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III LE COTTAGE DE KARANI
ОглавлениеA mi-chemin de Balaclava et du monastère de Saint-George au centre de la courbe que décrivaient les collines avant de se redresser dans la direction de la Tchernaïa, se trouvait un petit village, habité par des familles de colons grecs, que les hasards de la guerre avaient respecté. On l’appelait Karani. et c’était dans l’une des vingt maisons de ce village, au milieu des prés et des champs, non loin d’une église grecque, que demeurait lady Dover.
Composée d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, la maison avait un large balcon. abrité par le toit contre les pluies de l’hiver et le soleil ardent de l’été. Du haut de ce balcon et de la plate-forme qui s’étendait devant le rez-de-chaussée, la vue était magnifique. Une pente douce descendait vers le fond de la vallée inclinée à droite, et, par dessus le contre-fort qui la fermait du côté de la plaine de Balaclava, on découvrait les escarpements du plateau de Mackensie, les hauteurs du Chouliou, se perdant vers Simphéropol, dans les brumes lointaines, les collines boisées d’Aïn-Todor, les montagnes enfin qui se dressaient comme un rempart sur la droite de ces lignes immenses et silencieuses.
Lorsque lord Raglan autorisa lady Dover à quitter son yacht et à débarquer en Crimée, il prit plaisir à lui faire réserver dans ce lieu, auquel le printemps allait bientôt rendre toute sa beauté, une des maisons du village. Les matelots se mirent à l’œuvre. Le mobilier du yacht fut apporté, une baraque construite pour les écuries, la cuisine et le logement des domestiques, et quinze jours après, lady Dover prenait possession de son cottage. La terre disparaissait alors sous la neige, la maison était froide et nue, mais la présence de la jeune femme fut semblable à un rayon de soleil. Elle la remplit aussitôt d’élégance et de cette grâce qui lui était particulière. Quelques dessins suspendus à la muraille, des rideaux de mousseline turque, un tapis de Smyrne étendu sur les planches raboteuses, un châle d’Écosse placé sur une table, un panier à ouvrage, des livres, un album, jetés au hasard, avaient animé, dès les premiers jours, la grande pièce dont les fenêtres s’ouvraient sur le balcon. Peu à peu lady Dover l’avait ornée au gré de son caprice, et son salon, comme elle l’appelait en plaisantant, était arrangé avec cette fantaisie pleine de goût qui faisait mieux ressortir encore la simplicité enjouée de ses manières et de son esprit.
D’une humeur toujours égale, affable, obligeante, avec une pointe de coquetterie qui s’appellerait mieux le désir de plaire, lady Dover cachait aux indifférents les inquiétudes affreuses qui l’agitaient sans cesse. Plus d’un, parmi ces jeunes officiers, venait brûler ses ailes près de cette beauté rieuse qui recevait tous ’les hommages, et daignait à peine tourner sa tête charmante. Que lui importait après tout? La neige avait disparu, et l’on avait pu tracer l’enceinte d’un jardin, semer les graines apportées d’Angleterre, et planter les rosiers et les jasmins venus d’Asie. Dans un mois, le grand peuplier de H Hollande qui se dressait devant la porte se couvrirait (le feuilles, les gobéas, les clématites et la vigne vierge s’enrouleraient le long des colonnes pour se répandre ensuite sur les tuiles de la toiture; lady Dover allait enfin retrouver le parfum des fleurs dans ce cottage où celui qui dominait toutes ses pensées, le maître de son âme, son cher et bien-aimé Edouard, venait presque chaque jour pour lui demander le repos et l’oubli de ses dures fatigues. Rien en effet n’existait que pour lui, et sous cette apparence légère, on aurait trouvé la pensée constante, l’image que le cœur de lady Dover suivait sans cesse au milieu des périls, dans ces attaques et dans ces tranchées qui lui faisaient horreur. Alors elle cherchait encore à rendre plus agréable sa retraite, voulant lutter ainsi contre l’ivresse des émotions glorieuses et cette passion de l’honneur dont elle était si fière, et par moment si jalouse. Voilà pourquoi lady Dover se préoccupait tant de la feuille verte et de la fleur nouvelle, qui devenaient entre ses mains une arme de tendresse; voilà pourquoi elle s’appliquait, avec cette ardeur inquiète du bonheur que la grandeur même de la joie rend craintif, à s’entourer de tout ce qui pouvait plaire, ajouter un charme à son esprit, une grâce à sa personne, donner à cette petite maison un attrait si puissant, que le souvenir toujours conservé ramenât sans cesse le désir du retour.
