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LA GRANDE ANGOISSE

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Table des matières

Ils sont morts.

J’en ai tant vu mourir. Les premiers, c’était dans le hall immense d’une gare de marchandises, quand l’armée revenait de Belgique. Les brancardiers les avaient amenés là, blessés par les terribles mitrailleuses allemandes, et beaucoup moururent, cette nuit même, auprès des aumôniers qui les visitaient.

Quelques jours plus tard, ce fut à la Marne. Nous les trouvions dans les bois, dans les champs de blé où les avait conduits une charge héroïque, avec l’ennemi, vaincu celle fois, tombé lui aussi à côté d’eux. Je les revois encore, pareils, dans leurs pantalons rouges et sous leurs capotes bleues, à des jonchées de drapeaux français sur le sol reconquis.

L’hiver enfin dans les tranchées de la défense d’Arras. Des mines explosent, et ils sont ensevelis sous la terre. Des obus éclatent, et ils sont déchiquetés. Des balles traversent çà et là le créneau, et ils tombent, frappés en plein front.

Dans les ambulances, leur mort était plus lente, plus douloureuse aussi. Comme ils avaient le temps de souffrir, souvent ils parlaient de leurs foyers, de leurs femmes, de leurs enfants surtout, avec tristesse.

Pas un cependant qui ne mourut en héros. Combien j’en ai entendu me dire, la veille d’un assaut ou bien dans l’agonie de l’ambulance: «Monsieur l’aumônier, je m’offre de tout cœur» ; et parfois, embrassant les chères photographies qui ne les quittaient pas: «C’est pour eux.»

Dans le pays, un long sanglot répondait à leur mort. J’ai parcouru quelques-unes de nos provinces: partout le même deuil, partout la mort. Certains villages ont déjà perdu à cette guerre un vingtième de leur population totale. Oh! nul ne se plaint vilainement. Chacun fait de son mieux son devoir. Mais peut-on, sans pleurer, penser à ceux qu’on ne verra plus, qu’on n’a pas eu même la triste consolation de voir mourir, dont on ne sait rien de la mort, ni s’ils ont souffert, ni quels furent leurs suprêmes adieux. Si encore on avait l’amère joie de retrouver leurs restes! Mais combien dont on ne saura jamais quel coin de France les possède! combien sont demeurés sans sépulture! Presque nul d’entre eux ne dormira dans le cimetière du village à côté des aïeux; et la pauvre compagne fidèle et solitaire n’aura pas une tombe sur laquelle elle viendra prier.

Où donc sont-ils? Car il faut bien qu’ils soient quelque part et qu’on les retrouve. On a besoin de leur présence encore pour continuer la tâche commencée hier si allègrement, et qu’on se croyait sûr de poursuivre ensemble jusqu’au déclin normal des jours. Ah! misère de nos pauvres corps! misère des yeux accoutumés à chercher la lumière dans le regard maintenant à jamais disparu! misère de notre front alourdi de fatigue, s’inclinant si volontiers sur une épaule amie qui lui rend sa fraîcheur et sa sérénité ! Pauvre cœur humain qui ne peut bien battre qu’au mouvement rythmé d’un autre cœur! Traits bien-aimés des visages, si brusquement disparus et pourtant inoubliables!

Où êtes-vous? ou êtes-vous?

Quel devient donc le problème de notre vie, devant la réalité si brutale de votre mort? C’était vous seuls notre force et notre joie, notre espérance et notre raison d’être. Vous étiez l’âme de notre âme. A quoi nous attacher, vous disparus? Pourquoi vivre? Nous ne pouvons plus recommencer. Nous ne le voulons pas. Vous aviez pris notre chair et notre cœur et vous les avez emportés avec vous dans la mort, ô mon époux, ô mon fils.

Mais encore où êtes-vous? où êtes-vous?

Souvent, nous autres, nous avons peur d’y songer: les récits qu’on a faits de votre mort nous laissent entrevoir des fins si lugubres, tellement hideuses, si affreusement douloureuses. Il ne se peut pas que ce soit là votre fin, la fin. Fini! ô mon Dieu, serait-ce possible? quoi! tout serait fini? Mais vous commenciez à peine. Vos rêves n’étaient qu’ébauchés. Rien n’était construit, ni le foyer, ni l’amour, ni la maison de votre pensée même. On ne tue pas des promesses. Ou bien on les empêche d’apparaître.

Si la vie n’est qu’un germe qui ne mûrit jamais, qu’une promesse sans réalisation possible, qui donc aurait assez de haine pour maudire la vie? pour la détruire? Qui pourrait nous guérir de la tromperie d’avoir vécu? par quel mépris surmonter ce dégoût?

Nous ne demandons pas des consolations, puisqu’ils ne sont plus; mais du moins un éclaircissement, une réponse.

Hélas! qu’elles sont banales les paroles qui nous sont dites et dont aucune ne nous apaise! Dans ce deuil universel, chacun se renferme en sa propre douleur; et nous nous sentons à la fois importuns et égoïstes, en réclamant, de ceux qui souffrent autant que nous, un adoucissement à notre peine.

Non, la terre ne peut rien pour nous, puisqu’elle ne peut plus nous les rendre. Aucune de ses consolations ne nous consolera, tellement leur perte dépasse honneurs, richesses et tout ce qu’elle nous offre.

Mais le ciel?

Est-il donc impuissant aussi?

Ah! s’il reste muet devant notre douleur, certes, il nous sera facile à notre tour

«De ne répondre plus que par un froid silence Au silence éternel de la Divinité !»

Le respect de nos morts et de nous-mêmes nous empêchera de tomber jusqu’à dire: «Buvons, jouissons, oublions, puisqu’il nous faudra nous aussi mourir demain.» Mais nous conviendrons sans regret que la vie est une amère déception et que la fin de toutes choses se résume en ce mot désenchanté de l’Ecclésiaste: «Ce qu’on trouve au fond de la sagesse, c’est le comble de l’indignation; et quiconque ajoute à sa science ajoute à son chagrin.» (Eccl., i, 18.)

Non; écoutons Jésus qui nous parle: sa parole est lumière et consolation.

Leur âme est immortelle

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