’une façon très analogue à ce qui se passe pour les cellules-germes infectées par le parasite de la fièvre du Texas. Mais rien ne paraît justifier cette interprétation, car même chez les oiseaux arrivés à demi-croissance, issus des pigeons indiens infectés, l’examen le plus minutieux ne permet pas de trouver trace d’aucun parasite dans le sang. Selon toute probabilité, l’halteridium ne peut être transporté d’un pigeon à un autre que par un culex ou quelque autre moustique.

Les résultats fournis par des pigeons atteints de la malaria paraissent indiquer que les cellules-germes sont susceptibles d’être influencées par les fièvres et autres formes de maladies qui, pour un temps, ont pour effet de réduire la vitalité des parents. D’autres expériences montrent que les cellules-germes peuvent être influencées de différentes manières par des maladies différentes. Parfois les cellules-germes souffrent de l’action directe de leur milieu immédiat, de perturbations dans ou autour des glandes-germes. Si, par exemple, l’inflammation atteint ces dernières, la vitalité des cellules-germes peut être considérablement diminuée; si l’affection est sérieuse et se prolonge, les cellules-germes peuvent être aussi effectivement stérilisées que le sont les bactéries du lait après ébullition.

En 1900, deux juments donnèrent des poulains par un bai arabe qui avait souffert d’une maladie assez sérieuse intéressant les cellules-germes; ces poulains ne rappelaient en aucune façon leur père. Cette année on a obtenu trois poulains par le même cheval arabe, complètement rétabli entre temps: l’un de ces poulains promet d’être l’image de son père et les deux autres sont franchement du type arabe aussi bien comme aptitudes que comme formes.

Mais si les cellules- germes sont susceptibles de souffrir quand le soma est sujet à la maladie, rien ne prouve qu’elles soient capables d’être influencées de telle sorte qu’elles transmettent des modifications particulières définies (à moins qu’elles ne soient directement infectées par des bactéries ou autres microorganismes); rien ne prouve, par exemple, que les cellules-germes de sujets arthritiques donneront nécessairement naissance à des rejetons arthritiques, quoique si les cellules-germes souffrent dans leur vigueur ou dans leur vitalité, en raison de l’ambiance immédiate défavorable, les rejetons qui en dériveront auront chance d’être moins vigoureux et, par suite, plus exposés que leurs ancêtres immédiats à souffrir de l’arthrite ou d’autres maladies.

Il serait facile de donner des exemples de produits variant avec la condition ou la capacité des parents; mais il suffira, avant d’aborder la question des croisements, d’exposer l’influence d’un changement d’habitat.

Le changement d’habitat est-il une cause de variation? — On a reconnu depuis longtemps qu’un changement du milieu environnant peut influencer profondément le système reproducteur, augmenter la fécondité dans certains cas, amener la stérilité complète dans d’autres. Les plantes exotiques, souvent stériles d’abord, deviennent souvent extrêmement fertiles, et quand elles sont bien acclimatées donnent naissance à de nouvelles variétés. Dans le cas de juments venues d’Irlande et du sud de l’Angleterre, il s’écoule parfois une année avant qu’elles fassent un poulain. Un poney venu des Indes resta tout à fait stérile durant les trois premiers mois, par suite, je crois, de la perte de vigueur subie par ses cellules-germes, leur vitalité n’étant guère que le dixième de celle des poneys indigènes. Du reste, la fécondité paraît être influencée sérieusement même par des changements relativement légers dans le milieu ambiant. Des lions qui faisaient librement des petits à Dublin semblèrent frappés de stérilité à Paris, et j’entendais dire récemment qu’une stérilité complète résulte parfois pour les taureaux du simple déplacement d’un district à un autre.

La tendance de certaines plantes exotiques à donner de nouvelles variétés quand elles sont acclimatées, est sans doute due à cette circonstance que leur nouvel habitat est exceptionnellement favorable et que leur vigueur générale — si essentielle pour de nouveaux développements — est augmentée; probablement aussi à ce que certains groupes de germes constamment stimulés par le nouvel aliment mis à leur disposition, donnent naissance brusquement ou graduellement à de nouveaux et peut-être inattendus caractères.

