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TITRE VI.

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Droits des citoyens.

Art. 59. Les Français sont égaux devant la loi, soit pour les contributions aux impôts et charges publics, soit pour l'admission aux emplois civils et militaires.

Art. 60. Nul ne peut, sous aucun prétexte, être distrait des juges

qui lui sont assignés par la loi.

Art. 61. Nul ne peut être poursuivi, arrêté, détenu, ni exilé, que

dans les cas prévus par la loi, et suivant les formes prescrites.

Art. 62. La liberté des cultes est garantie à tous.

Art. 63. Toutes les propriétés possédées, ou acquises en vertu des lois, et toutes les créances sur l'état, sont inviolables.

Art. 64. Tout citoyen a le droit d'imprimer et de publier ses pensées, en les signant, sans aucune censure préalable, sauf la responsabilité légale, après la publication, par jugement par jurés, quand même il n'y aurait lieu qu'à l'application d'une peine correctionnelle.

Art. 65. Le droit de pétition est assuré à tous les citoyens. Toute pétition est individuelle. Ces pétitions peuvent être adressées, soit au gouvernement, soit aux deux chambres: néanmoins ces dernières mêmes doivent porter l'intitulé: à Sa Majesté l'Empereur. Elles seront présentées aux chambres, sous la garantie d'un membre qui recommande la pétition. Elles sont lues publiquement; et si la chambre les prend en considération, elles sont portées à l'Empereur par le président.

Art. 66. Aucune place, aucune partie du territoire ne peut être déclarée en état de siége, que dans le cas d'invasion de la part d'une force étrangère, ou de troubles civils.

Dans le premier cas, la déclaration est faite par un acte du gouvernement.

Dans le second cas, elle ne peut l'être que par la loi. Toutefois, si, le cas arrivant, les chambres ne sont pas assemblées, l'acte du gouvernement déclarant l'état de siége, doit être converti en une proposition de loi dans les quinze premiers jours de la réunion des chambres.

Art. 67. Le peuple Français déclare en outre que, dans la délégation qu'il a faite et qu'il fait de ses pouvoirs, il n'a pas entendu et n'entend pas donner le droit de proposer le rétablissement des Bourbons, ou d'aucun prince de cette famille sur le trône, même en cas d'extinction de la dynastie impériale, ni le droit de rétablir soit l'ancienne noblesse féodale, soit les droits féodaux et seigneuriaux, soit les dîmes, soit aucun culte privilégié et dominant; ni la faculté de porter aucune atteinte à l'irrévocabilité de la vente des domaines nationaux; il interdit formellement au gouvernement, aux chambres, et aux citoyens, toute proposition à cet égard.

Donné à Paris, le 22 avril 1815.

Signé: NAPOLÉON.

Par l'Empereur,

Le ministre secrétaire d'état,

Signé: LE DUC DE BASSANO.

Cet acte additionnel ne répondit point à l'attente générale.

On avait espéré recevoir de Napoléon une constitution neuve, affranchie des vices et des abus des constitutions précédentes; et l'on fut surpris, affligé, mécontent, quand on vit, par le préambule même de l'acte additionnel, qu'il n'était qu'une modification des anciennes constitutions et des sénatus-consultes et autres actes qui régissaient l'empire.

Quelle confiance, s'écriait-on, peut inspirer une semblable production? quelle garantie peut-elle offrir à la nation? ne sait-on pas que c'est à l'aide de ces sénatus-consultes que Napoléon s'est joué de nos lois les plus saintes? et puisqu'ils sont maintenus et confirmés, ne pourra-t-il pas s'en servir, comme il le fit autrefois, pour interpréter à sa guise son acte additionnel, pour le dénaturer et le rendre illusoire?

Il eût été à désirer, sans doute, que l'acte additionnel n'eût point rappelé le nom et emprunté le secours de tous les actes sénatoriaux, devenus à tant de titres l'objet de la risée et du mépris public; mais cela n'était point possible[8]. Ils étaient la base de nos institutions, et l'on n'aurait pu les proscrire en masse, sans arrêter la marche de l'administration et intervertir de fond en comble l'ordre établi.

La crainte que Napoléon pût les remettre en vigueur, n'était d'ailleurs fondée que sur de vaines suppositions. Les dispositions oppressives des sénatus-consultes se trouvaient annulées, de fait et de droit, par les principes que consacraient l'acte additionnel; et Napoléon, par le pouvoir immense dont il avait investi les chambres, par la responsabilité à laquelle il avait dévoué ses agens et ses ministres, par les garanties inviolables qu'il avait données à la liberté des opinions et des individus, s'était mis dans l'impuissance d'accroître son autorité ou d'en abuser. Le moindre effort aurait trahi ses intentions secrètes, et mille voix se seraient élevées pour lui dire: Nous qui sommes autant que vous, nous vous avons fait notre roi, à condition que vous garderiez nos lois: sinon, non[9].

Le rétablissement de la chambre des pairs, importée d'Angleterre par les

Bourbons, excita non moins vivement le mécontentement public.

Il était certain, en effet, que les priviléges et la jurisdiction particulière dont jouissaient exclusivement les pairs, constituaient une violation manifeste des lois de l'égalité, et que l'hérédité de la pairie était une infraction formelle à l'égale admission de tous les Français aux charges de l'état.

Aussi, les amis de la liberté et de l'égalité reprochèrent-ils avec raison à Napoléon d'avoir trahi ses promesses, et de leur avoir donné, au lieu d'une constitution basée sur les principes d'égalité et de liberté qu'il avait solennellement professés, un acte informe plus favorable que la charte et que toutes les constitutions précédentes, à la noblesse et à ses institutions.

Mais Napoléon, en promettant aux Français une constitution qu'on pourrait appeler républicaine, avait plutôt suivi les inspirations de la politique du moment, que consulté les intérêts de la France. Rendu à lui-même, devait-il s'attacher rigoureusement à la lettre de ses promesses, ou les interpréter seulement comme un engagement de donner à la France une constitution libérale, aussi parfaite que possible?

La réponse ne peut être douteuse.

Or, le témoignage des plus savans publicistes, l'expérience faite par l'Angleterre pendant cent vingt-cinq années, lui avait démontré que le gouvernement le mieux approprié aux habitudes, aux moeurs et aux rapports sociaux d'une grande nation; celui qui offre le plus de gages de bonheur et de stabilité; celui enfin qui sait le mieux concilier les libertés politiques avec la force nécessaire au chef de l'état, était évidemment le gouvernement monarchique représentatif. Il était donc du devoir de Napoléon, comme législateur et comme souverain paternel, de donner la préférence à ce mode de gouvernement.

Ce point accordé (et il est incontestable), il fallait nécessairement que Napoléon établît une chambre des pairs héréditaire et privilégiée; car il ne peut exister de monarchie représentative sans une chambre haute, ou des pairs: comme il ne peut exister de chambre des pairs sans privilége et sans hérédité.

Le reproche d'avoir introduit cette institution dans notre organisation politique, ne pouvait donc être adressé à Napoléon que par des gens de mauvaise foi, ou par des hommes bons patriotes sans doute, mais qui, à leur insu, mettaient leurs répugnances ou leurs passions à la place du bien-être public.

Le rétablissement d'une chambre intermédiaire ne les aurait peut-être point blessés aussi vivement, si l'on avait eu le soin de lui donner un nom moins entaché de souvenirs féodaux, mais la révolution avait épuisé la nomenclature des magistratures publiques. L'Empereur, d'ailleurs, trouva que ce titre était le seul qui pût remplir sa haute destination. Peut-être, encore, fut-il bien aise, comme Louis XVIII avait eu ses pairs, d'avoir aussi les siens.

