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VIE
DE
CHRISTOPHE COLOMB
ОглавлениеSi jamais l'Europe fut impressionnée par l'accomplissement d'une grande entreprise, si jamais les esprits y furent frappés d'étonnement et d'admiration, ce fut, sans contredit, à la nouvelle du retour de Christophe Colomb après sa découverte d'un monde jusqu'alors inconnu: malgré la lenteur des moyens de communication usités à cette époque, le bruit s'en répandit avec la rapidité de l'incendie; et ce n'était jamais sans enthousiasme qu'on en racontait ou qu'on en entendait raconter les détails!
On a dit depuis qu'il avait existé des preuves d'une fréquentation qui aurait eu lieu, à une période reculée, entre l'Europe et les pays que nous nommons aujourd'hui l'Amérique. Platon parle aussi d'une légende égyptienne dans laquelle il est question d'une terre fort éloignée dans l'occident, appelée Atalantis, et qui aurait été engloutie lors d'une grande convulsion du globe, telle que celles qui sont signalées par des traces du séjour de l'Océan sur de hautes montagnes. On a encore prétendu que des barques ou des navires européens de pêche ou autres, poussés, entraînés par la tempête, avaient abordé, longtemps avant Colomb, sur des côtes vers lesquelles ils avaient été portés par de longues séries de violents vents d'Est. Enfin, les Scandinaves avaient, dit-on, dans leurs traditions, une mystérieuse Vinlande qu'on assure n'être autre chose que le Labrador ou tout au moins Terre-Neuve.
Mais sont-ce là des faits caractérisés, dignes d'être accueillis par des hommes instruits? Il n'y a, ainsi que nous le prouverons dans le cours de nos récits, que l'envie qui puisse feindre de croire à leur valeur pour chercher à affaiblir le mérite d'un grand succès; il n'y a que la crédulité la plus aveugle qui puisse les accepter: aucun d'eux, en effet, n'est ni avéré, ni appuyé sur d'assez fortes bases pour soutenir un examen sérieux; et si, par le plus grand des hasards, il est arrivé que quelque Européen ait débarqué sur ces rivages avant Christophe Colomb, toujours est-il certain qu'il n'en était pas resté de traces dans ces contrées, et qu'aucun n'en était revenu. Il est très-positif, au contraire, qu'avant la fin du XVe siècle, on ignorait complètement quelles étaient les limites occidentales de l'Océan Atlantique: sa vaste étendue n'était regardée qu'avec effroi, et, selon l'opinion générale contre laquelle personne n'aurait songé à s'élever, ces limites étaient un chaos inabordable aux conjectures, et que l'audace la plus téméraire ne pouvait jamais s'aventurer à vouloir pénétrer.
On trouve la preuve de cette opinion dans la description que fait de cette mer l'Arabe Xerif-al-Edrisi, surnommé le Nubien, savant écrivain qui possédait toutes les connaissances géographiques dont la science pouvait alors s'enorgueillir: «L'Océan, dit-il, entoure les dernières limites de la terre habitée; au delà, tout est inconnu, et nul ne peut le parcourir à cause de sa navigation aussi difficile que périlleuse, de sa grande obscurité et de ses fréquentes tempêtes. Aucun pilote n'ose conduire son bâtiment dans ses eaux profondes; les vagues en sont comme des montagnes; et quand elles brisent, il n'y a pas de navire qui pourrait leur résister.»
Tels étaient les obstacles présumés qu'avait à vaincre celui qui réunit la perspicacité de deviner les mystères de ces mers à l'intrépidité d'en braver les dangers; dont le génie audacieux, la constance à toute épreuve, le courage inébranlable le mirent à même de réaliser les plans qui l'avaient longtemps préoccupé, d'accomplir un projet dont nul n'avait seulement entrevu la possibilité d'exécution, et qui, par ses travaux hardis, parvint à mettre en communication les points les plus distants de l'univers. Aucune vie n'a été traversée d'événements plus variés; aucun homme n'a plus médité, n'a plus agi, n'a joui d'une gloire plus pure ou plus méritée; aucun n'a plus souffert!... Et c'est de cette vie si agitée, qui est le lien entre l'histoire du Nouveau-Monde et celle de l'Ancien, que nous entreprenons de faire le récit.
Toutefois, les historiens qui, avant nous, ont écrit la vie et raconté les actes mémorables du marin qui, par le génie, la force d'âme, la noblesse du caractère, la pureté des sentiments, surpasse les grands hommes de tous les temps et de toutes les nations, ces historiens, disons-nous, ont trop négligé d'apprécier cette existence et ces actes sous le point de vue de l'art nautique et de la navigation: c'est une grande omission, selon nous; et c'est à essayer de la réparer que nous nous proposons de consacrer plus spécialement notre attention et nos efforts.
Le père de Christophe Colomb, qui n'était qu'un simple cardeur de laine, avait épousé à Gênes, sa patrie, Suzanne Fontanarossa, jeune fille d'une condition analogue à la sienne. Christophe, l'aîné de leurs enfants, naquit dans cette ville en 1435; il eut deux frères, Barthélemy et Jacques, dont la vie, pendant sa première période, est peu connue; on sait seulement qu'ils se livrèrent à la construction des cartes marines et à d'autres travaux utiles; mais il est incontestable qu'ils étaient des hommes de mérite, car lorsque, après la découverte de l'Amérique, Christophe les appela auprès de lui, ils parurent avec beaucoup de distinction sur la scène éclatante où ils se trouvèrent transportés. Barthélemy surtout, qui avait navigué, non-seulement déploya alors les qualités d'un excellent marin, mais il fit preuve d'un caractère de fermeté, de noblesse et de vertu qu'on ne saurait trop admirer. Enfin, une jeune sœur complétait cette famille, mais cette sœur vécut ignorée; l'obscurité de sa position l'abrita de l'éclat et aussi des infortunes de ses frères; tout ce qu'on sait de son existence, c'est qu'elle eut pour mari un ouvrier de Gênes, nommé Jacques Bavarello.
Une généalogie aussi modeste n'a pas satisfait plusieurs historiens qui se sont évertués, même dans les temps contemporains, à en composer une qui fût plus illustre; mais Fernand, l'un des fils de Colomb, dit à ce sujet, avec non moins de sens que de véritable fierté, que «sa plus belle illustration était d'être né le fils d'un tel père, et qu'il la préférait de beaucoup à celle que peut donner la plus longue série d'ancêtres nobles et titrés!»
Le nom de Colomb sous lequel est connu, en France, le héros de la découverte du Nouveau-Monde, n'est cependant pas exactement celui de son père, qui s'appelait Colombo. De telles abréviations ou transformations sont assez usitées en Europe, mais elles ont des inconvénients; et il serait à désirer que les noms propres ne fussent jamais altérés; on en voit ici un exemple frappant, car, tandis que de Colombo nous avons fait Colomb, les Anglais, ainsi que plusieurs autres peuples, disent Columbus, et les Espagnols Colon. Quelque vicieux que soit cet usage, il est trop général actuellement pour que nous cherchions à nous y soustraire, et nous maintiendrons ici ce nom de Colomb qui est devenu si grand et si populaire parmi nous.
Les dispositions intellectuelles du jeune Christophe étaient trop prononcées pour que son père pût songer à l'élever dans la profession manuelle qu'il exerçait; Colombo dut s'imposer des sacrifices pécuniaires pour lui donner une éducation plus libérale, et sa tendresse paternelle, illuminée peut-être par un rayon de la divine Providence qui réservait à son fils les plus hautes destinées, ne recula devant l'accomplissement d'aucun de ces sacrifices. Dans sa plus tendre enfance, Colomb eut donc des professeurs de grammaire, d'arithmétique, de dessin et de géographie pour laquelle il avait un goût décidé. Bientôt il montra un penchant irrésistible vers la marine; et, pendant toute sa vie, il n'a jamais parlé de ce penchant précoce sans l'attribuer, avec la véritable piété qui a toujours été l'un des caractères distinctifs de son esprit, à une impulsion surhumaine qui le poussait invinciblement dans les seules voies par lesquelles il pouvait parvenir à exécuter les décrets du ciel dont il s'est toujours cru destiné à être le passif instrument.
