Читать книгу L'École française de peinture (1789-1830) - Paul Marmottan - Страница 6
CHAPITRE PREMIER
ОглавлениеLa petite école, son point de départ, ses sources. — Ses qualités caractéristiques. — Bertin et Demarne chefs d’école. — Les classiques et les indépendants ou réalistes. — Comme quoi le paysage indépendant et réaliste a toujours existé, notamment de 1789 à 1830, pendant la suprématie de David. — Sa vitalité à cette époque et ses maîtres. — Omissions et erreurs de M. Charles Blanc. — Le romantisme en art apprécié impartialement et réduit à ses proportions exactes. — Du paysage historique; sa définition. — Sa vitalité, ses maîtres, sa chute. — erreurs commises sur lui. — Ce que doit être son rôle à notre époque.
L’ignorance est presque complète sur la chronologie des peintres de 1789 à 1830, et si l’on connaît les grands noms des élèves de David, c’est que le Louvre renferme des tableaux de ces maîtres. Par contre, toute la moyenne et la petite école sont méconnues. Et pourtant l’effort de cette époque extraordinaire ne s’est pas borné aux seules grandes productions.
Il faut distinguer en effet deux divisions dans l’école française du commencement de ce siècle, dont les débuts correspondent à l’avènement du bouleversement universel qui s’opère dans les mœurs et les idées: la grande école d’histoire et la petite école, dite de genre et surtout de paysage, et qui elle aussi fait sa révolution.
La grande école, dont la majeure partie des noms a seule été divulguée, a pour maîtres David, Régnault, Vincent, Girodet, Géricault, Gros, Prudhon, Lethière, Gérard, Guérin, Robert Le Fêvre, Ingres, Carle Vernet, Devosge; dans un ordre secondaire, mais toujours dans le style historique ou la figure, Kinson, Grandin, Lordon, Isabey, Xavier Leprince, mademoiselle Mayer, madame Chaudet, Meynier, Ansiaux, Ducq, mademoiselle Gérard, Horace Vernet, Riésener, Thévenin, Richard, Sauvage, Drolling, Bouhot, Boilly, Hesse, Vafflard, Van Brée, Grauet, Hersent, Wicar, Abel de Pujol, presque tous en oubli aujourd’hui, et dont les œuvres ont pourtant des qualités solides.
A côté de cette éblouissante poussée de peintres d’histoire, figure avec honneur une intéressante école de paysage et de genre, dont le mérite est resté obscurci au milieu des revirements politiques, de l’avènement du romantisme et des coups de tam-tam intéressés en faveur de l’école moderne de nos jours.
Mais de même que dans l’école hollandaise il y a la grande école représentée par les Rembrandt, les Hals, les Van der Helst, les Cuyp, etc., et à côté cette charmante petite école de genre et de paysagistes des Gérard Dow, des Miéris, des Skalken, des Van Ostade, des Hobbéma, des Van der Heyden, formant comme un cadre aux grands maîtres, de même nous semblons ignorer que la grande école de David, qui représente la Révolution dans les arts, fut entourée d’une pléiade de petits maîtres, au coloris frais, au dessin consciencieux, à la touche spirituelle et bien française.
Je veux parler de la petite école paysagiste qui atteignit son apogée sous l’Empire, mais qui était née avec la Révolution pour aller s’éteindre dans la tourmente de 1830. Singulier rapprochement! La révolution de 1789 allait changer la direction de l’art, celle de 1830, qui reprenait la défense des libertés si chères de 89, devait aussi changer la tournure artistique, mais, cette fois, dans un sens différent, en la faisant dévier vers le romantisme.
Durant une période de quarante années, de 1790 à 1830, la petite école paysagiste eut une vitalité et des maîtres, et il ne faut rien moins que les révolutions jointes à l’ignorance ou à l’envahissement des modernes, pour avoir laissé passer presque inaperçue cette pléiade de maîtres charmants.