Une troisième accusation pesait sur Napoléon. Il nous avait promis, disait-on, comme une conséquence naturelle de cette vérité fondamentale, le trône est fait pour la nation, et non la nation pour le trône, que nos députés réunis au Champ de Mai donneraient à la France, concurremment avec lui, une constitution conforme aux intérêts et aux volontés nationales; et par un odieux manque de foi, il nous octroie un acte additionnel à la manière de Louis XVIII, et nous force de l'adopter dans son ensemble, sans nous permettre d'en rejeter les parties qui peuvent blesser nos droits les plus chers et les plus sacrés.

Napoléon avait proclamé, il est vrai, le 1er mars, que cette constitution serait l'ouvrage de la nation; mais, depuis cette époque, les circonstances étaient changées. Il importait à la conservation de la paix intérieure et aux rapports de Napoléon avec les étrangers, que l'état fût promptement constitué, et que l'Europe trouvât, dans les lois nouvelles, les sauve-gardes qu'elle pouvait désirer contre l'ambition et le despotisme de l'Empereur, et peut-être aussi contre le rétablissement de la république.

Pour accomplir textuellement la parole de Napoléon, il aurait fallu que les colléges électoraux donnassent des cahiers, comme en 1789, à leurs députés. La réunion de ces colléges, la rédaction raisonnée de leurs cahiers, le choix des commissaires, leur arrivée à Paris, la distribution du travail, la préparation, l'examen et la discussion des bases de la constitution, les conférences contradictoires avec les délégués de l'Empereur, etc., etc., auraient absorbé un tems incalculable, et laissé la France dans un état d'anarchie qui aurait ôté les moyens et la possibilité de faire la paix ou la guerre avec les étrangers.

Ainsi donc (et loin de blâmer l'Empereur d'avoir dérogé momentanément à cette partie de ses promesses), on devait au contraire lui savoir gré de s'être démis volontairement de la dictature dont les circonstances l'avaient revêtu, et d'avoir placé la liberté publique sous la protection des lois. S'il n'eût point été de bonne foi, s'il n'avait point été disposé sincèrement à rendre au peuple ses droits et à renfermer les siens dans de justes limites, il ne se serait point empressé de publier l'acte additionnel; il aurait gagné du tems, dans l'espoir que la victoire ou la paix, en consolidant le sceptre dans ses mains, lui permettrait de dicter des lois au lieu de s'y soumettre.

On reprochait enfin à l'acte additionnel d'avoir rétabli les confiscations abolies par la Charte.

La plupart des conseillers d'état et des ministres, et M. de Bassano plus spécialement, s'élevèrent avec force contre cette disposition renouvelée de nos lois révolutionnaires. Mais l'Empereur regardait la confiscation des biens, comme le moyen le plus efficace de contenir les royalistes; et il persista opiniâtrement à ne point s'en dessaisir, sauf à y renoncer, lorsque les circonstances le permettraient.

En résumé, l'acte additionnel n'était point sans taches; mais ces taches, faciles à faire disparaître, n'altéraient en rien la beauté et la bonté de ses bases. Il reconnaissait le principe de la souveraineté du peuple. Il assurait, aux trois pouvoirs de l'état, la force et l'indépendance nécessaires pour que leur action fût libre et efficace. L'indépendance des représentans était garantie par leur nombre et le mode de leur élection. L'indépendance des pairs, par l'hérédité. L'indépendance du souverain, par le veto impérial, et l'heureuse combinaison des deux autres pouvoirs qui lui servaient mutuellement de sauve-garde. Les libertés publiques solidement fondées, étaient dotées libéralement de toutes les concessions accordées par la Charte, et de toutes celles réclamées depuis. Le jugement par jurés des délits de la presse protégeait et assurait la liberté des opinions. Il préservait les écrivains patriotes de la colère du prince et de la complaisance de ses agens. Il leur assurait même l'impunité, toutes les fois que leurs écrits seraient en harmonie avec les voeux ou les sentimens secrets de la nation. La liberté individuelle était garantie non-seulement par les anciennes lois et l'inamovibilité des juges, mais aussi par deux dispositions nouvelles: l'une, la responsabilité des ministres; l'autre, l'abolition prochaine de l'inviolabilité dont les fonctionnaires de toutes classes avaient été revêtus par la constitution de l'an VIII, et après elle, par le gouvernement royal. Elle l'était encore par la barrière insurmontable opposée à l'abus du droit d'exil, par la réduction dans ses limites naturelles de la jurisdiction des commissions militaires, et par la restriction du pouvoir de déclarer en état de siége une portion quelconque du territoire: pouvoir jusqu'alors arbitraire, et à l'aide duquel le souverain suspendait à son gré l'empire de la constitution, et mettait, de fait, les citoyens hors la loi. L'acte additionnel, enfin, par les obstacles qu'il apportait aux usurpations du pouvoir suprême, et les garanties sans nombre qu'il assurait à la nation, affermissait sur des fondemens inébranlables les libertés politiques et particulières: et cependant, par la plus bizarre des contradictions, il fut considéré comme l'oeuvre du despotisme, et fit perdre à Napoléon sa popularité.

Les écrivains les plus renommés par leurs lumières et leur patriotisme, prirent la défense de Napoléon; mais ils eurent beau citer Delolme, Blackstone, Montesquieu, et démontrer que jamais aucun état moderne, aucune république n'avait possédé des lois aussi bienfaisantes, aussi libérales, leur éloquence et leur érudition furent sans succès. Les contempteurs de l'acte additionnel, sourds à la voix de la raison, ne voulaient le juger que d'après son titre; et comme ce titre leur déplaisait et les inquiétait, ils persistèrent à dénigrer l'ouvrage et à le condamner, comme on le dit vulgairement, sur l'étiquette du sac.

Napoléon, loin de prévoir ce funeste résultat, s'était persuadé au contraire qu'on lui saurait gré d'avoir accompli si promptement et si généreusement, les espérances de la nation; et il avait préparé de sa main une longue proclamation aux Français, dans laquelle il se félicitait sincèrement avec eux du bonheur dont la France allait jouir sous l'empire de ses nouvelles lois.

Cette proclamation, on le devine facilement, n'eut point de suite[10]: elle fut remplacée par un décret de convocation des colléges électoraux, dans lequel Napoléon, averti des rumeurs publiques, s'excusa sur la gravité des circonstances, d'avoir abrégé les formes qu'il avait promis de suivre pour la rédaction de l'acte constitutionnel, et annonça que cet acte, contenant en lui-même le principe de toute amélioration, pourrait être modifié conformément aux voeux de la nation. Aux termes de ce décret, les colléges électoraux étaient appelés à nommer les membres de la prochaine assemblée des représentans; et Napoléon s'excusait derechef d'être forcé, par la position de l'état, de faire procéder à la nomination des députés avant l'acceptation de la constitution.

C'était au Champ de Mai que les électeurs de tous les départemens devaient se réunir, pour procéder au recensement des votes de rejet ou d'adoption.

L'idée de renouveler les antiques assemblées de la nation, telle que l'Empereur l'avait d'abord conçue, était sans contredit une idée grande, généreuses, et singulièrement propre à redonner au patriotisme de l'éclat et de l'énergie; mais, il faut l'avouer aussi, elle était marquée au coin de l'audace et de l'imprudence, et pouvait porter à Napoléon un coup irréparable. N'était-il pas à craindre, dans la position équivoque où il se trouvait placé, que les électeurs ayant tout à redouter des Bourbons et des étrangers, ne voulussent point accepter une mission aussi périlleuse, et que l'assemblée ne fût déserte? N'était-il point probable encore, que personne ne briguerait le dangereux honneur de faire partie de la nouvelle représentation nationale, dont le premier acte serait nécessairement de proscrire à jamais la dynastie des Bourbons, et de reconnaître Napoléon, en dépit des étrangers, seul et légitime souverain de la France?

Cependant, tant il est vrai que l'événement avec Napoléon démentait toujours les plus sages conjectures, les électeurs accoururent en foule à Paris; et les hommes les plus recommandables par leur caractère ou leur fortune, se mirent sur les rangs pour être députés, et sollicitèrent les suffrages avec autant d'ardeur que si la France eût été tranquille et heureuse[11].