Colombo se garda bien de contrarier des inclinations si formelles; de nouveaux sacrifices devinrent nécessaires, et il employa résolûment toutes ses ressources à faire entrer son fils à l'université de Pavie. Un père aux inspirations vulgaires aurait fait embarquer le jeune Christophe comme mousse sur quelque navire marchand, et il aurait cru qu'il n'y avait plus rien à faire: mais Colombo comprit sans doute qu'il n'en aurait fait ainsi qu'un marin ordinaire, et il pensa, avec un grand sens, que, pour le lancer avec distinction dans une carrière aussi difficile, il devait le mettre à même de contempler, de manière à s'en rendre compte, les grandes scènes auxquelles il allait assister, les phénomènes imposants qui devaient s'offrir à ses yeux, et de pouvoir s'élever jusqu'aux plus hautes positions maritimes, par ses connaissances, ses lumières et son instruction.
À Pavie, Christophe apprit le latin, qui était et qui sera toujours une excellente base de toute éducation scientifique; c'était d'ailleurs le langage habituel des écoles du temps, et notre jeune élève y fut bientôt familiarisé: il y apprit aussi la géométrie et l'astronomie; il y continua l'étude de la géographie, et ce fut avec une passion indicible qu'il s'adonna à la théorie de la navigation.
C'est ainsi que se passèrent l'enfance et la première jeunesse de Christophe; c'est ainsi que son esprit fut préparé à lutter toute sa vie contre des obstacles multipliés qu'il surmonta tous, et c'est ainsi que de ses études, de son caractère personnel, de son éducation, du souvenir des touchants efforts que son père avait faits pour le placer dignement sur le noble théâtre où il devait se montrer si supérieur, il acquit l'art difficile d'accomplir de grandes choses avec de faibles moyens, et de suppléer à l'insuffisance de ceux-ci par les facultés prodigieuses de son intelligence, par l'énergie de son caractère: en effet, dans ses entreprises diverses, le mérite de l'œuvre est toujours rehaussé par l'exiguïté des ressources avec lesquelles il sut les exécuter et les faire réussir.
Dès l'âge de quatorze ans, Christophe Colomb, doué d'assez de connaissances pour donner un libre cours à son inclination instinctive, s'embarqua sous les ordres d'un de ses parents nommé Colombo, qui avait une grande réputation de bravoure: actif, téméraire, impétueux, ce capitaine était toujours prêt pour toutes sortes d'expéditions maritimes; et, soit qu'il fallût se livrer à quelque entreprise commerciale, soit qu'il y eût à chercher des occasions de combattre qu'il préférait par-dessus tout, on pouvait s'adresser à lui sans hésiter.
La vie maritime était alors toute de hasards et d'aventures; la navigation commerciale même ressemblait à des croisières, car la piraterie était en quelque sorte légale, et les bâtiments marchands devaient au moins pouvoir et savoir se défendre. Les querelles des divers États de l'Italie, les courses renommées des intrépides Catalans, les escadrilles équipées pour les intérêts politiques ou privés des nobles qui étaient de petits souverains dans leurs domaines, les armements militaires de gens cherchant fortune, enfin les guerres religieuses contre les mahométans, tout contribuait à appeler sur la Méditerranée les hommes des contrées baignées par cette mer, à y faire dérouler les scènes les plus émouvantes, et à la rendre la meilleure école où pût se trouver un apprenti navigateur; ce fut celle à laquelle Colomb se forma comme marin, et qui l'initia aux mœurs, à la discipline, à l'existence enfin de l'homme de mer.
En 1459, Jean d'Anjou, duc de Calabre, arma une flottille à Gênes pour faire une descente à Naples, dans l'espoir de reconquérir ce royaume pour son père René, comte de Provence. Colomb s'embarqua sur cette flottille afin d'y continuer ses campagnes, et il s'y trouva encore sous les ordres de son parent. L'expédition dura quatre ans entiers pendant lesquels elle eut des fortunes diverses: notre jeune marin s'y distingua souvent par des actes d'intrépidité; aussi obtint-il un commandement particulier, avec lequel il eut la mission d'aller attaquer et enlever une galère dans le port même de Tunis, mission qu'il accomplit avec autant de talent que de bravoure!
Pendant plusieurs années, Colombo et son parent Christophe naviguèrent dans la Méditerranée, tantôt en épousant les querelles de quelques-uns des États de l'Italie, tantôt en guerroyant contre les infidèles. Dans le récit des guerres maritimes de cette époque, Colombo est quelquefois qualifié du titre d'amiral; or, ce n'est pas un faible titre de recommandation à l'estime publique que de voir Colomb affectionné et protégé par un marin aussi renommé.
Colombo avait un neveu du même nom que lui, dont la valeur, les exploits et l'audace étaient alors si célèbres, que les femmes maures étaient dans l'habitude d'en faire une sorte d'épouvantail à leurs enfants, lorsqu'elles voulaient refréner leurs mutineries ou leur indocilité. C'était un franc corsaire qui ne respirait et ne vivait que pour faire la guerre de course dans laquelle il excellait. Christophe eut un commandement dans plusieurs de ses croisières; il ne sortait d'un combat que pour assister à un autre; et ces deux marins allèrent même sur les côtes du Portugal pour y attendre quatre fortes galères vénitiennes qui revenaient de Flandre. La rencontre eut effectivement lieu; Christophe en attaqua une avec une grande vigueur; il parvint à l'aborder malgré l'avantage que la galère retirait de ses avirons pour éviter la jonction; mais la défense fut vive et le carnage fut grand des deux côtés; cependant le feu prit à bord et les deux bâtiments turent incendiés. Dans cet affreux désastre, Colomb eut le bonheur de pouvoir saisir un aviron à l'aide duquel il se soutint sur l'eau. Ce ne fut qu'après deux heures d'efforts qu'il put atteindre le rivage: épuisé de fatigue, il fut longtemps à se remettre; enfin, sa forte constitution prit le dessus, et il se rendit à Lisbonne où, trouvant plusieurs de ses compatriotes, il fixa sa résidence.
Nous avons cru devoir raconter ce combat, parce qu'il est attesté par Fernand, l'un des fils de Colomb, qui l'a lui-même décrit; mais il paraîtrait, d'après certains documents également dignes de foi, que Colomb était déjà à Lisbonne lorsque ce même combat eut lieu. Le Portugal était alors entré dans une voie glorieuse de découvertes: ainsi, en réfléchissant à l'esprit enthousiaste de Colomb pour tout ce qui portait le cachet de grandeur maritime, on peut très-bien se rendre compte comment, au lieu de se trouver transporté à Lisbonne par l'effet d'un des hasards de la guerre, ce jeune marin y aurait été conduit par un mouvement de curiosité libérale, et pour chercher à s'y frayer un chemin à la gloire par son mérite et par ses travaux.
En effet, le Portugal venait d'ouvrir la vaste carrière des voyages de recherche et d'exploration qui jetèrent un si grand éclat sur ce royaume. Les îles Canaries, ou les îles Fortunées des anciens, que l'on ne connaissait plus qu'à peine, tant les traditions en étaient affaiblies, avaient été retrouvées, dans le quatorzième siècle, par les Génois et les Catalans; et les voyages fréquents qu'y faisaient les navigateurs du Portugal ainsi qu'aux côtes voisines de l'Afrique avaient captivé l'attention publique. Cette impulsion acquit un nouvel essor par l'influence du prince Henri, fils du roi Jean Ier, qui ayant accompagné son père à Ceuta dans une expédition contre les Maures, y entendit parler de la Guinée, et pensa que d'importantes découvertes étaient probables dans cette direction.