Personne ne met en doute que la vigueur corporelle ne soit susceptible d’être attaquée par les fièvres et autres maladies, par les changements d’habitat, par une alimentation non convenable, par des changements de température rapides et hors de saison, et autres actions analogues. On ne saurait donc s’étonner si de nouvelles investigations prouvaient que les changements dans le soma, ceux avantageux aussi bien que ceux défavorables, se répercutent sur les cellules-germes et deviennent ainsi une cause indirecte de variation. Il y a, d’ailleurs, d’excellentes raisons de croire que les cellules-germes sont influencées par les changements normaux, tels que la mue chez les oiseaux, le changement de poil chez les chevaux. Dans le cas de pigeons, par exemple, les jeunes couvés au commencement de l’été sont, toutes autres choses égales, plus gros et plus vigoureux; ils viennent à maturité plus rapidement que les oiseaux couvés à la fin de l’été ou à l’automne.

Mais si sensibles que puissent être les cellules-germes aux changements de leur milieu immédiat, par exemple, aux changements du corps dans lequel elles sont logées, rien ne prouve que (comme Buffon l’affirmait et Darwin le croyait possible) des changements définitifs du soma, dus à l’action directe du milieu, puissent se graver sur les cellules-germes. L’action directe de l’ambiance, — alimentation, température, humidité, etc., — peut diminuer, augmenter ou modifier de toute autre façon le corps en entier ou dans telle ou telle partie; mais ces changements n’influent sur les cellules-germes que dans la mesure nécessaire pour produire les modifications du corps, considéré comme un tout. Ils peuvent accélérer ou retarder la maturité, retarder le développement de l’embryon, influencer la nutrition des cellules-germes, mais ils sont incapables de donner naissance à des variations définitives structurales ou fonctionnelles chez les rejetons.

Le croisement comme cause de variation. — La croyance a été longtemps répandue parmi les naturalistes que la variabilité était entièrement due aux croisements, et, aujourd’hui, naturalistes et éleveurs s’accordent à considérer l’hybridation comme une cause puissante de variabilité et, au contraire, la consanguinité comme une cause non moins puissante tendant à diminuer la variabilité. On s’accorde aussi à reconnaître que l’hybridation, si elle donne naissance à des formes nouvelles, s’applique incontinent à les détruire. Discutant la réversion, Darwin fait remarquer que le croisement conduit souvent rapidement à une réversion à peu près complète vers un ancêtre depuis longtemps disparu, c’est-à-dire à la perte des caractères d’acquisition récente et à la réapparition de caractères disparus depuis longtemps (Animals and Plants, vol. I, p. 22). Pourtant, quand il traite dé la variabilité, il constate que le croisement, comme tout autre changement dans les conditions de la vie, parait être un élément, probablement un élément puissant de variabilité (Ibid., vol. Il, p. 254), les rejetons de la première génération étant généralement uniformes, mais ceux des générations ultérieures produisant des variétés d’une diversité presque infinie de caractères. A l’égard du croisement entre parents, il dit: «Le croisement entre membres d’une même couvée, s’il n’est pas poussé à l’extrême, ce qui aurait des conséquences fâcheuses, loin de causer la variabilité, tend à fixer le caractère de chaque couvée» (Ibid., vol. II, p. 251). Ces constatations viennent à l’appui de la croyance très répandue que le croisement est à la fois une cause puissante de variation et de réversion, qu’il produit des variétés nouvelles à un moment et les détruit ensuite.

Le croisement peut-il être considéré comme une cause immédiate de variation ou de réversion? Cela dépend de ce qu’on entend par variation. Il est clair que la variation peut être ou progressive ou rétrograde, le rejeton peut différer des parents, soit parce qu’il possède des caractères nouveaux, soit parce qu’il présente des caractères d’ancêtres, soit encore parce qu’il est caractérisé par des traits qui ne sont ni nouveaux, ni anciens, mais résultent de combinaisons nouvelles de caractères déjà reconnus comme appartenant à la variété ou à l’espèce. Quand le croisement donne lieu à la restauration des caractères anciens, nous avons réversion ou variation rétrograde; quand il donne lieu à des combinaisons nouvelles de caractères existant déjà, nous avons des variations de nature également non progressive, presque toujours caractérisées par une réversion plus ou moins marquée; quand enfin le croisement donne lieu au report des caractères d’une variété sur une autre, ou à l’apparition de caractères tout à fait nouveaux chez les espèces envisagées, il y a variation progressive.