Et pourquoi? c'est qu'il s'agissait moins, aux yeux des électeurs et des députés, de la cause d'un homme, que du sort de la patrie: c'est que la crise où se trouvait la France, loin d'intimider les partisans de la révolution, réveilla dans leurs coeurs les sentimens du plus courageux patriotisme.

Et ce que j'appelle ici les partisans de la révolution, n'étaient point, comme certaines personnes cherchent à le persuader, ces êtres sanguinaires flétris du titre de jacobin, mais cette masse énorme de Français qui, depuis 1789, ont concouru plus ou moins à la destruction du régime féodal, de ses priviléges et de ses abus; de ces Français enfin, qui connaissent le prix de la liberté et de la dignité de l'homme.

Mais l'assemblée du Champ de Mai devait être privée de son plus bel ornement, de l'Impératrice et de son fils! L'Empereur n'ignorait point que cette princesse était soigneusement surveillée, et qu'on lui avait arraché, par surprise et par menaces, le serment de communiquer toutes les lettres qu'elle pourrait recevoir. Il savait aussi qu'elle était mal entourée; mais il pensa qu'il se devait à lui-même et à son attachement pour l'Impératrice, d'épuiser tous les moyens de faire cesser sa captivité. Il tenta d'abord, par plusieurs lettres pleines de sentimens et de dignité, d'émouvoir la justice et la sensibilité de l'Empereur d'Autriche. Les réclamations, les prières étant restées sans effet, il résolut de charger un officier de la couronne de se rendre à Vienne, pour négocier ou requérir publiquement, au nom de la nature et du droit des gens, la délivrance de l'Impératrice et de son fils. Il confia cette mission à M. le comte de Flahaut, l'un de ses aides-de-camp. Personne n'était plus en état que cet officier, de la remplir dignement. C'était un véritable Français: spirituel, aimable et brave, il était aussi brillant sur un champ de bataille, que dans une conférence diplomatique ou dans un salon, et savait plaire en tous lieux par l'agrément et la fermeté de son caractère.

M. de Flahaut partit, et ne put dépasser Stuttgard. Cette disgrâce convertit en regret douloureux la joie qu'avait déjà fait naître l'espérance de revoir le jeune prince et son auguste mère.

Les peuples qui se trouvaient répandus sur leur passage, avaient d'avance préparé les moyens de faire éclater leur amour et leur respect.

Le retour de Napoléon avait été célébré par des cris d'enthousiasme qui ressemblaient â l'ivresse de la victoire; celui de l'Impératrice n'eût inspiré que de tendres émotions. Les acclamations modérées par de douces larmes, les routes jonchées de fleurs, les villageoises parées de leurs atours et de leur bonheur, auraient donné à ce spectacle l'aspect d'une fête de famille; et Marie-Louise n'eût point semblé la fille des Césars rentrant dans ses états, mais une mère bien aimée qui, après une longue et douloureuse absence, est enfin rendue aux voeux de ses enfans.

Son fils, sur la tête duquel reposaient alors de si hautes destinées, aurait excité des transports non moins vifs, non moins touchans. Arraché, dès le berceau, à son trône, à sa patrie, il n'avait point cessé de reporter ses souvenirs et ses regards vers le sol qui l'avait vu naître; une foule de mots hardis et ingénieux avait révélé ses regrets, ses espérances; et ces mots répétés et appris par coeur, rendaient cet auguste enfant l'objet des pensées et des affections les plus chères.

Par une contradiction étrange, les Français avaient déploré le caractère impérieux et l'humeur belliqueuse de Napoléon; et précisément ils chérissaient le fils, parce qu'il promettait d'avoir l'audace et le génie de son père, et qu'ils espéraient qu'il rendrait un jour à la France le lustre des victoires et le langage du maître[12].

L'Empereur fut profondément affligé de la détention arbitraire de sa femme et de son fils. Il en sentait toute l'importance; plusieurs fois on lui offrit de les enlever; moi-même je fus chargé, par un très-grand personnage, de l'entretenir d'une offre de cette nature. Mais il persista obstinément à ne vouloir accueillir aucune proposition. Peut-être répugnait-il à sa tendresse ou à sa fierté, de confier, aux hasards d'une semblable entreprise, des personnes aussi chères, et qu'il était assuré d'obtenir plus dignement de la victoire ou de la paix. Peut-être craignait-il de compromettre leurs destinées, s'il succombait dans la lutte qui allait s'engager entre l'Europe et lui; car, malheureusement, cette lutte si long-tems incertaine, n'était plus douteuse, même à ses yeux.

Les ouvertures indirectes faites aux cabinets étrangers, et celles renouvelées sous toutes les formes par l'Empereur, par le duc de Vicence, avaient échoué complétement.

Les efforts tentés, en faveur de la France, dans le parlement britannique, par les généreux défenseurs des droits et de l'indépendance des nations, étaient demeurés sans succès.

M. de Saint-L… et M. de Mont…, revenus de Vienne, avaient annoncé que les alliés ne se départiraient jamais des principes manifestés dans leurs déclaration et traité des 13 et 25 mars.

M. de Talleyrand, sur lequel on comptait, convaincu du triomphe des

Bourbons, avait refusé de les trahir ou de les abandonner.

M. de Stassard avait été arrêté à Lintz et forcé de revenir sur ses pas. Ses dépêches, saisies et envoyées à l'empereur d'Autriche, avaient été mises sous les yeux des monarques étrangers; et ces monarques avaient arrêté unanimement qu'elles ne seraient point prises en considération, et qu'ils adhéraient de nouveau, et plus formellement que jamais, à leur déclaration.

La princesse Hortense avait reçu, de la part de l'empereur de Russie, cette réponse laconique: Point de paix, point de trêve avec cet homme: tout, excepté lui[13].

Les agens que l'Empereur entretenait à l'étranger l'avaient instruit que les troupes de toutes les puissances étaient sous les armes, et que l'on n'attendait que l'arrivée des Russes pour entrer en campagne[14].

Tout espoir de conciliation était donc anéanti; les amis de Napoléon commençaient à douter de son salut: lui seul contemplait, avec une imperturbable fermeté, les dangers dont il était menacé.

Les événemens de 1814 lui avaient révélé l'importance de la capitale, et l'on pense bien qu'il ne négligea point les moyens de la mettre en état de défense. Quand le moment fut venu d'arrêter définitivement les travaux de fortifications qu'il avait déjà fait ébaucher, M. Fontaine, son architecte favori, était près de lui et voulut se retirer. «Non, lui dit l'Empereur, restez-là; vous allez m'aider à fortifier Paris.» Il se fit apporter la carte des chasses, examina les sinuosités du terrain, consulta M. Fontaine sur l'emplacement des redoutes, l'établissement des couronnes, triple-couronnes, lunettes, etc., etc., et en moins d'une demi-heure, il conçut et arrêta, sous le bon plaisir de son architecte, un plan définitif de défense qui obtint l'assentiment des ingénieurs les plus exercés.

Une nuée d'ouvriers couvrit bientôt les alentours de Paris; mais, pour augmenter l'effet que devait produire en France et à l'étranger la fortification de cette ville, Napoléon fit insinuer à la garde nationale d'y travailler. Aussitôt, des détachemens de légions, accompagnés d'une foule de citoyens et de fédérés des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, se portèrent à Montmartre, à Vincennes, et procédèrent, en chantant, à l'ouverture des tranchées. Les grenadiers de la garde ne voulurent pas rester oisifs, et vinrent, leur musique en tête, prendre part aux travaux. L'Empereur, accompagné seulement de quelques officiers de sa maison, allait souvent encourager le zèle des travailleurs. Sa présence et ses paroles enflammaient leur imagination; ils croyaient voir les Thermopyles, dans chaque passage à fortifier; et, nouveaux Spartiates, ils juraient, avec enthousiasme, de les défendre jusqu'à la mort.