À son retour, il se rendit à Sagres, dans une modeste habitation, près du cap Saint-Vincent, afin d'y réfléchir, dans le calme de la retraite, aux idées qui avaient envahi son esprit. Ce fut là, qu'en pleine vue de l'Océan, il s'adonna à toutes les sciences qui se rapportent à l'art nautique, surtout à la géographie et à l'astronomie dont les Arabes avaient apporté en Europe les premières notions, et dans lesquelles ceux d'entre eux qui résidaient alors en Espagne excellaient. Il appela des savants auprès de lui, il leur fit part de ses préoccupations, et ce fut ainsi qu'il se forma l'opinion bien arrêtée et fort avancée pour l'époque où il vivait, que l'Afrique était circonnavigable, et qu'on devait arriver dans l'Inde en la contournant par mer.
Il réfléchit aussi à la grandeur des républiques de Venise et de Gênes, qui s'étaient enrichies par le monopole du commerce de l'Asie qu'elles s'étaient approprié à l'aide des établissements fondés par elles dans la mer Noire et à Constantinople, où les denrées de l'Orient, quoique portées par une route longue et dispendieuse, ne laissaient pas de leur procurer des bénéfices considérables, puisque les négociants de ces républiques étaient seuls en mesure d'approvisionner le reste de l'Europe. Le prince Henri pensa donc qu'il serait très-avantageux pour le Portugal de prendre sa part de la magnificence des Vénitiens et des Génois, et qu'il ne pouvait y parvenir qu'en faisant suivre un autre cours au commerce ou qu'en se rendant directement dans l'Inde par la voie de la navigation.
Mais l'art nautique était alors dans un état de véritable enfance; les marins n'avaient pas encore osé perdre de vue les côtes de l'Océan; ils ne parlaient qu'avec effroi de son étendue incommensurable, de l'agitation de ses flots, ou, à en juger par les courants des marées aussi bien que des eaux qui avoisinent Gibraltar, du danger qu'il y aurait à aller s'exposer à ces mêmes courants qu'on supposait encore plus violents en s'avançant de plus en plus dans l'Atlantique. On croyait, même que notre planète, dans le voisinage de l'équateur, était barrée par une zone brûlante qu'une chaleur excessive empêchait de franchir; enfin, il existait généralement dans les esprits, une sorte de croyance superstitieuse que quiconque aurait osé s'aventurer au delà du cap Bojador n'en pourrait pas revenir.
Henri se mit résolûment au-dessus de ces craintes, de ces terreurs ou de ces scrupules, qu'il combattit avec les armes de la raison, de la logique et de la science; il fonda un collége naval à Sagres où il plaça les plus éminents professeurs de l'art de la navigation. Les cartes marines y furent retouchées, améliorées sous ses yeux à l'aide des documents les plus authentiques qu'on put se procurer dans tous les pays; la boussole, assez récemment inventée par Flavio Gioja d'Amalfi, fut perfectionnée; des livres spéciaux pour la navigation furent publiés; les méthodes, les calculs nautiques furent simplifiés; tout enfin ce qui concernait la marine y fut étudié: aussi jaillit-il de cette retraite un esprit d'entreprise qui s'empara de la nation tout entière et qui la stimula vers les expéditions les plus hardies. Par l'effet de cette chaleureuse excitation, Bojador, cet effroi des marins, fut doublé; les tropiques, où commençait la prétendue ceinture de feu tant redoutée, furent pénétrés; le cap Vert avait été découvert; on était allé jusqu'aux îles Açores; et Jean Santarem, accompagné de Pierre Escovar, découvrit les côtes de la Guinée en 1471.
Pour encourager encore plus les chefs de ces expéditions téméraires, le roi Jean fit habilement jouer les ressorts de la politique. Rien ne pouvait calmer davantage les terreurs populaires que la sanction de l'Église donnée à des voyages qui se trouvaient en complète opposition avec les opinions dominantes; or, le pape lui-même donna cette sanction, en dotant, de son autorité spirituelle, la couronne de Portugal du droit de souveraineté sur tous les pays que ses sujets découvriraient jusqu'à l'Inde inclusivement.
La publication de la bulle papale exerça une influence magique sur les masses, qui, dès lors, partagèrent entièrement les idées de Henri, et ne songèrent plus qu'aux moyens de contourner l'Afrique et d'arriver dans l'Inde par la voie de la mer. Mais hélas! le jeune prince mourut en 1473; il ne fut pas témoin de l'accomplissement du projet favori dont il avait si intelligemment préparé l'exécution; toutefois, il avait assez vécu pour être assuré que ses idées d'extension et de prospérité maritimes ne seraient pas frappées de stérilité. Il fut regretté comme doit l'être un homme aux pensées élevées et dont la devise, «Faire le bien,» avait été le mobile de toutes les actions.
Cependant, la renommée des découvertes des Portugais fixait l'attention de l'Europe. Colomb était arrivé à Lisbonne en 1470, et c'était l'époque où les savants, les curieux, les hommes entreprenants y accouraient de toutes parts; il avait alors trente-cinq ans; il était donc dans la force de l'âge; ses qualités morales avaient acquis leur entier développement; et ce n'est pas sans dessein que nous nous sommes étendu sur les circonstances diverses de sa carrière maritime, afin de montrer qu'aucun marin de l'époque ne pouvait le surpasser dans l'art de la navigation.
Quant à son physique, quant au caractère de ses traits, peut-être est-ce une puérilité de s'arrêter à ces détails quand il s'agit d'un homme aussi supérieur que Colomb; nous en donnerons cependant une description que nous croyons fidèle, car elle a été faite par son fils Fernand.
«Christophe Colomb avait le front large, le visage long, le nez aquilin; il avait les yeux clairs; son teint était blanc et embelli de vives couleurs; ses cheveux avaient été blonds pendant sa jeunesse; sa taille était au-dessus de la moyenne; son regard était animé, et l'expression de sa physionomie était grave et noble.»
Il existe un grand nombre de portraits de Colomb; on doit à M. Jomard une appréciation critique des plus remarquables d'entre eux: il donne la préférence à celui qui, depuis quelque temps, est entré dans la galerie de Vicence et où l'on reconnaît la touche du Titien ou au moins d'un des meilleurs peintres de son école. Celui qui écrit ces lignes en possède un également, qu'il conserve avec un respect religieux, car il lui offre deux grandes garanties de ressemblance: la première est une identité parfaite avec la description de Fernand; la seconde consiste dans les lignes en langue espagnole qui sont placées au-dessous, et dont voici la traduction littérale:
«Christophe Colomb, grand-amiral de l'Océan, vice-roi et gouverneur général des Indes occidentales qu'il découvrit.—Copié d'après un portrait original conservé dans sa famille.—Ladite copie donnée à M. le baron de Bonnefoux, préfet maritime, par le vice-amiral Gravina.»
On sait que Gravina commandait en second l'armée navale espagnole aux ordres de l'amiral Mazzaredo, que l'amiral Bruix amena à Brest en 1799; et qu'il commandait en chef les forces navales de sa nation réunies aux nôtres à Trafalgar où il fut tué en combattant vaillamment. Gravina était, en outre, chambellan de Sa Majesté Catholique.
Colomb avait beaucoup d'éloquence naturelle alliée à une vive clarté dans la discussion; quoique ayant mené une vie fort aventureuse et ayant longtemps fréquenté des hommes aux mœurs très-libres, les siennes étaient irréprochables, et nul ne savait mieux que lui se respecter et se faire respecter; aussi le voyait-on affable, affectueux et d'une douceur extrême envers les personnes qui l'approchaient; il était même parvenu à corriger une tendance naturelle à l'irritabilité en s'habituant à un maintien digne et grave, en ne se permettant aucun écart de langage et en vivant avec simplicité. Enfin, pendant sa vie entière, il fit preuve d'une piété sincère, qui, par la suite, lorsqu'il déroula ses théories devant des théologiens qui les trouvaient en contradiction ouverte avec ce qu'ils croyaient être des vérités incontestables, ne permit jamais qu'on pût le soupçonner d'attaquer volontairement la religion, et lui servit plus, peut-être, qu'aucune de ses autres qualités à faire adopter ses plans. Tout concourait donc à en faire un homme hors ligne et propre à exécuter le projet inouï qu'il conçut depuis, celui de découvrir les limites de l'Atlantique; car ce n'est pas assez d'avoir un mérite éminent, si l'on ne possède en même temps les qualités qui peuvent mettre ce mérite en évidence et lui faire porter ses fruits.