A en juger par les résultats obtenus, dans les races chevalines, le croisement de deux variétés distinctes donne lieu, en règle générale, à la perte des caractères les plus saillants de chacun des deux parents, c’est-à-dire à une réversion plus ou moins marquée, l’étendue de la perte dépendant en général de la différence qui existe entre les formes croisées.

Le croisement entre un pigeon-hibou et un pigeon connu sous le nom d’arkhangel, donne des oiseaux d’un genre spécial qui, accouplés avec des pigeons blancs, peuvent donner des oiseaux à peu près identiques au pigeon bleu de roche, l’ancêtre commun de toutes nos variétés de pigeons. D’un autre côté, le croisement conduit rarement au mélange, chez un même individu, de caractères inaltérés de deux ou plusieurs variétés; il ne donne non plus jamais lieu à l’apparition de caractères absolument nouveaux.

En un mot, le résultat immédiat du croisement entre variétés distinctes est, en règle générale, une réversion plus ou moins marquée. Mais si généralement le croisement donne lieu à une variation rétrograde, il est aussi, quoique indirectement, une cause extrêmement puissante de variation progressive, par suite de cette circonstance (mieux réalisée par les botanistes que par les zootechnistes) que les rejetons donnés par les croisements (premiers fruits du croisement) sont (à moins que les parents n’aient été affaiblis par le croisement entre parents) doués d’une vigueur exceptionnelle. Le croisement est d’une importance supérieure, non seulement parce qu’il produit le mélange de germes plasmatiques ayant des tendances différentes, mais aussi et peut-être surtout à cause de son influence vivifiante. L’importance de cette influence est mise en évidence si le croisement est immédiatement suivi de croisements entre parents. Le croisement de formes parentes réduit généralement la vigueur et, comme le fait remarquer Darwin, «loin de causer la variabilité, tend à fixer le caractère de chaque gestation» ; mais le croisement entre les premiers fruits d’un croisement (ou entre des individus vigoureux apparentés soit en ligne directe, soit en ligne collatérale) donne souvent, sans affaiblissement appréciable de la constitution, des rejetons qui offrent de grandes variétés. Ces variations paraissent dues en partie à l’union d’individus ayant une même tendance contre la réversion, mais en partie aussi à la vigueur acquise par le récent croisement. Du reste, quand le croisement entre parents est continué, la variabilité diminue en même temps que la vigueur.

Les éleveurs sont d’accord avec Darwin pour reconnaître que les premiers fruits des croisements sont généralement uniformes et que les rejetons ultérieurs offrent, au contraire, des variétés infinies; pourtant, ni les éleveurs ni les naturalistes ne paraissent penser que le croisement entre parents, pratiqué au moment convenable, soit la cause «directe» de la variation, alors que l’hybridation est, sauf dans des cas très rares, une cause «indirecte» de variation.

On peut dire que l’on ne saurait assigner une trop grande importance à l’influence de la vigueur dans J’étude de la variation; sans vigueur aucune race ne peut se maintenir; sans un regain de vigueur on ne peut espérer le développement de caractères nouveaux. Ce regain de vigueur peut ainsi qu’il a été expliqué déjà, être acquis surtout chez les plantes, par un changement du milieu ambiant accompagné d’une alimentation abondante convenable. Avec une sélection rigide, la perte graduelle de vigueur peut échapper à l’attention, mais quand la sélection est suspendue, une déchéance rapide (au point de vue élevage) est inévitable. Si, par exemple, un certain nombre de bons chevaux étaient isolés et laissés à eux-mêmes pendant quelques années, ils dégénéreraient rapidement, c’est-à-dire qu’ils perdraient leurs points caractéristiques et reviendraient aux caractères mieux fixés des ancêtres: Mais si les types les moins caractéristiques sont éliminés et si l’on introduit de temps à autre des animaux de haute classe d’un autre lot, la vigueur et les traits distinctifs sont indéfiniment préservés.

Si l’âge et la condition du soma, si l’état de maturité des cellules-germes sont de puissants facteurs, et surtout si la vigueur compte pour beaucoup on conçoit les difficultés rencontrées par les éleveurs; le plus qu’on puisse attendre du croisement c’est la transmission des caractères d’une race à une autre. Et encore cela n’arrive que rarement et n’est possible que si les deux races sont alliées à un degré quelconque.