Les fédérés ne s'en tinrent point à ces démonstrations si souvent stériles; ils demandèrent des armes, et s'offensèrent du retard qu'on apportait à leur en donner. Ils se plaignirent non moins vivement, de n'avoir point encore été passés en revue par l'Empereur.

L'Empereur, pour les apaiser, s'empressa de leur annoncer qu'il les admettrait avec plaisir à défiler devant lui le premier jour de parade.

Le 24 mai, ils se présentèrent aux Tuileries: leurs bataillons se composaient en grande partie d'anciens soldats et de laborieux ouvriers; mais il s'était glissé à leur suite quelques-uns de ces vagabonds qui affluent dans les grandes villes; et ces derniers, par leurs figures patibulaires et le désordre de leurs vêtemens, ne rappelaient que trop les bandes homicides qui ensanglantèrent autrefois la demeure de l'infortuné Louis XVI.

Lorsque Louis XIII et le superbe Richelieu invoquèrent les secours des communautés d'arts et métiers, ils accordèrent à leurs députés une audience solennelle, leur prirent les mains, et les embrassèrent tous, dit l'histoire, jusqu'aux savetiers. Napoléon, quoique placé dans une position éminemment plus critique, ne voulut point s'humilier devant la nécessité; il conserva sa dignité, et laissa pénétrer, malgré lui, combien il souffrait d'être forcé, par les circonstances, d'accepter de semblables secours.

Les chefs de la confédération lui adressèrent un discours, où l'on remarqua principalement les passages suivans:

Vous êtes, Sire, l'homme de la nation, le défenseur de la patrie; nous attendons de vous une glorieuse indépendance et une sage liberté. Vous nous assurerez ces deux biens précieux; vous consacrerez à jamais les droits du peuple; vous régnerez par la constitution et les lois: nous venons vous offrir nos bras, notre courage, et notre sang pour le salut de la capitale.

Ah! Sire, que n'avions-nous des armes au moment où les rois étrangers, enhardis par la trahison, s'avancèrent jusques sous les murs de Paris!… nous versions des larmes de rage en voyant nos bras inutiles à la cause commune;… nous sommes presque tous d'anciens défenseurs de la patrie: la patrie doit remettre avec confiance des armes à ceux qui ont versé leur sang pour elle. Donnez-nous des armes en son nom… Nous ne sommes les instrumens d'aucun parti, les agens d'aucune faction… Citoyens, nous obéissons à nos magistrats et aux lois; soldats, nous obéissons à nos chefs…

Vive la nation! vive la liberté! vive l'Empereur!

L'Empereur leur répondit en ces termes:

Soldats, fédérés des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau: Je suis revenu seul, parce que je comptais sur le peuple des villes, les habitans des campagnes et les soldats de l'armée, dont je connaissais l'attachement à l'honneur national. Vous avez tous justifié ma confiance. J'accepte votre offre. Je vous donnerai des armes, je vous donnerai pour vous guider des officiers couverts d'honorables blessures, et accoutumés à voir fuir l'ennemi devant eux. Vos bras robustes et faits aux pénibles travaux, sont plus propres que tous autres au maniement des armes. Quant au courage, vous êtes Français; vous serez les éclaireurs de la garde nationale. Je serai sans inquiétude pour la capitale, lorsque la garde nationale et vous vous serez chargé de sa défense; et s'il est vrai, que les étrangers persistent dans le projet impie d'attenter à notre indépendance et à notre honneur, je pourrai profiter de la victoire sans être arrêté par aucune sollicitude.

Soldats, fédérés! s'il est des hommes dans les hautes classes de la société qui ayent déshonoré le nom Français; l'amour de la patrie et le sentiment d'honneur national, se sont conservés tout entiers dans le peuple des villes, les habitans des campagnes et les soldats de L'armée. Je suis bien aise de vous voir. J'ai confiance en vous: vive la nation!

Néanmoins, malgré sa promesse, l'Empereur, sous le prétexte que le nombre des fusils n'était point suffisant, ne fit donner des armes qu'aux fédérés de service; en sorte qu'elles passaient journellement de mains en mains, et ne restaient par conséquent en la possession de personne. Plusieurs motifs lui firent prendre cette précaution. Il voulait conserver à la garde nationale une supériorité qu'elle aurait perdue, si la totalité des fédérés eût été armée. Il craignait ensuite que les républicains qu'il regardait toujours comme ses ennemis implacables, ne s'emparassent de l'esprit des fédérés et ne parvinssent, au nom de la liberté, à leur faire tourner contre lui les armes qu'il leur aurait données. Prévention funeste! qui lui fit placer sa force autre part que dans le peuple, et lui ravit par conséquent son plus ferme soutien.

Au moment où la population de Paris témoignait à l'Empereur et à la patrie le plus fidèle dévouement, le tocsin de l'insurrection retentissait dans les campagnes de la Vendée.

Dès le 1er mai, quelques symptômes d'agitation avaient été remarqués dans le Boccage[15]. Le brave et infortuné Travot par fermeté, par persuasion, était parvenu à rétablir l'ordre; et tout paraissait tranquille, lorsque des émissaires de l'Angleterre vinrent de nouveau rallumer l'incendie.

MM. Auguste de la Roche-Jaquelin, d'Autichamp, Suzannet, Sapineau, Daudigné, et quelques autres chefs de la Vendée, se réunirent. La guerre civile fut résolue. Le 15 mai, jour convenu, le tocsin se fit entendre; des proclamations énergiques appelèrent aux armes les habitans de l'Anjou, de la Vendée, du Poitou; et l'on parvint à rassembler une masse confuse de sept à huit mille paysans.

Les agens Anglais avaient annoncé que le marquis Louis de la Roche-Jaquelin apportait aux provinces de l'Ouest des armes, des munitions, et de l'argent. Les insurgés se portèrent aussitôt à Croix-de-Vic pour favoriser son débarquement. Quelques douaniers réunis à la hâte, s'y opposèrent, mais vainement: la Roche-Jaquelin triomphant remit, entre les mains des malheureux Vendéens, les funestes présens de l'Angleterre[16].

La nouvelle de ce soulèvement que des rapports inexacts avaient considérablement exagéré, parvint à l'Empereur dans la nuit du 17. Il m'appela près de son lit, me fit mettre sur la carte les positions des Français et des insurgés, et me dicta ses volontés.

Il prescrivit à une partie des troupes stationnées dans les divisions limitrophes, de se porter en toute hâte sur Niort et sur Poitiers, au général Brayer de se rendre en poste à Angers, avec deux régimens de la jeune garde; au général Travot de rappeler ses détachemens et de se concentrer jusqu'à nouvel ordre; des officiers d'ordonnance expérimentés furent chargés d'aller reconnaître le terrain; et le général Corbineau dont l'Empereur connaissait les talens, la modération et la fermeté, fut envoyé sur les lieux pour apaiser la révolte, ou présider en cas de besoin aux opérations militaires. Toutes ces dispositions arrêtées, l'Empereur referma tranquillement les yeux; car la faculté de goûter à volonté les douceurs du sommeil, était une des prérogatives que lui avait accordé la nature.

Des dépêches télégraphiques apportèrent bientôt des détails plus circonstanciés et plus rassurans. On sut que les paysans, auxquels on avait donné l'ordre de fournir seulement quatre hommes par paroisse, avaient montré de l'hésitation et de la mauvaise volonté, et que les chefs avaient eu beaucoup de peine à rassembler quatre à cinq mille hommes, composés en grande partie de vagabonds et d'ouvriers sans ouvrage. On sut enfin que le général Travot, ayant été instruit du débarquement et de la route qu'avait suivi le convoi, s'était mis à la poursuite des insurgés, les avait atteints en avant de St.-Gilles, leur avait tué trois cents hommes, et s'était emparé de la majeure partie des armes et des munitions.