À Lisbonne, Colomb se maria avec une des deux filles d'un Italien nommé Palestrello, mort après avoir été l'un des marins les plus distingués du temps du prince Henri; il avait été le colonisateur et l'un des gouverneurs de l'île de Porto-Santo, qui, avec Madère, avait été découverte en 1418 et 1419, par Tristan Vaz et par Zarco. Toutefois, et malgré cette position avantageuse, il n'avait laissé qu'une modique fortune. L'autre fille de Palestrello avait épousé Correo, autre marin qui avait également été gouverneur de Porto-Santo. Après son mariage, Colomb fit plusieurs voyages en Guinée; il alla même à Porto-Santo pour des intérêts de famille. Ce fut pendant le séjour qu'il fit en cette île que naquit Diego, son fils ainé. Dans l'intervalle de ses campagnes, Colomb dressait des cartes marines dont la vente lui servait à soulager l'existence de son vieux père à qui il pensait toujours avec une tendre reconnaissance, et à aider ses frères lors de leur début dans le monde.
Les conversations que, dans cette période, il eut avec Correo, l'application qu'il portait à la construction de ses cartes qui était une de ses occupations favorites, l'étude qu'il fit des journaux, manuscrits et plans de son beau-père, furent pour lui des motifs incessants d'examen; ces motifs, joints à l'enthousiasme avec lequel les découvertes multipliées des Portugais le long du continent d'Afrique étaient accueillies, transportèrent son imagination et lui firent concevoir le dessein de tenter plus encore, et d'aller dans l'Inde en se dirigeant vers l'Occident.
Bientôt ses pensées ne purent plus se détacher de ce dessein, et plus il s'en préoccupait, plus il trouvait des raisons pour y persister.
On a dit que plusieurs entretiens, plusieurs fables, plusieurs redites ou rapports recueillis par Colomb, soit sur la côte de Guinée, soit surtout aux Açores et à Porto-Santo, sur l'existence d'une terre étendue située de l'autre côté de l'Atlantique, avaient été le point de départ de la grande idée de Colomb; mais si ces bruits, qu'on a cités depuis lors, avaient eu quelque consistance, le prince Henri les aurait connus, et il n'aurait certainement laissé à aucun autre la gloire de l'entreprise.
On ne peut donc attribuer ce point de départ à d'autres causes qu'à celles qui sont assignées par Fernand, et qui sont le fruit de la réflexion la plus persévérante et la mieux mûrie. Suivons, en effet, Colomb pas à pas; nous verrons ainsi se confirmer l'opinion de Fernand, et il sera impossible de ne pas reconnaître avec lui, que des rapports vagues, des bruits incohérents, des contes chimériques, des faits peu concluants, tels que ceux que l'envie a inventés ou amplifiés après l'événement, n'eurent aucune influence sur l'esprit vigoureux de Colomb, et que ses idées reposaient sur ses recherches mentales et sur les convictions les mieux fondées.
Toscanelli, Italien très-versé dans la cosmographie, habitait alors la ville de Florence; or, il existe une correspondance entre Colomb et Toscanelli qui remonte à l'année 1474; mais on doit penser que le sujet abordé par Colomb était mûri déjà depuis longtemps dans son jugement, lorsqu'il entra en communication épistolaire avec ce savant. Il y posa en principe que la terre est un corps sphérique dont on pouvait faire le tour dans le sens de l'équateur, et que les hommes placés aux antipodes les uns des autres, y marchaient et s'y tenaient debout pieds contre pieds, ce qui était une des assertions les plus téméraires qu'on pût alors avancer: il divisait l'équateur, comme toutes les circonférences de cercle, en 360 degrés, et, s'appuyant sur le globe de Ptolémée et sur la carte plus nouvelle de Marinus de Tyr, il accordait aux anciens la connaissance géographique de 225 de ces degrés, qui comprenaient tout l'espace renfermé de l'Est à l'Ouest, entre la ville de Thiné, extrémité orientale de l'Asie, et les îles Fortunées ou Canaries, extrémités occidentales du monde alors connu. Depuis ce temps-là, les Portugais avaient découvert les Açores; ainsi, il fallait ajouter environ 15 degrés aux 225 des anciens, ce qui donnait une somme de 240 degrés, équivalente aux deux tiers de l'étendue circulaire de la terre.
Ce calcul de Colomb était rigoureux dans la supposition de l'exactitude du globe et de la carte dont il se servait comme base; mais il est évident pour nous aujourd'hui, que l'extrémité orientale de l'Asie y était portée beaucoup trop loin, et cette erreur, qu'on ne pouvait attribuer à Colomb, fut très-heureuse, car elle ne lui permettait de compter que sur un parcours de 120 degrés ou de 2,400 lieues marines entre les Açores et le point le plus rapproché de l'Asie. Il devait donc, après avoir franchi l'espace occupé par ces 120 degrés, ou arriver aux confins orientaux de l'Asie, ou découvrir les terres qui pouvaient s'interposer. Si même on s'en rapportait aux calculs de l'Arabe Alfragan, fondés sur l'opinion d'Aristote, de Sénèque, de Pline et de Strabon, ces 120 degrés auraient été loin de valoir 2,400 lieues, car ce mathématicien supposait la terre moins étendue qu'elle ne l'est réellement; selon lui, chaque degré de l'équateur était inférieur à 20 lieues marines d'une assez grande quantité.
La réponse de Toscanelli fut un vif encouragement pour Colomb; il y était même fait mention du fameux Marco Paolo, voyageur vénitien qui avait établi, dans une narration de ses voyages par terre et dans l'Orient pendant le quatorzième siècle, que les parties les plus éloignées du continent asiatique et dans lesquelles il avait pénétré, étaient bien au delà de l'espace assigné par Ptolémée. Toscanelli avait compris immédiatement la portée extraordinaire du projet de Colomb; il s'en montra émerveillé et il le conjura ardemment de le mettre à exécution, l'assurant qu'en partant de Lisbonne même, il aurait tout au plus 1,350 lieues marines à franchir pour arriver à la province de Mangi, près du Cathai par lequel on doit supposer qu'il désignait ce que nous appelons la Chine. Pour enflammer davantage son imagination, il lui retraça les détails prodigieux donnés par Marco Paolo sur le Cathai, sur la puissance et la grandeur du grand kan ou du souverain de ces contrées opulentes, sur la splendeur de Cambalu et de Quinsai, capitales de son empire, et sur les richesses incalculables de l'île de Cipango qui avoisinait le Cathai, et qui, probablement, était le Japon. Toscanelli joignit à ces renseignements une carte sur laquelle étaient portées, soit les côtes occidentales de l'Europe et de l'Afrique, soit les parties orientales de l'Asie séparées les unes des autres de la faible distance de 1,350 lieues marines (environ 7,500 kilomètres). On y voyait aussi, à diverses distances et convenablement placées, Cipango, Antilla, ainsi que d'autres îles de moindre importance.
Cette lettre fit sur l'esprit de Colomb une impression qui non-seulement fut vive, mais encore très-durable, car, dans ses préoccupations, ses voyages ou ses propositions, on voit souvent reparaître les territoires du grand kan, le Cathai et l'île de Cipango, qui lui avaient été offerts en perspective par son savant correspondant.