Il est impossible, par exemple, d’unir dans le même individu tous les caractères de deux espèces différentes, mais avec des oiseaux vigoureux et sains, les caractéristiques d’une variété peuvent être reportées sur une autre. Les oreilles, pattes, etc., noires, d’un lapin de l’Himalaya peuvent être combinées avec la forme caractéristique, les longs poils et les habitudes d’un lapin angora. On ne peut guère prévoir ce qui adviendra d’un croisement, mais s’il s’agit d’individus de races pures des variétés distinctes — et il est inutile de travailler soit avec des plantes, soit avec des animaux d’origine inconnue — il ne faut pas espérer obtenir des caractères qui ne soient déjà présents chez l’une ou l’autre des variétés.

Le croisement entre parents, pratiqué au moment opportun, peut être une cause de variation progressive; à d’autres moments il conduit, au contraire, à ce qu’on peut appeler la dégénération. Si, par exemple, de très jeunes membres d’une même couvée, ou des membres mal portants étroitement apparentés, sont croisés ensemble, les rejetons différent souvent de leurs parents; il en est de même dans les cas de sujets en pleine maturité et vigoureux en apparence, mais apparentés par plusieurs générations. Ces rejetons sont souvent délicats et d’une sensibilité excessive; ils ne survivent généralement pas, à moins d’être dotés d’une alimentation très nutritive; quoiqu’ils amènent à maturité de nombreux germes-cellules, ils ne donnent que quelques rejetons et, ce qui est encore plus frappant, ces rejetons sont souvent ou blancs ou tout à fait dépourvus de pigment. Les rejetons ainsi caractérisés, surtout quand ils sont blancs ou presque blancs, tels que les faisans, perdrix, etc., presque blancs, les spécimens blancs de lièvres bruns, les écureuils blancs, etc., sont parfois regardés comme des variétés distinctes, mais quand la défaillance de la couleur normale est le résultat d’un accouplement entre animaux apparentés, il est clair que ces types doivent être considérés comme des exemples de dégénération.

«Au printemps 1900, dit C. Ewart, j’accouplai une femelle de lapin gris avec un mâle blanc et noir de la même portée. Les petits offraient une grande variété de coloration; avec l’un de ces petits, coloré comme le père, la femelle grise donna une seconde portée où les petits étaient tous, sauf un, de couleur moins foncée que celle du père. Deux des membres à coloration foncée de cette portée donnèrent à leur tour des jeunes à peu près blancs avec l’un desquels la femelle grise primitive a donné récemment une portée comportant deux spécimens d’un blanc pur, deux avec seulement une bande dorsale étroite, deux de coloration faible et un noir. Les accouplements entre parents, chez les pigeons, donnent des résultats similaires; des oiseaux des petites îles perdues dans l’Océan Pacifique sont parfois marqués de taches blanches irrégulièrement distribuées; comme les faisans à coloration faible, comme les perdrix couleur crème, ces oiseaux sont peut-être aussi des victimes des accouplements entre oiseaux étroitement apparentés.»

L’action atténuante des croisements. — Les nouvelles variétés sont-elles exposées à être annihilées par croisement? C’est peut-être là la question la plus importante de celles qui se posent maintenant devant le biologiste. Qu’arriverait-il, par exemple, si des spécimens de différentes races de chevaux étaient laissés libres dans une grande surface? Au bout de quelques années retrouverait-on plusieurs races ou une seule? Beaucoup répondront à cette question en disant que, à moins d’une séparation physique: montagne, désert ou autre, la reproduction par croisements aboutira à une race unique. Je crois cependant que Darwin aurait donné une réponse différente car, tout en admettant «que l’isolement est d’une importance considérable dans la production de nouvelles espèces», il inclinait «à croire que l’étendue de la surface est plus importante» (Origin of Species, p. 104). Malheureusement Darwin n’indique nulle part comment il supposait que les variétés pussent subsister malgré l’influence du croisement. Son silence sur ce point important est difficile à expliquer, car à son époque même, on insistait déjà beaucoup sur l’influence des croisements agissant pour enrayer le progrès, sauf dans une direction. Huxley nous dit que, dans ses premières critiques de l’Origin, «il fit remarquer que sa base logique n’est. pas sûre tant que des expériences d’élevage par sélection n’auront pas produit des variétés qui soient plus ou moins infertiles». Moritz Wagner et autres ont fait ressortir le rôle important qu’a joué l’isolement physique dans l’origine des espèces; et Romanes s’est efforcé de montrer comment l’influence destructive du croisement libre peut être contrebalancée par la sélection physiologique; comme Huxley, Romanes pense que plusieurs variétés peuventévoluer dans la même surface si elles sont plus ou moins infertiles mutuellement.