L'Empereur pensa que cette émeute pourrait se résoudre autrement que par la force; et adoptant à cet égard les vues de conciliation proposées par le général Travot, il chargea le ministre de la police d'inviter MM. de Malartic et deux autres chefs Vendéens, MM. de la Beraudière et de Flavigny, à se rendre en qualité de pacificateurs près de leurs anciens compagnons d'armes, et à leur remontrer que ce n'était point dans les plaines de l'Ouest que le sort du trône serait décidé; et que l'expulsion définitive ou le rétablissement de Louis XVIII, ne dépendant ni de leurs efforts ni de leurs revers, le sang français qu'ils allaient verser dans la Vendée serait inutilement répandu.

Il transmit l'ordre au général Lamarque qu'il venait d'investir de la direction suprême de cette guerre[17], de favoriser de tout son pouvoir les négociations de M. de Malartic; il lui prescrivit en même tems de déclarer formellement à la Roche-Jaquelin et aux autres chefs des insurgés, que s'ils persistaient à continuer la guerre civile, il ne leur serait plus fait de quartier, et que leurs maisons et leurs propriétés seraient saccagées et incendiées[18].

Il lui recommanda aussi de presser le plus vivement possible les bandes de la Vendée, afin de ne leur laisser d'autre espoir de salut qu'une prompte soumission. Mais cette recommandation était superflue. Déjà le général Travot, par des attaques imprévues, des marches savantes, des succès toujours croissans, était parvenu à porter le trouble et l'effroi dans l'âme des insurgés, et ils cherchaient moins à le combattre qu'à l'éviter.

En opérant le mouvement de concentration qui lui avait été prescrit, ce général se rencontra la nuit et par hasard, à Aisenay, avec l'armée royale. Les Vendéens, surpris, se crurent perdus. Quelques coups de fusils jetèrent dans leurs rangs le désordre et l'épouvante; ils se précipitèrent les uns sur les autres, et se débandèrent si complétement que MM. de Sapineau et Suzannet se trouvèrent plusieurs jours sans soldats. M. d'Autichamp, quoiqu'éloigné du lieu du combat, éprouva le même sort. Ses troupes l'abandonnèrent avec autant de facilité, qu'il avait eu de peine à les réunir.

Cette défection n'était point le seul effet de la terreur que l'armée impériale devait naturellement inspirer à de malheureux paysans; elle tenait encore à plusieurs autres circonstances. D'abord, elle résultait du peu de confiance des insurgés dans l'expérience et la capacité de leur général en chef le marquis de la Roche-Jaquelin. Ils rendaient justice à sa belle bravoure, mais il s'était perdu dans leur esprit en les compromettant sans cesse par de fausses manoeuvres, et en voulant les assujettir à un service régulier, incompatible avec leurs habitudes domestiques et leur manière de faire la guerre. Elle provenait ensuite de la division qui s'était introduite, dès le début de la guerre, parmi leurs généraux. Le marquis de la Roche-Jaquelin, ardent et ambitieux, s'était arrogé le commandement suprême; et les vieux fondateurs de l'armée royale, les d'Autichamp, les Suzannet, les Sapineau, n'obéissaient qu'à regret aux ordres impérieux d'un jeune officier, jusques-là sans service et sans réputation.

Mais la cause première, la cause fondamentale de la mollesse ou de l'inertie des Vendéens, était plus encore le changement survenu depuis le couronnement de Napoléon dans l'état politique et militaire de la France: ils savaient que le tems où ils faisaient peur aux bleus et s'emparaient à coups de bâton de leur artillerie, était passé. Ils savaient que le tems de la terreur, de l'anarchie, était fini pour toujours, et qu'ils n'avaient plus à redouter ni les abus, ni les excès, ni les crimes qui avaient provoqué et entretenu leur première insurrection. Quant à l'attachement qu'ils avaient hérité de leurs pères pour la famille des Bourbons, cet attachement, sans être banni de leurs coeurs, était balancé par la crainte de voir renaître les malheurs et les dévastations de l'ancienne guerre civile, par l'inquiétude que leur inspirait la renaissance du double despotisme des prêtres et des nobles, et peut-être encore par le souvenir des bienfaits de Napoléon. C'était lui qui leur avait rendu leurs églises et leurs ministres, qui avait relevé les ruines de leurs habitations désolées[19], et qui les avait affranchis à la fois des exactions révolutionnaires et des brigandages de la chouannerie.

L'Empereur, ne doutant point de la fin prochaine et de l'heureuse issue de cette guerre, l'annonça hautement en audience publique. «Tout, dit-il, sera terminé avant peu dans la Vendée. Les Vendéens ne veulent plus se battre. Ils se retirent chez eux, un à un, et le combat finira, faute de combattans.»

Les nouvelles qu'il reçut du roi de Naples furent bien loin de lui inspirer la même satisfaction.

Ce prince, comme je l'ai dit précédemment, après avoir remporté plusieurs avantages assez brillans, s'était avancé jusqu'aux portes de Plaisance, et se disposait à marcher sur Milan, à travers le territoire Piémontais, lorsque lord Bentink lui fit notifier que l'Angleterre se déclarerait contre lui, s'il ne respectait point les états du roi de Sardaigne. Joachim, craignant une diversion des Anglais sur Naples, consentit à changer de direction. Les Autrichiens eurent le tems d'accourir, et Milan fut sauvé.

Sur ces entrefaites, un corps d'armée napolitain, qui avait pénétré en Toscane et chassé devant lui le général Nugent, fut surpris et forcé de se retirer précipitamment sur Florence.

Ce revers inattendu, et les renforts considérables que les Autrichiens reçurent, déterminèrent Joachim à rétrograder: il se retira pied à pied sur Ancone.

Les Anglais, neutres jusqu'alors, se déclarèrent contre lui, et s'allièrent à l'Autriche et aux Siciliens. Joachim, menacé, pressé de tous côtés, concentra ses forces. Une bataille générale fut livrée à Tolentino. Les Napolitains, animés par la présence et la valeur de leur roi, attaquèrent vivement le général Bianchi, et tout leur présageait la victoire, quand l'arrivée du général Neipperg, à la tête de troupes fraîches, changea la face des affaires. L'armée napolitaine, rompue, abandonna le champ de bataille et s'enfuit à Macerata.

Un second combat aussi malheureux eut lieu à Caprano, et la prise de cette ville, par les Autrichiens, leur ouvrit l'entrée du royaume de Naples, tandis que le corps du général Nugent, qui s'était dirigé de Florence sur Rome, pénétrait par une autre route sur le territoire napolitain.

Le bruit de la défaite et de la mort du roi, l'approche des armées autrichiennes et leurs proclamations[20], excitèrent une sédition à Naples. Les Lazzaronis, après avoir assassiné quelques Français et massacré le ministre de la police, se portèrent au Palais-Royal, dans le dessein d'égorger la reine. Cette princesse, digne du sang qui coulait dans ses veines, ne s'effraya point de leurs cris et de leurs menaces; elle leur tint tête courageusement, et les força de rentrer dans l'obéissance.

Joachim, resté debout au milieu des débris de son armée, soutenait, avec une constance héroïque, les efforts de ses ennemis; résolu de périr les armes à la main, il s'élançait sur les bataillons, et portait, dans leur sein, l'épouvante et la mort. Mais sa valeur ne pouvait qu'illustrer sa chute. Toujours repoussé, toujours invulnérable, il abandonna l'espoir de vaincre ou de se faire tuer. Il revint à Naples, dans la nuit du 19 au 20 mars; la reine parut indignée de le voir. «Madame, lui dit-il, je n'ai pas pu mourir.» Il partit aussitôt, pour ne point tomber au pouvoir des Autrichiens, et vint se réfugier en France. La reine, malgré les dangers qui menaçaient sa vie, voulut rester à Naples, jusqu'à ce que le sort de l'armée et le sien eussent été décidés. Le traité signé, elle se retira à bord d'un bâtiment anglais, et se fit conduire à Trieste.

