Читать книгу Vie de Christophe Colomb - Pierre-Marie-Joseph baron de Bonnefoux - Страница 7

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«En pensant à ce que j'étais je me sentais prêt à succomber sous la conscience de mon humilité; mais en songeant à ce que j'apportais, je me trouvais l'égal des têtes couronnées; je n'étais plus moi, j'étais l'agent de Dieu, choisi et marqué pour exécuter ses volontés!»

Le roi le reçut d'abord avec cette réserve glaciale qui était inhérente à son caractère naturellement méfiant; mais il était trop bon juge pour ne pas apprécier promptement combien le maintien assuré, quoique modeste, de Colomb, parlait en sa faveur, et il lui témoigna bientôt de l'intérêt. Le savant marin, se voyant attentivement écouté, développa son système; et ce fut avec un art infini qui n'avait cependant rien d'adulateur, qu'il termina son exposé, en cherchant à exciter l'ambition de Ferdinand par l'assurance que ses découvertes surpasseraient, en importance, celles que les Portugais avaient déjà faites sur les côtes méridionales de l'Afrique, et que la gloire qui en rejaillirait sur sa couronne éclipserait celle que les souverains du Portugal avaient acquise dans ce vaste champ ouvert à l'activité humaine, et dont ils tiraient tant de vanité.

Le roi se montra très-satisfait; aussi, ordonna-t-il à Fernando de Talavera de convoquer les astronomes et les géographes les plus renommés du royaume, afin qu'il y eût une conférence dans laquelle le côté scientifique et pratique de la question serait examiné. Christophe Colomb fut transporté de cette heureuse issue, en pensant qu'en présence d'hommes instruits, et qu'en s'exprimant lui-même, sa cause serait facile à gagner; anticipant alors sur la décision des juges qu'il croyait devoir être autant au-dessus des préjugés vulgaires que de leur intérêt personnel, il pensa être arrivé au terme de ses sollicitations et n'avoir plus qu'à se livrer à l'exécution de ses plans.

La conférence eut lieu à Salamanque dans le couvent des Dominicains de Saint-Étienne, réputé le plus éclairé de la chrétienté. Colomb y fut accueilli avec la plus grande distinction, et comme un homme à qui l'on était fier de donner l'hospitalité. Ces dehors flatteurs n'inspirèrent aucune vanité à celui qui était l'objet de tant de déférence; et ce fut avec calme, mais avec une noble chaleur dans le regard qu'il se présenta au milieu du conseil le plus imposant qu'on pût imaginer, si l'on était fondé à juger de la sagesse d'un corps par le rang, par l'âge et par la réputation des membres qui le composent. Mais les séances du conseil sont trop importantes et présentent trop d'intérêt, pour que nous ne les reproduisions pas avec une certaine étendue.

Les professeurs de l'université ne composaient pas seuls ce même conseil; il y avait en outre plusieurs dignitaires de l'Église et quelques moines érudits; toutefois, Colomb ne tarda pas à être convaincu que plusieurs des personnages de la conférence étaient imbus, à l'avance, de sentiments qui lui étaient défavorables, ainsi qu'il n'arrive que trop souvent, lorsque des hommes très-élevés dans l'échelle sociale ont à s'occuper de ceux que leur rang place infiniment au-dessous d'eux et qu'ils sont, naturellement, enclins à considérer comme des intrigants ou comme des imposteurs qu'il est de leur devoir de démasquer. Quelques-uns d'entre eux pensaient, en effet, que Colomb, navigateur presque inconnu en Espagne et n'appartenant à aucune institution scientifique, ne pouvait être qu'un aventurier ou tout au plus qu'un visionnaire; ils avaient, d'ailleurs, cette aversion naturelle aux pédants contre toute innovation qui attaque l'échafaudage de leurs doctrines, et ils restèrent sous ces fâcheuses impressions.

Aussi, Colomb ne fut-il écouté avec attention que par les moines dominicains de Saint-Étienne: les autres se retranchèrent dans cette espèce de fin de non-recevoir que, lorsque tant de profonds philosophes s'étaient occupés de recherches géographiques, lorsque tant d'habiles marins avaient navigué sur toutes les mers connues depuis un temps immémorial, et qu'aucun d'eux n'avait laissé seulement entrevoir la possibilité de terres transatlantiques; que même, à leurs yeux, l'Océan devenait infranchissable dans cette direction, il était plus que présomptueux de venir leur affirmer, sans autres preuves que des assertions imaginaires, que ces terres existaient positivement, et de demander, pour aller à leur recherche, des navires et des hommes que ce serait envoyer à une perte infaillible.

Colomb demanda que la discussion fût approfondie et que des objections plus sérieuses lui fussent faites, car, avec les raisonnements précédents, il n'y aurait jamais lieu au moindre progrès marquant, ni à la moindre perfectibilité. Alors la Bible et les ouvrages des Pères de l'Église furent mis en avant comme des arguments irrésistibles. Ainsi, l'existence des Antipodes, soutenue par les anciens, fut déclarée impossible en vertu de passages des écrits de saint Augustin et de Lactance qui les traitent de fables incompatibles avec les fondements de la foi chrétienne, puisque soutenir qu'il pouvait y avoir du côté opposé de la terre des lieux qui fussent habités, c'était avancer qu'Adam n'était pas le père commun de tous les hommes, ce qui serait contraire aux notions les plus certaines et les plus respectées, et constituerait une attaque évidente contre les vérités de la Bible. On ajouta que, puisque saint Paul avait dit, dans son épître aux Hébreux, que les cieux peuvent être comparés à un tabernacle ou à une tente étendue sur la terre, on devait en conclure que la terre était plate comme l'est le dessous d'une tente.

Il y eut, cependant, quelques membres qui admirent l'hypothèse de la sphéricité de la terre, mais ils posèrent en fait que les ardeurs de la zone torride ou autres obstacles matériels devaient empêcher qu'on ne pût aller au delà, et qu'en ce qui concernait une navigation dirigée vers l'Occident pour atteindre les extrémités orientales de l'Asie, ce devait être un voyage impraticable, car on allégua qu'il durerait plus de trois ans; enfin, on objecta encore qu'en voulant bien supposer qu'on fût assez heureux pour arriver ainsi jusque dans l'Inde, la rotondité du globe terrestre ferait alors l'effet d'une longue montagne d'eau qui s'opposerait au retour, quelque fort et quelque favorable que le vent pût être imaginé!

Colomb commença son plaidoyer scientifique, en démontrant la sphéricité de la terre par deux faits positifs: le premier, c'est que, lorsqu'un navire s'éloigne de la côte, le corps du bâtiment disparaît le premier, ensuite les voiles les plus basses, et successivement ainsi jusqu'aux plus élevées et jusqu'à la cime des mâts qui disparaît la dernière à la vue. De même, lorsqu'un bâtiment recommence à paraître ou que deux bâtiments se rencontrent en mer par un beau temps, on en voit les parties les plus élevées assez longtemps avant celles qui le sont le moins, et c'est le corps du navire que les yeux aperçoivent le dernier. Il en tira la conséquence évidente que ce phénomène ne pouvait être attribué qu'à la sphéricité de la terre qui s'interposait entre le spectateur et les points du navire observé qui se trouvent de plus en plus rapprochés de la surface de la mer. Le second fait fut que, lors des éclipses de lune, on avait toujours remarqué que, de quelque côté que commençât l'éclipse, soit qu'elle fût partielle ou totale, toujours l'ombre que la terre projetait alors sur le disque lunaire avait une figure circulaire, et il en conclut qu'il ne pouvait y avoir qu'un corps sphérique qui put ainsi, dans toutes les positions, projeter invariablement une ombre circulaire.

Les lois de la gravitation universelle n'étaient pas encore établies, et la question des Antipodes et des hommes qui pouvaient y être placés se trouvant réciproquement pieds contre pieds sans tomber dans les profondeurs de l'abîme, ne pouvait pas être aussi facilement résolue; mais on pouvait en juger par induction, car si deux navires, éloignés l'un de l'autre de six lieues, cessent complètement de s'entre-apercevoir par l'effet de la sphéricité de la terre, il est manifeste que les verticales passant par le centre de chacun des deux bâtiments ne sont pas parallèles, que, cependant, personne à bord ne perd de sa stabilité par l'effet de cette inclinaison relative; or, ce qui se passe à l'égard de ces deux navires doit avoir également lieu pour deux autres placés à six lieues des deux premiers, et l'on arrive ainsi à prouver, par analogie, que rien d'étrange n'a lieu aux Antipodes, et que l'on peut et doit y naviguer et y marcher tout aussi naturellement que nous le faisons nous-mêmes sur nos mers et sur notre sol. Ces explications réfutaient également l'argument des montagnes d'eau jugées devoir s'opposer au retour des navires d'un voyage lointain. Colomb fit observer, à ce sujet, qu'il n'avait pour but que d'arriver aux extrémités de l'Inde ou de l'Asie, ainsi que se le proposaient les Portugais en contournant par mer le continent africain; et que la seule différence qu'il y eût, c'est qu'il chercherait sa route en cinglant directement à l'Ouest; que, dès lors, ce n'est pas à des pays inconnus ou imaginaires qu'il aborderait; mais dans des contrées assez voisines du lieu où fut placé le Paradis terrestre, et que certainement les hommes qui habitaient ces contrées devaient, tout aussi bien que nous, descendre d'Adam, ainsi qu'il le croyait religieusement en se fondant sur les vérités des livres sacrés.