L'approbation qui fut donnée par Toscanelli aux plans de Colomb acheva de le confirmer dans leur excellence; il s'occupa dès lors à compléter sa théorie; lorsque les diverses parties en furent bien concertées, il s'y fixa avec une fermeté inébranlable; jamais il n'en parla avec l'accent du doute ni de l'hésitation, et ce fut pour lui chose aussi authentique que si de ses yeux il avait aperçu, que si de ses pieds il avait foulé la terre qu'il voyait par l'effet de son imagination. Un sentiment religieux, qui avait une teinte de sublimité, se mêla à ses pensées; on eût dit, en l'entendant parler, qu'on avait devant soi un homme inspiré par un effet de la puissance divine, qui entre tous l'avait choisi pour accomplir une œuvre excédant les facultés intellectuelles d'un simple mortel, et des volontés de laquelle il reconnaissait n'être que le docile agent!
Et quand il ajoutait, avec une conviction intime, que le moment était venu où les extrémités les plus distantes de la terre devaient entrer en communication les unes avec les autres, et où toutes les nations, toutes les îles, tous les langages allaient se réunir sous la bannière du divin rédempteur des hommes, on ne savait ce qu'on devait admirer le plus, ou de la science profonde de ses arguments, ou de l'éloquence avec laquelle il les prononçait, ou, enfin, de la foi vive et religieuse dont il était animé.
Il en résulta pour son esprit une élévation nouvelle; pour son regard, un plus grand air d'autorité; pour son maintien, une noblesse et une dignité qui frappaient tous ceux qui l'approchaient. L'envie et le dénigrement se tenaient même loin de lui, pour répandre les fables ou les calomnies par lesquelles on cherchait quelquefois à lui ravir l'honneur de l'idée première, ou à entraver ses projets; mais, dans le libre cours d'une discussion calme et sérieuse, il avait toujours la supériorité. On pouvait donc se refuser à l'aider dans ses projets; mais il était difficile de répondre à ses discours, de réfuter ses opinions, et surtout de ne pas estimer l'homme qui disait: «Voilà mon plan; s'il est dangereux à exécuter, je ne suis pas un simple théoricien qui laisse aux autres la chance de succomber sous les périls; mais je suis un homme d'action; je suis prêt à sacrifier ma vie pour servir d'exemple aux autres; et finalement, si je n'aborde pas aux rivages de l'Asie par mer, c'est que l'Atlantique a d'autres limites dans l'Occident, et ces limites je les découvrirai!»
Cependant, Colomb quitta le Portugal pour un nouveau voyage, qu'il entreprit vers la partie des régions septentrionales, où les pêcheurs anglais avaient coutume d'aller exercer leur industrie: il nous apprend lui-même que, dépassant ces latitudes d'une centaine de lieues, il franchit le cercle polaire, afin de s'assurer jusqu'à quel point ces parages étaient habitables; il mentionne l'île de Thulé, c'est-à-dire probablement l'Islande, et non point l'Ultima Thule des anciens qui, selon eux, était bien moins loin dans l'Ouest. Dans la relation de ce voyage, on trouve encore la preuve du violent désir qu'il avait de sortir des limites étroites de l'Ancien-Monde, pour se lancer vers les points occidentaux et extrêmes de l'Océan.
Quel navigateur, alors, pouvait être comparé à Colomb? Il avait fait de belles études préparatoires; il avait débuté jeune dans la marine, avait fait beaucoup de campagnes, et avait, pendant plus de vingt ans, parcouru toutes les mers fréquentées; il s'était trouvé dans un grand nombre de combats et il s'y était distingué; il n'avait négligé aucune occasion d'accroître son savoir; il parlait plusieurs langues; il avait construit des cartes marines qui lui faisaient prendre place parmi les premiers hydrographes; aussi pouvait-il se présenter avec assurance et dire que s'il proposait une expédition périlleuse et difficile, nul n'avait ni plus d'expérience, ni plus de courage, ni plus de talents pour la commander et pour la faire réussir.
Quelques années s'écoulèrent sans que cet homme si supérieur eût rien décidé sur les moyens de mettre ses projets à exécution; il lui fallait un grand protecteur pour lui en procurer les moyens, et il se rendait parfaitement compte de la difficulté de trouver, pour faire accueillir ses vues, un personnage haut placé: il ne croyait même pas que ce fût trop d'un souverain; tant il pensait qu'il fallait de puissance pour ranger sous sa domination les terres où il devait aborder, et pour lui décerner les dignités et les récompenses que ses découvertes futures lui semblaient devoir mériter!
D'ailleurs, il devait aussi trouver des marins qui consentissent à le suivre; or, ceux du Portugal eux-mêmes, malgré l'usage plus général de la boussole améliorée par les soins du prince Henri, ne s'avançaient vers le midi de l'Afrique qu'avec crainte, circonspection, et ils osaient à peine perdre la terre de vue. Qu'eût-ce été si on leur avait proposé de s'embarquer pour un voyage dirigé vers l'Ouest jusqu'aux extrémités redoutées de l'Atlantique? Rien, sans doute, ne leur aurait semblé moins praticable ni plus dangereux.
Il paraît que ce fut alors que Colomb s'adressa au gouvernement de Gênes, sa patrie, pour lui faire part de ses plans et pour les placer sous sa protection. Il regardait cette démarche comme un devoir de cœur et comme la dette sacrée d'un citoyen dévoué avant tout à la gloire, à la prospérité de son pays; il s'y serait rendu immédiatement, si ces offres avaient été acceptées: il n'en fut pas ainsi.
En Portugal, Alphonse avait succédé au roi Jean Ier; mais ses guerres avec l'Espagne l'occupaient trop pour qu'on pût croire qu'il s'engagerait dans une expédition qu'il jugerait probablement devoir être aussi coûteuse qu'incertaine; aussi, dans la supposition d'un refus, rien ne fut tenté auprès de lui.
Ce fut en 1480 que Jean II succéda à son tour au roi Alphonse. La passion du prince Henri pour les découvertes remplissait son cœur; sous son règne, l'activité des navigateurs portugais, un moment assoupie, se réveilla; et ce nouvel essor fut secondé par l'imprimerie qui, récemment inventée, abrégeait les communications, propageait les connaissances scientifiques et favorisait les progrès; mais l'impatience de Jean II lui faisait trouver trop de lenteur dans les tentatives de ses navires pour parvenir à l'extrémité Sud de l'Afrique.
Il était difficile, pourtant, qu'il en fût autrement; car, pour s'avancer vers les parties méridionales de ce continent, il fallait lutter sans cesse, et avec des bâtiments fort imparfaitement installés, contre des calmes prolongés, des courants assez rapides et des vents presque toujours contraires ou même quelquefois violents tels que ceux qui règnent dans ces parages. Aujourd'hui que les navires sont éclairés par l'étude des localités, dès qu'ils ont traversé l'équateur, ils ne luttent pas, en louvoyant, contre les vents dits généraux qui soufflent du Sud-Est, pour se rendre au cap de Bonne-Espérance; mais ils se servent de ce vent pour courir une longue bordée qui les rapproche beaucoup de l'Amérique méridionale, et semble leur faire faire un grand détour, il est vrai, mais qui les porte au delà du tropique du Capricorne; ils trouvent, bientôt alors, des vents d'Ouest; et, en peu de jours, ils arrivent à ce cap renommé, l'ancien Cabo-Tormentoso (cap des Tempêtes) des Portugais, qu'il leur aurait fallu des mois entiers pour atteindre en côtoyant l'Afrique. Au surplus, le nom de cap de Bonne-Espérance, qui fut donné plus tard au Cabo-Tormentoso, pour indiquer l'espoir que l'on avait, et que Diaz et Vasco de Gama réalisèrent en 1486 et 1498, de trouver, en le doublant, une voie de mer pour aller dans l'Inde, n'en est pas moins encore celui d'un point du globe fréquemment battu par d'effroyables tempêtes et assailli par des flots courroucés.