La catastrophe du roi fit sur l'esprit superstitieux de Napoléon, la plus profonde impression; mais elle n'inspira aux Français que peu de regrets et point de crainte. Je dis point de crainte, car la nation s'était familiarisée avec l'idée de la guerre. Le patriotisme et l'énergie dont elle se sentait animée, lui inspiraient une telle confiance, qu'elle se croyait assez forte pour se passer de l'appui des Napolitains et lutter seule contre la coalition. Elle se rappelait la campagne de 1814; et si, à cette époque, Napoléon, avec soixante mille soldats, avait battu et tenu en échec les armées victorieuses de l'étranger, que ne devait-elle point espérer aujourd'hui, que l'armée, forte de trois cents mille combattans, ne serait, au besoin, que l'avant-garde de la France? Les royalistes et leurs journaux, en répétant les manifestes de Gand et de Vienne, en énumérant les armées étrangères, en exagérant nos dangers, étaient bien parvenus à amollir quelques âmes et à ébranler leurs opinions; mais les sentimens de la masse nationale n'avaient rien perdu de leur vigueur et de leur énergie. Chaque jour, de nouvelles offrandes[21] étaient déposées sur l'autel de la patrie; et chaque jour se formaient, sous le nom de lanciers, de partisans, de fédérés, de chasseurs des montagnes, de tirailleurs, de nouveaux corps de volontaires aussi nombreux que redoutables.

Les Parisiens, si souvent spectateurs paisibles des événemens, partageaient cet élan patriotique; non contens d'élever leurs retranchemens de leurs propres mains, ils sollicitèrent l'honneur de les défendre; et vingt mille hommes, composés de gardes nationaux, de fédérés des faubourgs, et de citoyens de toutes les classes, s'organisèrent en bataillons de guerre, sous la dénomination de tirailleurs de la garde nationale.

Napoléon applaudissait aux nobles efforts de la grande nation; mais malheureusement nos arsenaux avaient été spoliés en 1814; et quelle que fut l'activité de nos ateliers, il éprouvait le désespoir de ne pouvoir armer tous les bras levés pour sa défense; il lui aurait fallu six cents mille fusils, et à peine pouvait-on suffire à l'armement des troupes de ligne et des gardes nationales envoyées dans les places.

Mais pendant que Paris d'un côté contemplait ses remparts, de l'autre il voyait s'achever les préparatifs de la fête du Champ de Mai. Partout la foule abondait; et le Français, toujours le même, toujours valeureux et frivole, parcourait avec un égal plaisir les lieux où il devait se battre, et ceux où il espérait s'amuser.

L'assemblée du Champ de Mai, que plusieurs circonstances imprévues avaient retardée, eut enfin lieu le 1er juin. L'Empereur crut devoir y étaler tout le faste impérial, et il se trompa. Il allait se trouver en présence de vieux patriotes qu'il avait abusés, et il fallait éviter de réveiller leurs souvenirs et d'offusquer leurs regards.

Son costume, celui de ses frères et de sa cour, firent d'abord une impression désagréable; elle s'évanouit bientôt, pour faire place aux sensations qu'excitait cette grande réunion nationale. Quoi, en effet, de plus imposant que l'aspect d'un peuple menacé d'une guerre formidable, formant paisiblement un pacte solennel avec le souverain qu'on veut lui ravir; et s'unissant avec lui, à la vie et à la mort, pour défendre en commun l'indépendance et l'honneur de la patrie!

Un autel s'élevait au milieu de la vaste et superbe enceinte du Champ de Mars, et l'on commença la cérémonie par invoquer l'Être suprême. Les hommages rendus à Dieu, en présence de la nature, semblent inspirer à l'homme plus de religion, de confiance et de respect. Au moment de l'élévation, cette foule de citoyens, de soldats, d'officiers, de magistrats, de princes, se prosterna dans la poussière, et implora pour la France, avec une tendre et religieuse émotion, la protection tutélaire du Souverain Arbitre des peuples et des rois. L'Empereur lui-même, ordinairement si distrait, fit paraître beaucoup de recueillement. Tous les regards étaient fixés sur lui: on se rappelait ses victoires et ses revers, sa grandeur et sa chute; on s'attendrissait sur les nouveaux dangers accumulés sur sa tête; et l'on faisait des voeux, des voeux bien sincères! pour qu'il pût triompher de ses implacables ennemis.

Une députation composée de cinq cents électeurs s'avança au pied du trône, et l'un d'eux, au nom du peuple Français, lui parla en ces termes:

SIRE, le peuple Français vous avait décerné la couronne; vous

l'avez déposée sans son aveu; ses suffrages viennent de vous

imposer le devoir de la reprendre.

Un contrat nouveau s'est formé entre la nation et votre Majesté.

Rassemblés de tous les points de l'empire autour des tables de la loi, où nous venons inscrire le voeu du peuple, ce voeu, seule source légitime du pouvoir, il nous est impossible de ne pas faire retentir la voix de la France dont nous sommes les organes immédiats, de ne pas dire, en présence de l'Europe, au chef auguste de la nation, ce qu'elle attend de lui, ce qu'il doit attendre d'elle.

Nos paroles sont graves comme les circonstances qui les inspirent.

Que veut la ligue des rois alliés, avec cet appareil de guerre dont

elle épouvante l'Europe et afflige l'humanité.

Par quel acte, par quelle violation avons-nous provoqué leur

vengeance, motivé leur agression?

Avons-nous, depuis la paix, essayé de leur donner des lois? Nous

voulons seulement faire et suivre celles qui s'adaptent à nos

moeurs.

Nous ne voulons point du chef que veulent pour nous nos ennemis, et

nous voulons celui dont ils ne veulent pas.

Ils osent vous proscrire personnellement, vous, Sire, qui, maître tant de fois de leurs capitales, les avez raffermis généreusement sur leurs trônes ébranlés! Cette haine de nos ennemis ajoute à notre amour pour vous; on proscrirait le moins connu de nos citoyens, que nous devrions le défendre avec la même énergie: il serait, comme vous, sous l'égide de la loi et de la puissance Française.

On nous menace d'une invasion, et cependant resserrés dans des frontières que la nature ne nous: point imposées, que long-tems, et avant votre règne, la victoire et la paix mêmes avaient reculées, nous n'avons point franchi cette étroite enceinte, par respect pour des traités que vous n'avez point signés, et que vous avez offert de respecter.

Ne demande-t-on que des garanties? elles sont toutes dans nos constitutions et dans la volonté du peuple Français, unie désormais à la vôtre.

Ne craint-on pas de nous rappeler des tems, un état de choses,

naguères si différens, et qui pourraient encore se reproduire!

Ce ne serait pas la première fois que nous aurions vaincu l'Europe

armée contre nous.

Ces droits sacrés, imprescriptibles, que la moindre peuplade n'a jamais réclamés en vain au tribunal de la justice et de l'histoire, c'est à la nation Française qu'on ose les disputer une seconde fois, au 19e siècle, à la face du monde civilisé!

Parce que la France veut être la France, faut-il qu'elle soit dégradée, déchirée, démembrée? et nous réserve-t-on le sort de la Pologne? Vainement veut-on cacher de funestes desseins sous l'apparence du dessein unique de vous séparer de nous; pour vous donner à des maîtres avec qui nous n'avons plus rien de commun, que nous n'entendons plus, et qui ne peuvent plus nous entendre.

Les trois branches de la législation vont se mettre en action; un seul sentiment les animera. Confians dans les promesses de votre Majesté, nous lui remettons, nous remettons à nos représentans et à la chambre des pairs, le soin de recevoir, de consolider, de perfectionner, de concert, sans précipitation, sans secousse, avec maturité, avec sagesse, notre système constitutionnel, et les institutions qui doivent en être la garantie.