Lady Dover était ce soir-là en verve de beauté et de grâce. Ses cheveux d’un blond doré, relevés en bandeaux, formaient derrière la tête deux grosses coques que cachait une barbe de dentelle blanche. Elle portait une casaque turque en drap noir soutachée d’or, une jupe de mousseline, et au poignet un cercle auquel, selon la grande mode d’alors en Angleterre, était attachée une petite clochette d’or. La souplesse de sa taille, la courbe gracieuse de son cou, son beau front, ses yeux bleus au regard droit et franc, les doigts effilés de sa main étroite et le charme de ses moindres mouvements, la faisaient apparaître comme une fée bienfaisante au milieu de ces bruits lointains du canon, près de ces physionomies bronzées par la guerre. Assise près de sa table à ouvrage, dans un fauteuil de jonc aux pieds recourbés, lady Dover se balançait nonchalamment, tout en causant avec le major Morris. qui avait pris place en face d’elle sur un divan couvert d’une étoffe d’Asie en laine blanche à grands dessins rouges. Au-dessus de ce divan, une chaîne de fer retenait un faisceau formé de fusils russes, de sabres et d’armes brisées qui se réfléchissaient dans une glace de Venise. De chaque côté, sur les panneaux de la muraille, deux gravures d’après les poétiques tableaux de Landseer rappelaient les chasses, les brumes et les montagnes de l’Ecosse; des mantes rouges d’Espagne, rayées de couleurs éclatantes, pendaient le long des fenêtres, un épais tapis de l’Asie-Mineure couvrait le plancher, le feu du charbon rougissait les barres de la grille, et un lustre de cuivre à grandes branches répandait une lumière égale dans toute la pièce. On respirait le bien-être en entrant dans ce salon, et l’on eût dit que dans cette atmosphère heureuse, le courage puisait une énergie nouvelle.
Quand le colonel Otway arriva avec le capitaine Melton, cette impression le saisit sur-le-champ, et, au premier coup d’œil, il vit lady Dover se jouant du major Morris, comme la chatte satisfaite se joue de la souris, qui ne servira même point à son repas. A l’angle opposé du salon, lord Dover écrivait des notes que lui dictait le médecin en chef de l’hôpital de Balaclava, vieil ami de la famille de sa femme, qui n’était jamais appelé à Karani que le docteur, et portait légèrement le poids de ses soixante années. La bougie placée sur le bureau faisait ressortir, en l’éclairant, l’élégance du visage de lord Dover et la noble fierté de son port de tête. Chez cette vaillante nature, l’âme avait empreint le corps de sa vigueur. Ses cheveux noirs, bouclés naturellement, laissaient découvert un front large et carré; ses sourcils étaient épais, son regard était ferme; à la moindre émotion, le nez légèrement aquilin se dilatait et semblait aspirer le danger. Le tableau, à peine entrevu, s’effaça aussitôt. Tous s’étaient levés.
–Je désespérais de vous voir, dit lady Dover au colonel Otway, et je devrais vous gronder de venir si tard, quand vos amis vous attendent avec tant d’impatience.
L’on apportait en ce moment le thé, et le petit salon paraissait, lui aussi, vouloir se mettre en fête pour faire meilleur accueil à ses hôtes. Un candélabre posé sur la table chassait les demi-teintes de la pièce. La nappe était d’une blancheur éclatante. Rien ne manquait au service que le yacht avait fourni. On y retrouvait ce confort, si simple en Angleterre, qui paraissait en Crimée un luxe de roi. et la gaieté de la maîtresse de la maison gagna bientôt tout le monde. Lord Dover et Otway ne songèrent plus à la guerre; Melton et Morris perdirent la froideur qu’ils éprouvaient depuis quelque temps quand ils se rencontraient. Il y a parfois ainsi dans les réunions humaines des heures de libre expansion où un même courant traverse les esprits, les disposant à la joie, calmant les uns, animant les autres, mais leur donnant à tous un contentement égal et le seul bonheur auquel on puisse peut-être prétendre ici-bas, l’oubli de l’heure qui s’enfuit. Ce rayonnement, Lady Dover venait de l’éprouver, et tous l’avaient ressenti. Quand ils s’étaient groupés autour d’elle pour recevoir de sa main la tasse de thé qu’elle avait toujours le soin de servir elle-même, la conversation était devenue enjouée et pleine d’abandon.
–Moncher Otway, disait-elle, votre retour me rend grand service. Chaque matin je nentendrai plus lord Dover gémir et se plaindre de votre absence.–Je vais donc enfin ne plus penser à vous.
–Comment vous savoir gré d’une chose qui vous sera si facile, répondit Otway. Toute femme oublie, c’est grâce d’état.
–Et c’est aussi la meilleure preuve de la sottise des hommes, reprit Lady Dover. Pourrions-nous vivre si la miséricorde du ciel ne nous avait point donné ce privilège en naissant, s’il nous fallait retenir toutes les sornettes qu’on débite à nos oreilles. N’ai-je pas raison, major Morris? Qu’en pensez-vous, Melton?