Mécontent de la lenteur des découvertes de ses navires, Jean II voulut que la science lui vînt en aide, et il appela des hommes instruits auprès de lui pour aviser sur ce point. Ces savants, au nombre desquels se trouvait le célèbre Martin Behem, se joignirent à ses deux médecins, Rodrigue et le juif Joseph, qui étaient aussi des astronomes et des géographes renommés. Plusieurs décisions furent prises par eux: la plus importante fut celle de l'application de l'astrolabe à la navigation, afin de procurer aux marins les moyens de régler leur marche par l'observation de la hauteur des astres, et de leur donner un surcroît de confiance ou de hardiesse, qui leur manquait dans l'art de diriger leur route et de conduire leurs bâtiments.
L'astrolabe n'était cependant que l'anneau astronomique perfectionné, et, comme lui, qu'un instrument de suspension qui, à cause de la mobilité d'un navire, ne pouvait donner à bord que des résultats approximatifs; il était loin de l'arbalète qui vint ensuite, laquelle était également loin du quart de nonante, tout à fait mis de côté, cependant, depuis l'invention des instruments à réflexion, tels que l'octant, le sextant et le cercle de Borda, qui ne laissent rien à désirer.
Toutefois, cette mesure eut un grand effet moral; car les équipages, attribuant à l'astrolabe une perfection qu'il ne possédait pas, s'imaginèrent qu'ils navigueraient désormais avec plus de sécurité; sous un autre rapport, elle eut des conséquences du plus haut intérêt. En effet, Colomb, qui a toujours fait preuve d'une promptitude d'esprit incomparable pour saisir les différentes phases d'une question, et pour en tirer le parti le plus favorable à ses vues, ne manqua pas de préconiser l'astrolabe comme l'instrument destiné à ouvrir un champ libre à ses découvertes, et de le présenter comme devant calmer les craintes de tous ceux qui voudraient partager sa fortune.
Dès lors, et pendant qu'on était sous l'impression favorable de cette innovation, il ne balança plus un seul instant, et il demanda une audience au roi afin de lui communiquer son projet. L'audience ne se fit pas attendre: Colomb se présenta avec une noble assurance; il exposa sa théorie, montra la carte de Toscanelli, et il assura à Jean II que s'il voulait lui confier des navires et des hommes pour les armer, il les conduirait dans les riches contrées de l'Orient en cinglant directement à l'Ouest, et qu'il aborderait à l'île opulente de Cipango, d'où il établirait une communication directe avec le grand Kan, souverain d'un des États les plus riches et les plus splendides du monde.
Le roi l'écouta avec une attention soutenue, et lui promit d'en référer à une junte, qui fut en effet nommée et qui était composée de Rodrigue et de Joseph, dont nous venons de parler, et du confesseur du roi, Diego Ortiz, évêque de Ceuta, Castillan de naissance, ordinairement appelé du nom de Cazadilla qui était celui de sa ville natale, et fort estimé à cause de ses lumières et de son instruction.
La junte, qui n'eut qu'à délibérer sur les plans présentés par Colomb, sans s'entretenir avec lui-même, déclara qu'ils étaient extravagants, et que l'auteur de ces plans ne pouvait être qu'un visionnaire; mais le roi qui avait entendu Colomb, et qui savait, à n'en pas douter, que, loin d'être un visionnaire, il s'exprimait avec toute la lucidité d'un homme aussi instruit que sensé, le roi, disons-nous, n'admit pas cette décision de la junte, et il assembla son conseil privé, qui était composé des savants les plus éminents du Portugal, pour en délibérer.
Malheureusement, Cazadilla en faisait partie, et, plus malheureusement encore, il est dans la nature humaine que nul n'est plus obstiné ni de plus mauvaise foi qu'un savant qui se trompe; aussi, par son ardente influence, les théories de Colomb furent-elles qualifiées d'impraticables, et de chimères sans base et sans raison!
Cazadilla fit plus encore; car, voyant le mécontentement que le roi Jean II éprouvait de cette nouvelle décision et le penchant qu'il continuait à manifester pour tenter l'entreprise, il eut recours à une manœuvre indigne, qu'il présenta au roi sous le prétexte spécieux, si souvent invoqué en pareil cas, qu'il était de la dignité de la couronne de ne pas s'engager à cet égard par une détermination officielle, et qu'il fallait agir à l'insu de Colomb pour vérifier jusqu'à quel point ses propositions pouvaient être fondées.
Le roi eut la faiblesse d'adopter ce conseil, qui n'était qu'une ruse odieuse déguisée sous le semblant de la dignité royale; et, mettant à profit les cartes et les communications diverses de Colomb, des instructions furent tracées, et l'ordre fut donné d'expédier secrètement une caravelle du cap Vert, pour qu'elle fît route immédiatement, et d'après ces mêmes instructions.
Cependant, Colomb était tenu en suspens par plusieurs assurances qu'on lui donnait, que le conseil, ne pouvant agir avec trop de maturité, prenait du temps pour mieux asseoir son jugement. Quant à la caravelle, elle partit; mais elle éprouva des contrariétés; et, comme le capitaine et l'équipage ne rencontrèrent que des mers agitées par des vents impétueux, qu'ils ne virent devant eux que des horizons menaçants et que l'espace succédant à l'espace, sans l'aspect d'aucune terre pour les encourager ou les guider, ils faillirent à l'œuvre comme des hommes non stipulés par l'aiguillon de la gloire ou manquant de conviction, et ils retournèrent au cap Vert, d'où ils firent voile pour Lisbonne; là, ils s'excusèrent de leur manque de résolution, en ridiculisant le projet comme étant déraisonnable et même extravagant.
Cette insigne duplicité indigna Colomb au point qu'il ne voulut plus entendre à rien, même, dit-on, à une disposition que montra le roi à renouer la négociation. Sa femme était morte depuis quelque temps, il ne tenait donc plus au Portugal par aucun lien, et il en serait parti immédiatement, si ses affaires pécuniaires, dérangées par le peu de soins que ses préoccupations scientifiques lui avaient permis d'y donner, lui en avait laissé la faculté. Il fit alors tous ses efforts pour rétablir ses finances; et finalement, il quitta ce royaume en 1484, emmenant avec lui son jeune fils Diego.
Quelque fâcheux pour notre illustre navigateur qu'aient pu être les événements que nous venons de décrire, ils ont eu, toutefois, le résultat de démontrer invinciblement la fausseté des allégations par lesquelles on a cherché à insinuer que l'idée première de ses projets ne lui appartenait pas en propre, et qu'elle lui avait été suggérée par des révélations qui lui avaient été faites dans ses voyages à la côte de Guinée, ou par la connaissance de faits empreints de caractères tellement vraisemblables qu'ils avaient dû être acceptés par lui comme des preuves. Ainsi, cette prétendue statue qui, sur le cap le plus avancé de la plus occidentale des Açores, avait un doigt mystérieusement dirigé vers l'occident; ainsi, ces vues de terres que l'on croyait, en certains temps, apercevoir du sommet des montagnes des îles Canaries; ces pièces de bois grossièrement travaillées, apportées par des vents d'Ouest; ces arbres d'espèces étrangères à l'Europe ou à l'Afrique, dont les troncs avaient été roulés par les vagues jusques à notre continent; ces cadavres parvenus sur nos côtes, et dont les traits ou les formes n'appartenaient à aucune race alors connue dans nos pays!... tout cela était évidemment des fables; car, s'il y avait eu la moindre certitude, s'il avait existé le moindre prétexte à en retirer des inductions favorables, il est certain que le roi Jean, que Cazadilla, que la junte, que le conseil privé, que les marins de la caravelle expédiée du cap Vert en auraient eu connaissance, qu'ils n'auraient pas traité Colomb de visionnaire, et qu'ils n'auraient point déclaré que ses projets étaient extravagants.
Il est donc bien démontré que, dans le Portugal, pays où l'art de la navigation était le plus avancé, et qui était le mieux situé pour connaître l'exactitude de ces bruits ou de tous ceux qui pouvaient alors circuler sur l'existence de contrées transatlantiques, rien qui eût un caractère authentique n'y existait; que les théories de Colomb, touchant ces mêmes contrées, y furent unanimement qualifiées d'impraticables ou d'insensées, et qu'à lui seul revient l'honneur tout entier non-seulement d'avoir conçu de si vastes projets, mais encore de les avoir exécutés!