L’importance de l’isolement physique paraît évidente, mais ni l’expérience, ni les croisements par sélection n’ont prouvé que l’isolement physiologique ait enrayé les effets destructeurs du croisement sur les variétés. Aussi, pour Huxley et autres, la base de la doctrine de Darwin sur la sélection naturelle doit-elle être encore _ regardée comme incertaine. La stérilité mutuelle est-elle le seul moyen possible pour sauver les variétés nouvelles d’une extinction prématurée, pour les empêcher d’être détruites avant qu’elles aient eu chance de prouver leur aptitude à survivre? En d’autres termes, des barrières sont-elles aussi essentielles entre les animaux sauvages qu’entre les animaux domestiques?

D’autre part, il peut arriver que les anciennes variétés, au lieu d’absorber les nouvelles, soient absorbées par celles-ci, et certaines variétés jouissent d’un caractère d’exclusivité qui les fait prospérer concurremment et donner naissance à un semblable nombre d’espèces dans la même surface. Si sur une île deux variétés de chevaux paraissent suffisamment vigoureuses, ou, comme on dit, suffisamment prépotentes, pour éteindre toutes les autres variétés; si elles sont assez «exclusives» pour que les produits de leurs croisements appartiennent invariablement à l’une ou à l’autre de ces variétés, toute clôture, toute barrière sera superflue pour la conservation de ces races.

N’est-il pas évident que la prépondérance des variétés peut parfois empêcher l’extinction des nouvelles variétés, et que deux ou plusieurs variétés — quoique mutuellement fertiles — peuvent, par hérédité exclusive, persister dans une même surface, sans perdre leurs caractères distinctifs? Ewart a en sa possession un poney d’Islande qui donne avec le zèbre des hybrides magnifiquement zébrés et qui, au contraire, avec les chevaux arabes et les poneys de Shetland donne des rejetons qui sont sa propre image comme couleur, tempérament et allure; au lieu de perdre ses caractères distinctifs, ce poney efface donc au contraire les caractères des vieilles races. Un certain nombre de poneys de ce genre placés n’importe où, donneraient bientôt, selon toute probabilité, naissance à une race distincte comme celle qui a existé dans l’est. Cela est également vrai pour d’autres espèces. Les taureaux noirs, sans cornes, de Galloway, sont souvent si prépondérants que leurs rejetons avec les vaches à longues cornes et brillamment colorées des hautes terres, passent aisément pour des galloways de race pure. Le loup est de même prépondérance vis-à-vis du chien, le lapin sauvage vis-à-vis du lapin domestique, etc. A cet égard le professeur d’Edimbourg cite les résultats d’une expérience faite avec une femelle grise, petite-fille d’un lapin sauvage, et un lapin mâle avec taches brillantes comme celles des chiens de Dalmatie. Des six petits de la première portée, trois étaient semblables au père; avec l’un de ses fils, la femelle grise eut ensuite huit petits, tous avec taches brillantes, et, plus tard, avec l’un de ses petis-fils ainsi tachetés, elle donna deux petits tachetés, deux blancs et deux gris. On obtient des résultats similaires avec les plantes: les orchidées hybrides, par exemple, reproduisent parfois tous les caractères de l’un de leurs parents.

Il est à peine besoin d’insister sur ce point, que si de nouvelles variétés, bien adaptées à leur milieu, sont non seulement suffisamment prépondérantes pour échapper à l’absorption par d’autres variétés, mais sont, de plus, capables de transmettre leur prépondérance à peu près intacte à la majorité de leurs descendants, le développement progressif dans une direction déterminée sera possible.