Le peu de cas qu’on en a fait trop longtemps a causé la disparition de nombre de ces originaux, dont beaucoup ont été dévorés par le soleil ou par la poussière, dans les magasins de curiosités, quand ils n’ont pas été perdus par les nettoyeurs de tableaux, qui sont pour la plupart des destructeurs. En outre, presque tous ces maîtres peignaient sur des châssis petits de dimensions, qui se trouvèrent noyés dans le déluge de toiles immenses que l’avènement du romantisme mit à la mode.
Les paysagistes et peintres animaliers dont il s’agit ont pour caractéristique un dessin consciencieux qu’ils acquéraient après de longues années passées à étudier la nature. Les uns, que leur talent reconnu par l’Académie, ou leurs moyens, désignaient pour le séjour de Rome, passaient les monts et dévoraient les sites et les monuments de l’Italie; les autres, la plupart en vérité, privés de ces avantages ou ne s’en souciant pas, contents de peu, transportaient leur atelier dans les forêts des environs de Paris, alors plus pittoresques encore qu’ujourd’hui, et y reproduisaient les coins délicieux et riants que nous admirons.
L’esprit de camaraderie, joint au désir de rendre leurs petits tableaux parfaits en tous points, empêchait que les paysagistes fissent des personnages, et les peintres de figures, des paysages; et de même que dans les anciennes écoles hollandaise et italienne, nous voyons dans un paysage de Moucheron des personnages d’Adrien Van de Velde, dans un Peter Neefs, des personnages de Bout ou de Teniers, dans un Canaletti, des figures de Tiepolo, de même nous retrouvons dans un Bertin ou un Budelot des personnages de Demarne, de Swébach ou de Demay.
Quels sont donc les noms de ces maîtres ignorés, dont il reste peu de tableaux assez disséminés, et auxquels je suis heureux de rendre un hommage sincère, bien que tardif?
Comme nourriciers, il convient de citer tout d’abord les initiateurs du mouvement vers l‘antiquité : Peyron, Vien et David. C’est ensuite plus directement comme chefs d’école: Jean-Victor Bertin, pour la portion qu’on désigne sous l’appellation de paysagiste historique, et Louis Demarne, pour la seconde catégorie, celle du paysage indépendant, c’est-à-dire non composé.
Les procédés changent du tout au tout avec ces deux grands réformateurs. L’art va se trouver dégagé des compositions molles et efféminées de tout un siècle. Malgré leurs brillantes qualités de tons moelleux et de grâce miévreuse, Joseph Vernet, Jean-Baptiste Leprince, Casanova, Lantara, Lutherbourg pâlissent soudain. Bertin et ses disciples vont chercher leurs enseignements dans les Poussin, les Guaspre et les maîtres des anciennes écoles d’Italie; Demarne et ses émules prennent pour modèles les Hollandais.
Tandis que Vien, Lebarbier, Ducreux, David, Gros, Girodet, puisaient leurs idées de régénération aux sources antiques, dans une sphère plus modeste, les Valenciennes et les Bertin délaissaient les Watteau et les Pillement pour les maîtres du grand siècle. C’est à eux qu’est dû l’effort d’avoir rompu avec la décadence d’un art où le joli tenait lieu du beau, et où le maniéré suppléait au grand.
Le paysage historique ou héroïque devait être très en faveur de 1789 à 1830. Ses créateurs au dix-septième siècle, peintres français ou italiens de génie, comme le Poussin, le Dominiquin, les Carrache, s’étaient fait un devoir de traiter les points de vue les plus majestueux, les sites les plus riches en monuments, et de n’y introduire que des scènes d’un style relevé, et dont les personnages, quoique représentés dans une proportion susceptible de les faire regarder comme simplement accessoires, y tenaient pourtant une place assez importante par la nature et l’intérêt du sujet, pour fixer l’attention des spectateurs et déterminer la dénomination du tableau. L’école de Bertin reprenait ces traditions.