Ce fut alors que, présumant, sans doute, le déconcerter par une objection sans réplique, on lui demanda comment il pouvait être assuré que les limites de l'Atlantique dans cette direction fussent les terres asiatiques. Sans hésiter, il fit aussitôt cette réponse admirable, et qui, elle seule, équivalait à l'idée de la découverte du Nouveau-Monde: «Eh bien! si l'Atlantique, dans cette direction, a d'autres limites que l'Asie, il importe plus encore de découvrir ces limites, et je les découvrirai!» C'est bien ainsi que l'on s'exprime lorsque l'on a un grand cœur; c'est bien ainsi que parle le génie dont les yeux sont plus clairvoyants encore que ceux de notre corps; et cette réponse sublime qui n'a pas été assez remarquée, suffirait pour garantir à Colomb la priorité de la découverte de l'Amérique, lors même que, ainsi que nous le ferons remarquer plus tard, ce ne serait pas lui qui aurait, le premier, acquis la certitude de l'existence du continent américain.

Restaient à réfuter les difficultés théologiques qui lui furent opposées en plus grand nombre et avec le plus d'autorité. Nous avons déjà fait connaître l'air de grandeur qui était un des traits caractéristiques de la personne de notre illustre navigateur, son maintien noble et assuré, le feu de son regard, l'animation de sa voix et la force de son éloquence. Tout ici se trouva en jeu, lorsque repoussant, d'un geste véhément, ses plans, ses cartes, ses mémoires, il prit une intonation inspirée et se lança dans le côté religieux de la question. Il ne laissa aucune difficulté sans réponse; et s'exprimant comme le théologien le plus pieux et le plus disert, il sut trouver, dans les textes eux-mêmes des prédictions des prophètes et de l'Écriture sainte, des passages qui renversèrent l'échafaudage de toutes ces difficultés, et qui, selon lui, étaient le type vrai et l'annonce formelle des magnifiques découvertes que le ciel le destinait à faire en cette partie de l'univers! Dans cette assemblée où se trouvait l'élite des hommes de religion et de talent de l'époque, qui fut le véritable savant, qui se montra le plus grand théologien? Sans contredit, ce fut notre marin, ce fut Christophe Colomb!

Mais rendons toute justice à la conférence; non-seulement elle fut vivement touchée en entendant vibrer à ses oreilles une éloquence aussi mâle, aussi religieuse et aussi sincère, mais encore plusieurs des auditeurs se dépouillèrent de leurs préventions et furent convaincus. Parmi ceux-ci se trouva Diego de Deza, moine dominicain, professeur de théologie, et qui parvint ensuite à la seconde dignité ecclésiastique de l'Espagne, celle d'archevêque de Séville. C'était un homme érudit qui sut apprécier Colomb et lui gagner des partisans, mais pas assez pour obtenir un résultat favorable. Ce fut même beaucoup que l'on voulût consacrer encore à ce sujet quelques séances subséquentes, sans se prononcer. Afin, cependant, d'en finir, la décision en fut laissée au jugement de Fernando de Talavera qui s'en occupa fort peu, et qui, entièrement emporté par le tourbillon des affaires publiques et très-importantes à la vérité du moment, n'y avait encore donné aucune conclusion à l'époque où il fut obligé de suivre la cour lorsqu'elle partit de Cordoue au commencement de 1487, laissant l'affaire dans la plus grande des incertitudes.

Colomb ne se découragea pas, il s'attacha aux mouvements de la cour et ne cessa de solliciter; il parvint même à faire décider que plusieurs autres conférences seraient tenues et que le lieu en fût fixé; mais jamais aucune ne put avoir lieu à cause des changements de résidence continuels auxquels les mouvements perpétuels de l'armée assujettissaient les souverains.

Si Colomb se trouva forcé par ces circonstances à accepter le rôle de solliciteur et peut-être de courtisan, au moins s'y soumit-il avec noblesse, car il s'associa aux fatigues militaires des guerriers qui se pressaient en foule pour combattre en faveur de la libération de l'Espagne; il fut présent au siége ainsi qu'à la reddition de Malaga et de Baza, il assista à l'affaire importante à la suite de laquelle El-Zagal, l'un des rois maures établis en Espagne, résigna sa couronne entre les mains de Ferdinand, et il se distingua par sa bravoure personnelle dans plusieurs de ces occasions.

Pendant le siége de Baza, deux des religieux préposés à la garde du Saint-Sépulcre à Jérusalem arrivèrent au camp, avec la mission de faire connaître que le sultan d'Égypte avait déclaré qu'il ferait mettre à mort tous les chrétiens qui pouvaient se trouver dans les États où il commandait, si l'Espagne ne se désistait pas de ses plans de guerre contre les Maures. Cette menace fit une si grande impression sur l'âme fière et pieuse de Colomb qu'il conçut, alors, le projet de consacrer les bénéfices qu'il pensait devoir lui revenir du succès de ses découvertes, à l'affranchissement complet du Saint-Sépulcre. Avec sa persévérance naturelle, il ne renonça jamais à cette idée, et il est mort avec le regret de n'avoir pu la réaliser.

Son nouvel ami Diego de Deza et son zélé partisan Alonzo de Quintanilla pourvoyaient à une partie de ses dépenses, et ils auraient plus fait encore, si les souverains espagnols reconnaissants de ses services et du zèle qu'il montrait en s'associant aux opérations de l'armée, ne l'eussent, en quelque sorte, attaché à leur personne, en ordonnant qu'il fût compté parmi les membres de leur maison et défrayé, comme tel, de sa nourriture et de son logement; ils firent même plus, car lorsqu'il y avait quelque calme ou quelque repos dans la poursuite de cette guerre, Ferdinand témoignait le désir que la question du voyage transatlantique fût remise sur le tapis; mais, toujours de nouveaux incidents survenaient, qui mettaient obstacle à la reprise des conférences.

Cet état de choses dura jusqu'à la fin de 1491; c'est l'époque où l'armée allait se mettre en marche pour attaquer Grenade; Colomb pensa qu'il pourrait y avoir un trop long ajournement, si le départ avait lieu sans qu'on prît une décision, et il la demanda avec instance. On fit droit à sa demande; Fernando de Talavera fut chargé de présider une nouvelle conférence, mais la majorité condamna les plans de Colomb comme vains et impossibles, et elle ajouta qu'il était indigne d'aussi grands souverains de se livrer à une entreprise aussi importante, sur d'aussi faibles motifs que ceux qui étaient allégués. Le roi et la reine durent donc s'abstenir; mais telle était la considération personnelle dont Colomb jouissait dans l'armée, tel était l'intérêt qu'il avait su inspirer à Ferdinand, que ce roi ne put se résoudre à rompre définitivement sur ce sujet et que, pensant toujours aux avantages incalculables dont la réussite devait en être suivie, il fit informer Colomb que les préoccupations et les dépenses considérables de la guerre ne lui permettaient pas de prendre des engagements dans le moment actuel; mais qu'aussitôt qu'il serait libre de tout souci à cet égard, il se montrerait disposé à reprendre cette affaire et à la faire traiter. Colomb fut très-désappointé de cette réponse qu'il considéra comme un refus poli, et il prit le parti de retourner à Séville, ne comptant plus, à la vérité, sur la protection du trône pour l'aider à exécuter les plans qui, depuis vingt ans, absorbaient toutes ses pensées, étaient le mobile de toutes ses démarches, et faisaient l'objet de toutes ses méditations.

Cependant, son frère Barthélemy n'était pas resté inactif; il s'était rendu en France et en Angleterre, il y avait exposé les projets de Colomb, et il était parvenu à intéresser les souverains de ces royaumes à l'entreprise de tenter le voyage de l'Inde, en cinglant directement à l'Ouest. Ces nouvelles favorables arrivèrent à Colomb en même temps qu'une invitation du roi de Portugal de retourner à Lisbonne. Il en fut très-ému, mais, à la réflexion, et peut-être aussi pour ne pas trop s'éloigner de ses enfants, il pensa qu'étant devenu un personnage très-connu en Espagne, il lui serait facile et avantageux de trouver aide et protection auprès de quelques-uns des puissants seigneurs de ce pays qui avaient de vastes possessions, de grandes fortunes, beaucoup de crédit, qui jouissaient des priviléges de plusieurs droits féodaux, et pouvaient être comptés comme des petits souverains dans leurs domaines; sous l'influence de ces idées, il ne s'arrêta pas longtemps à la pensée de quitter l'Espagne, et il s'adressa successivement à deux des plus opulents seigneurs dont nous venons de parler: le duc de Médina-Sidonia et celui de Médina-Celi, qui avaient des propriétés étendues sur le bord de la mer où se trouvaient plusieurs ports, et de qui dépendaient de nombreux vassaux.

Le duc de Médina-Sidonia entra, parfaitement d'abord, dans les vues qui lui furent communiquées, et fut ébloui de la perspective qu'elles offraient devant lui; mais, à la réflexion, il pensa qu'il devait y avoir beaucoup d'exagération; et, après plusieurs conversations sur ce sujet, il finit par se désister.