Un facteur d’une importance plus grande encore que la prépondérance, c’est ce que, faute d’une meilleure désignation, on peut appeler l’hérédité exclusive. Récemment un vigoureux pigeon bleu de roche de l’Inde accouplé à une «fantail» également à maturité donna deux oiseaux dont l’un était exactement semblable au bleu, mais avec quatorze plumes à la queue au lieu de douze; l’autre offrait toutes les caractéristiques de la classe des fantais, mais avec trente plumes à la queue, deux de moins que le parent, mais dix-huit de plus que le parent bleu. Dans ce cas, le pigeon bleu était l’oiseau exclusif, la fantail ayant précédemment donné avec un pigeon ordinaire des oiseaux avec seize plumes seulement dans la queue. Un exemple plus frappant encore d’hérédité exclusive se montre dans la famille du corbeau. Le corbeau ordinaire et le corbeau mantelé sont si dissemblables comme coloration qu’ils ont été longtemps classés comme appartenant à deux espèces distinctes; aujourd’hui on les considère comme deux variétés d’une même espèce. Le corbeau ordinaire est noir partout, tandis que le corbeau mantelé a la poitrine et le dos gris. Ces deux genres croisent librement entre eux, mais leurs croisements ne donnent jamais lieu à aucun mélange, les petits sont noirs ou gris, et généralement les deux variétés se retrouvent dans le même nid.

Des exemples analogues d’exclusivité se rencontrent également chez les mammifères. Quand des variétés distinctes de chats sont croisées, quelques-uns des petits rappellent généralement l’une des races tandis que les autres sont au contraire de l’autre race, et la distinction peut persister durant plusieurs générations. Un chat blanc croisé avec un chat tigré de Perse donna une paire de chats blancs et une paire de chats tigrés; les deux chats blancs croisés à leur tour donnèrent de même deux petits blancs et deux petits tigrés. On a constaté d’ailleurs que les chats sont plus exclusifs que les lapins: peut-être est-ce en partie pour cela que nous avons tant d’espèces et de variétés de chats sauvages et si peu d’espèces et de variétés de lapins sauvages. Un autre exemple très frappant d’exclusivité est fourni par l’ «Otter», mouton commun dans la Nouvelle-Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Cette race, caractérisée par des pattes crochues et courtes et par un long dos comme le chien tournebroche, descend d’un bélier né au Massachusetts en 1791. Les rejetons de ce «sport» n’offrirent jamais des caractères intermédiaires; ils furent toujours semblables soit au bélier primitif, soit aux races — au nombre de treize — avec lesquelles il a été accouplé. Fréquemment dans le cas de jumeaux l’un était de la race otter, l’autre un agneau ordinaire. Chose plus remarquable encore, les croisements entre les rejetons de race otter, sont restés, génération sur génération, aussi exclusifs que leur ancêtre à pattes crochues.

Un autre exemple familier d’exclusivité nous est offert par le phalène poivré, dont une variété noire a absorbé, en quelques années, les anciennes variétés claires dans une partie considérable de l’Angleterre; cette variété envahit maintenant le continent. Il semble donc que, si une nouvelle variété est suffisamment prépondérante, loin d’être absorbée, elle peut absorber les anciennes variétés et que si deux ou plusieurs variétés sont suffisamment exclusives, elles peuvent se développer côte à côte, et, éventuellement donner naissance à deux ou plusieurs espèces distinctes.

On peut donc dire que la prépondérance complète est l’œuvre du milieu ambiant. Ce dernier paraît agir surtout pour éliminer les êtres non capables de survie, mais la puissance des survivants ne dépend pas tant de leur milieu que de leur degré de prépondérance et d’exclusivité qui les met à l’abri de l’absorption par le croisement. Cette manière d’expliquer les progrès dans une ou plusieurs directions peut sans doute être jugée aussi peu adéquate que l’explication suggérée par les «isolationnistes», mais elle a le mérite d’être plus aisément vérifiée par l’expérience. Elle écarte l’épouvantail de l’absorption par croisement et enlève tout intérêt aux conditions de la rencontre entre «la fiancée, avantageusement variée à l’une des extrémités d’un bois, et le fiancé qui, par une heureuse occurrence a été avantageusement varié dans le même sens et en même temps, à l’autre extrémité du bois».

Causes douteuses de variation. — Après avoir indiqué comment la maturité du soma et des cellules-germes peut agir comme cause de variation, ainsi que le bien-être corporel et les croisements; après avoir montré comment la distinction des nouvelles variétés peut être enrayée, je dirai quelques mots de certaines causes supposées de variation.