L’école de Demarne au contraire, empruntant aux Flamands et aux Hollandais non-seulement la vérité du coloris, le piquant des effets et la finesse de la touche, qualités non moins communes aux émules de Bertin, l’école de Demarne, disons-nous, s’attache davantage à l’approfondissement de la nature réelle et partant dérive plus directement des Karel Dujardin, des Wouwermans, des Winantz. Elle est inférieure à sa rivale et contemporaine sous le rapport de l’invention et du choix des sites, elle s’inquiète assez peu de l’effet dramatique et du goût des édifices, mais elle est par sa simplicité même plus à la portée de l’âme à qui elle parle mieux. L’école de Bertin, plus savante, plus parée, si je puis dire, s’adresse davantage à l’intelligence. L’une peint la nature telle qu’on la voit, sans chercher d’autre effet que la simplicité et l’esprit tiré du côté réel; l’autre se nourrit d’idées et de contrastes, et vise à la majesté. La première, par cela même, est de tous les temps et de tous les lieux, mieux comprise par le peuple; la seconde, cherchant une nature privilégiée, ressemble plus à un poëme d’art, et partant n’est goûtée que par le petit nombre.
Bertin se présente donc, d’une part, avec Valenciennes, Michallon, les Bidault, Taunay, Watelet, de Crissé, Dunouy, Castellan, Chancourtois, Duperreux, Ronmy, de Forbin;
Demarne, d’autre part, avec Bruandet, Crépin, Budelot, Swagers, Pau de Saint-Martin, Vauthier, Demay, Deroy, Swébach, Bourgoin, Huet, Xavier Leprince, Hippolyte Lecomte, Omméganck, Bourgeois, Diébolt, Michel, Langlois, Storelli, Carle Vernet, Debucourt, Richard, Guérard, Kobell, Grailly, Malbranche, Dagnan, Verstappen, Lajoye Duval, Berré, Van Os, Roehn, César Vanloo.
Et plusieurs de ces maîtres comme Demarne, Taunay, Xavier Leprince, Debucourt, Hippolyte Lecomte, Swébach, Pau de Saint-Martin, Budelot, ne sont pas seulement des interprètes achevés d’une nature ensoleillée ou ombragée, mais peintres de genre non moins habiles, ils unissent à la perfection du rendu des sites une invention spirituelle et variée dans leurs scènes. Demarne, Taunay, Swébach et Hippolyte Lecomte ont une supériorité incontestable en ce genre, l’esprit français y petille.
C’est par exemple un marché où s’échangent les horions et les propos grivois, un curé de campagne sermonnant des jouvenceaux, un gamin décrochant la jarretière de la mariée, un repas sur l’herbe, des chasseurs dans des fourrés, des lavandières, le meunier appelant à l’aide, des bergers surpris par une rafale, des berlines arrivant dans une cour, des convois de troupes en 1814, etc., etc.
Et presque tous ces maîtres délicats et les peintres de genre de la même époque n’ont pas trouvé place au musée! dans notre musée si pauvre, si peu à la hauteur, lorsqu’il s’agit d’artistes du dix-neuvième siècle!
Le Louvre, pour ne rien avancer sans preuves, possède-t-il par exemple des maîtres spirituels comme Vallin et Mallet, ou quelque toile du célèbre grisaillier Sauvage?
Montre-t-il quelque part un seul portrait de l’étonnant Boilly, quelques attelages ou convois militaires de Swébach?
A part Demarne, dont le nom survit à tout, rappelant le genre paysagiste, le Louvre possède-t-il un Bruandet vaporeux, un délicat Pau de Saint-Martin, un Bourgoin lumineux, un Dunouy aux sites grandioses, un Watelet si poétique dans ses chutes d’eau, si harmonieux dans les tons, un Malbranche, ce magicien d’effets de neige, dignes du pinceau d’Isaac Van Ostade ou d’Art. Van der Neer? — Non, rien de tout cela; mais si l’on désire s’édifier sur le paysage au dix-neuvième siècle, le néophyte amateur pourra admirer à son aise Constable, Chintreuil, les ébauches de Rousseau et les Courbet!