Et, cependant, si nous sommes forcés de combattre, qu'un seul cri retentisse dans tous les coeurs. Marchons à l'ennemi qui veut nous traiter comme la dernière des nations. Serrons-nous tous autour du trône où siége le père et le chef du peuple et de l'armée.

Sire, rien n'est impossible, rien ne sera épargné pour nous assurer l'honneur et l'indépendance, ces biens plus chers que la vie; tout sera tenté, tout sera exécuté pour repousser un joug ignominieux. Nous le disons aux nations: Puissent leurs chefs nous entendre! s'ils acceptent vos offres de paix, le peuple Français attendra de votre administration, forte, libérale, paternelle, des motifs de se consoler des sacrifices que lui a coûtés la paix; mais si l'on ne lui laisse que le choix entre la guerre et la honte, la nation toute entière se lève pour la guerre; elle est prête à vous dégager des offres trop modérées peut-être, que vous avez faites pour épargner à l'Europe un nouveau bouleversement. Tout Français est soldat: la victoire suivra vos aigles, et nos ennemis, qui comptaient sur une division, regretteront bientôt de nous avoir provoqués.

Ce discours fini, on proclama le résultat des votes[22], et l'acceptation de l'acte constitutionnel.

L'Empereur alors, se tournant du côté des électeurs, dit:

Messieurs les électeurs des collèges de départemens et d'arrondissements, Messieurs les députés des armées de terre et de mer au Champ de Mai,

Empereur, Consul, Soldat, je tiens tout du peuple. Dans la prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet unique et constant de mes pensées et de mes actions.

Comme ce roi d'Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple, dans

l'espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la

France son intégrité naturelle, ses honneurs et ses droits.

L'indignation de voir ces droits sacrés, acquis par vingt années de victoires, méconnus et perdus à jamais; le cri de l'honneur français flétri; les voeux de la nation, m'ont ramené sur ce trône, qui m'est cher parce qu'il est le palladium de l'indépendance, de l'honneur et des droits du peuple.

Français, en traversant, au milieu de l'allégresse publique, les diverses provinces de l'empire, pour arriver dans ma capitale, j'ai dû compter sur une longue paix; les nations sont liées par les traités conclus par leurs gouvernemens, quels qu'ils soient.

Ma pensée se portait alors toute entière sur les moyens de fonder notre liberté par une constitution conforme à la volonté et à l'intérêt du peuple. J'ai convoqué le Champ de Mai.

Je ne tardai pas à apprendre que les princes qui ont méconnu tous les principes, froissé l'opinion et les plus chers intérêts de tant de peuples, veulent nous faire la guerre. Ils méditent d'accroître le royaume des Pays-Bas, de lui donner pour barrières toutes nos places fortes du nord, et de concilier les différends qui les divisent encore, en se partageant la Loraine et l'Alsace.

Il a fallu se préparer à la guerre.

Cependant, devant courir personnellement les hasards des combats, ma première sollicitude a dû être de consulter sans retard la nation. Le peuple a accepté l'acte que je lui ai présenté.

Français! lorsque nous aurons repoussé ces injustes agressions, et que l'Europe sera convaincue de ce qu'on doit aux droits et à l'indépendance de 28 millions de Français, une loi solennelle, faite dans les formes voulues par l'acte constitutionnel, réunira les différentes dispositions de nos constitutions, aujourd'hui éparses.

Français, vous allez retourner dans vos départemens. Dites aux citoyens que les circonstances sont grandes!!! Qu'avec de l'union, de l'énergie et de la persévérance, nous sortirons victorieux de cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs; que les générations à venir scruteront sévèrement notre conduite; qu'une nation a tout perdu quand elle a perdu l'indépendance. Dites-leur que les rois étrangers que j'ai élevés sur le trône, ou qui me doivent la conservation de leur couronne; qui tous, au tems de ma prospérité, ont brigué mon alliance et la protection du peuple Français, dirigent aujourd'hui tous leurs coups contre ma personne. Si je ne voyais que c'est à la patrie qu'ils en veulent, je mettrais à leur merci cette existence contre laquelle ils se montrent si acharnés. Mais dites aussi aux citoyens, que tant que les Français me conserveront les sentimens d'amour dont ils me donnent tant de preuves, cette rage de nos ennemis sera impuissante.

Français, ma volonté est celle du peuple, mes droits sont les siens; mon honneur, ma gloire, mon bonheur, ne peuvent être autres que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France.

Les paroles de Napoléon, prononcées d'une voix forte et expressive, produisirent la plus vive sensation. Un cri de Vive l'Empereur! retentit en un instant dans l'immensité du Champ de Mars, et fut répété de proche en proche dans les lieux environnans.

L'Empereur, après avoir juré sur l'évangile d'observer et de faire observer les constitutions de l'Empire, fit proclamer, par l'archichancelier, le serment de fidélité du peuple Français représenté par les électeurs: ce serment fut spontanément répété par mille et mille voix.

Les ministres de la guerre, et de la marine, au nom des armées de terre et de mer, et à la tête de leurs députations; le ministre de l'intérieur au nom des gardes nationales de France et à la tête des électeurs; les états-majors de la garde impériale et de la garde nationale, s'avancèrent ensuite pour prêter serment et recevoir, de la main de l'Empereur, les aigles qui leur étaient destinées.

Cette cérémonie terminée, les troupes qui formaient environ 50,000 hommes, défilèrent devant Napoléon, et la fête se termina comme elle avait été commencée, au milieu des acclamations du peuple, des soldats et de la majorité des électeurs; mais au mécontentement d'un certain nombre d'entr'eux qui se plaignirent, avec raison, que l'Empereur eût substitué une stérile distribution de drapeaux au grand congrès national qu'il avait convoqué.

Les partis, qui déjà commençaient à poindre, ne furent pas satisfaits non plus de l'issue du Champ de Mai. Les vieux révolutionnaires auraient désiré que Napoléon eût aboli l'empire et rétabli la république. Les partisans de la régence lui reprochaient de n'avoir point proclamé Napoléon II. Et les libéraux soutenaient qu'il aurait dû se démettre de la couronne, et laisser à la nation souveraine le droit de la lui rendre ou de l'offrir au plus digne.

Ces diverses prétentions étaient-elles fondées? Non.

Le rétablissement de la République eût perdu la France.

L'abdication en faveur de Napoléon II ne l'aurait point sauvée. Les alliés s'étaient expliqués à Bâle; ils n'auraient déposé les armes, que si l'Empereur eût consenti à leur livrer sa personne. «Chose, qui étant pour un prince le plus grand des malheurs, ne peut jamais faire une condition de paix[23].»

Quant à la dernière proposition, j'avoue que Napoléon, s'il eût remis entre les mains du peuple Français, le 21 mars ou le 12 avril[24], le sceptre qu'il venait d'arracher aux Bourbons, aurait achevé d'imprimer un caractère héroïque à la révolution du 20 mars. Il aurait déconcerté les étrangers, accru sa popularité, centuplé ses forces: mais, le 1er juin, il n'était plus tems: l'acte additionnel avait paru.

Napoléon, malheureusement pour lui, n'avait donc rien de mieux à faire au Champ de Mai que ce qu'il y fit; c'est-à-dire, de chercher à cacher le vide de la journée sous l'appareil d'une solennité religieuse et militaire, propre à émouvoir les âmes et à resserrer, par de nouveaux liens, l'union déjà subsistante entre lui, le peuple et l'armée.