Je commencerai par la croyance très répandue que les rejetons sont capables d’être influencés, dans leur forme, leur couleur et leur tempérament, par les impressions maternelles. Muller (Éléments de physiologie, vol. II, p. 1405), il y a plus d’un demi-siècle déjà, s’élevait catégoriquement contre la croyance à l’influence des impressions maternelles, mais cette croyance prévaut encore. Je connais deux naturalistes éminents qui tiennent cette influence pour réelle, et cette manière de voir est partagée par nombre d’éleveurs et de médecins. Dans un récent numéro d’une feuille (Bibby’s Quarterly, numéro d’automne 1900, p. 163) qui circule largement parmi les éleveurs et les fermiers anglais, un écrivain affirme hardiment que l’existence des impressions qui affectent la progéniture (plus spécialement en couleur) est un fait acquis. Cet écrivain appuie son affirmation en citant un éleveur renommé qui juge nécessaire d’entourer son troupeau «d’une clôture hermétique noire pour empêcher que les femelles ne mettent bas des veaux rouges, parce qu’elles verraient les troupeaux rouges de ses voisins» ; il rappelle aussi la croyance commune dans certaines parties de l’Angleterre, que la couleur des poulains est souvent plus influencée par le compagnon d’écurie de la jument que par sa propre couleur ou par la couleur de l’étalon; que même la couleur des oiseaux varie avec leur ambiance immédiate. Si les impressions maternelles influençaient de la sorte la progéniture, elles seraient l’une des causes les plus efficaces de variation. Or, durant les six dernières années, Ewart dit avoir élevé plusieurs centaines d’animaux et parmi ses observations, ce qui se prêterait le plus à une interprétation par l’influence des impressions maternelles, serait l’existence, chez un petit chien noir, d’une sorte de demi-collier blanc autour du cou, rappelant, si l’on veut, le collier en métal blanc que portait parfois le père; mais la présence d’anneaux similaires autour des jambes et de la queue tendrait plutôt à discréditer cette interprétation.

Les besoins de l’organisme comme cause de variation. — Aucun biologiste moderne ne serait peut-être disposé à admettre avec Lamarck que les ailes des oiseaux se sont développées par suite des efforts faits par leurs ancêtres éloignés pour voler, ni que c’est en tendant ses orteils que la loutre a fini par avoir son pied palmé. Pourtant il est difficile parfois de voir une différence réelle entre les idées des néo-lamarckiens et celles des anciens. Les néo-lamarckiens, par exemple, pensent «que si une certaine activité fonctionnelle produit un certain changement dans une génération, elle produira ce changement plus aisément dans la suivante», que, par exemple, les carrelets et leurs alliés, par des efforts constants durant des générations successives, ont ramené l’œil gauche du côté droit, tandis que, par des efforts similaires, l’œil droit était, au contraire, déplacé du côté gauche chez le turbot et certains autres poissons plats. Les néo-lamarckiens ne soutiennent pas toutefois que les poissons en globe soient le résultat des efforts faits par des poissons ronds pour se gonfler ni que les carrelets proviennent de poissons ronds s’efforçant de s’aplatir. Si, par variation germinale et par sélection, les carrelets devaient être considérés comme le produit de l’évolution de poissons ronds, il serait excessif de se refuser à admettre que les mêmes facteurs aient pu ramener, du côté gauche au côté droit de la tête, l’œil gauche du carrelet. Pour les poissons plats, il n’est pas difficile d’imaginer comment par variation et par sélection, les yeux ont acquis le pouvoir de répondre à certains stimulants extérieurs.

L’action directe de l’ambiance et l’hérédité d’usage comme causes de variation. — De la doctrine de la transmission des caractères acquis, encore si souvent l’objet de discussions, il faut se contenter de dire que l’on n’a jamais pu découvrir aucun témoignage en sa faveur. Écrivant en 1876, Darwin dit: «Dans mon opinion, la plus grande erreur que j’aie commise a été de ne pas accorder un poids suffisant à l’action directe du milieu, c’est-à-dire l’alimentation, le climat, etc., indépendamment de la sélection naturelle.» (Life and Letters. Lettre à Moritz Wagner.) Dans ses dernières années, non seulement Darwin revenait à l’enseignement de Buffon, mais il adoptait les idées d’Erasmus Darwin et de Lamarck quant aux «effets héréditaires de l’usage et de la désuétude». Tout en admettant que l’action directe du milieu sur le soma et l’hérédité d’usage sont des causes indirectes — qui peuvent être puissantes — de variation, je ne crois pas qu’il y ait la moindre évidence digne de foi permettant d’admettre que des variations somatiques définies aient jamais été transmises.