Si le dessin est ce qui manque le plus à ces derniers artistes et, en général, aux paysagistes d’aujourd’hui, le dessin, nous aimons à le rappeler, était la qualité maîtresse de la petite école du commencement de ce siècle, et la conscience apportée par elle à traiter ses sujets ne trouve d’égale que dans les écoles primitives et dans l’école hollandaise. Demarne et Bertin, quoique suivant chacun un genre différent, connaissaient bien les Hollandais; ils n’en ont pas moins un cachet tout français, et je dirais aussi, bien de leur temps.
La couleur des Hollandais se ressentait de leur ciel gris, et le choix de leurs sites, d’une nature sévère. Les Hobbéma et les Bril plaçaient leur feuillage si délicat sous un jour relativement sombre, tandis que les petits paysagistes de l’Empire, tout en ayant le fini du même feuillé qui permet de reconnaître l’arbre, ont l’avantage d’une lumière plus sereine et d’un choix de sites plus riants.
Est-il en effet de sujet plus gracieux, plus doux à l’œil que les sites pris dans les vallées de Bièvre, de la Seine, de Jouy, de l’Yvette ou de l’Orge, avec des paysans allant au marché, des rouliers, des cours de ferme, des entrées de châteaux, des scènes de famille, des chaises de poste, des parties de chasse? Au milieu de ces paysages aux perspectives aérées, des petits personnages finement touchés et campés attestent l’originalité et le talent des Swébach, des Demay et des Xavier Leprince.
Le paysage indépendant, si par indépendant on entend la reproduction des sites et des scènes que les yeux découvrent dans la nature de notre pays, ne date donc pas de 1830, et ni Paul Huet ni ses successeurs Daubigny, Rousseau, Millet, Troyon, n’ont le mérite de l’avoir découvert en ce siècle. Ces maîtres ont agrandi les dimensions du paysage, mais ils ont diminué la somme des qualités intrinsèques qu’on est en droit d’exiger du paysagiste. Je ne conteste pas leurs qualités, mais comparés à leurs prédécesseurs, je les trouve inférieurs et pour le dessin et pour l’originalité. L’indépendance qu’on leur attribue porte plutôt sur l’exemple qu’ils ont donné les premiers du laisser-aller dans l’exécution, ou tout au moins d’une exécution sensiblement moins soignée.
Des quatre maîtres que nous venons de citer, Troyon est encore le plus consciencieux pour le dessin, mais on ne peut refuser aux toiles de Daubigny, de Rousseau, de Millet et de Corot, une poésie d’impression qui explique leur succès. Si on les analysait au seul point de vue des qualités techniques intrinsèques, leur manière lâchée ne résisterait pas à l’examen.
Leurs prédécesseurs directs dans le paysage français, Demarne, Bruandet, Budelot, Taunay, Vauthier, Grailly, Michel, Berré, et tutti quanti, ont su allier aussi à la conscience du dessin la poésie, le sentiment, et l’on peut également trouver à la même époque ces dernières qualités dans plus d’un paysagiste qui, s’inspirant des Patel et des Robert, sut composer des paysages historiés avec tombeaux et temples grecs.
Le paysage historique a eu, il est vrai, des maîtres bien personnels, mais ces maîtres-là même, comme Bertin, Michallon, Bidault, Valenciennes, Dunouy et Watelet, ont produit aussi des paysages français excellents, preuve évidente que l’étude du paysage historique, cultivée également par les indépendants de cette époque, ne peut être nuisible aux artistes de la nôtre et ne peut au contraire que contribuer à élever le niveau artistique de tous les paysagistes. Qui peut le plus peut le moins.
Dans le paysage historique tel que le comprenait le Poussin, la composition pittoresque doit s’inspirer d’un sentiment ou d’une idée et s’associer, se combiner avec lui. Divers critiques, choqués des interprétations maladroites ou forcées de cette théorie par ceux de leurs contemporains qui ont tenté de se l’approprier, en ont conclu qu’elle ne pouvait être et l’ont violemment attaquée. Elle n’en contient pas moins le principe de beautés de l’ordre le plus élevé, de celles qui dérivent de la partie la plus intellectuelle de l’art, des beautés de sentiment et d’expression.