Le major Morris rougit légèrement.
–Je ne comprends guère, dit-il, ces subtilités-là. Il me semble pourtant avoir entendu ma grand’ mère raconter que les plus jolies femmes surtout étaient portées à croire ce qui est faux et à dédaigner ce qui est vrai.
–La mienne, reprit Melton, prétendait que les femmes ne réfléchissent pas. Elles sentent. Aimez-les, ajoutait-elle, et elles vous aimeront. Quelque ingrate que soit une terre, la chaleur y fait pousser une fleur, quand bien même ce serait une fleur sauvage.
Lady Dover jeta sur les deux officiers un de ces regards chargés de rire, rapides comme un éclair, qui partent sans déranger un trait du visage, et, se tournant vers le docteur:–Et vous, mon vieil ami, dit-elle, n’auriez-vous point par hasard une autre grand’mère qui pourrait mettre ces messieurs d’accord?
–Non, milady, lachère femme s’est toujours contentée de me donner des tartines de confiture, sans y joindre le moindre commentaire philosophique. Maintenant encore, je trouve qu’elle a eu raison,
–Et moi, mon cher docteur, je comprends très-bien, reprit en riant lord Dover, que Morris et Melton souhaitent de recevoir, comme Orlando, une chaîne d’or de la main de Rosalinde. C’est l’histoire de la jeunesse. Elle aime à s’entendre dire. «Noble jeune homme, portez ceci en souvenir de moi, d’une jeune fille disgraciée de la fortune, et qui vous donnerait davantage si sa main avait des dons à offrir.» Toute femme devient à ses yeux une héroïne de Shakspeare. Pourquoi vous montrer si sceptique; et ne pas croire avec lui, qu’insaisissables comme l’air qui enveloppe et pénètre toutes choses, les femmes sont tout, précisément parce qu’elles ne sont rien.
–L’impertinence est parfaite, mais un peu de bonne foi, dit lady Dover, vous ferait reconnaître que sans les femmes rien de grand ne s’accomplit. Elles inspirent, dirigent, et marchent les premières, montrant la route aux plus forts, comme cette nuée lumineuse qui guidait les Hébreux dans le désert.
–Ou comme le feu follet qui égare le pauvre voyageur, reprit Otway de sa voix calme.
–Riez tant qu’il vous plaira, leur instinct qui devine vaut mieux que vos profondes combinaisons. Pourquoi n’avez-vous pas encore pris Sébastopol? Parce qu’il n’y a sur ce plateau que trois femmes. Je ne parle pas de vos cantinières, ce sont des servantes.
–Un jour de bataille, elles ont leur mérite, reprit le docteur, je ne sais même.
–Docteur! Docteur! Et lady Dover agitant son bracelet, la petite clochette se mit à sonner. Docteur, c’est la cloche du jugement, prenez garde… Ne croyez-vous donc pas à l’étincelle qui enfflamme?… César et Alexandre se conduisaient beaucoup mieux que vous, messieurs, ajouta-t-elle. Je ne parle que des anciens, pour ne point trop vous humilier. –Vous êtes dégénérés, vous n’avez plus de cœur, vous n’avez plus la foi, et si la fantaisie me prenait de jeter ce ruban dans Sébastopol, pas un ne daignerait aller le chercher.
–Acoup sûr, dit Melton, vous calomniez l’Angleterre.
–Tentez l’épreuve, milady, reprit Morris.
–Vous deux peut-être, répondit-elle avec un sourire moqueur, parce que vous êtes jeunes et pleins d’inexpérience…; mais demandez à lord Raglan, au général Canrobert et à Omer-Pacha, quels ordres ils donneraient. Mon pauvre ruban serait perdu.
–Le général Canrobert passe pour avoir conservé toutes les traditions de la vieille galanterie française.
–A Paris, peut-être; ici, il ne pense qu’à ses soldats.
–Et lord Raglan, demanda lord Dover.
–Il est mon ami, je l’aime. Je ne puis plus compter sur lui.
–Reste alors Omer-Pacha.
–Ce petit homme maigre, aux favoris blancs, aux yeux larges et brillants, qui tourne une ruse dans chacun des grains du chapelet musulman qu’il roule sans cesse entre ses doigts; je n’y crois pas. Le diable choisit son fez rouge pour s’asseoir durant les conférences des généraux en chef, et, de là, il s’amuse à troubler leurs idées.
–Ah! si le courage suffisait, dit le docteur, tout serait terminé depuis longtemps. Les soldats sont l’âme et l’honneur de cette guerre. Et comme la conversation, prenant un tour plus sérieux, laissait percer les préoccupations de l’armée, lady Dover voyant que d’irritantes comparaisons s’établissaient entre l’Angleterre et la France, se hâta d’écarter ces discussions qu’elle avait toujours le soin d’éviter.