Le duc de Médina-Celi se montra également favorable au projet, il fut même sur le point d'accorder trois caravelles mouillées au port de Sainte-Marie et dont il disposait; mais il lui survint la crainte d'être taxé d'avoir voulu empiéter sur les droits de la couronne, et il se désista aussi.

Vivement contrarié, Christophe Colomb résolut de quitter l'Espagne: analysant alors les diverses propositions faites par le roi de Portugal et par son frère Barthélemy, il s'étudia à choisir celle qui semblait lui offrir le plus de chances. Sous la pression permanente de l'indignité qui avait été commise contre lui par la cour de Portugal, il écarta, tout d'abord, l'offre qui lui venait de ce côté, et il se détermina à se rendre à Paris pour, ensuite, continuer sa route jusques à Londres si la France le repoussait; mais, auparavant, il voulut retourner au couvent de la Rabida où il avait laissé son fils Diego livré aux soins tendres et paternels de Jean Perez de Marchena, supérieur de ce couvent, et d'où il comptait repartir pour conduire Diego à Cordoue où résidaient toujours Beatrix Enriquez et son second fils Fernand.

Le digne supérieur laissa éclater toute la peine qu'il ressentait, en voyant son ami venir frapper encore une fois à la porte du couvent après une absence de sept ans écoulés dans les angoisses de la sollicitation, et en s'apercevant, par son extérieur peu satisfait et par ses humbles vêtements, qu'il était loin d'être heureux ou opulent; mais, quand il eut appris que c'était un adieu définitif qu'il venait faire à l'Espagne et à lui, il s'enflamma d'une noble et patriotique indignation, et il s'y opposa par tous les moyens que son attachement et que l'intérêt de son pays purent lui suggérer. Il avait été confesseur de la reine, il la connaissait comme une femme d'une imagination remarquable et particulièrement accessible aux personnes qui pouvaient lui donner des avis fondés sur la religion et sur la gloire de son royaume; dans cette persuasion, il prit sur lui de lui écrire directement à elle-même, pour la conjurer de ne pas refuser son approbation à une affaire aussi importante. Il montra ensuite cette lettre à son hôte, et il obtint de lui qu'il ne partirait pas avant de connaître quelle serait la suite de cette nouvelle démarche dont il espérait infiniment. C'est ainsi que la Providence avait caché le ressort de la fortune de Colomb dans le cœur de l'amitié.

Un pilote du pays fut chargé de partir pour la cour, et de faire tous ses efforts pour remettre la lettre à la reine elle-même, qui se trouvait en ce moment au camp royal de Santa-Fé devant la ville de Grenade, dernière forteresse des Maures et qu'on assiégeait. Il s'acquitta fidèlement de sa mission et il revint au bout de quatorze jours rapportant une réponse de cette noble princesse, dans laquelle des remercîments étaient adressés au supérieur pour sa communication, et pour l'inviter lui-même à se rendre à la cour, mais non sans donner les plus vives espérances à Colomb.

Dans l'exaltation de la joie que cette nouvelle causa à Perez, une seule minute ne fut pas perdue, il partit immédiatement. Son empressement à voir la reine fut satisfait dès son arrivée à la cour. On comprend la chaleur qu'il mit à plaider la cause de son ami; il invoqua la terre et le ciel; il chercha à intéresser la gloire de la reine autant que sa conscience à une entreprise qui transporterait des nations entières de l'idolâtrie à la foi, et il trouva de la persuasion et de la vivacité dans la passion de la grandeur de sa patrie et dans les sentiments de la plus vive amitié. Isabelle, qui, à ce qu'il paraît, n'avait jamais entendu parler de Colomb que d'une manière peu sérieuse, et dont le cœur était toujours ouvert à ce qui portait l'empreinte de la noblesse et de la grandeur, ne put que se rendre à l'éloquence honnête et zélée d'un tel avocat. Elle ordonna sans délai que Colomb fût mandé devant elle, et qu'une somme d'argent lui fût envoyée pour son voyage afin qu'il pût se présenter convenablement à la cour. Colomb apprit ce résultat des démarches de Perez de Marchena avec enthousiasme, et il se mit aussitôt en route pour le camp de Santa-Fé.

L'expulsion des Maures était, à cette époque, presque complétée par suite des efforts incessants des Espagnols pour recouvrer l'indépendance du royaume; mais Grenade tenait encore, et elle était défendue par le roi Boabdil-el-Chico qui s'y soutenait avec une rare vigueur.

Dans le courant de l'été de 1491, pendant que les forces assiégeantes campaient devant la ville et qu'Isabelle et ses enfants suivaient avec anxiété les progrès du siége, un accident faillit être funeste à la famille royale et détruire une grande partie de l'armée chrétienne: la tente de la reine prit feu et fut réduite en cendres, ainsi que les pavillons d'un grand nombre de gentilshommes. Des richesses considérables en bijoux et en vaisselle d'argent furent perdues! Afin de prévenir le retour d'un semblable désastre, et considérant sans doute la soumission de Grenade qui renfermait dans ses murs l'Alhambra si renommé, comme l'acte le plus important de leur règne, car l'avenir cachait encore dans ses profondeurs le plus remarquable des événements de cette période, les deux royaux époux résolurent d'entreprendre une œuvre qui suffirait, seule, pour rendre le siége mémorable: ils firent faire le plan d'une cité qui contiendrait de vastes édifices pour loger les troupes, et qui aurait ses avenues, ses rues, ses places, ses remparts ainsi que ses fortifications; élevant ainsi ville contre ville, et annonçant le dessein bien arrêté de ne laisser aux assiégés ni trêve ni répit. Trois mois suffirent pour achever cette merveilleuse entreprise; or, pour exécuter en si peu de temps ces travaux si rudes sous un ciel ardent, il fallut toute la confiance en Dieu et tout le dévouement qui animait l'armée chrétienne.

La construction de cette ville qui, comme le camp royal, fut appelée Santa-Fé (Sainte-Foi), nom bien en harmonie avec le zèle qu'il avait fallu déployer dans cette occasion, frappa les Maures de stupeur, car ils la regardèrent comme une preuve que leurs ennemis étaient déterminés à ne lever le siége qu'en perdant la vie, et il est probable qu'elle eut une influence majeure sur la soumission de Boabdil, qui rendit la fameuse et magnifique mosquée de l'Alhambra, quelques semaines après l'établissement des Espagnols dans leur nouvelle résidence. Santa-Fé existe encore; elle est visitée avec curiosité par les voyageurs, et c'est la seule place de quelque valeur en Espagne qui n'ait jamais été sous la domination des Maures. Ce fut le 24 novembre 1491 qu'eut lieu le grand événement qui termina cette guerre vraiment patriotique, poursuivie avec une constance inébranlable par Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille, dont la politique ainsi que les intérêts personnels avaient toujours été dirigés avec l'accord le plus parfait.

Colomb arriva pour être témoin de la reddition de Grenade; il eut le bonheur de voir Boabdil, le dernier des souverains maures qui aient régné en Espagne, sortir du palais des Abencérages pour remettre les clefs de ce séjour favori, qui recelait tant de splendeurs, à Ferdinand et à Isabelle entourés de leurs mâles guerriers, suivis de toute la fleur de la chevalerie, et s'avançant d'un pas grave pour recevoir cette marque de soumission. C'est un des triomphes les plus éclatants dans l'histoire d'Espagne; l'air retentissait des chants de triomphe, d'hymnes de reconnaissance envers le Très-Haut; et de toutes parts on ne voyait que réjouissances militaires ou que cérémonies religieuses pour célébrer une aussi belle journée. Colomb, perdu dans la foule et peu remarqué en ce moment, prit cependant une part bien sincère à cette fête, car il avait plus de confiance en la reine qu'il n'en avait jamais eu en qui que ce soit, et la victoire qu'il voyait célébrer lui donnait l'espoir qu'enfin ses sollicitations allaient toucher à leur terme.

En effet, la promesse fut tenue, et des hommes investis de toute la confiance de la cour furent désignés pour négocier avec le navigateur génois: au nombre de ces hommes se trouva Fernando de Talavera, qui venait d'être nommé archevêque de la ville nouvellement conquise. Mais dès le premier pas fait dans cette voie, survinrent de graves difficultés. La stipulation principale de Colomb fut qu'il serait investi du titre ainsi que des priviléges de grand-amiral, et de vice-roi des terres ou pays qu'il découvrirait, et qu'il lui serait accordé la dixième partie de tous les gains ou bénéfices qui pourraient provenir du commerce ou de la conquête de ces pays.

On se montra fort indigné de prétentions aussi élevées; on demanda même comment, lorsque Colomb n'exposait rien à lui, lorsqu'il n'avait rien à perdre, il osait demander que tant d'avantages et d'honneurs lui fussent garantis. Colomb réduisit alors sa demande, et s'engageant, sur l'assurance qu'il avait de trouver des amis qui l'aideraient de leur bourse, il offrit de subvenir à la huitième partie des frais de l'expédition et à se borner également à la huitième partie des bénéfices; mais il persista à vouloir être vice-roi et grand-amiral. Ces propositions ne parurent pas admissibles; toutefois, l'illustre marin ne voulut pas en changer les termes, et la négociation fut rompue.