M. Charles Blanc cherchant à justifier l’abandon du style historique dans le paysage, n’a formulé qu’une seule critique dont nous reconnaissons la parfaite justesse. Dans ce genre historique, dit-il en substance, le sujet prend trop d’importance, et la nature se trouve réduite au second plan. L’attention se divise forcément entre le sujet et le paysage, et les figures principalement ou presque exclusivement absorbent l’intérêt. Ce manque d’unité est, suivant M. Blanc, la cause du discrédit dans lequel est tombé le paysage historique.
Cette critique, fort juste en soi, suffirait pour établir la supériorité du paysage indépendant, qui, ainsi que nous l’avons prouvé, prenant la nature corps à corps, reflète un sentiment intime et parle mieux à l’âme. Mais il faut se garder de prendre cette critique trop à la lettre.
Tous les paysagistes d’histoire n’ont pas, comme plusieurs l’ont fait dans les derniers temps du paysage historique, exagéré les dimensions de leurs épisodes dans le site.
D’aucuns, et ce sont justement les meilleurs, ceux près desquels on doit former son jugement, ont donné la plus large place à la nature qu’ils se plaisaient à embellir d’arbres magnifiques et de riches péristyles.
Un peintre qui dans un paysage accorderait une trop vaste place à la scène historique ne doit plus, selon nous, rentrer dans la catégorie des paysagistes, la nature devant offrir l’intérêt principal, au point de vue artistique s’entend.
Les scènes choisies par le paysagiste indépendant pour animer son paysage sont empruntées, en général, à la rusticité. L’attention n’exige pas d’effort pour saisir ces scènes familières, et partant l’œil peut mieux juger des qualités du paysage, à moins que, poussant les choses à l’extrême, on admette des compositions sans personnages. Mais l’absence d’êtres animés dans un paysage est vivement ressentie, et ceux-là seulement font excuser le manque de cet élément de vie, qui, ayant la science approfondie de leur art, peuvent trouver dans le site choisi un effet suffisamment saisissant pour captiver les yeux.
Mais M. Charles Blanc ne borne pas là ses critiques et prétend que Le Poussin était seul capable de produire et de faire admirer le paysage historique, parce qu’il sentait ce qu’il créait. Il dénie de ce chef à des hommes supérieurs, comme Dunouy, Bertin, Michallon et Valenciennes, ce sentiment du beau et de l’expression.
Cette théorie, si elle était acceptée, ferait croire que les seuls créateurs d’un genre ont le monopole de son interprétation. Nous ne saurions suivre l’auteur de l’Histoire des peintres de toutes les écoles, sur ce paradoxe qui tend à abaisser des hommes dont l’école française pourra se prévaloir à toute époque.
Que Bertin me présente des nymphes ou des religieux dans un site poétique ou mélancolique, que Michallon m’offre dans une vallée majestueuse le spectacle de la Mort de Roland, je me sens aussi ému que devant les Bords de l’Oise de Daubigny, parce que le talent des premiers est à la hauteur de la conception, comme le savoir-faire du second demeure au niveau d’un genre plus simple. Le problème est tout entier dans l’interprétation, et les sujets historiques, si utiles pour populariser les légendes et les hauts faits, ne peuvent être traités que par des artistes éminents dans leur art.
C’est sans doute aussi à ce grave oubli qu’il commet de la petite école de Demarne, pour ne s’attacher qu’à voir partout le paysage historique, faisant obstruction comme conséquence à l’indépendance de l’art, qu’il faut attribuer la guerre que déclare M. Charles Blanc au paysage historique et le dédain avec lequel il le traite. Ne va-t-il pas jusqu’à refuser, je ne dis pas une notice, mais même une simple mention à un chef d’école comme Jean-Victor Bertin!
