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DE LA SÉANCE DU MERCREDI, 1er AVRIL 1869
ОглавлениеLa séance est ouverte à 2 heures 3o minutes.
LE MARQUIS DE CLÉRY. — Madame la maréchale, si vous voulez prendre place au fauteuil...
LA MARÉCHALE. — Jamais de la vie!... On y est trop mal assise.
CLÉRY. — Ce n’est plus le même, et je vous prie de remarquer que vous avez une sonnette auprès de laquelle la cloche du Corps législatif n’est qu’un grelot de carton.
LA MARÉCHALE. — Non, décidément, je ne me soucie pas de présider aujourd’hui. J’ai très-mal à la gorge; c’est à peine si je puis parler.
CLÉRY. — Madame la comtesse, voulez-vous, alors, prendre place?
LA COMTESSE. — Pour rien dans le monde je ne présiderais. J’ai une migraine affreuse.
CLÉRY. — Baronne?
LA BARONNE. — Mon cher Cléry, je m’en suis trop mal tirée l’autre jour...
CLÉRY. — Vous vous calomniez, je vous assure.
LA BARONNE. — Et puis j’ai un rhume qui m’absorbe.
CLÉRY. — Marquise, vous allez nous tirer d’embarras. Le fauteuil vous tend les bras.
LA MARQUISE. — Qu’il les tende tout à son aise. Si on se jetait dans tous les bras qui se tendent vers vous!... Je suis d’ailleurs trop fatiguée pour présider, J’ai passé une nuit affreuse.
CLÉRY. — Qui nous présidera alors?
LA VICOMTESSE. — Pas moi. J’ai un mal de dents qui me rend folle.
LA DUCHESSE. — Et moi une grippe qui me rend bête.
LA MARÉCHALE. — Bah! vous devez en avoir l’habitude..., depuis que vous nous parlez de cette grippe.
LA DUCHESSE. — Cela ne fait qu’augmenter tous les jours.
LA MARÉCHALE. — Cela promet! Cléry, mon cher ami, je ne vois que vous qui puissiez nous présider. Nous serons d’ailleurs bien plus à notre aise avec vous qu’avec tout autre. N’est-ce pas, mesdames?
TOUTES. — Assurément.
LA BARONNE. — Cléry ne m’impose pas le moins du monde.
CLÉRY, prenant place et agitant la sonnette à tour de bras. — Je me dévoue.
LA MARÉCHALE. — Holà ! Ho! Cléry, pour l’amour de Dieu, ne carillonnez pas comme cela à toute volée; vous nous fendez la tête.
CLÉRY. — La séance est ouverte. Lirai-je le procès-verbal?
LA DUCHESSE. — C’est inutile. Nous l’avons toutes lu dans la Vie Parisienne.
CLÉRY. — Le procès-verbal est adopté. L’ordre du jour appelle la discussion sur le choix de l’œuvre littéraire que nous allons mettre à l’étude.
LA MARÉCHALE. — Il faut avant tout décider quel local nous adoptons.
LA DUCHESSE. — J’ai pensé toute la nuit à une combinaison adorable qui ferait pleuvoir l’argent dans nos coffres.
CLÉRY. — La parole est à madame la duchesse Candide de la Villette.
LA DUCHESSE. — Mesdames...
LA MARÉCHALE. — Pardon, duchesse, si j’interromps le plus beau passage de votre discours, mais, pour l’amour de Dieu, Cléry, ne donnez pas ainsi la parole devant moi. Chaque fois que j’entends donner la parole à quelqu’un, il me semble que c’est un vol qui m’est fait. L’envie d’interrompre s’empare de moi et alors...
CLÉRY. — Je vous remercie de m’avoir prévenu, madame la maréchale, je modifierai ma formule à l’avenir. — Duchesse, madame la maréchale vous confie la parole. (A la maréchale.) Est-ce mieux?
(La maréchale fait signe que oui.)
LA DUCHESSE. — Je disais donc qu’il m’est venu une idée si ingénieuse que vous me voyez encore étonnée de l’avoir eue.
LA MARÉCHALE. — Ah! mon Dieu! vous m’effrayez.
LA DUCHESSE. — J’ai pensé que si nous donnions nos représentations dans la salle du nouvel Opéra nous ferions sûrement de l’argent.
LA MARÉCHALE, bas à Cléry. — Là !... qu’est-ce que je disais!
LA VICOMTESSE. — Pourquoi pas dans les catacombes?
LA DUCHESSE, froissée. — On ne me comprend jamais, ou plutôt on fait semblant de ne pas me comprendre.
CLÉRY. — Madame la duchesse, je vous en prie, développez votre idée.
LA DUCHESSE. — A quoi bon? il y a un parti pris de tourner tout ce que je dis en ridicule.
LA COMTESSE. — Le Conservatoire est assurément ce qu’il y aurait de mieux.
LA BARONNE. — Oui, mais c’est si petit.
LA MARÉCHALE. — Qu’est-ce que cela fait? nous ferons deux ou trois billets par place.
LA MARQUISE. — Et comment se placera-t-on?
LA MARÉCHALE. — Est-ce que je sais! c’est l’affaire des ouvreuses et de nos commissaires. Quand on veut réussir, ma chère, il ne faut pas voir des obstacles partout.
LA MARQUISE. — Je ne dis pas, mais enfin il faut être honnête, même quand on fait une bonne action.
LA MARÉCHALE. — Tout ce qu’on fait au profit des pauvres est sanctifié. Et puis, enfin, qui veut la fin...
CLÉRY. — Veut les moyens. Est-on d’accord sur le choix du Conservatoire?
TOUTES. — Oui, oui, le Conservatoire.
CLÉRY. — Permettez-moi, mesdames, de vous féliciter. Ce touchant accord abrégera considérablement notre besogne. C’est grâce à ces concessions mutuelles, à ce tact parfait, à ces...
LA MARÉCHALE. — Halte-là ! Cléry. Vous croyez-vous à Notre-Dame, et le carême vous monte-t-il au cerveau?
CLÉRY. — En ce temps de vie ascétique, madame la maréchale, je crois avoir droit à votre indulgence.
LA MARÉCHALE. — Allez, et ne prêchez plus, mon enfant.
CLÉRY. — Donc, la représentation aura lieu au Conservatoire! Il s’agit maintenant de choisir l’ouvrage que nous allons mettre en répétition.
TOUT LE MONDE. — Je demande la parole!... la parole!... la parole!...
CLÉRY. — L’une après l’autre, s’il vous plaît.
LA MARÉCHALE. — Donnez la parole à qui vous voudrez, Cléry; moi je la prends.
LA DUCHESSE. — C’est révoltant.
LA VICOMTESSE. — C’est injuste.
CLÉRY. — Je vais, si vous le voulez bien, procéder par rang d’âge et donner la parole à la doyenne. Que la plus âgée d’entre vous lève la main.
(Personne ne bouge.)
LA MARQUISE. — Nous n’en finirons pas.
LA MARÉCHALE. — Ce serait payer la parole beaucoup trop cher.
CLÉRY. — Procédons en sens inverse. Que la plus jeune lève la main.
(Toutes les mains se lèvent.)
LA MARQUISE. — Qu’est-ce que je disais!
CLÉRY. — Eh bien, tant pis. Je mets la parole aux enchères. Nos pauvres en profiteront.
LA COMTESSE. — Il y a marchand à dix francs.
LA MARQUISE. — Dix francs cinquante.
LA DUCHESSE. — Dix francs soixante-quinze.
CLÉRY. — Pas d’enchères au-dessous de un franc, s’il vous plaît.
LA BARONNE. — Douze francs.
LA MARÉCHALE. — Quinze.
LA COMTESSE. — Dix-huit.
CLÉRY. — La parole à dix-huit francs... Personne ne couvre l’enchère de dix-huit francs?
LA BARONNE. — Dix-neuf.
CLÉRY. — Madame la maréchale, dites-vous le mot?
LA MARÉCHALE. — Eh bien, soit... vingt francs; ça me démange trop.
CLÉRY. — Une fois, deux fois... trois fois. Personne ne couvre l’enchère?
LA BARONNE. — A ce prix-là, j’aime mieux interrompre.
CLÉRY. — Adjugé !... La parole est à madame la maréchale, princesse de Tilsitt.
LA MARÉCHALE. — Voilà mon louis.
CLÉRY. — Vous oubliez mes cinq pour cent.
LA MARÉCHALE. — Je n’ai pas de monnaie, mon brave homme. Et surtout, qu’on ne m’interrompe pas. J’ai payé... c’est sacré.
LA COMTESSE. — Pardon, monsieur le président, un mot avant que la maréchale commence. Combien parle-t-on de temps pour vingt francs?
LA MARÉCHALE.. — Tant qu’on a quelque chose à dire!... Tiens!
CLÉRY. — Assurément.
LA COMTESSE. — Je regrette bien, alors, de n’avoir pas prévenu chez moi que nous ne dînerions qu’à neuf heures.
LA BARONNE. — Si j’avais su cela, j’aurais donné vingt-cinq francs.
CLÉRY. — La chose est jugée et adjugée. Madame la maréchale, vous avez la parole, et je ne reculerai devant rien pour vous la maintenir.
LA MARÉCHALE. — Mesdames!... (Au marquis de Cléry.) Préparez-moi de l’eau sucrée, je vous prie. — Mesdames, ce que j’ai à vous dire peut se résumer en deux mots. — (Au marquis de Cléry.) Beaucoup de sucre, n’est-ce pas? — Une cause comme celle que nous défendons n’a pas besoin de longs commentaires. Je ne veux pas dire de mal des aveugles, Dieu m’en garde! Mais combien leur sort est moins douloureux que celui du myope indigent!L’aveugle, lui, n’a pas la responsabilité de sa vie; une main charitable, un caniche aimable et fidèle le guident. Que lui faut-il pour être heureux? une clarinette...
LA DUCHESSE. — Vous sortez complètement de la question.
LA COMTESSE. — C’est de notre programme qu’il s’agit.
LA BARONNE. — Les caniches sont hors de cause.
LA MARÉCHALE. — Cléry, montrez-nous que vous êtes homme! défendez-moi ou rendez-moi mon argent,
CLÉRY, avec dignité. — L’argent meurt, mais ne se rend pas!...
LA COMTESSE. — Maréchale, je vous achète votre tour vingt-cinq francs.
LA MARÉCHALE. — J’y consens d’autant plus volontiers que je ne sais plus du tout ce que je voulais dire. Je reprends mes vingt francs. Cléry, prenez le surplus pour nos pauvres.
CLÉRY. — La parole est à madame la comtesse O’Tempora O’ Morès.
LA COMTESSE sort une brochure de sa poche. — J’ai apporté une pièce de théâtre qui, j’en suis certaine, plaira à tout le monde. Vous savez combien le costume suisse est joli...
LA VICOMTESSE, qui a les jambes mal faites, le mollet bas, les attaches engorgées. — VOUS trouvez cela joli, cette jupe courte?
LA COMTESSE. — Mes moyens me le permettent.
LA BARONNE. — Comment cela s’appelle-t-il?
LA COMTESSE. — Kettly ou le Retour en Suisse. Cela sort tout à fait du genre que l’on voit partout. C’est sobre, honnête.... Enfin vous verrez. Je vais en faire le résumé et vous citer quelques couplets....
LA MARQUISE. — Il y a des couplets?
LA COMTESSE. — Tous plus adorables les uns que les autres. — Personnages: «Frantz, vieux militaire retiré.»
LA MARÉCHALE. — Retiré de quoi?
LA COMTESSE. — Retiré... enfin! cela se comprend.
LA MARÉCHALE. — Si c’est une vieille bête de culotte de peau, mon mari vous jouera cela comme un ange.
CLÉRY. — Nous nous occuperons de la distribution une fois que la pièce aura été choisie et adoptée.
LA COMTESSE. — C’est ce que j’allais dire. Je continue: «Kettly, sa fille...»
LA MARÉCHALE, vivement. — Sa fille?... La fille de qui?
LA COMTESSE. — La fille de Frantz.
LA MARÉCHALE. — Dame! nous parlons de mon mari, et vous reprenez: «Kettly, sa fille.» J’avais le droit de demander des explications.
LA COMTESSE. — «Madame Werner, riche aubergiste... »
LA BARONNE. — Voilà qui n’est pas naturel: quand on a de la fortune, on ne tient pas une auberge.
LA DUCHESSE, à la vicomtesse. — Est-ce que cela vous plaît, cette pièce-là ?
LA VICOMTESSE. — Pas beaucoup; mais on ne peut pas encore bien juger.
LA COMTESSE. — «Rutly, son fils, amoureux de Kettly.»
LA MARÉCHALE, bas à Cléry. — Je sais bien qui fera ce rôle-là si la comtesse joue la Suissesse.
CLÉRY, bas. — Et moi aussi.
LA COMTESSE. — «Senneville, jeune officier retraité. Henri, domestique de Senneville. — La scène se passe dans les montagnes de la Suisse. Le théâtre représente une gorge.»
LA MARQUISE. — Vous avez dit?
LA COMTESSE. — Le théâtre représente une gorge. — Eh bien?
LA MARÉCHALE. — La Censure ne permettra jamais cela.
LA COMTESSE. — Une gorge à pic, couverte de neige.
LA MARÉCHALE. — Ah! vous me faites froid.
LA COMTESSE. — Au lever du rideau Rutly sonne le Ranz des vaches.
LA DUCHESSE. — Est-ce qu’il y aura des vraies vaches?
LA MARÉCHALE. — Mais non, mais non.
LA COMTESSE. — Des paysans, des paysannes arrivent en dansant, à l’appel de Rutly.
LA BARONNE. — Je croyais que vous nous aviez dit qu’il appelait ses vaches.
LA MARÉCHALE. — Eh bien, qu’est-ce que cela fait? Tous les jours cela arrive. Vous appelez une personne, une autre vient.
LA COMTESSE. — Cela commence par un chœur.
CLÉRY. — Un chœur dans une gorge!...
LA MARÉCHALE. — Président, pas de calembours inconvenants, s’il vous plaît.
LA COMTESSE chante.