L'Empereur n'avait pu remettre de sa main aux électeurs les aigles de leurs départemens; il profita de cette circonstance pour les réunir de nouveau. On ne lui avait point caché que quelques-uns d'entr'eux avaient paru mécontens, et il voulut essayer de dissiper leur mauvaise humeur et de réchauffer leur dévouement. Dix mille personnes furent rassemblées dans les vastes galeries du Louvre: d'un côté, on apercevait les députés et les électeurs de la nation: de l'autre, ses glorieux défenseurs. L'aigle de chaque département et de chaque députation des corps de l'armée, se trouvait placé en tête des groupes de citoyens ou de guerriers, et rien n'offrait un tableau plus animé et plus imposant, que cette réunion confuse de Français de tous les ordres de l'état, se pressant mutuellement autour des étendards et du héros qui devaient les conduire à la victoire et à la paix.

L'Empereur fut poli, affectueux, aimable; il se mit, avec un art infini, à la portée de tout le monde, et tout le monde fut, à peu près, enchanté de lui. Il était convaincu du tort que lui avait fait l'acte additionnel; et pour reconquérir l'opinion, il répéta, jusqu'à satiété, aux représentans et aux électeurs, qu'il s'occuperait, avec le concours des deux chambres, de réunir les dispositions des lois constitutionnelles non-abrogées, et de former, du tout, une seule et unique constitution qui deviendrait la loi fondamentale de la nation.

Ce retour sur lui-même était le résultat des observations de ses ministres, et plus particulièrement de M. Carnot. «Sire, lui répétait-il sans cesse, ne luttez point, je vous en conjure, contre l'opinion. Votre acte additionnel a déplu à la nation. Promettez-lui de le modifier, de le rendre conforme à ses voeux. Je vous le répète, Sire, jamais je ne vous trompai, votre salut, le nôtre, dépend de votre déférence aux volontés nationales. Ce n'est point tout; Sire, les Français sont devenus un peuple libre. Ce titre de sujet que vous leur donnez sans cesse, les blesse et les offusque. Appelez-les citoyens, ou nommez-les vos enfans; ne souffrez pas non plus qu'on appelle monseigneur vos ministres, vos maréchaux, vos grands officiers. Il n'y a pas de seigneurs dans un pays où l'égalité fait la base des lois; il n'y a que des citoyens.»

Cependant, l'Empereur ne voyait point arriver l'ouverture des chambres, sans une certaine appréhension. Son intention était de subir franchement les principes et les conséquences du gouvernement représentatif; premièrement, parce qu'il voulait régner et qu'il était convaincu qu'il ne pourrait point conserver le trône, s'il ne gouvernait point dans le sens qu'exigeait la nation; secondement, parce qu'il était persuadé que la nation attachait ses idées de bonheur au gouvernement représentatif, et que, avide de tous les genres de célébrité, il trouvait, comme il me le dit à Lyon, qu'il y avait de la gloire à rendre un grand peuple heureux. Mais quels que fussent les sentimens et la bonne volonté de Napoléon, il n'avait point eu le tems de se dépouiller complétement de ses vieilles idées, de ces anciennes préventions. Le souvenir de nos assemblées précédentes l'obsédait encore malgré lui; et il paraissait craindre que les Français n'eussent trop de chaleur dans l'imagination, de mobilité dans les volontés, de penchant à abuser de leurs droits, pour jouir tout-à-coup, sans préparation, des bienfaits d'une liberté absolue. Il craignait aussi que l'opposition inhérente aux gouvernemens représentatifs, ne fût en France mal sentie, mal comprise; qu'elle ne dégénérât en résistance; qu'elle ne nuisît à l'action du pouvoir; qu'elle ne lui ôtât son prestige, sa force morale, et n'en fît qu'un instrument d'oppression[25].

Indépendamment de ces considérations générales, Napoléon avait encore d'autres motifs pour redouter la prochaine assemblée des chambres. Elles allaient se réunir dans des circonstances où il était indispensable que le chef de l'état pût gouverner sans contradiction; et il prévoyait que les représentans, égarés par leur ardent amour de la liberté et par la crainte du despotisme, chercheraient à entraver l'exercice de son autorité, au lieu d'en seconder l'entier développement.

«Quand la guerre est engagée, disait-il un jour, la présence d'un corps délibérant est aussi embarrassante que funeste. Il lui faut des victoires. Que le monarque ait des revers, la terreur s'empare des gens timides et les rend, à leur insçu, l'instrument et les complices des hommes audacieux. La crainte du péril, l'envie de s'y soustraire, dérangent toutes les têtes. La raison n'est plus rien; les sensations physiques sont tout. Les turbulens, les ambitieux, avides de bruit, de popularité, de domination, s'érigent de leur propre autorité en avocats du peuple, en conseillers du prince; ils veulent tout savoir, tout règler, tout diriger. Si on n'écoute point leurs conseils, de conseillers ils deviennent censeurs, de censeurs factieux, et de factieux rebelles. Il faut alors, ou que le prince subisse leur joug, ou qu'il les chasse, et dans l'un ou l'autre cas, il compromet presque toujours sa couronne et l'état.»

Napoléon, tourmenté par l'inquiétude que lui inspiraient et l'application subite et irréfléchie du système populaire, et les dispositions des députés, reportait toute sa sécurité sur la chambre des pairs. Il espérait qu'elle imposerait aux représentans par son exemple, ou les contiendrait par sa fermeté.

Les ministres reçurent l'ordre de lui présenter chacun une liste de candidats.

M. de Lavalette, en qui l'Empereur avait une confiance particulière, fut également invité à lui fournir une liste.

M. de Lavalette, ancien aide-de-camp de Napoléon et son allié[26], lui avait voué un attachement à toute épreuve. Phocion disait à Antipater: je ne puis être à la fois ton flatteur et ton ami; et M. de Lavalette, pensant comme Phocion, avait abjuré toute espèce de flatterie pour s'en tenir au langage sévère de l'amitié. Doué d'un esprit froid, d'un jugement sain, il appréciait les événemens avec sagesse et habileté. Réservé dans le monde, franc et ouvert avec Napoléon, il lui confessait son opinion avec l'abandon d'un coeur aimant, pur et droit. Aussi Napoléon attachait-il beaucoup de prix à ses conseils, et avouait-il, avec une noble franchise, qu'il avait eu souvent à se féliciter de les avoir suivis.

Les listes présentées à l'Empereur offraient un assortiment complet d'anciens nobles, de sénateurs, de généraux, de propriétaires, de négocians[27]. L'Empereur, c'est le cas de le dire, n'avait que l'embarras du choix, mais il était fort grand. D'un côté, il aurait désiré, par amour-propre et par esprit de conciliation, avoir dans la chambre des pairs de ces grands noms historiques qui résonnaient si agréablement à son oreille. De l'autre, il voulait que cette chambre, comme je l'ai dit plus haut, pût tenir en bride les députés; et il ne se dissimulait point que, s'il y faisait entrer d'anciens nobles, elle n'exercerait sur celle des représentans aucune influence, et vivrait probablement avec elle dans une fort mauvaise intelligence. Il se décida donc à faire le sacrifice de ses penchans au bien de la chose; et au lieu d'accorder la pairie à cette foule de nobles à parchemins qui l'avait humblement sollicitée, il ne la conféra qu'à quelques-uns d'entr'eux, connus par leur patriotisme et leur attachement aux doctrines libérales. Beaucoup de ces illustres solliciteurs se sont vantés, depuis, de l'avoir refusée. Cela est tout naturel; mais cela est-il vrai? Je leur laisse le soin de répondre en leur âme et conscience à cette interpellation.

L'Empereur, craignant des refus, avait eu la précaution de faire sonder d'avance les dispositions des candidats douteux. Quelques-uns montrèrent de l'hésitation, d'autres refusèrent nettement. De tous ces refus directs et indirects, dont le nombre fut de cinq à six tout au plus, nul ne contraria plus vivement Napoléon, que celui du maréchal Macdonald. Il n'avait point oublié la noble fidélité que le maréchal lui avait gardée, en 1814, jusqu'au dernier moment; et il regrettait que ses scrupules l'eussent éloigné d'une dignité où l'appelaient son rang, ses services et l'estime publique.

Les Cent Jours

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