L’éminent historien semble faire partir la naissance du paysage de l’avénement du romantisme. Cette aurore de 1830, saluée par M. Charles Blanc, où a-t-elle conduit le paysage, de plus en plus poussé de nos jours vers l’impressionnisme? La plus élémentaire justice exigerait pourtant qu’on n’oubliât pas qu’avant 1830 des maîtres modestes et laborieux conservaient à l’art le paysage individuel et intime, sur les charmes duquel tous les bons esprits sont d’accord. Ces maîtres s’appelaient Bruandet, Demarne, Budelot, Berré, Guérard, Langlacé, Swagers et leurs émules. Il est donc inexact de croire que l’école de Bertin ait étouffé le paysage tiré de la nature.
Les réalistes, dans le bon sens du mot, c’est-à-dire les réalistes dessinant, achevant et ayant le goût pur, existaient donc pendant toute la période que dura la suprématie de David. Plus d’une fois, même alors, des maîtres comme Demarne, Duclaux (de Lyon), Duperreux ont peint, dans leurs paysages de 1808 ou de 1813, des chapelles gothiques et des chevaliers, d’où l’on peut déduire encore que la connaissance du moyen âge et de l’architecture gothique ne doit pas être mise uniquement à l’actif des peintres de 1830. Pour donner à chacun ce qui lui est dû, il est juste de reconnaître que ce qu’on a appelé le réalisme dans l’art existait bien avant 1830 et sous David.
Dans la peinture d’histoire et de genre, Prudhon, Géricault, Sigalon, Boilly, Bilcoq, Roëhn, Vigneron, Drolling, Pigal, Charlet et tous les paysagistes indépendants que nous avons cités, étaient des réalistes.
La révolution de 1830 a eu le mérite de propager le mouvement, mais elle n’a rien créé de neuf. Si les artistes lui doivent l’indépendance dans les règles, c’est une innovation matérielle en quelque sorte. La révolution fut beaucoup plus profonde en littérature, et cette raison semble avoir entraîné l’opinion dans un jugement d’assimilation avec la peinture.
Ces développements prouvent qu’il y a place au soleil pour tous les genres de talent et de style, quand ceux-ci sont reconnus, alors même que l’art en général suit une direction puissante dans un sens classique. Il y a plus, jamais David et ses principaux élèves, j’entends les plus fervents adeptes du style académique et historique, n’ont cessé de louer et même de conseiller d’étudier les réalistes, comme les Hollandais par exemple, dont ils admiraient la science profonde. David et ses élèves n’ont été les adversaires que des maîtres relâchés en tout du dix-huitième siècle.
L’existence de l’école de Demarne, admirée par tous les artistes les plus classiques de cette époque, en est la preuve absolue. Demarne, Taunay, Pau de Saint-Martin, Swébach, Hippolyte Lecomte, furent, avant 1830, toutes proportions conservées, aussi pourvus de distinctions que David, Gros et Girodet. Les plus grands connaisseurs, les critiques les plus connus et les personnages les plus riches s’honoraient, ou de faire l’éloge, ou de posséder des petits paysagistes indépendants de l’école française, à côté des premiers maîtres des écoles hollandaise et italienne.
La galerie de la Malmaison, la plus célèbre collection particulière de cette époque, comptait beaucoup de petits maîtres contemporains. Pour ne citer que les paysagistes et peintres animaliers, Berré, Demarne, Duperreux, Turpin, Hue, Hippolyte Lecomte, Nicole, Omméganck, Van Os, Taunay, Thibault, Thiénon, Roëhn, Swébach, César Vanloo, avaient été jugés dignes de figurer au milieu des chefs-d’œuvre de l’école hollandaise que la Russie a su nous enlever à la vente de cette galerie si riche.
L’ancienne salle des ventes de Paris, la salle Lebrun, que plus d’un ancien se rappelle encore, a vu défiler également nombre des petits maîtres français de cette école. Les grands amateurs comme Denon, le duc de Praslin, le banquier Perregaux, la duchesse de Berry, le duc d’Orléans, avaient également jeté les yeux sur ces maîtres charmants. On vit cette école représentée dans les grandes ventes faites sous Louis-Philippe. La plus intéressante de ces ventes, à notre point de vue spécial, fut celle des œuvres de Taunay en 1831.