Il règne quelque obscurité sur la vie de Colomb pendant l'année 1485; nous allons en rapporter ce qui paraît le moins vague dans le récit des historiens qui ont traité ce sujet.
De Lisbonne il se rendit à Gênes où il renouvela ses propositions de découvertes dans l'Occident; la république, alors occupée de guerres ruineuses qui minaient sa prospérité, ne crut pas pouvoir accepter des offres qui auraient ajouté beaucoup d'éclat à sa puissance, et dont les conséquences avantageuses pour son opulence auraient pendant longtemps établi sa suprématie commerciale. Il s'adressa ensuite à Venise qui, se trouvant en ce moment dans une période critique pour ses affaires, refusa également ses propositions. L'Angleterre, à cette même époque, était gouvernée par Henri VII, dont Colomb avait entendu vanter la sagesse et la magnificence; il crut donc devoir engager son frère Barthélemy à s'embarquer pour cette île, afin de faire connaître ses plans à ce souverain, et de chercher à les lui faire approuver. Quant à lui, après avoir embrassé son vieux père qui vivait encore, et après avoir satisfait, autant qu'il était en lui, à sa piété filiale, par les mesures qu'il prit pour subvenir aux besoins de sa vieillesse, il partit pour l'Espagne avec l'espoir d'y recevoir un accueil plus favorable que celui que lui avaient fait jusqu'alors les gouvernements auxquels il s'était adressé.
À une demi-lieue de Palos, sur une éminence solitaire qui avoisine la mer, se trouvait, et se trouve même encore aujourd'hui, un ancien couvent de Franciscains, entouré d'un bois de pins, et qui est dédié à Sainte-Marie de la Rabida. À la porte de ce couvent, en l'année 1486, s'arrêta, un jour, un étranger qui venait de débarquer sur les côtes de l'Espagne, et qui, exténué de fatigue, conduisant par la main un jeune enfant également épuisé, frappa et demanda un peu d'eau et de pain pour ranimer les forces défaillantes de cet enfant qui était son fils. Cet étranger, qui devait, plus tard, doter la couronne d'Espagne de possessions innombrables, et qui, en ce moment, faisait un humble appel à la charité du frère gardien d'un simple couvent de ce royaume, c'était Christophe Colomb, qui se rendait à Huelva dans l'espoir d'y trouver son beau-frère Correo!
Le supérieur du couvent entrait en ce même moment: c'était un homme instruit, intelligent, qui, après avoir accompli les premiers devoirs de l'hospitalité, fut tellement frappé de l'air de noblesse et de dignité de son hôte, qu'il lia conversation avec lui et qu'il l'engagea à faire quelque séjour au couvent.
Ce supérieur, qui se nommait Jean Perez de Marchena, ne put, sans un sentiment de sympathie extrême, entendre le récit de la vie de l'étranger qui lui en confia toutes les particularités et se garda bien d'omettre les pensées de découvertes dont il était le plus préoccupé; mais, se méfiant de son propre jugement, le supérieur en référa à Garcia Fernandez, médecin de Palos, qui était un de ses amis. Fernandez fut séduit, comme l'avait été Jean Perez; il en conversa avec des marins, avec des pilotes de l'endroit qui parurent frappés de la grandeur de l'idée; mais ce qui acheva de déterminer la conviction du supérieur du couvent, fut l'approbation décidée qui fut donnée aux théories de Colomb par Martin Alonzo Pinzon, de Palos, l'un des plus habiles capitaines de la marine marchande espagnole, et chef d'une famille de marins aussi riche que distinguée. Pinzon fit même plus qu'approuver; car il offrit, spontanément, une forte somme pour contribuer à un armement, et sa personne pour accompagner Colomb afin de le seconder dans le voyage.
Jean Perez, qui avait été confesseur de la reine, donna alors un libre cours à ses bonnes intentions; il conseilla à Colomb de se rendre immédiatement à la cour; il lui remit une lettre pressante de recommandation pour Fernando de Talavera, prieur du couvent du Prado, confesseur actuel de la reine, homme ayant une grande influence politique et qu'il connaissait très-particulièrement; il lui promit aussi de garder au couvent son fils Diego, et de veiller paternellement en tout à sa personne ainsi qu'à son éducation. Pinzon offrit les moyens pécuniaires pour subvenir au voyage; enfin, au printemps de l'année 1486, Colomb, enthousiasmé, Colomb, le cœur ravi de ces encouragements et de ces secours inespérés, s'éloigna du couvent de la Rabida pour se rendre à la cour de Castille réunie en ce moment, à Cordoue où les souverains espagnols, Ferdinand et Isabelle, se trouvaient pour hâter la conquête de Grenade qui appartenait encore aux Maures.
La guerre opiniâtre que les Espagnols faisaient aux Maures et la situation politique du pays, se lient trop étroitement à l'exécution des projets de Christophe Colomb, pour que nous n'entrions pas, à cet égard, dans quelques détails qui expliquent les retards qu'il éprouva pour faire accueillir favorablement ces mêmes projets.
Ferdinand, roi d'Aragon, et Isabelle, reine de Castille, régnaient à cette époque en Espagne: ils avaient uni leurs destinées et leur politique par un mariage qui, en satisfaisant à leur bonheur personnel, leur permettait de combiner leurs efforts pour la gloire de l'Espagne et pour achever d'en expulser les Maures qui, depuis longtemps, y avaient établi leur domination. C'était, en ce moment, l'unique objet de leur ambition; et tous leurs vœux, toutes leurs ressources étaient concentrés et dirigés vers ce noble but.
Cependant, les deux royaumes d'Aragon et de Castille étaient, en particulier, dans une indépendance complète l'un vis-à-vis de l'autre. Grâce à l'accord aussi parfait que désintéressé de ces deux souverains en tout ce qui touchait aux intérêts de l'Espagne, jamais aucun empiétement ne se fit remarquer sur leurs droits respectifs: ainsi, dans chacun des deux royaumes, les impôts étaient levés selon les lois de chacun de ces pays; la justice était rendue au nom de chacun des souverains; mais, dans les actes généraux, leurs deux noms étaient joints pour la signature, leurs têtes figuraient ensemble sur la monnaie nationale, et le sceau royal portait déployées les armes confondues de la Castille et de l'Aragon.
On a dit, à l'étranger, que Ferdinand était fanatique, ambitieux, égoïste, perfide même; mais, en Espagne, il a toujours été cité comme possédant un esprit étendu, une intelligence pénétrante, un caractère égal, et comme un homme d'une politique consommée, doué d'un grand talent d'observation, et sans rival pour les travaux du cabinet.
Quant à Isabelle, les écrivains contemporains n'en ont jamais parlé qu'avec un enthousiasme extrême. Le temps a confirmé ce langage, et il a été ratifié par les écrivains de tous les autres pays. Lorsque Colomb arriva à Cordoue, il y avait dix-sept ans qu'Isabelle était mariée, et on la dépeint alors comme réunissant l'activité et la résolution d'un homme à la douceur féminine la plus accomplie, accompagnant son mari dans les camps, assistant à tous les conseils, animée par les idées les plus pures de la gloire, et adoucissant toujours, par les élans de son caractère généreux, les rigueurs parfois trop sévères de la politique calculatrice du roi. Dans la direction des affaires de son royaume, on nous la montre comme uniquement occupée à améliorer la législation, à guérir les plaies engendrées par de longues guerres intérieures, à encourager les arts, les sciences, la littérature, et ce fut par ses soins que l'université de Salamanque acquit l'illustration dont elle a joui pendant longtemps, parmi les nations. Enfin, sa prudence semblait, en tout, être inspirée par une sagesse infinie, elle veillait sans cesse aux intérêts de tous, et elle était la mère du peuple dans toute l'acception de ce mot.