La télégonie comme cause de variation. — La croyance dans la télégonie mérite moins de considération que la doctrine de la transmission des caractères acquis. Télégonie («infection du germe» des anciens écrivains) signifie que non seulement les parents immédiats, mais aussi les précédents compagnons contribuent aux caractères de leurs rejetons; que, par exemple, une jument qui a produit des poulains avec Ladas et Persimmon, je suppose, peut ensuite donner naissance avec Flying Fox à un poulain qui aura des caractères des deux premiers aussi bien que du dernier, son père. Beaucoup croient même qu’un père peut transmettre ses caractères structuraux d’espèce d’une mère à une autre.

Bien que la doctrine de l’infection ait probablement fait partie longtemps du «credo» de l’éleveur, elle n’a guère retenu l’attention des savants que vers 1820, époque à laquelle lord Morton communiqua un cas d’infection à la Royal Society, lequel cas fut publié, en ce temps, dans les Philosophical Transactions. Le plus croyable et le plus authentique des cas de télégonie cités dans ce travail est celui d’une jument alezane qui, après avoir donné des hybrides «quagga» donna ensuite, avec un cheval arabe noir, trois poulains d’une couleur baie particulière et dont l’un (une pouliche) montrait plus de rayures que l’hybride «quagga» et, d’après le témoignage du garçon d’écurie, était caractérisé par une crinière «qui dès l’abord fut courte, raide et hérissée». Darwin, après avoir examiné ce cas, aboutit à cette conclusion que la jument alezane avait été infectée et ce cas, rapproché d’autres, le conduit à penser que le premier mâle influence «la progéniture qui naît subséquemment de la mère par d’autres mâles» (Animals and Plants, vol. II, pp. 435, 436). Si la crinière hérissée de l’un des rejetons, les rayures de tous les trois, étant vraiment dues à ce que la jument avait d’abord été fécondée par un quagga, il y avait réellement télégonie, et il est certain que les autres juments d’abord fécondées par un quagga ou zèbre et accouplées ensuite à un cheval arabe noir devraient donner naissance à des rejetons à rayures avec une crinière raide, sinon tout à fait hérissée. Ayant cité de nombreux cas de télégonie dans mon précédent ouvrage, je ne m’attarderais pas davantage sur ce sujet que j’ai voulu simplement effleurer ici pour déduire que l’action de la télégonie est une cause véritable de variation, de même que les différences d’âge, de vigueur et de santé des parents et les différences de maturité des cellules-germes.

A la hâte et d’une manière bien imparfaite, j’ai indiqué que nous ne sommes pas à même de trouver, soit dans les impressions maternelles, ou l’action directe de l’ambiance ou l’hérédité, des causes véritables de variation. Je me suis efforcé de faire ressortir que, au lieu de constater simplement que la variation est due à la récurrence constante de légères inégalités de nutrition des cellules-germes, nous pouvons, avec quelque assurance, affirmer que les différences d’âge, de vigueur et de santé des parents et les différences de maturité des cellules-germes sont des causes puissantes de variation.

Je me suis également efforcé de prouver que le croisement, bien que constituant une cause «directe» de variation rétrograde, n’est qu’une cause «indirecte» de variation progressive, tandis que la consanguinité, pratiquée au moment convenable, est une cause de variation progressive. J’ai, de plus, discuté, un peu longuement peut-être, les effets atténuants du croisement: 1° que le progrès dans une direction unique est probablement souvent dû à ce que de nouvelles variétés détruisent les anciennes, même celles établies depuis longtemps», et 2° que plusieurs variétés peuvent être suffisamment exclusives pour se développer florissantes côte à côte sur une même surface, et éventuellement, donner naissance à plusieurs espèces nouvelles.

J’ajouterai seulement que j’ai surtout été conduit à «l’étude expérimentale de la variation», parce que cela me donnait l’occasion d’indiquer indirectement que le temps est venu où un champ d’expériences bien équipé devrait être installé par les Sociétés de courses, pour les expériences qui peuvent faire progresser les sciences qui s’appliquent à l’étude du cheval.

Le demi-sang trotteur et galopeur

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