Nous savons qu'on a fort loué Christophe Colomb de persévérer à vouloir obtenir ce qu'il croyait dû à son mérite, aux périls et à la grandeur de l'entreprise: nous n'ignorons pas qu'on a dit qu'il fallait que, par l'étendue, par l'éclat des récompenses ou des dignités à lui conférées, il fît revenir les esprits mal disposés sur son compte, qu'il inspirât par là de la confiance à ceux qu'il allait être appelé à commander. Mais ces raisons et d'autres de même nature ne nous paraissent que spécieuses, et la preuve, selon nous, qu'il en était ainsi, c'est qu'elles compromirent vivement son expédition, car ce n'est que par des circonstances qu'on ne pouvait pas prévoir, qu'elle fut reprise et décidée plus tard d'une manière définitive.

Selon nous, Colomb devait se dire: «J'ai foi en moi; tout me dit que j'accomplirai le dessein le plus difficile, le plus grand qu'il ait été donné à un homme de concevoir et d'exécuter. Depuis plus de vingt ans, je sollicite en vain un appui et des secours pour y parvenir; je trouve enfin ces secours, cet appui; et, pour de vains titres, pour de misérables questions d'argent, j'hésiterais!... Si je ne réussis pas, rien au monde ne pourra me consoler ni me dédommager; mais si je mène mon entreprise à bonne fin, quel homme, quel savant, quel génie, quel potentat pourra se dire au-dessus de moi! et mon nom seul, le nom de Colomb ne brillera-t-il pas, dans tous les siècles, parmi tous ceux et plus peut-être que tous ceux dont s'honore l'univers!...»

Quoi qu'il en soit, Colomb pensait que, pour la grandeur elle-même du présent qu'il allait faire au monde et aux souverains espagnols, que pour justifier sa foi en Dieu et l'opinion qu'il avait de la dignité de sa mission, il devait traiter, en quelque sorte, comme un roi, ou demander des avantages considérables, et il fut inébranlable; ainsi, il quitta Santa-Fé et il s'achemina vers Cordoue pour y faire ses adieux à Beatrix Enriquez, et pour se rendre ensuite à Paris.

Mais ses amis les plus fervents ne purent supporter l'idée de ce départ. De ce nombre étaient Saint-Angel, receveur des revenus ecclésiastiques de l'Aragon, et Quintanilla. Ils s'empressèrent de se rendre auprès de la reine; ce fut Saint-Angel qui porta la parole, et il le fit avec une force, avec une éloquence qui ne laissèrent aucun point indécis. Le navigateur fut, par lui, loué, vanté, disculpé, justifié avec une noble chaleur qui partait du cœur le plus patriotique et le plus dévoué à la gloire de son pays.

Isabelle fut plus que touchée, car la conviction, et une conviction profonde pénétra cette fois dans son âme; elle s'écria aussitôt: «Qu'il revienne, faites-le revenir!» Mais se rappelant soudainement que Ferdinand, dont le trésor épuisé par ses guerres si glorieuses contre les Maures, craignait de favoriser cette entreprise de peur de n'y pouvoir suffire, elle se leva remplie d'enthousiasme, et elle s'écria de nouveau: «Oui, qu'il revienne; je mets l'expédition au compte de la couronne de Castille, et j'engagerai mes joyaux, mes diamants et mes bijoux pour en couvrir les frais!» On l'a dit, et nous le répétons avec attendrissement: ce mouvement inspiré, cette noble générosité, cette abnégation personnelle marquèrent le plus beau des moments de la vie déjà si belle de la reine, et le titre de patronne de l'événement prodigieux de la découverte du Nouveau-Monde demeure acquis à son nom et à sa volonté.

Saint-Angel ne prit que le temps d'assurer Isabelle qu'il ne serait pas nécessaire qu'elle engageât ses bijoux, et il se hâta d'aller expédier un courrier à Colomb pour l'inviter, de la part de la reine, à retourner sans délai à Santa-Fé.

Pendant que Christophe Colomb s'acheminait vers Cordoue, modestement monté sur une mule et se livrant aux réflexions les plus amères, il se trouvait sur le pont de Pinos, qui n'est qu'à deux lieues de Grenade et qui est célèbre par plusieurs hauts faits de la lutte nationale contre les Maures, lorsque tout à coup il entend les pas d'un cheval lancé à tout élan. Il n'a que le temps de se retourner, et il voit ce cheval et son cavalier qui s'arrêtent auprès de lui: c'était le courrier expédié par Saint-Angel qui, payé comme s'il se fût agi de la destinée de la monarchie espagnole, avait fendu l'espace comme un trait et qui lui remit une lettre en lui disant de tourner bride et de revenir sur ses pas.

Le premier mouvement de l'illustre voyageur, tant son cœur était ulcéré! le porta à répondre qu'il ne reviendrait pas; mais quand il eut lu la lettre, quand il eut appris que la reine le demandait elle-même et qu'elle prenait l'expédition sur le compte de la couronne de Castille, ses yeux se remplirent de larmes de reconnaissance, et, en reprenant subitement la route de Santa-Fé, il s'écria: «Dieu soit loué! c'est lui qui inspire la reine, et je suis sûr du succès!»

Des ordres étaient donnés pour qu'il se présentât immédiatement devant la reine, et l'audience qu'il reçut est encore un de ces faits qui méritent d'être rapportés avec quelques développements.

Colomb approchait alors de sa soixantième année; le temps de son séjour en Espagne lui semblait, tout à l'heure encore, une tache dans son existence, et la vie paraissait se dérober sous lui sans que le but de tous ses efforts fût accompli; cependant, si son cœur était abreuvé de chagrin, il était aussi exempt de faiblesse; si ses cheveux avaient entièrement blanchi, ses yeux avaient conservé tout leur feu; et sa contenance, son maintien n'avaient rien perdu de leur noblesse ou de leur dignité. Tel il était lorsque, introduit devant Isabelle, il s'avança d'un pas solennel, et que, selon l'étiquette de la cour, il se prosterna à ses pieds. La reine, qui ne l'avait jamais regardé ni avec autant d'attention ni avec autant de bienveillance, fut comme saisie de respect, et elle s'empressa de lui dire:

«Segnor Colomb, vous êtes le bien venu, tous nos malentendus ont cessé; relevez-vous, et recevez ma parole qui est un gage certain. Surtout, ajouta-t-elle en se retournant vers les personnes de sa cour, point de discussion; le résultat est trop beau pour en permettre, et je n'en veux plus.»

Un long cri de plaisir s'échappa de toutes les poitrines, et Colomb, avec cette gravité mâle qui donnait tant de prix à ses paroles, lui répondit:

«Reine, mon cœur vous remercie d'une bienveillance qui m'est d'autant plus précieuse que ce matin même je n'osais pas l'espérer, et Dieu vous en récompensera. Mais ne puis-je me flatter que sa Majesté le Roi consentira à ne pas priver mon entreprise de ses lumières et de son appui?»

«Vous êtes serviteur de la couronne de Castille, segnor Colomb; mais rien d'important ne se passe dans mon royaume sans l'approbation du roi d'Aragon, et son consentement est acquis à vos projets, bien que sa sagesse et son esprit supérieur ne l'aient pas laissé embrasser cette cause par les mêmes motifs que ceux qui ont décidé une femme, naturellement plus confiante et plus prompte à espérer.»

«Qui pourrait, dit alors Colomb, de cet accent de sincérité qui lui était particulier, qui pourrait désirer un esprit plus élevé et une foi plus pure que celle de Votre Majesté? Mais si j'ai pris la liberté de parler du roi, c'est que sa prudence et sa protection détourneront de moi les sarcasmes ou les railleries des hommes légers, et me donneront, dans toutes les classes du royaume, un appui moral qui sera d'une très-haute valeur.»

En ce même moment Ferdinand entra, et la reine lui adressa ces paroles, accompagnées d'un regard où brillait le plus vif enthousiasme:

«Nous avons retrouvé notre fugitif; rien, désormais, ne s'oppose à son voyage, et s'il arrive aux Indes, ce sera pour l'Église un triomphe aussi grand que la conquête des pays possédés jadis par les Maures.»

«Je suis très-satisfait, répondit le roi, de revoir le segnor Colomb; et lors même qu'il n'accomplirait que la moitié de nos espérances, la couronne et lui seraient tellement enrichis, qu'il serait embarrassé de son opulence.»

«Un chrétien, répliqua le navigateur, saura toujours comment se servir de son or, aussi longtemps que le Saint-Sépulcre sera au pouvoir des infidèles.» «Comment, dit le roi d'une voix perçante, le segnor Colomb s'occupe à la fois de la découverte de nouvelles régions et d'une croisade contre les infidèles?»

«Sire, tel a toujours été mon projet depuis le moment où j'ai vu deux frères gardiens du Saint-Sépulcre venir dans votre camp parler des menaces que Votre Majesté a eu le noble cœur de braver; et mes richesses, si jamais j'en acquiers, ne sauraient, je pense, trouver un plus digne emploi.»