–Docteur, dit-elle, je vous en prie, donnez-moi des nouvelles du grenadier que le colonel Anderson vous a tant recommandé, je m’intéresse à ce pauvre garçon.
–Il va mieux, milady, et les soins de l’une des sœurs de miss Nightingale, arrivée il y a, quelques jours, le sauveront, j’espère.
–Cette jeune femme est donc enfin débarquée! une lettre de Constantinople m’en parle comme d’une personne qui mérite grande estime.
–Son dévouement est au-dessus de tout éloge. Je la respecte et j’ai déjà confiance en elle.
–Dans votre bouche qui loue si rarement, c’est beaucoup.
–N’avait-elle pas pris passage en même temps que vous sur l’Euphrates? demanda le docteur à Otway.
–Oui, je l’ai vue, et je partage votre opinion. Elle paraît digne du respectueux intérêt qu’elle inspirait.
–Cette fois au moins, dit lady Dover au docteur qui s’était levé pour lui faire ses adieux, vous conviendrez que les femmes sont bonnes à quelque chose.
L’heure était venue de se séparer. Au point du jour, les officiers devaient être debout. Chacun, suivant l’exemple du docteur, vint serrer la main de lady Dover, et, quelques instants après, le petit salon, jusque-là si animé, était désert. Pendant que lord Dover reconduisait ses hôtes, lady Dover ouvrit la fenêtre du balcon. Le vent du nord soufflait; la nuit était belle et froide. Au milieu de ces ombres, une brume légère qui rasait la terre et les clartés indécises du ciel donnaient à la grande plaine l’aspect d’un lac. Elle admira un instant la beauté du paysage; mais en écoutant les pas des chevaux qui s’éloignaient, le chagrin la prit, et rentrant dans cette pièce remplie d’amis il y avait un instant à peine, maintenant vide et silencieuse, elle s’assit accablée, se demandant quelles cruelles douleurs l’attendaient peut-être sur cette terre maudite, où l’on n’était jamais certain que l’adieu échangé ne fût pas le dernier de tous. La pensée du danger que courait son mari, cette crainte qui ne la quittait pas et la faisait toujours souffrir, se réveillait plus vive et plus ardente au moment de la séparation, et lorsque lord Dover rentra dans le salon, elle essaya de cacher ses larmes. Lord Dover aimait sa femme plus que lui-même, et, il n’y avait pas un sacrifice auquel il ne fût prêt pour la rendre heureuse; mais il l’aimait noblement. Son cœur était fier; il la traitait toujours comme une de ces âmes bien trempées qui comprennent et sentent le respect qu’elles se doivent, et quand la faiblesse de la nature venait, comme en ce moment, imposer sa loi à lady Dover, il avait des délicatesses infinies pour la consoler. Dans l’égoïsme involontaire de son affection, il aimait pourtant ses larmes mêmes, et cette preuve douloureuse de sa tendresse le touchait au plus profond de son cœur. Il s’assit près d’elle, lui prit la main et, l’embrassant doucement:
–Jenny, ma bonne Jenny, lui dit-il, votre amour, vous le savez bien, est un talisman… soyez donc sans crainte, comment voulez-vous qu’il m’arrive quelque malheur, ajouta-t-il, mon cœur est toujours près de vous?
–Hélas! répondit-elle, je voudrais le croire, et je ne le puis. Vous aimez le péril plus que vous ne m’aimez. Je vous en supplie…–et son regard exprimait malgré elle le bonheur et la fierté qu’elle éprouvait à lui abandonner son cœur,–je vous en supplie…–Elle se tut. Reprenant enfin courage:–Mon trouble, cette nuit, est plus grand encore. Soyez miséricordieux, Edouard, ajouta-t-elle, restez à Karani.
Lord Dover garda d’abord le silence puis sa voix, en lui répondant, prit un accent plus ferme, comme s’il eût voulu s’assurer contre sa propre défaillance.
–Demain, Jenny, vous regretteriez d’avoir exigé ce que je ne dois pas faire.
–Pardonnez-moi, reprit-elle simplement après s’être recueillie un instant; vous avez raison; mais je vous en prie, au moins, si demain vous ne pouvez venir déjeuner, écrivez-moi deux mots qui me rassurent.
Quand il partit, lady Dover, la femme enviée dont la beauté et l’enjouement étaient célèbres, que sa légèreté coquette, au dire d’un grand nombre, préservait de tout chagrin, resta appuyée sur la balustrade du balcon et son regard ne pouvait se détacher du chemin suivi par son mari. Lorsque, vaincue par la fatigue, elle se retira dans sa chambre, le sommeil fut bien long à lui donner un peu de repos.