Le goût des arts au renouvellement du dix-neuvième siècle était aussi très en honneur. Le Directoire voulait que ses expéditions ne fussent pas seulement un titre de gloire pour nos armes, mais une source de profits pour les arts. Bonaparte ramenait en triomphe, comme des trophées, les antiques les plus rares et les tableaux des maîtres les plus fameux de l’Italie. Lucien, frère du premier consul, dans son ambassade de Madrid, outre Lethière qui le suivait partout, entretenait un agent en Espagne pour lui acheter à prix d’or des marbres et autres œuvres d’art; plus tard son frère, le roi Joseph, faisait venir le peintre Wicar pour la même mission. Le cardinal Fesch achetait des collections entières pour posséder un seul bon tableau qu’il convoitait; enfin, M. Robit, le banquier Récamier, M. de Talleyrand, M. de Sommariva, le prince Nicolas Demidoff, M. Lacaze, des Français appelés par leurs fonctions en Italie, comme l’ambassadeur Cacault, le peintre Fabre, j’en passe, complétaient ce groupe des premiers grands collectionneurs du dix-neuvième siècle, dignes successeurs des grands amateurs du dix-huitième, tels que les Chabot, les Praslin, le duc de Choiseul, le prince de Conti, le Régent, Randon de Boisset, Catellan, etc.
De ce que les paysagistes d’après 1830, certes pleins de mérite aussi, aient accaparé l’attention, il ne s’ensuit donc pas qu’ils aient découvert le paysage indépendant ou réaliste.
Ce paysage lui-même datait d’une époque fort reculée, et, pour ainsi dire, de la naissance de l’art. Les fonds de tableaux des artistes primitifs de l’époque gothique et de la renaissance, si admirables dans leur naïveté précieuse, les paysages si Unis des Memling et des Van Orley, des Van Eck et des Pérugin ne marquaient-ils pas la manifestation de la nature vraie, aussi bien que les conceptions de l’école d’Albert Durer et de Titien? Les peintres du dix-huitième siècle, malgré leur style mou et leur couleur vert-pomme, ne connaissaient-ils pas à leur manière l’interprétation de la nature réelle? Que viennent donc faire les paysagistes romantiques de 1830, présentés comme des novateurs?
Selon nous, le romantisme n’a pas de création à son actif, à proprement parler; il n’en a que les apparences, et venant après une période académique qui témoigne d’une évolution curieuse dans l’art, qu’on devrait, au lieu de dénigrer, étudier et savoir respecter, le romantisme marque une réaction, et rien de plus.
Les auteurs de l’avenir auront à répondre un jour à la question de savoir si la décadence de l’art et surtout de ses règles ne prend pas sa source première justement à l’avènement du romantisme, ou si tout au moins cette décadence n’est pas due à la faveur sans frein avec laquelle on suit les conséquences d’une voie éloignée des traditions anciennes.
Les paysagistes d’histoire ne prenaient pas leur nature sous le ciel de Paris, comme le prétend M. Charles Blanc, mais ils allaient l’étudier et la copier dans les sites grandioses de Suisse, de Sicile, des Pyrénées, et surtout d’Italie. La grande majorité d’entre eux, — le fait est patent, se transporta dans ces contrées et y fit des séjours de longue haleine.
Plus tard, de retour à Paris, ces artistes composèrent sans doute dans leurs ateliers des paysages d’histoire, aux sites grandioses, mais leur tâche fut facilitée, et leur inspiration ravivée par la provision d’études toutes prises sur nature, dont regorgeaient leurs cartons.
Les erreurs commises par M. Charles Blanc se déduisent toutes de l’ignorance où il était de la petite école indépendante, dont il ne peut tenir compte, puisqu’il ne s’en était pas soucié. Seuls Demarne et Bruandet arrêtaient ses regards. Les omissions de M. Charles Blanc et ses aperçus sur le paysage ont malheureusement fait accréditer une opinion générale erronée, qui depuis a fait du chemin. Ainsi naissent bien des légendes.
Nous plaindrions l’école française de n’avoir pour tout lot, dans le paysage, que les paysagistes d’histoire. Si nous préférons avec tout le monde le paysage indépendant, ce n’est pas une raison pour que nous comprenions le système de dénigrement d’une très-intéressante évolution dans l’art paysagiste du commencement de ce siècle, évolution qui a compté parmi ses partisans des hommes du plus haut talent et, au dix-septième siècle, des créateurs de génie, comme Claude, le Poussin et le Dominiquin.
Mais l’écueil de ce style noble et élevé, c’est la difficulté qu’il présente. Aussi ne doit-il pas comporter d’interprètes médiocres. Il s’en est trouvé pourtant dans le nombre des paysagistes qui l’ont abordé.
Les maîtres dont nous nous sommes réclamés ont effacé, par leur haut talent, les hommes inférieurs d’après lesquels on a peut-être formé son jugement. Ceux-là ont le genre ennuyeux, et ce genre est détestable. Tout en laissant à leur rang de prééminence, nous plaçant à un point de vue général, les compositions d’un style noble et élevé, il est incontestable qu’il vaut mieux être fort comme les Hollandais, dans un genre inférieur, que faible dans un autre plus haut placé, et que longtemps, comme l’a dit un historien, on préférera des petits fumeurs, caressés par tous les amis des arts, aux grands héros ennuyeux, étalant en vain leur beauté froide, et créés plutôt pour habiter des palais magnifiques que pour servir à la récréation des yeux. «Il ne
«faut pas faire plus qu’on ne peut, disait David à
«un de ses élèves . Il faut traiter des sujets
«humbles, simples, familiers même, si la nature
«nous a fait naître pour cela. Tel qui fera supé-
«rieurement des bergers se fera moquer de lui,
«s’il veut peindre des héros. Il faut se tàter, se
«connaître, et puis aller sans se forcer.» A un
autre il disait dans le même sens:«Il vaut mieux
«faire de bonnes bambochades comme Téniers et
«Van Ostade, que des tableaux d’histoire comme
«Lairesse et Philippe de Champagne.»
Aussi bien pensons-nous que la chute du paysage historique n’est pas uniquement due au peu de vogue qu’inspirent les personnages de la mythologie ou de l’antiquité, et que son abandon provient conjointement de l’effort difficile qu’exige ce genre, autant que du manque de talents supérieurs autour de nous. Comment ne se passerait-on pas aujourd’hui des règles du style héroïque, quand on se passe si facilement même des premiers éléments intrinsèques, comme le dessin et l’étude?
Aux raisons que nous venons de donner pour expliquer la chute du paysage historique et le dédain qu’affectent pour lui nos contemporains, s’ajoutent les séductions d’une thèse qui prête à la critique, de cette critique endormie sous les fleurs jetées au dix-huitième siècle.
Cette liberté d’allures revendiquée pour les peintres, les raisons patriotiques mises en avant en faveur de modèles uniquement choisis en France, l’éloge facile de la nature prise sur le vif, tout cela assurément ne manque ni de justesse ni de bonnes intentions. Mais doit-on de ce fait condamner l’idéal d’un style savant, illustré par les plus grands noms et la reproduction, au milieu de sites grandioses, d’idylles ou de scènes tirées des auteurs anciens les plus admirables?
Cet effort de science réduit aux proportions d’une étude contrôlée et protégée, peut-elle nuire à l’élévation du niveau artistique? Où serait la grandeur des lettres françaises, si l’on abandonnait l’étude des sources classiques, malgré ce que cette étude, au premier abord, peut présenter de suranné et de monotone?
Sans nous poser ici en panégyriste déclaré de l’un ou de l’autre genre, nous pensons que ceci ne doit pas détruire cela, et que chercher à frapper d’ostracisme un genre parce qu’il plaît moins, serait chose aussi dangereuse pour l’art, que d’en exalter exclusivement un autre ayant le mérite de flatter davantage.