La reine intervint en cet instant, car elle crut que la conversation prenait un tour fâcheux, et la changeant avec autant d'adresse que de bonté, elle parla à Colomb de ses espérances, de ses projets, de ses voyages passés, des tempêtes qu'il avait essuyées, des combats auxquels il avait assisté et des périls qu'il avait courus. Colomb répondit à tout ce qui concernait ses projets et ses espérances avec une modeste assurance, avec une netteté qui ne laissèrent rien à désirer, qui charmèrent le roi et qui le firent revenir de quelques préventions que le zèle pour le Saint-Sépulcre lui avait inspirées. Quant à ses naufrages, à ses combats, aux dangers auxquels il avait été exposé:

«Depuis que le pouvoir de Dieu, ajouta Colomb, a mis mon esprit en éveil pour des objets plus importants, depuis qu'il m'a choisi pour que sa volonté soit faite, pour que sa parole soit répandue sur toute la terre, ma mémoire a cessé de s'arrêter sur mes périls passés.»

De plus en plus enthousiasmée, Isabelle voulut lui donner une preuve plus convaincante de l'intérêt qu'il lui inspirait, et sachant, en femme d'un naturel exquis, qu'elle allait électriser son cœur paternel, en lui accordant une faveur que les enfants seuls des plus puissantes familles obtenaient, elle lui dit:

«Segnor, vous avez un fils déjà grand, mais qui ne saurait vous suivre sur les mers; il restera donc avec nous, il sera livré à nos soins, et nous le nommons page de don Juan, héritier présomptif de la couronne.»

Christophe Colomb crut rêver; cette bonté l'attendrit jusqu'aux larmes, et l'émotion lui ravissant presque l'usage de la parole, il s'inclina devant la reine, et il lui répondit:

«Je suis à tout jamais le serviteur de Votre Majesté; je suis le sujet et le serviteur des souverains de l'Espagne, mon cœur, mon bras leur sont dévoués et ma vie leur appartient.»

Les formalités légales suivirent cet entretien. Jean de Coloma, secrétaire royal, fut chargé de rédiger la convention écrite qui devait avoir lieu; il s'en entendit avec Colomb, et un traité fut souscrit par lequel il fut convenu:

1o Que Colomb, pour lui-même, pendant sa vie, et dans l'avenir, pour ses héritiers et successeurs, devait jouir du titre de grand-amiral de toutes les mers, de toutes les terres ou continents qu'il pourrait découvrir, et avoir droit aux mêmes honneurs, aux mêmes priviléges que ceux dont le grand-amiral de Castille était en possession;

2o Qu'il serait vice-roi et gouverneur général de toutes les susdites terres ou continents, avec le droit de nommer trois candidats pour le gouvernement de chaque île ou province où il ne siégerait pas en personne, sur lequel nombre de trois, la couronne choisirait le titulaire;

3o Qu'il aurait droit à la dixième partie de tous les bénéfices faits sur les denrées ou les produits des pays placés sous la juridiction de son amirauté;

4o Que lui ou son représentant serait seul juge dans les différends ou contestations qui pourraient s'élever entre le commerce de ce pays et celui de l'Espagne;

5o Qu'il lui serait enfin permis d'entrer, pour la huitième partie, dans les frais de toutes les expéditions qui seraient dirigées vers ces mêmes pays, et qu'en conséquence il aurait droit à la huitième partie des profits faits par ces expéditions.

Ces stipulations furent signées par Ferdinand et par Isabelle à Santa-Fé, le 17 avril 1492; et furent également revêtus de leur signature tous les documents, ordres, mandements et pièces qui firent suite aux stipulations; mais la couronne de Castille demeura isolément chargée de tous les frais de l'expédition, qui fut mise entièrement sous les ordres de Colomb.

La convention dont nous venons de transcrire les termes ne semble avoir, au premier coup d'œil, qu'une importance légale destinée à fixer les priviléges et les droits de l'une des parties intéressées; mais en la lisant attentivement, on y trouve des mots qui ont une immense portée scientifique, et qui prouvent invinciblement que ce n'était pas en aveugle que le savant marin cherchait, par l'Atlantique, une route vers les rivages de l'Inde, mais en homme profond qui croyait très-probable qu'avant d'y arriver, il trouverait des terres interposées.

Dans les temps contemporains, plus tard même et encore aujourd'hui, il s'est trouvé et il se trouve des esprits envieux qui ont cherché à rabaisser la gloire de l'illustre navigateur qui a découvert le Nouveau-Monde, et qui l'ont traité de rêveur ne pensant obstinément qu'au Cathai, qu'à l'île de Cipango, et ne s'étant rendu en Amérique que par l'effet du hasard ou en cherchant des contrées imaginaires.

Ces personnes ignorent donc ou feignent d'ignorer la fameuse parole de Colomb qui, pressé d'arguments par un des docteurs de la conférence de Salamanque, lui répondit que si, dans la direction de l'Ouest, l'Atlantique avait d'autres limites que l'Inde, ces limites, il les découvrirait! Mais cette réponse, fût-elle apocryphe, il n'en saurait être de même des stipulations officielles textuellement reproduites quelques lignes plus haut, et qui furent écrites sous la dictée de Colomb par Jean de Coloma; or, on y voit, à deux reprises différentes, les mots «terres ou continents;» on y voit que Colomb s'y réserve des priviléges, des droits sur ces «terres ou continents» qu'il pourra découvrir, et c'est une preuve incontestable qu'il prévoyait parfaitement que quelque terre ou continent pouvait, devait même exister entre l'Asie et la partie occidentale de l'Europe. La découverte de l'Amérique était donc dans ses combinaisons, et l'on peut affirmer, sur le témoignage des stipulations, qu'il l'avait trouvée par ses prévisions longtemps avant qu'il l'eût vue matériellement.

L'expédition destinée à l'entreprise si chanceuse et si hardie de cette découverte ne fut cependant pas préparée dans l'un des ports principaux de l'Espagne, mais simplement à Palos de Moguer, ce même petit port de l'Andalousie où nous avons vu Colomb aborder en Espagne et aller demander des secours au couvent de la Rabida qui l'avoisinait. Deux raisons le firent choisir: la première, c'est qu'il se trouvait situé en dehors du détroit de Gibraltar, et conséquemment, mieux en position de permettre de prendre le large sans avoir à lutter contre les contrariétés que les navires éprouvent souvent en voulant sortir de la mer Méditerranée; la seconde fut que ce port était frappé d'une condamnation judiciaire par laquelle il était obligé de fournir deux caravelles armées lorsque la couronne d'Espagne l'en requérait.

Il a été d'usage, en Turquie, d'appeler caravelles des bâtiments d'un assez fort tonnage; mais en Espagne et en Portugal, ce nom n'est ordinairement donné qu'à de très-petits navires ne portant que des voiles latines et naviguant assez bien. Telles n'étaient pourtant pas exactement celles qui durent être armées pour le voyage. Les renseignements manquent sur leur grandeur précise, sur leur forme, sur leur grément; les versions sont même très-contradictoires sur ce point, et il est à regretter qu'aucune recherche n'ait pu l'éclaircir complètement; on en est donc réduit à des conjectures, et voici ce qu'on peut en déduire de plus vraisemblable.

Les deux caravelles que Palos pouvait alors équiper pour la couronne étaient deux navires de la dimension de quelques-uns de nos grands caboteurs actuels; l'une s'appelait la Santa-Maria, et l'autre la Niña; une troisième leur fut bientôt adjointe, et son nom était la Pinta. La Santa-Maria seule était pontée ou recouverte en planches ou bordages de bout en bout; les deux autres n'avaient que des ponts partiels à l'arrière et à l'avant. Ces parties, dans les trois caravelles, étaient très-relevées au-dessus de l'eau.

La Santa-Maria, qui devait être montée par Christophe Colomb, était du port de 100 tonneaux et elle était gréée pour porter des voiles carrées; la Niña et la Pinta n'avaient que des voiles latines; elles se trouvaient ainsi dans de très-mauvaises conditions pour pouvoir profiter des vents favorables qu'elles pourraient avoir dans le cours de leur navigation. Le personnel entier n'en excédait pas cent vingt hommes pour les trois navires.

Voilà quelles furent les ressources exiguës qui furent mises à la disposition de Christophe Colomb, et avec lesquelles, aujourd'hui, on ne tenterait pas la plus mince entreprise de ce genre; voilà les éléments avec lesquels il devait exécuter le plus téméraire des voyages, et qu'il accepta sans hésitation, pensant probablement que son expérience, son habileté, sa vigilance pourraient compenser tout ce que ces éléments avaient d'insuffisant ou de défectueux.

Mais il n'en fut pas de même dans la population de Palos ni parmi les marins ou les familles des marins qui devaient s'embarquer sur ces caravelles; la nouvelle de cet armement y fit l'effet d'un coup de foudre: là, comme partout ailleurs, on croyait qu'au delà de certaines limites, même assez rapprochées, l'Océan n'était qu'une espèce de chaos; l'imagination s'y représentait des courants et des tourbillons prêts à entraîner les navires à leur perdition, et l'on était même persuadé qu'une fois arrivé à un certain point, on devait immanquablement tomber dans le vide.