Mais si nous nous reportons à la plus tendre jeunesse d'Isabelle, à ce qu'elle était avant d'unir son sort à celui du roi d'Aragon, rien n'égale les descriptions qui ont été faites des charmes de sa personne, et nous ne pouvons résister au plaisir de citer le portrait qui en a été tracé par un auteur étranger:
«La plus poétique imagination de l'Espagne, pays renommé pour la beauté des femmes, n'aurait pu concevoir une beauté plus régulière: ses mains, ses pieds, son buste et tous ses contours, portaient l'empreinte de la grâce la plus accomplie. Sa taille, quoique moyenne, était remplie de noblesse et de dignité. Celui qui la contemplait ne savait, au premier abord, s'il était fasciné par la perfection du corps ou par l'expression que l'âme communiquait à un extérieur, pour ainsi dire, irréprochable. Née sous le soleil de l'Espagne, elle descendait, cependant, par une longue suite de rois, des monarques goths, et leurs fréquentes alliances avec des princesses étrangères avaient produit, sur sa physionomie, un mélange de l'éclatante fraîcheur du Nord avec la séduisante vivacité des femmes du Midi. Son teint était blanc, et son épaisse chevelure d'un brun clair; ses yeux bleus, d'une douceur ravissante, rayonnaient d'intelligence et de sincérité. Pour ajouter à tant d'attraits, quoique élevée à la cour, une franchise austère, mais inoffensive, régnait dans son langage comme dans ses regards, et, en étincelant sur son visage, à l'éclat de la jeunesse ajoutait celui de la vérité.»
Telle était, telle avait été la noble femme qui contribua, plus peut-être que son mari, à l'expulsion définitive des Maures du territoire espagnol; et qui, quelque grande et patriotique que fût cette œuvre, était destinée à acquérir la gloire plus grande encore, puisqu'elle la rend immortelle dans l'histoire, d'avoir une influence décisive sur la découverte du Nouveau-Monde. Enfin, ce qui prouve clairement l'extrême supériorité de l'esprit d'Isabelle, c'est que, destinée à gouverner l'Espagne conjointement avec Ferdinand; dans ce règne à deux qui lui présentait tant d'écueils, elle sut constamment, tout en maintenant intactes l'étendue de son autorité, la plénitude de ses droits, se faire aimer et respecter par le plus ombrageux des maris, le plus inquiet des hommes et le plus absolu des souverains.
Toutefois, la guerre sainte, ainsi qu'on l'appelait en Espagne, que Ferdinand et Isabelle avaient entreprise contre les Maures, occupait trop les esprits, lors de l'arrivée de Colomb à Cordoue, pour que le moment fût propice à l'examen de ses plans. Fernando de Talavera, lui-même, à qui il remit la lettre de Jean Perez et qui devait être son introducteur auprès de Leurs Majestés, prit à peine le temps de lire la lettre ou de l'écouter, et trouva plus commode de lui dire que ce qu'il proposait était inacceptable. Rien n'annonce même que Talavera en ait entretenu les souverains, ou s'il le fit, ce dut être en termes tellement froids qu'ils ne purent y prendre aucun intérêt.
La campagne fut ouverte en 1486 par le roi et la reine en personnes, et elle fut poursuivie avec vigueur. Quant à Colomb, il attendit à Cordoue des circonstances plus favorables, espérant tout du temps ainsi que des efforts qu'il faisait pour faire goûter ses théories par les hommes éclairés avec lesquels il pouvait entrer en relations. Il se remit à son travail de faire des cartes afin de subvenir à son existence, et, dans cette humble position, il eut souvent à braver les railleries de ceux qui, n'ayant pas le don de le comprendre, se laissaient parfois aller au malin plaisir de le tourner en ridicule, soit à cause de l'état de pénurie où il se trouvait, ou, plus encore, à cause des préoccupations de son esprit que l'on qualifiait de fantasques et d'insensées.
Ce fut dans cette ville qu'il s'attacha à dona Beatrix Enriquez; toutefois, les particularités de cette liaison sont enveloppées d'obscurité: on sait seulement que c'était une dame de bonne famille et qu'elle fut la mère de Fernand, son second fils, qu'il aima toujours à l'égal de son aîné Diego et qui fut l'historien de son père; mais les autres détails de cette partie de la vie de Colomb restent ignorés; on doute même que l'attachement mystérieux qu'il eut pour dona Enriquez ait jamais été légitimé par le mariage.
Quoi qu'il en soit, les idées de Colomb se répandirent peu à peu et obtinrent quelque crédit. Entre autres, Alonzo de Quintanilla, contrôleur des finances du royaume de Castille, fut frappé de la force de ses raisonnements, et il ne put voir, sans en être ému, tant de dignité dans le langage, tant de noblesse dans les manières et tant de foi dans les convictions; aussi, fut-il bientôt un de ses approbateurs les plus chaleureux, un de ses avocats les plus puissants, et il lui donna asile dans sa maison.
Antoine Geraldini, nonce du pape, et son frère Alexandre Geraldini, précepteur des plus jeunes enfants de Ferdinand et d'Isabelle, devinrent aussi ses partisans zélés. Ils le présentèrent à Gonzalez de Mendoza, archevêque de Tolède et grand cardinal d'Espagne; c'était un personnage très-considéré à la cour où l'on ne prenait jamais un parti de quelque importance sans le consulter, à tel point qu'il avait reçu le surnom de Troisième Roi d'Espagne! Sa science n'avait rien de froid; son intelligence était vive, et son habileté prompte et décidée dans l'examen ainsi que dans l'exécution ou la pratique des affaires; aussi fut-il charmé de l'éloquence lucide et du noble maintien de Colomb. Il l'écouta avec une attention progressivement croissante; il comprit bientôt la portée infinie de ses projets, la vigueur de ses arguments; et, dès sa première conversation, il devint l'ami le plus dévoué et le plus inébranlable de son interlocuteur: il en parla aussitôt au roi, et le fruit de son intercession ne se fit pas longtemps attendre, car l'audience qu'il demanda fut accordée à l'instant.
Colomb avait alors cinquante et un ans; mais cet âge, déjà assez avancé pour affronter les fatigues de la navigation et les périls d'un voyage sans données positives, sans terme prévu, sans autre guide que sa confiance et que son génie, cet âge, disons-nous, n'avait ni ébranlé ses résolutions, ni affaibli l'ardeur de son courage. Les soucis de son esprit, les méditations fréquentes auxquelles il se livrait, la crainte de ne pouvoir être agréé pour l'accomplissement de ses desseins avaient blanchi sa chevelure, mais sa taille était toujours droite, sa tournure imposante, et son air grave et digne était rehaussé par la mâle simplicité de ses actions. Son costume n'était ni celui d'un riche, ni celui d'un gentilhomme, mais il le portait avec l'aisance d'un homme supérieur; enfin, il y avait dans sa personne quelque chose de respectable allié à une noble fierté qu'on ne saurait rencontrer chez ceux que le ciel n'a pas formés pour le commandement. On savait, on voyait facilement d'ailleurs qu'il possédait une instruction prodigieuse; il avait la réputation d'avoir beaucoup navigué, d'avoir, soit en sous-ordre, soit en chef, visité tous les parages connus et d'avoir vaillamment combattu; pour tout dire en un mot, il était le marin le plus savant, le plus habile de son temps; son érudition surpassait celle des ecclésiastiques les plus renommés, et l'on disait de lui qu'il n'existait pas en Espagne un chrétien qui fût plus pieux, ni plus attaché à ses devoirs religieux.
Des lettres de Colomb apprennent que, lorsqu'il se rendit à l'audience obtenue par le crédit de Gonzalez de Mendoza, ce fut avec le sentiment de l'importance et de la dignité du motif qui l'animait, et comme s'il avait été mû par une inspiration divine qui lui donnait la confiance d'un homme qui se considère comme l'instrument dont Dieu voulait se servir pour accomplir de grands desseins. Voici, en effet, comment dans ces lettres qui existent encore, il s'exprime sur cet épisode remarquable de sa vie: