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LE PERSAN

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Table des matières

Albert de Pontécroulé avait un oncle plusieurs fois millionnaire, et c’était tant mieux pour lui! De fait, l’écervelé jeune homme, ayant commis l’imprudence de manger le saint-frusquin paternel avec toutes ces dames, y compris celle de pique, se fût un jour trouvé dans la triste nécessité de serrer, à l’heure des repas, la courroie de sa ceinture, de coucher à la belle étoile, et de se promener dans le costume du petit saint Jean.

Mais’l’oncle Patoulac ne l’entendait pas ainsi, étant compatissant aux erreurs de la jeunesse, et pour cause, car il avait fait jadis plus de cocus à Marseille, qu’il n’y avait de mâts et de vergues dans l’ancien port.

Albert reçut donc un matin, de l’ancien don Juan de la Cannebière, une longue épître dans laquelle le bonhomme lui rappelait qu’il y avait bientôt trente ans qu’on avait déclaré, à la mairie du troisième arrondissement de Paris, un enfant du sexe masculin, fils de Pamphile-Évariste-Dioclétien de Pontécroulé, et de dame Pélagie-Ursule-Angélique, son épouse, c’est-à-dire qu’il était grand temps, pour le descendant des susnommés, de prendre femme et de choisir une carrière.

La femme, Patoulac l’avait déjà en la personne d’une fort aimable jeune fille, le seul et unique rejeton de son vieil ami Théodule, laquelle, étant donné son âge, dix-huit ans, devait évidemment n’avoir qu’une pensée à l’heure présente, faire le bonheur d’un homme!

Quant à la carrière, il la tiendrait à la disposi-d’Albert, sitôt le mariage célébré, s’étant réservé pour son neveu, qui était bel et bien licencié en droit, une bonne petite place de substitut dans une sous-préfecture du département des Bouches-du-Rhône. Au reste, l’oncle Patoulac n’était pas un de ces oncles obstinés et inflexibles, capables de forcer la vocation d’un jeune homme! Il terminait au contraire sa lettre, en signifiant à Albert qu’il était libre de choisir entre vingt-cinq mille livres de rente immédiates et une femme charmante, ou, le statu quo, en bon français, la saisie et l’expropriation par ministère d’huissier, la misère, la faim, et l’hôpital à bref délai.

Albert n’hésita pas, et répondit, courrier par courrier, qu’il préférait, à l’hôpital, les vingt-cinq mille livres de rente, la femme charmante et la place de substitut, et que, dans trois jours au plus tard, il serait à Marseille, tant son impatience était grande de se précipiter dans les bras d’un parent aussi généreux!

Trois jours, il né s’était accordé que trois jours, pour rompre avec Paris, ses tripots et ses femmes!

Il se rendit au cercle, pour adresser ses adieux à tous, résolu du reste, avant d’endosser la robe, à se flanquer une dernière culotte.

Albert de Pontécroulé n’aimait pas faire les choses à demi. Ce qu’il cartonna, ce qu’il tailla de banques, ce qu’il tira à cinq, pendant cette nuit mémorable, Dieu seul et la cagnotte le surent! Aussi, le lendemain, vers trois heures du matin, se trouva-t-il sur l’asphalte du boulevard des Italiens, passablement décati et encore bien plus décavé, se demandant, avec inquiétude, comment il emploierait les deux jours qui lui restaient à tuer, avant son départ.

Soudain, il se souvint qu’il avait encore cent francs chez lui, dans un des tiroirs de son secrétaire; cent francs, n’était-ce pas tout ce qu’il lui fallait pour payer son voyage de Paris à Marseille, et en première classe encore? A quoi bon alors végéter deux jours de plus à Paris, dans ce Paris qui l’écœurait?

–C’est dit, s’écria-t-il, en se dirigeant à grands pas vers son domicile, je vais surprendre l’oncle! De joie, il est capable d’augmenter ma dot de cent mille francs!

Une heure plus tard, il montait en wagon, et s’endormait bientôt d’un profond sommeil. Quand il arriva à Marseille, la nuit était noire, le train immobile, et un employé le tirait par le pan de son paletot en lui faisant remarquer, qu’avec la meilleure volonté du monde, on ne pouvait le voiturer plus loin.

Il se frotta les yeux, s’étira, prit sa valise dans le filet, et, un instant après, arpentait les rues de Marseille.

Il prit tout d’abord le chemin des allées de Meillan, où habitait Patoulac, mais, réfléchissant qu’on ne l’attendait pas, et que d’ailleurs, depuis qu’il ne mettait plus le trouble dans les ménages de sa ville natale, ce brave homme d’oncle devait se coucher comme les chapons, il résolut de passer cette première nuit à l’hôtel voisin. Il choisit une chambre au premier, sur le derrière, et., après s’être fait servir un confortable souper, s’enfonça entre les draps avec une inexprimable satisfaction.

Il fut réveillé, de grand matin, par un concert de voix gaies et babillardes; toute la gent ailée était là, qui lui souhaitait la bienvenue, à coups de trilles endiablés. Il ouvrit sa fenêtre et ne fut pas peu surpris d’apercevoir en face de lui un jardin tout ombragé de grands arbres pleins de poésie.

Il s’accouda sur l’appui, pour fouiller du regard les éclaircies.

Il put bientôt se convaincre que le jardin appartenait à une élégante maison particulière, et que ladite maison était habitée, car l’une des croisées venait de s’entrebâiller, et une jolie tête brune, passablement effrontée sous son petit bonnet de camériste, restait là immobile, les yeux fixés dans la direction de l’hôtel, comme si la présence d’un jeune homme en ces parages lui eût semblé un fait absolument insolite.

–Si mon oncle n’était pas retiré des affaires. du cœur, voilà une petite voisine à laquelle il eût certainement dit deux mots et qui n’eût assurément pas déparé la collection de minois que la légende lui prête! pensa-t-il.

Et, en neveu digne de son oncle, il se mit à envoyer force baisers à la camériste.

Tant d’audace ne parut pas la trop formaliser, ce qui inspira tout naturellement à Albert l’idée de recommencer; mais soudain le petit bonnet disparut pour faire place à des bandeaux plats, festonnés avec soin sur le bord du front, et abritant un œil encore vif, bien que la physionomie un peu mûre accusât quelques printemps suivis d’un certain nombre d’étés.

Albert de Pontécroulé avait pour principe immuable de toujours se montrer galant avec toutes les femmes, et, sous aucun prétexte, il n’eût consenti à être pour l’une d’elle une cause de chagrin ou de déception. Aussi se fit-il un devoir de continuer à la matrone, la correspondance de baisers esquissée avec la soubrette.

Pour la seconde fois, sa politesse fut accueillie par un sourire aimable. Mais la mystérieuse fenêtre n’avait pas encore livré son secret tout entier, car une nouvelle substitution de personne venait de s’accomplir, et une fillette de dix-sept à dix-huit ans, les cheveux nattés en deux longues tresses dorées, à la manière de la Marguerite de Faust, les yeux bleus, grands et limpides comme un coin de ciel sans nuages, les joues rosées, la bouche épanouie, était apparue dans le cadre de verdure.

Pour le coup, Albert de Pontécroulé, portant les deux mains à ses lèvres, fit mine d’envoyer à l’inconnue tout son cœur, dans un beau geste plein d’abandon et d’ivresse.

La jolie tête blonde rougit jusqu’aux oreilles, et comme Albert se préparait à renouveler sa pantomime avec encore plus d’âme, s’il était possible, la fenêtre se referma brusquement.

–Le diable soit des filles qui s’effarouchent pour un baiser adressé à pareille distance! murmura-t-il. Et il allait se retirer dans sa chambre, pour se préparer à rendre visite à l’oncle Patoulac, quand il lui sembla apercevoir une jupe effleurant le feuillage.

–Serait-ce une de mes trois apparitions? se demanda-t-il, et, en ce cas, laquelle des trois?

Alors, le sang de l’oncle Patoulac bouillonna dans ses veines. Sans même réfléchir que si, jusqu’ici, la maison ne lui avait montré que des femmes souriantes, elle pouvait bien aussi renfermer, derrière ses murs trompeurs, un et même plusieurs hommes à face rébarbative, il avisa une grosse branche de mûrier, se laissa glisser jusqu’au tronc, et prit terre, non sans avoir brisé quelques branches sous son poids. Aussitôt, la jupe s’était enfuie, mais pas assez loin pour qu’Albert ne l’atteignît.

Le jeune homme reconnut le petit bonnet; aussi s’empressa-t-il de déposer un ou deux baisers sur le cou de la soubrette.

Un petit cri lui répondit, cri de surprise bien jouée, suivi presque aussitôt de cette phrase sans conviction:

–Ah! monsieur, ça n’a pas de raison! S’introduire dans une propriété, pour venir embrasser les gens malgré eux! s’exclama mademoiselle Julie, en tendant la nuque aux baisers que réitérait Albert.

–Hou! Hou! Hou! amour de soubrette, va! murmurait l’effronté, les lèvres enfoncées sous les mèches follettes de la camériste.

–Et encore, observa celle-ci, à voix basse, en se dégageant peu à peu, si vous m’embrassiez sans faire de bruit, je ne dirais peut-être rien, mais ce jardin est plein d’écho, et, bien que monsieur ne soit pas là, il est certain que madame ou mademoiselle n’aurait qu’à avoir l’idée de faire un tour de ce côté…

En ce moment, Albert crut remarquer qu’une seconde robe se faufilait, à quelque distance, dans les fourrés; avant qu’il eût eu le temps de tourner la tête, Julie s’était éclipsée en lui chuchotant:

–C’est mademoiselle; je ne vous connais pas, et je me sauve!

–Et moi je reste, dit Albert, puisque monsieur n’est pas là!

Presque aussitôt, un second petit cri retentit à quinze pas de lui:

–Ah!

La fillette rose, aux cheveux tressés à la Marguerite, venait de détourner un bosquet, et demeurait immobile, comme pétrifiée par la présence de l’étranger.

–Qu’avez-vous, mademoiselle? fit Albert, d’une voix douce, pour la rassurer.

–C’est que. monsieur. répondit-elle, indécise et confuse, vous revoir, là, à l’improviste!… Je n’ai pas eu l’air de vous remarquer, tout à l’heure, à la fenêtre, et, pourtant, je me suis bien aperçue que vous m’adressiez des… des baisers!… Oh! pénétrer ici… par escalade!… Mais c’est affreux!…

–Pas par escalade, mademoiselle, par dégringolade, au contraire, riposta Albert, car, jeune astre de beauté candide, je suis tombé par la fenêtre. Ne jetez donc pas sur moi des rayons trop sévères!

–Ah! monsieur, si mon père rentrait du port, en cet instant?…

–Tiens, tiens, monsieur votre père est sur le port?.

–Ou si ma belle-mère s’égarait par ici?…

–Votre belle-mère est femme, elle nous sera clémente.

–Et cela au moment où l’on veut me marier!…

–Comment! on va vous marier?… A quelque imbécile, sans doute, vieux, laid et bête, avec de vieux rhumatismes, une vieille sciatique, et de vieilles manies, qui viendra traîner, auprès de vous, sa vieille vie usée par sa vieille inconduite?

Au même instant, un craquement se fit entendre sur le sable d’une allée voisine,

–Oh! Seigneur Jésus, voici sûrement ma belle-mère! Par pitié, monsieur, éloignez-vous!

Albert entrevit vaguement une envolée rapide et gracieuse de jupons de mousseline à travers les lilas; mais la jeune fille avait déjà regagné l’habitation.

–«Par pitié, monsieur, éloignez-vous!» répéta-t-il, en imitant l’intonation pleine d’effroi de la chère enfant. Elle me met à la porte, c’est-à-dire à la fenêtre!… Après tout, on ne saurait résister à une prière adressée avec cette voix-là!

Comme il se dirigeait vers le mûrier qui avait favorisé sa descente, prêt à déployer toute sa science gymnastique pour réintégrer son domicile, la route lui fut subitement barrée par la dame aux bandeaux.

–Vous, monsieur, vous ici! Ah, c’est mal!

A cette apostrophe, lancée la main sur le cœur, et d’un ton empreint d’un doux reproche, Albert constata que, bien qu’un peu sur le retour, la belle-mère n’avait pas dit adieu à toute prétention.

–Elle croit que j’ai fait ce saut périlleux pour elle! se dit-il. Et trouvant plaisant d’abonder dans ce sens:

–Eh! madame, les amoureux ne sont-ils pas tous un peu fous? s’écria-t-il.

–Mais, tout à l’heure, monsieur, quand vous étiez à votre fenêtre, me témoignant votre flamme par des signes trop significatifs, mon silence n’aurait-il pas dû vous faire comprendre que je n’encourageais pas vos hardiesses.

–Hélas! serait-ce vrai, madame, vous ne m’aimeriez pas? répliqua-t-il, en saisissant une main que n’eussent pas dédaigné nombre de jeunes femmes.

Après ça, elle n’était pas indigne de toute attention, cette avenante belle-mère!

–Sachez, monsieur, que je ne vous pardonnerai jamais vos témérités!…

–Alors, qu’est-ce que je vais devenir? murmura-t-il, en couvrant de baisers la fort belle main qu’on lui abandonnait.

–Songez, monsieur, que mon mari est atrocement jaloux, et qu’il pourrait vous surprendre, là, à mes pieds, dans la solitude de ces fourrés!.

En ce moment, une voix terrible partit de derrière les buissons:

–A qui parlez-vous donc, Mélanie?

–Miséricorde, mon mari! marmotta la pauvre femme. Ah! si vous êtes un galant homme, monsieur, et si vous avez souci de la vie d’une femme, sauvez mon honneur!

Elle voulut fuir, mais son mari la retint, lui enserrant le poignet dans ses doigts fébriles.

–J’espère, fit-il en ricanant, que vous ne nierez pas le flagrant délit!

–Mon Dieu, mon ami… balbutia-t-elle, monsieur. était.

–Il me le dira lui-même, ce qu’il était! interrompit durement le mari.

Et, lâchant avec colère le bras de sa femme:

–Rentrez chez vous, madame Chamborin, votre présence est actuellement inutile. A tout à l’heure, madame, à tout à l’heure!…

Elle s’éloigna à pas lents, après avoir lancé à son innocent complice un regard d’une éloquente supplication.

Albert était du reste très mal à l’aise, et se sentait fort sot.

L’idylle devenait drame, et il se demandait, avec amertume, si du temps où il révolutionnait les ménages de Marseille, l’oncle Patoulac s’était jamais trouvé en si fâcheuse aventure.

Il jeta un coup d’œil sur la croisée de la chambre de l’hôtel, mais elle lui parut d’autant plus haute et d’autant plus difficile à escalader, que M. Chamborin venait de tirer de sa poche un petit revolver; ce qui signifiait clairement que la retraite devrait s’effectuer sous le feu de l’ennemi. Le jeune homme se décida à parlementer.

–Monsieur, je vous écoute! déclara le mari.

Et comme Albert se tenait coi, très embarrassé:

–Pour la seconde fois, monsieur, j’attends vos explications! dit-il, en posant le doigt sur la gâchette de son arme.

–Cela va vous paraître bien étrange!

–En effet, monsieur!

–C’est toute une histoire, qu’il faut que je vous raconte!

–Je suis patient, monsieur!

Cette dernière phrase de Chamborin contrastait catégoriquement avec l’attitude surexcitée de l’Othello marseillais; quant à Albert, pris de court, ne sachant ni ce qu’il allait, ni ce qu’il devait dire, il bredouillait, n’osant articuler clairement aucun mot, comme si la moindre parole imprudente eût pu être pour lui le signal de sa mort.

–Il m’est arrivé… un accident, … fit-il tout à coup, un accident épouvantable!

–A vous?… interrogea l’incrédule mari. Soit, mais arrivons au fait, monsieur!

Albert se passa la main sur le front, pour essuyer la sueur qui y perlait.

–A l’âge de quinze ans, monsieur, reprit-il après un silence, j’étais orphelin… sans famille… sans famille… et je… partais pour l’étranger…

–On vous embarquait? s’écria victorieusement Chamborin. Je m’en serais douté! Vous étiez déjà sur la pente du vice!

–Non pas du vice, observa Albert de plus en plus troublé, mais d’une haute montagne… du Belou. du Béloutchistan.

–Du Béloutchistan?

–Sans doute! Il y a de hautes montagnes dans le Béloutchistan… Vous savez bien, de hautes montagnes?.

Il s’enferrait, et son embarras était de plus en plus visible. Quelle diable d’idée avait-il eue de parler du Béloutchistan, un pays qu’il s’était bien donné garde d’explorer?

–Auriez-vous le fol espoir de vous moquer de moi? fit brusquement M. Chamborin.

–Dieu m’est témoin, monsieur, répliqua piteusement Albert, que je ne suis pas en train de rire!

–Moi non plus, monsieur! Et que faisiez vous dans le Béloutchistan?

–Mon Dieu… c’est très simple… ce que l’on fait d’ordinaire… sur une haute montagne du Béloutchistan! Il faut vous dire que j’étais… j’étais allé chercher, au loin, l’indépendance que me refusait ma famille…

–Quelle famille?… Vous m’avez dit que vous étiez orphelin.

–Parfaitement!… répliqua vivement Albert. Quand je dis ma famille, ce n’est pas ma famille… mais c’est ma famille tout de même… c’est ma… c’est ma nouvelle famille… ma famille du Béloutchistan… Tout à coup, dans l’immense et affreux désert où je m’étais égaré…

–Un désert immense dans une montagne! hurla le mari.

–Pourquoi pas? Un désert, et une montagne dans un désert, je veux dire… une montagne et un désert dans une montagne… cela se voit tous les jours! J’avais fui ma famille, n’est-ce pas, et j’étais allé chercher l’indépendance dans le désert. l’indépendance dans le désert…

–Ensuite, monsieur? fit, pour la seconde fois, le mari, qui donnait des signes de plus en plus évidents d’impatience.

–L’indépendance dans le désert!… répéta Albert, en ravalant sa salive. Tout à coup, dis-je, un parti persan qui venait fourrager.

–Fourrager dans le désert? Ah! çà, monsieur!…

–Fourrager dans le désert, qu’y a-t-il là d’étonnant? On a besoin de fourrages, et si l’on n’a qu’un désert à sa portée. alors on fourrage dans le désert!

–Ensuite, monsieur?…

L’infortuné neveu de Patoulac suait à grosses gouttes. Il désespérait à présent de «sauver l’honneur», comme l’en avait conjuré madame Chamborin.

Subitement, une idée lumineuse, unique, lui vint à l’esprit: désormais, il tenait son histoire.

–Tout à coup, dis-je, continua-t-il, un parti persan tombe sur moi à l’improviste, et me fait prisonnier, sans coup férir! Quand je revins à moi, car je m’étais évanoui, par suite de mes nombreuses blessures, j’étais dans le sérail du gouver neur d’une province de Perse…

–Vous! s’exclama Chamborin dont l’attitude devint immédiatement moins hostile.

–Hélas!… soupira Albert d’une voix vraiment navrante. Mes nouvelles fonctions consistaient donc à garder les femmes du prince le plus cruel que l’Asie ait enfanté.

–Sapristi. mais alors?… fit le mari de Mélanie, avec intérêt.

–Oui!. répondit à voix basse Albert, en baissant la tête, pour étouffer un fou rire.

Chamborin rengaina à la hate son revolver dans la poche de sa jaquette, et tendant les deux mains à Albert:

–Ah! mon pauvre ami! lui dit-il d’une voix vibrante d’émotion.

Alors il le prit par le bras et l’entraîna dans les allées, avec des attentions de père pour un fils convalescent, et il n’eut de cesse que le jeune homme lui eût appris par quels prodigieux subterfuges il avait échappé au cruel monarque de Perse.

Albert, plus à l’aise depuis qu’il avait conquis la confiance de ce mari jaloux, retrouva aussitôt tout son bagou.

–Un beau jour, dit-il, désireux de parcourir incognito l’Occident, le prince cruel avait embarqué ses femmes dans un navire qui devait naviguer côte à côte avec le vaisseau royal, et lui, Albert, avait été désigné pour accompagner en Europe ce stock de houris. Le voyage sur la Méditerranée s’était effectué sans incident, jusqu’en vue de Marseille; mais là, mû par un courage de désespéré, le gardien du sérail s’était précipité à la mer, et avait gagné le port à la nage. Et voilà comment, se sentant poursuivi de très près, il avait été contraint de franchir le mur de M. Chamborin, et de se précipiter aux pieds de sa femme, pour implorer d’elle asile et protection.

–Et j’osais soupçonner Mélanie, j’osais vous soupçonner, vous! s’écria Chamborin. Mais certainement que je vous protégerai, et contre tous les schahs et pachas de la création encore! Vous serez mon ami, vous serez mon frère, vous serez un autre moi-même!

–Il exagère! pensa le jeune homme.

Chamborin lui demanda son nom.

–Lysis Durandeau, déclara Albert, ne voulant pas divulguer son nom de Pontécroulé à des gens qui habitaient si près de son oncle.

–Eh bien, mon cher Lysis, puisque vous n’avez ni famille, ni ressources, je vous loge, je vous nourris, je vous adopte en un mot! Seulement, je vais vous dire, je n’ai pas de sérail, moi, mais j’ai une femme, j’ai une fille, et, par le temps qui court, c’est une lourde responsabilité! Or, puisque vous avez eu le malheur de tomber aux mains de ce prince cruel, vous allez avoir un moyen de reconnaître mon hospitalité, et d’utiliser… les facultés que les hasards… et les Persans… bref, je vous confie l’honneur de ma femme et de ma fille!

Albert commençait à se demander si c’était bien sérieusement que parlait son nouvel ami. Lui confier, à lui, une femme et une fille! Voilà qui dépassait toutes ses prévisions!

Mais Chamborin, une fois lancé dans cette voie, ne semblait pas vouloir s’arrêter de si tôt.

Il avait, au premier, une chambre très confortable, où il installerait Lysis. La porte qui donnait sur la rue était solide, sans doute, mais il allait, pour plus de précaution, donner l’ordre qu’on mît le double tour à la serrure, qu’on poussât les verrous, et qu’on n’ouvrît à quiconque se présenterait, qu’après s’être assuré, par le judas, que le visiteur n’appartenait pas aux séides du prince persan.

Au reste, cet excellent Lysis ferait bien, pendant quelques jours, de ne point même descendre. Un hôtel meublé avait vue sur le jardin, et des espions, embusqués derrière des rideaux, pouvaient le découvrir! Enfin la plus grande circonspection était indispensable. Quelques instants après, Chamborin, après avoir conduit Albert à la chambre bleue, courait rejoindre sa femme. Celle-ci, la figure décomposée par la frayeur, toute tremblante, attendait, résignée, le retour de son mari; maintenant elle avait fait le sacrifice de sa vie!

–Il est en sûreté, je le cache ici! s’exclama Chamborin triomphalement’, du plus loin qu’il aperçut Mélanie.

–Vous le cachez?. répéta la malheureuse qui crut un instant à quelque supplice odieux inventé par son mari pour assouvir sa vengeance sur l’homme qu’il pensait coupable.

–Sans doute, reprit Chamborin. Je lui ai même offert la chambre bleue, tout à côté de la tienne.

–Ah! pour rien au monde, je ne souffrirai que ce jeune homme occupe une pièce presque contiguë à mon appartement! s’écria-t-elle.

Le calme plein de gaieté de son mari commençait à la rassurer, et la rendait à elle-même; évidemment, l’inconnu avait sauvé l’honneur, ou tout au moins les apparences.

–Tu veux donc l’envoyer à la mort! fit-il d’une voix solennelle.

Il comprit à l’ébahissement de sa femme que Lysis n’avait pas eu le temps de la mettre complètement au courant. Alors il l’informa, en quelques mots, de la mésaventure arrivée à son protégé, et lui dépeignit les dangers auxquels il était exposé à Marseille.

Il s’excusa, en même temps, des mots un peu vifs qu’il avait laissé échapper, à l’adresse de sa femme, dans le jardin, et des soupçons qu’il avait, disait-il, failli avoir sur sa vertu.

–Ah! le pauvre jeune homme! fut la seule réflexion que put articuler madame Chamborin, tant elle se sentait émue par le malheur irrémédiable de Lysis.

Au même moment, un rire étouffé éclata derrière la porte du boudoir, où la camériste époussetait la toilette de madame. Chamborin tint à présenter officiellement Lysis à sa femme et à sa fille, et recommanda à Julie de le servir avec douceur et empressement.

Puis il sortit, pour aller s’assurer si la maison n’était pas cernée, ou tout au moins si, dans la rue, quelque personnage à figure patibulaire de l’escorte du prince n’était pas aux aguets.

Albert, encore doublement étourdi, et par l’arrivée de Chamborin le surprenant aux pieds de sa femme, et par le revirement inespéré que l’histoire des Persans avait provoqué chez ce mari jaloux, s’était tout d’abord jeté sur un fauteuil, pour s’absorber dans ses réflexions.

La situation n’était pas ordinaire, et valait la peine d’être très sérieusement examinée.

Il se voyait dans une impasse d’où personne, pas même son oncle, ne pouvait le tirer, car, du jour où Chamborin apprendrait qu’il avait été mystifié, et il ne pouvait manquer d’en être convaincu avant peu, les six coups du petit revolver seraient infailliblement tirés sur qui de droit. Sans compter que, pour peu que le faux gardien du sérail fût retenu un peu longtemps dans la chambre bleue, l’héritage de l’oncle Patoulac passerait… au bleu pour lui!

–Pardieu, tant pis, et au petit bonheur! dit Albert, tout à coup, en se levant, et en se dirigeant vers le salon. Il y a des femmes très appétissantes, ici, c’est toujours ça!

Mélanie, occupée à soigner quelques plantes d’appartements, lui jeta, en l’apercevant, un regard d’indicible compassion.

–Enfin, je vous retrouve, et seule! J’ai tant de choses à vous dire! s’écria-t-il en courant à elle.

–Êtes-vous moins agité au moins, mon ami? demanda-t-elle.

–Agité?…

–Oui!… Vous n’avez plus peur du prince?

–Ah! son mari lui a dit!… pensa Albert, un peu décontenancé.

Puis d’une voix très assurée:

–Non, je n’ai plus peur du prince; je n’ai plus peur de personne!

–Et vous habituerez-vous à vivre ici?

–Si je m’habituerai à vivre ici? répéta-t-il avec chaleur. Mais vous ne devinez donc pas que j’ai réalisé l’unique rêve de toute mon existence! Vous contempler sans cesse, me réchauffer à la flamme de vos yeux, vous aimer, et savoir que vous partagez cet amour!…

–Son amour! soupira-t-elle tristement.

–Car vous m’aimez, n’est-ce pas, vous m’aimez? interrogea Albert, avec chaleur.

–Je vous?… Sans doute, j’ai de la sympathie pour vous, de la commisération surtout, beaucoup de commisération!

–Mais comprenez-le bien, ce cœur est brûlant!

–Son cœur est brûlant! Pauvre jeune homme!. murmura madame Chamborin.

–Car enfin, poursuivit Albert, pour vous, je me suis fait une situation impossible dans cette maison, mais, je ne me repentirais de rien, si, malgré tout, votre amour me reste, votre amour, qui est toute ma vie!

–Mais il vous reste, mon ami! se hâta de de répondre Mélanie, pour être agréable à ce pauvre M. Lysis.

Albert, encouragé par ces dernières paroles, devint plus pressant, cherchant à passer son bras autour de la taille de la dame. Et comme elle résistait, en minaudant:

–Ne soyez pas cruelle, s’exclama-t-il, ne me refusez pas le seul bonheur que je puisse goûter ici-bas, et, ce soir, lorsque votre mari sera couché, promettez-moi de venir me rejoindre au jardin.

–Pourquoi ce soir, plutôt que demain dans la journée, mon ami? demanda-t-elle naïvement.

–Pourquoi? Elle est bien bonne! pensa Albert.

Et, à haute voix:

–Les nuits sont si belles, à cette époque!… Sous l’ombre vague des tilleuls, assis tous deux, près de l’un l’autre.

–Pauvre garçon, avoir tant de poésie!… Quels monstres que ces Persans! soupira-t-elle

Julie venait d’entrer, demandant des instructions à propos de la chambre bleue; madame Chamborin en profita pour s’arracher à cette attristante scène d’amour.

–Comme elle se montre réservée à présent!… se dit Albert. Est-ce que vraiment elle croirait au prince cruel?… Heureusement, la femme de chambre n’avait pas reçu les confidences de son patron, elle, et elle était là devant lui, toujours agaçante avec son sourire malicieux et son petit bonnet si crânement posé. Albert jugea qu’avec elle il n’y avait pas lieu de prendre des détours, et, sans autre forme d’entrée en matière, il l’embrassa sur ses yeux fripons.

–Laissez-moi, monsieur Lysis, laissez-moi! Il faut que je fasse mon ouvrage! déclara-t-elle, en se dégageant.

Mais Albert la rattrapa.

–Tu ne veux pas donc pas m’octroyer un baiser, soubrette sans entrailles!

–Dire qu’il a de si bonnes intentions, des intentions comme tout le monde!… Est-ce drôle tout de même! se dit la camériste.

–Julie, ma petite Julie, tu ne te faisais pas tant prier, ce matin!

–Oui, murmura-t-elle, mais, depuis ce matin, il y a les Persans qui ont jeté un froid!… Après tout, s’il ne faut que cela pour le rendre heureux, qu’est-ce que je risque?… C’est son tic à lui d’embrasser!

Et, tendant le cou avec complaisance:

–Dépêchez-vous! dit-elle, toujours souriante. Mais à quoi cela pouvait-il bien lui servir de cajoler ainsi les femmes?

Un bruit de pas, dans la chambre voisine, fit redresser subitement la tête à Julie.

–Assez maintenant, c’est assez, monsieur Lysis!

–Maintenant, soit, fit Albert, mais à une condition, c’est que ce soir tu laisseras ta porte ouverte!

Julie fut prise d’un fou rire, et s’échappa en répétant:

–Ma porte ouverte! Ah! ah! il est très drôle, il est impayable, monsieur Lysis!

Albert, lui, ne riait pas!

–Oui, tords-toi, grommelait-il, dans un mouvement d’humeur, tords-toi encore! Elle a toujours l’air de se ficher de vous, cette fille-là, c’est horripilant!… Et elle ne laissera pas sa porte ouverte, et ce n’est pas par vertu qu’elle ne la laissera pas… au contraire… c’est parce qu’elle aussi, sans doute, on lui aura conté… Ah! mais ils, commencent à m’exaspérer, les Persans!

L’arrivée de mademoiselle Chamborin le calma comme par enchantement.

Elle baissait les yeux, timidement, et se tenait sur le pas de la porte, n’osant entrer, les joues empourprées, comme une enfant prise en faute.

Il la contempla quelques instants, ayant peur, s’il esquissait le moindre geste, de faire évanouir cette délicieuse apparition, auprès de qui la fiancée que lui réservait son oncle Patoulac ne devait être que de la Saint-Jean.

–Ma vue ne vous est donc pas désagréable, mademoiselle? demanda-t-il presque timidement.

–Oh! du tout, monsieur! répliqua vivement la jeune fille en avançant d’un pas. Je suis au contraire bien heureuse de vous rencontrer sain et sauf; j’ai eu si peur pour vous ce matin, quand je me suis enfuie en vous laissant tout seul dans le jardin, en présence de mes parents!

–Mais aussi, poursuivit-elle, et soudain sa figure s’éclaira, si vous saviez quelle joie j’ai ressentie, quand, quelques instants après, vous vous êtes acheminé vers la maison, bras dessus bras dessous avec mon père, et que j’ai appris qu’il vous installait dans la chambre bleue! J’étais si contente, si contente… que j’ai fait un serment, un serment solennel, celui de n’épouser jamais le mari qu’on me destine!

En entendant cette déclaration d’amour si franche, si ingénument innocente, Albert fut pris d’un immense désir d’aimer cette petite comme un fou.

Il allait se précipiter vers elle, pour la presser dans ses bras, comme le méritaient tant de charmes inconscients et pudiques, quand il se souvint à temps qu’il était sur le point d’être nommé substitut, et qu’un pareil attentat sur la personne d’une jeune fille serait d’un déplorable effet pour ses débuts dans la magistrature.

Il se contenta donc de remercier, aussi chaleureusement que possible, mademoiselle Henriette, des marques de sympathie qu’elle lui témoignait, et de l’assurer qu’elle ne s’adressait pas à un ingrat.

–Alors, dit-elle étourdiment, vous ferez votre demande aujourd’hui, n’est-ce pas?

–C’est qu’elle mène rondement les choses! pensa Albert, à qui cette impatience causait pourtant plus de joie qu’il ne voulait se l’avouer. Mais il se rappela tout à coup les cinq cent mille francs de dot que l’oncle Patoulac couvait depuis si longtemps pour son cher neveu.

–Est-ce qu’il ne vous semble pas, dit-il, pour gagner du temps, que, dès le premier jour, ce serait un peu brusquer les choses? Si nous attendions encore?…

–Attendre! Y songez-vous, monsieur Lysis? C’est demain qu’arrive mon futur, et il est indispensable que nous soyons promis l’un à l’autre, avant qu’il ait mis les pieds dans cette maison!

–Sans doute! fit Albert, sans conviction.

–Au surplus, reprit la jeune fille, puisque nous sommes d’accord, je me charge de parler moi-même à mon père, et tout de suite encore, car je l’entends qui rentre!… Je vous rejoindrai ici dans un instant.

Albert voulut la retenir, mais légère comme un sylphe, elle était déjà au bout du vestibule, dans les bras de Chamborin.

La situation se corsait, et du diable si le jeune homme savait comment il en sortirait, car il était bel et bien prisonnier dans la maison de M. Chamborin, qui avait pour lui des attentions de geôlier auquel on a confié la garde d’un condamné d’importance.

N’importe, il se sentait un peu réconforté par l’aveu de la jeune fille. Celle-là du moins ne doutait pas qu’il fût un homme comme les autres, et même un peu mieux que les autres, puisqu’elle n’hésitait pas à lui sacrifier un fiancé agréé par la famille.

M. Chamborin avait été entraîné dans son cabinet de travail, et, à peine se fut-il assis dans son grand fauteuil de bureau, qu’Henriette sautait sur les genoux paternels.

–Si tu étais bien gentil, lui dit-elle, sais-tu, petit papa, ce que tu ferais?

–Qu’est-ce que je ferais?

–Tu écrirais au fiancé que tu m’as choisi, pour le prier de ne pas se déranger.

–Comment, la veille de la présentation, sans raison valable?… interrompit Chamborin. Mais tu n’y penses pas, fillette?…

–J’y pense si bien, que j’ai préparé la lettre, fit-elle, en tirant de sa poche une missive toute prête à être expédiée.

Chamborin la parcourut des yeux, et la serra dans sa poche.

–C’est impossible, murmura-t-il. Et d’ailleurs, tu voudrais donc rester fille?

–Oh! non pas! riposta Henriette, en le câlinant bien fort; tu me donnerais un autre jeune homme, * voilà tout!

–Mais il n’en vient aucun ici?

–Tu sais bien que si!… affirma-t-elle en tournant ses pouces, les yeux à terre. Un jeune homme blond, avec de la moustache blonde, et puis un air si aimable… si aimable… qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer!

–Mais de qui diable entends-tu parler? demanda le père.

–De M. Lysis! répliqua la jeune fille, presque à voix basse.

Chamborin partit d’un éclat de rire formidable.

–Lysis! tu veux épouser Lysis! Eh bien! non’ là. épouser Lysis, elle est trop forte!

–Pourquoi?

–Parce que c’est extraordinaire, ce que tu me dis là!

Chamborin ne savait par quelle raison convaincre Henriette de l’insanité de sa prétention, car, vis-à-vis d’une jeune fille, la vérité vraie était impossible à dire, dans l’espèce. Il lui fallait pourtant donner quelques motifs de son refus; il allégua donc que Lysis Durandeau lui avait avoué n’avoir pas un sou de fortune, et que c’était par charité que lui, Chamborin, l’avait momentanément recueilli.

–Mais quand on s’aime!… observa la jeune fille, dont les yeux s’emplissaient de larmes.

–Il t’a dit qu’il t’aimait? interrogea Chamborin, prêt à s’esclaffer de nouveau.

–Ça se voit bien! déclara la jeune fille, dont la physionomie s’illumina de plaisir.

Et s’élançant au cou de son père:

–Oh! mon petit papa, tu ne voudrais pas sacrifier ta fille, n’est-ce pas?

–Mais c’est en t’accordant à Lysis que je te sacrifierais!

Chamborin s’était peu à peu dégagé de l’étreinte d’Henriette.

–Ah! tu es méchant! tu es méchant! fit celle ci, en s’éloignant avec une moue de dépit.

Dans la journée, elle attira Albert, à part, dans un des coins du vestibule.

–Papa ne veut pas de vous! dit-elle, d’un ton bref.

–Vraiment?

–Mais je ne me tiens pas pour battue! Vous m’aimez, n’est-ce pas?

–Oh! je vous le jure, mademoiselle!

Cette dernière phrase avait été prononcée par le jeune homme avec un tel accent de sincérité, qu’Henriette en éprouva un délicieux contre-coup au cœur.

–Alors, ce soir, reprit-elle, quand elle fut un peu remise de sa douce émotion, vous aurez soin, en dînant avec nous, de ne pas me regarder, de me parler à peine, mais de vous entretenir tout le temps avec mon père et un de ses amis. Vous raconterez vos voyages, puisqu’on dit que vous avez beaucoup voyagé, et, sitôt après le café, au moment où vous serez sûr de ne pas être remarqué, vous gagnerez le jardin; j’y serai, vous attendant, vous m’enlèverez, et nous fuirons ensemble!

Albert voulut risquer une objection, mais on venait; ils durent se séparer.

Pendant toute la journée, de Pontécroulé se tint enfermé dans sa chambre, surveillant avec attention les allées et venues de M. Chamborin, et espérant pouvoir escalader la fenêtre de l’hôtel, ou se faufiler par la porte de sortie, au moment propice; mais son geôlier ne se départit pas un instant de sa vigilance.

Pourtant, quelque amour qu’il ressentît pour Henriette, il ne pouvait se décider à suivre point pour point le plan qu’elle avait imaginé. En supposant qu’il ne fût pas impraticable, Albert connaissait assez la loi pour ne pas ignorer, qu’en cas de réussite, il risquait tout bonnement d’être mis en rapport avec la Justice, autrement que comme substitut.

A six heures, la sonnette de la grille d’entrée tinta fortement, signalant l’arrivée du convive qu’avait annoncé Henriette, et, quelques minutes après, Julie, toujours son sourire moqueur aux lèvres, se présentait au seuil de la chambre bleue et prévenait M. Lysis que le dîner était servi.

Albert passa, très grave, devant Julie; il lui en voulait à cette éternelle rieuse! Il descendit tout pensif l’escalier qui menait au rez-de-chaussée, mais quel ne fut pas son ébahissement, en pénétrant dans la salle à manger, d’apercevoir l’oncle Patoulac installé à la droite de madame Chamborin! Il faillit tomber à la renverse, et dut se retenir à un buffet.

–Comment, toi, déjà arrivé à Marseille, et dans la maison de Théodule!… s’écria le bonhomme.

Albert, comprenant, à l’intonation franche et sympathique de la voix de son oncle, que désormais il avait un puissant défenseur dans la place, reprit un peu courage.

–Tu connais donc M. Lysis Durandeau? interrogea Chamborin, dont le front s’était subitement rembruni.

–Qui ça, Lysis Durandeau? répliqua Patoulac. Dis plutôt Albert de Pontécroulé, mon neveu, et qui aspire à la main de ta gentille Henriette!

–Et il n’est jamais allé chez les Persans, sans doute? rugit Chamborin, en marchant, le sourcil froncé, sur Albert, et en fouillant, de la main droite, dans la poche de sa jaquette, pour y caresser la crosse de son revolver.

Patoulac ne comprenait rien à cette pantomime menaçante.

Mais Henriette, avec cet instinct si délicat et si perspicace des femmes qui aiment, comprit que le jeune homme courait un grand danger.

Elle se leva de table, et se précipitant aux genoux de son père:

–C’est moi, s’écria-t-elle, moi seule qui ai attir monsieur, et qui l’ai décidé à s’introduire dans le jardin!

–Et pourquoi, mademoiselle, avez-vous commis cet acte de légèreté impardonnable chez une jeune fille?

–Pour le juger, sans qu’il fût prévenu, et m’en faire aimer, sans qu’il sût qui j’étais, répliqua-t-elle toute rougissante.

–Et vous étiez dans la confidence, madame? demanda Chamborin, en se tournant du côté de sa femme.

–Justement, madame avait reçu le mot d’ordre de sa fille! dit gaiement Albert, qui avait repris complète possession de lui-même, et estimait prudent de venir au secours de la belle-mère, toute prête à défaillir.

–Eh bien! dit Chamborin en se rasseyant et en riant de bon cœur, vous êtes tous de fiers comédiens!

–Ce qu’il y a de plus clair dans tout cela, déclara l’oncle Patoulac, en attaquant le potage, c’est que la comédie finira par le mariage de mon neveu!

Pour ces dames!

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