Aussi, un premier ordre de la cour pour armer les caravelles demeura-t-il sans effet; la terreur était si profonde qu'un second ordre plus impératif, autorisant Colomb à agir avec rigueur, fut également méconnu quoiqu'on eût infligé une amende de 200 maravédis par jour de retard. Colomb aurait pu sévir; mais, avec sa sagesse habituelle, il voulut laisser agir le temps; il temporisa donc jusqu'à l'arrivée de Martin-Alonzo Pinzon, qui l'avait si bien compris lors de sa première arrivée à Palos et qu'il attendait prochainement. Alonzo devait, en effet, commander la Pinta, et ce fut avec joie que Colomb le vit se rendre auprès de lui. Les choses commencèrent alors à prendre une tournure plus favorable; les esprits ne revinrent pas entièrement à la vérité, mais ils ne purent être que très-émus en voyant Alonzo, se montrant franc, loyal et résolu comme un vrai marin, fournir à Colomb les fonds nécessaires pour payer, ainsi qu'il s'y était engagé, la huitième partie des frais de l'expédition, accepter le commandement de la Pinta, prendre son frère Francisco-Martin pour second, et solliciter de Colomb le commandement de la Niña pour un autre de ses frères nommé Vincent-Yanez Pinzon.

Sur l'invitation de Jean Perez de Marchena, Colomb, lors de son retour à Palos, s'était établi au couvent de la Rabida où il reçut l'accueil le plus cordial; Jean Perez ne se borna pas à lui prodiguer les soins de l'hospitalité; il présida, en quelque sorte, aux détails de l'expédition: prenant un intérêt excessif à en voir les voiles se déployer vers un monde inconnu qu'il apercevait déjà des yeux de la foi, comme Colomb l'apercevait de ceux du génie, il s'appliqua, par ses exhortations, à changer les dispositions des esprits parmi les matelots destinés à faire partie des équipages, à calmer les terreurs de leurs familles, à dissiper les préjugés sous l'influence desquels ils étaient; et sa parole persuasive secondant les actes dévoués d'Alonzo Pinzon, on put bientôt remarquer qu'un sentiment favorable commençait à se manifester. D'ailleurs, quand ceux qui étaient le plus opposés au voyage se trouvaient en présence de Colomb, le calme, l'énergie, l'enthousiasme de cet homme extraordinaire qui entraînaient ses amis, faisaient toujours une impression involontaire sur leur cœur.

C'était le 12 mai qu'il avait quitté la cour avec de pleins pouvoirs pour commander les deux caravelles de Palos qui devaient être prêtes à prendre la mer dans dix jours, pour lever les marins nécessaires à l'armement, pour fréter ou équiper une troisième caravelle; et la seule restriction qui eut lieu, fut qu'il s'abstiendrait d'aborder, soit à la côte de Guinée, soit à toute autre possession des Portugais récemment découverte. Cependant, ce fut à peine si ses navires purent être prêts avant la fin de juillet, tant il eut d'obstacles à surmonter pour déjouer le mauvais vouloir et les sourdes menées qui venaient à l'encontre de ses opérations! Parmi ceux qui se montrèrent le plus récalcitrants, furent Gomez Rascon et Christophe Quintero, propriétaires de la Niña et de la Pinta; mais en opposition à ces noms, l'histoire a enregistré ceux de Sancho Ruiz, de Pedro Alonzo Niño et de Barthélemy Roldan, habiles pilotes qui furent des plus empressés à se rallier à Colomb.

L'histoire n'a pas oublié, non plus, de recommander aux éloges de la postérité Garcia Fernandez, médecin de Palos, ce même ami de Jean Perez de Marchena qui, consulté par lui sur la validité des théories de Colomb, fut le premier, en Espagne, qui en reconnut la portée, et qui resta inébranlable dans ses opinions, au point de solliciter la faveur de partir avec le grand homme, en sa qualité de médecin.

Lorsque les apprêts du voyage furent à peu près terminés, Colomb, entouré de ses marins, se rendit au couvent pour y recevoir la bénédiction du père supérieur, et pour se mettre, lui, son équipage et ses bâtiments, sous la protection du Ciel. Au moment de franchir le seuil de l'église, ses matelots se rangèrent avec déférence pour le laisser passer le premier: «Entrez, mes amis, entrez, leur dit-il, il n'y a ici ni premier ni dernier; celui qui y est le plus agréable à Dieu, est celui qui y prie avec le plus de ferveur.»

Tous communièrent, tous furent bénis; le village entier s'était rendu à cette cérémonie imposante dans laquelle régna le plus auguste recueillement; quant à Colomb, son air de calme et d'attention prouvait que ses pensées avaient toutes pour objet la bonté de Dieu et la fragilité des choses humaines. Un peu avant que les assistants quittassent l'église, le père supérieur leur fit une allocution qui toucha vivement leurs cœurs, et qui se termina ainsi:

«Mes enfants, lorsque le grand-amiral, que je vois ici confondu dans vos rangs, vint, pour la première fois, frapper à la porte du couvent, Dieu m'inspira la pensée de l'interroger: sa science, son élocution eurent bientôt frappé mon esprit; mais s'il gagna mon âme, ce fut par sa piété que je n'ai jamais vue surpassée chez aucun mortel: ses plus zélés partisans en Espagne sont également ceux qui ont été le plus convaincus de ses sentiments religieux, et qui ont reconnu en lui l'homme qui se regarde comme l'instrument dont la Providence veut se servir pour porter sa parole chez les peuples inconnus qu'elle a révélés à son imagination. Ayez donc en lui, mes enfants, la même confiance qu'il a en Dieu: vous accomplirez ainsi les décrets du Ciel, vous reviendrez comblés de gloire, et vous serez éternellement honorés, comme le sont toujours des hommes de foi, de courage et de résolution!»

Cette cérémonie, dans la petite église d'un couvent jusqu'alors presque ignoré, sans pompe, sans éclat, mais remarquable par une componction sincère, et servant de prélude à l'un des plus grands événements de ce monde, eut un effet moral considérable dans le village ainsi que sur les navires de l'expédition; et réellement, on y trouve un cachet de grandeur et de majesté qui efface, par sa simplicité, tout ce que le faste aurait pu imaginer.

Enfin, les navires étant complètement armés, le départ fut fixé au 3 du mois d'août 1492; ce même jour, Colomb, après avoir écrit une dernière dépêche à la cour, sortit du couvent avec Jean Perez qui voulut l'accompagner jusqu'au canot sur lequel il devait définitivement se rendre à bord de la Santa-Maria.

La route fut d'abord silencieuse car les deux amis étaient absorbés. Le digne ecclésiastique, convaincu par Colomb, croyait certainement ou à l'existence de terres transatlantiques, ou à la possibilité d'atteindre les côtes de l'Asie en cinglant vers l'Ouest; mais au moment de se séparer d'un hôte qu'il affectionnait si tendrement, il ne pouvait penser sans terreur à la longueur du voyage, aux dangers de mers inexplorées qui pouvaient être semées d'écueils et où les navires de l'expédition ne trouveraient ni ports, ni abris connus pour se réfugier; il comparait enfin la faiblesse des moyens avec l'immensité de l'Océan, avec les difficultés incalculables de l'entreprise, et il frémissait intérieurement de la témérité d'un projet qui semblait braver les lois de la nature. De son côté, Colomb se recueillait pour mieux se préparer à remplir ses devoirs; son esprit goûtait un ravissement dont sa sagesse contenait la vivacité, et il paraissait, il était d'autant plus tranquille, que l'heure de l'embarquement s'approchait. Ce fut lui qui rompit le silence, et qui commença ce dernier entretien par ces mots:

«Mon père, je n'oublierai jamais que, sans ressources, sans nourriture, voyageant à pied, je vins, exténué de fatigue, implorer pour mon fils et pour moi la charité du couvent que vous m'y accordâtes avec tant de libéralité! Les temps sont bien changés, et ma position s'est considérablement améliorée; mais le passé reste ineffaçablement gravé dans mon cœur. Vous avez été pour moi l'ami le plus généreux et le plus utile; je vous dois la protection de notre auguste reine et c'est vous qui m'avez fait ce que je suis: lorsque l'obscur Génois n'était rien, c'est vous qui avez commencé à modifier l'opinion des hommes à mon égard. L'avenir est dans les mains de Dieu, et je pars avec la connaissance des dangers de la mer; mais j'espère en Dieu: espérez comme moi et modérez votre affliction, car je sens que le succès de mon entreprise est dans les desseins de la Providence. Aussi, quoi qu'il arrive, Colomb restera inébranlable, et rien ne le fera dévier de son but!»

«Mon fils, lui répondit le père supérieur avec émotion, ta confiance est digne de ton grand cœur; mais il est possible que tu reviennes frustré dans tes espérances; souviens-toi, alors, de Jean Perez et du couvent de la Rabida où tu seras toujours reçu à bras ouverts.»

«Merci, mon père, dit alors Colomb; mais oubliez-moi pendant quelques mois, excepté dans vos prières; quand vous me reverrez, j'aurai accompli un acte qui illustrera la couronne de Castille, au point que la conquête de Grenade ne tiendra qu'un rang très-secondaire dans le règne de Ferdinand et d'Isabelle.»

Alors, le grand-amiral et l'excellent prêtre se pressèrent longtemps dans les bras l'un de l'autre en s'embrassant avec effusion; et jamais père tendre, en voyant son fils sur le point de se lancer dans une entreprise périlleuse, n'a senti son cœur tressaillir plus que le père supérieur lorsqu'il vit Colomb mettre les pieds dans son canot et se diriger vers son bâtiment.

En arrivant abord, Colomb, cet amiral d'un Océan alors ignoré, ce vice-roi de terres encore inconnues, donna l'ordre de mettre sous voiles. Sans être précisément disposés à désobéir, les matelots ne purent entendre donner cet ordre sans se retrouver sous l'empire de leurs terreurs à peine assoupies, et il y eut un moment d'hésitation qu'ils expliquèrent en alléguant, comme le font, même quelquefois encore, des esprits simples ou fanatiques, que le jour fixé pour le départ avait été mal choisi, car il se trouvait être un vendredi, qu'on était habitué, disaient-ils, à considérer comme un jour de malheur et de mauvais augure.

«Mes enfants, leur dit Colomb, ce n'est pas sans y avoir réfléchi que j'ai choisi un vendredi. C'est le jour où le fils de Dieu a bien voulu se sacrifier pour les hommes, c'est le jour de notre rédemption; et loin d'être une annonce de malheur, c'est au contraire un présage de succès. Calmez donc vos inquiétudes et partons remplis d'espoir!»

Ces paroles prononcées avec assurance, la physionomie pénétrée de Colomb, l'attitude décidée d'Alonzo Pinzo et de ses frères calmèrent cette légère effervescence, et les caravelles se mirent en mesure d'appareiller. Elles se trouvaient alors mouillées sous Saltès, petite île placée devant Palos, à l'embouchure des petites rivières Odiel et Tinto, et Colomb, pour ne pas effrayer les esprits, avait eu la bonne politique de faire connaître qu'il voulait d'abord se rendre aux îles Canaries, d'où il se proposait de se diriger constamment vers l'Ouest, jusqu'à ce qu'il eût connaissance des terres transatlantiques. Or, rien ne pouvait être plus judicieux que cette route, car les îles Canaries se trouvent au commencement des parages des vents alizés qui soufflent toujours de la partie du Nord-Est à l'Est, et qui sont si favorables pour un voyage tel que celui que l'illustre navigateur entreprenait. Il ignorait, il est vrai, que la direction de ces vents était presque invariable dans toute la ligne qu'il allait parcourir, mais ce qu'il en avait vu lors de son voyage en Guinée, ce que sa sagacité lui en faisait présumer, furent probablement ce qui le détermina dans le plan de son itinéraire qui ne pouvait être tracé avec plus de jugement. D'ailleurs, avec cette route, si l'île de Cipango, telle qu'elle était portée sur la carte de Toscanelli, existait, il devait l'atteindre après un trajet seulement d'environ 800 lieues marines (4560 kilomètres à peu près).

Mais pendant que les caravelles mettaient sous voiles, elles se trouvèrent soudainement entourées de barques et de chaloupes portant la population presque entière de Palos qui, sous prétexte de venir faire ses adieux, fit retentir l'air de cris de désespoir. Les hommes et les femmes de ces embarcations poussaient des exclamations lamentables, se tordaient les mains en s'agitant dans tous les sens, disaient que les caravelles couraient à une destruction certaine dans les abîmes de l'Océan, et répétèrent ces fables que l'on avait tant de fois débitées sur les projets de Colomb et sur la soi-disante absurdité de ses plans.

Colomb, debout sur la petite dunette qu'on avait établie sur l'arrière du pont pour lui servir de logement particulier, était alors occupé à commander la manœuvre, et son ami, le médecin Garcia Fernandez était auprès de lui. «Vous entendez ces clameurs, lui dit-il; eh bien, elles ne sont pas plus déraisonnables, elles sont même plus excusables que plusieurs des discours que, depuis près de vingt ans, j'ai été condamné à entendre sortir de la bouche de prétendus savants: quand la nuit de l'ignorance obscurcit l'esprit, les pensées entassent des arguments absolument semblables à ceux-ci. Dans leur ressentiment, les entendez-vous qui excitent à la révolte, et qui me maudissent parce que je suis né en pays étranger? Mais viendra le jour où Gênes ne se croira nullement déshonorée pour avoir donné le jour à Christophe Colomb, où votre fière Espagne s'enorgueillira de ma gloire, et où elle s'efforcera de la revendiquer.»

Pour en finir avec ces cris, Colomb ordonna qu'on laissât accoster une de ces chaloupes où il avait remarqué une jeune femme portant un enfant dans ses bras, et qui se faisait distinguer autant par sa jeunesse et sa beauté que par la vivacité de son exaspération. Il demanda son nom; on lui dit que c'était Monica, femme de Pépé, l'un des matelots de son bâtiment. Il la fit monter à bord et il s'avança jusqu'à l'escalier pour la recevoir et pour la mettre à même de faire ses adieux à son mari. Il lui parla avec douceur en présence de tout l'équipage; son regard, qui était d'une sévérité voisine de la rudesse quand il était mécontent, s'empreignit d'un caractère de bénignité qui toucha tous les cœurs et attendrit même celui de Monica qui ne put que pleurer et se taire, quand le grand-amiral lui dit: «Et moi aussi, je laisse derrière moi des êtres qui me sont plus chers que la vie; j'ai aussi un fils, mais qui n'a pas le bonheur d'avoir une mère, et qui serait doublement orphelin s'il nous arrivait malheur; mais nous devons tous obéir à la reine, et nous devons avoir confiance en Dieu, qui nous protégera, puisque nous partons pour accomplir sa volonté.»

Les manœuvres de l'appareillage n'avaient pas été discontinuées; les ancres furent mises en place et saisies le long du bâtiment, les embarcations furent toutes hissées à bord; alors on força de voiles; les chaloupes des habitants de Palos, essayant vainement de suivre les caravelles, finirent par retourner au port, et les matelots voyant leur chef toujours très-décidé, sachant d'ailleurs qu'ils devaient relâcher aux Canaries pour y prendre des vivres frais, espérant peut-être que quelque circonstance mettrait obstacle à leur grand voyage, se soumirent à la nécessité et prirent leur parti sur le départ de Palos.

Les premiers soins du grand-amiral furent d'organiser le service de mer, et de prescrire comment les relations entre son équipage et lui seraient réglées, et comment on honorerait sa dignité. En effet, il connaissait trop bien quelle était la manière d'être des bâtiments, pour ignorer qu'un commandant doit s'abstenir de tout rapport familier avec ses subordonnés, et qu'afin de ne rien perdre du respect et du prestige qu'il savait, par la suite, devoir être si utiles au succès de sa mission, il était convenable qu'il agît, en général, par l'intermédiaire de ses officiers, afin que l'observance rigoureuse des formes et du décorum retînt dans leurs positions respectives des hommes qui pourraient se laisser aller à leurs passions, et qui étaient réunis dans un espace aussi resserré.

Il ne voulut pas, cependant, vivre dans l'ignorance de ce qui se passait ou se disait à bord, car il comprenait fort bien l'importance d'être averti de tout en temps utile, pour pouvoir, au besoin, y obvier à propos. Or, il était parfaitement en mesure sous ce rapport, car Garcia Fernandez, que ses fonctions rapprochaient de tous, devait le mettre dans la confidence de tous les bruits, propos ou projets qui pourraient se tenir ou se discuter dans l'équipage. Il y avait aussi à bord un jeune homme d'un esprit très-chevaleresque qui lui était dévoué: c'était don Pedro Guttierez, gentilhomme de la maison du roi, qui avait voulu se distinguer parmi les habitués du palais en briguant l'honneur de s'embarquer avec Colomb; on disait même qu'il espérait, par là, se rendre digne de la main d'une jeune demoiselle d'une grande beauté attachée à la personne de la reine et qui, comme la reine, avait montré le plus vif enthousiasme pour Christophe Colomb.

En accueillant don Pedro Guttierez à bord, le grand-amiral lui avait dit: «Vous avez raison de croire à ma fortune, quoique j'aie été souvent raillé comme un insensé qui n'avait aucun précédent sur lequel il pût s'étayer; il est vrai que, d'un autre côté, j'ai été encouragé par des princes, des hommes d'État, des ecclésiastiques d'un profond jugement; mais quoi qu'il en soit de leurs opinions diverses, il est un fait constant: c'est que depuis le jour où j'ai été illuminé par l'idée de mon voyage, je vois les terres qui forment la limite de l'Atlantique dans l'Occident aussi distinctement que je puis voir l'étoile polaire pendant la nuit quand le ciel est serein; le soleil lui-même, lorsqu'il se lève, n'est pas plus évident à mes yeux.»

C'était le langage qu'un jeune seigneur de la trempe de don Pedro Guttierez pût le mieux apprécier et qu'il comprenait le mieux; aussi, s'embarqua-t-il rempli d'espérance et de gaieté.

Le troisième jour du voyage, la Pinta mit en panne et signala des avaries; la Santa-Maria s'en approcha et apprit que le gouvernail, dans les mouvements d'un tangage assez vif, s'était démonté et qu'on travaillait à le remettre en place. Cette opération qui demande une mer très-unie, devenait presque impossible avec la houle qu'il y avait alors; aussi Colomb conseilla-t-il d'y renoncer et de chercher à fixer cette machine au moyen de cordes et d'amarrages. Alonzo Pinzon prit, en effet, ce parti, mais il éprouva beaucoup de difficulté à l'assujettir convenablement. Les caravelles purent enfin continuer leur route, et elles arrivèrent aux Canaries où un autre bâtiment fut cherché, mais en vain, pour remplacer la Pinta.

On ne manqua pas d'attribuer le manque de solidité du gouvernail de cette caravelle au ressentiment de Gomez Rascon et de Christophe Quintero, qui en étaient les propriétaires, afin qu'elle ne pût pas tenir la mer et qu'elle revînt à Palos pour qu'ils rentrassent en sa possession; mais ce furent de simples suppositions dont il était impossible de justifier la validité. Ce n'en fut pas moins la cause d'un retard de quinze jours qui furent employés à aller de l'une des îles de cet archipel à l'autre, soit pour chercher un autre navire, soit pour réparer l'avarie, soit enfin pour prendre des vivres frais. Colomb en profita, d'ailleurs, pour faire substituer aux mâts et aux voiles latines de la Niña un grément disposé pour porter des voiles carrées, amélioration importante pour une longue navigation, dans laquelle il importait, par-dessus tout, de pouvoir faire le plus de chemin possible quand le vent serait favorable. Le grand-amiral fut même satisfait que le démontage du gouvernail eût lieu avant l'arrivée aux Canaries, puisque, subséquemment, c'eût été un contre-temps capital; et, à l'équipage qui avait considéré cet événement comme un signe fatal pour l'avenir, il fit facilement comprendre qu'il en résultait un surcroît de garanties pour la sûreté de la navigation.

Lorsque les caravelles arrivèrent à Ténériffe qui est la principale des Canaries, les commandants de la Pinta et de la Niña s'en croyaient encore assez éloignés; mais la vue de ces îles eut lieu à l'heure fixe annoncée par Colomb. Cette exactitude dans ses calculs fut remarquée par les marins qui y virent une preuve authentique de l'habileté de leur chef, et de la supériorité de son instruction sur celle des autres officiers ou pilotes de l'expédition.

Colomb appareilla de ces îles le 6 septembre: toutefois il était vivement préoccupé, car il avait reçu l'avis formel que trois bâtiments de guerre portugais croisaient dans les parages de l'île de Fer, qui est l'île située le plus à l'Occident de cet archipel, et que ces bâtiments avaient ordre de s'opposer à son voyage. Trois mortelles journées de calme survinrent après son appareillage, aussi son impatience à franchir le voisinage de ces îles était-elle extrême; mais il ne faisait que peu ou point de route. Il fut même porté par les courants jusqu'en vue de l'île si redoutée, et il s'en approchait constamment au point de n'en être plus qu'à huit lieues, lorsqu'une brise favorable se leva et lui permit de s'en éloigner sans avoir vu aucun des navires dont il craignait tant la rencontre.

Il gouverna alors à l'Ouest et il quitta ces parages sans retour; mais tandis que ses anxiétés évanouies lui permettaient de se livrer à la joie, le cœur manquait entièrement aux matelots qui, en perdant la terre de vue, crurent avoir dit un adieu éternel à leur pays, à leurs familles, à leurs amis, au monde entier, et ne voyaient devant eux que dangers, mystère et chaos; les plus intrépides versèrent eux-mêmes des larmes et firent éclater de désolantes lamentations. Colomb crut convenable de les haranguer; il les fit rassembler sur le gaillard d'arrière, et, du haut de sa dunette, la tête découverte, le regard serein, le maintien assuré, la parole grave et convaincue, il leur dit:

«Braves marins, mes compagnons, mes frères, l'île de Fer a disparu et avec elle la crainte des perfides Portugais! Vous le voyez, le vent nous favorise, le temps est admirable, et ces mers qu'on vous avait assuré devoir être si orageuses, si menaçantes, sont calmes et unies comme la Méditerranée dans ses plus beaux jours: il en sera de même des autres terreurs qu'on a cherché à répandre dans vos esprits! Voguons donc sans inquiétudes et sans soucis comme de vrais marins; avançons-nous avec résolution vers les contrées inconnues où nous envoient nos souverains, ayons enfin la gloire de tracer aux générations futures la route qui conduit aux extrémités de l'univers, et ce sera pour nous la source de tous les biens, de tous les honneurs, de toutes les prospérités!»

Présumant, toutefois, que les dispositions des équipages de la Pinta et de la Niña étaient semblables à celles des marins de la Santa-Maria, le grand-amiral signala aux commandants Alonzo et Vincent Pinzon de se rendre à son bord. Ils y vinrent et ils lui dirent, en effet, que les murmures prenaient un caractère alarmant, au point de leur faire craindre un soulèvement.

«Vous devez assez connaître les hommes, leur répondit Colomb, pour savoir que si une trop grande familiarité nuit au respect, un peu de condescendance employée à propos contribue beaucoup à gagner les cœurs; tâchez donc d'agir selon les circonstances, tantôt avec fermeté, tantôt avec bienveillance: surveillez les plus audacieux, soyez affables envers les bons, encouragez-les tous et soutenez leur moral par l'espoir de récompenses non moins que par la perspective de la gloire ou des honneurs qui les attendent.»

Les deux commandants s'engagèrent à suivre cette ligne de conduite, mais en exprimant la crainte qu'il leur fût bien difficile de s'opposer à la volonté que leurs matelots commençaient à exprimer de s'emparer des bâtiments et de retourner à Palos.

«N'y consentez jamais, leur répondit Colomb avec véhémence: ce serait un opprobre pour vous. Dites-leur, s'ils semblent vouloir se porter à quelques excès, que je connais leurs noms, que je sais leurs projets et que je les menace de toute ma sévérité, de toute la rigueur des lois, de tout le courroux de nos souverains. Ajoutez que s'ils venaient, par malheur pour eux, à céder à leurs folles terreurs, ils feraient acte de lâche pusillanimité, et qu'au lieu de l'illustration et du renom qui seront leur partage s'ils restent fidèles à leur devoir, ils seront, en arrivant en Espagne, jugés, condamnés comme des traîtres, et qu'ils termineront dans la honte et dans la prison le reste de leurs jours déshonorés. En un mot, soyez vigilants, soyez fermes, résistez à propos; surtout ne transigez jamais avec la révolte, et gardez-vous de pactiser avec la sédition.»

Puis, prenant un ton moins sévère, il termina ainsi cet entretien:

«Quant à notre navigation, marchons toujours de conserve; suivez-moi d'aussi près que vous le pourrez, et si, par quelque circonstance fâcheuse, nous nous trouvons séparés, vous continuerez à gouverner à l'Ouest; lorsqu'à partir de l'île de Fer, il y aura près de mille lieues de parcourues sur cet air-de-vent, redoublez de surveillance, sondez souvent, tenez compte de tous les pronostics qui s'offriront à vous, mais si vous prévoyez quelque danger à faire du chemin pendant la nuit, mettez alors en panne et reprenez votre route au retour du jour jusqu'à ce qu'enfin vous ayez vu la terre que vous devez immanquablement découvrir! En agissant ainsi, cela convenu et ces points expliqués, prenons congé les uns des autres; embrassons-nous, mes chers amis, et à la garde de Dieu qui m'a inspiré dans mes projets!»

Ce mélange de fermeté et de douceur, la résolution inébranlable du grand-amiral portée à la connaissance de l'équipage de la Santa-Maria par Garcia Fernandez et par don Pedro Guttierez présents à l'entrevue, ramenèrent un peu l'esprit des marins, et le temps magnifique dont l'expédition continua à jouir y contribua aussi beaucoup.

Le dimanche 15 septembre, la messe fut célébrée avec la ponctualité accoutumée; le soir, les matelots se réunirent encore pour la prière qui fut mêlée de chants religieux: les caravelles avaient, pour ce moment de la journée, l'ordre de se rapprocher le plus possible de la Santa-Maria, qui occupait le centre dans la ligne de front qu'elles suivaient alors, et elles formaient ainsi une sorte de temple à ciel découvert au milieu de ces vastes mers infréquentées jusque-là. L'espérance, la gaieté qui rayonnaient sur tous les visages, furent accrues par un cri de la vigie qui montra l'avant comme si elle apercevait quelque chose à l'horizon. Les yeux se portèrent dans cette direction, et l'on vit effectivement comme un vaste champ d'herbes marines d'un vert luisant qui couvraient un espace immense. Colomb s'empressa de faire sonder; quand il se fut assuré que le fond était toujours à une profondeur inaccessible à la sonde, il pensa qu'il ne devait y avoir aucune terre de quelque étendue dans le voisinage, et que ces herbes n'avaient pas été détachées de rochers situés dans l'Occident, d'autant qu'il avait fort bien remarqué que les courants de ces parages suivaient la direction de l'Est à l'Ouest; mais il n'en avait fait part à personne, dans la crainte de faire naître de nouvelles appréhensions.

Vie de Christophe Colomb

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