Читать книгу Souvenirs militaires de 1804 à 1814 - Raymond-Aymery-Philippe-Joseph de Montesquiou duc de Fezensac - Страница 11

CONQUÊTE DU TYROL.—MARCHE SUR VIENNE.—PAIX DE PRESBOURG.—CANTONNEMENTS SUR LES BORDS DU LAC DE CONSTANCE EN 1806.

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Après avoir détruit l'armée autrichienne, l'Empereur se hâta de marcher au-devant des Russes. Il voulait les prévenir à Vienne, que les Autrichiens ne pouvaient plus défendre, et leur livrer ensuite bataille. On sait avec quelle rapidité il exécuta ce plan, et combien la fortune seconda encore son génie. Vienne fut occupée, et, le 2 décembre, à Austerlitz, l'armée russe détruite comme l'armée autrichienne l'avait été à Ulm. Je n'ai point à raconter de brillants succès auxquels le 6e corps ne prit aucune part, mais on va voir qu'en d'autres lieux sa coopération ne fut pas inutile.

En effet, plus l'armée dans sa direction sur Vienne s'avançait entre les montagnes de la Styrie et le cours du Danube, plus il convenait d'assurer sa marche en couvrant ses flancs. Le maréchal Ney fut donc chargé de la conquête du Tyrol. Le 6e corps ne se composait plus que de deux divisions, la deuxième (général Loison), la troisième (général Malher), la division Dupont ayant reçu une autre destination; j'ignore même pourquoi la division Loison se trouvait alors réduite à sa seconde brigade (69e et 76e). En y ajoutant cent cinquante chevaux des 3e hussards et 10e chasseurs, ainsi que quelque artillerie, le tout ne s'élevait pas à neuf mille hommes. Il fallait la confiance qu'inspirait l'audace du maréchal Ney, pour lui confier cette opération avec d'aussi faibles moyens. Vingt-cinq mille Autrichiens occupaient le Tyrol, sans compter la milice; car, dans ce pays, la guerre était nationale, les habitants, dévoués à l'Autriche, craignant d'être donnés à la Bavière, ce qui eut lieu en effet. Ils étaient commandés par l'archiduc Jean, le général Jellachich et le prince de Rohan.

Pour pénétrer dans le Tyrol, on n'avait que le passage de Fuessen, celui de Scharnitz et celui de Kufstein. Le maréchal choisit Scharnitz, point intermédiaire entre les deux autres et que traverse la route directe d'Insbrück.

Nous partîmes d'Ulm le 26 octobre, et dès le premier jour de marche, je ne reconnus plus le régiment. La capitulation d'Ulm ayant mis à la disposition de l'armée un grand nombre de chevaux, on permit aux capitaines d'infanterie d'en prendre, et ce fut un malheur. Les chevaux ne marchant pas du même pas que les hommes, les capitaines se trouvaient à la tête ou à la queue du bataillon. Un capitaine ne doit jamais quitter ses soldats; plus les marches sont longues et fatigantes, plus sa présence est nécessaire. Il soutient leur courage par son exemple; il apprend à les connaître en écoutant leurs conversations. Un mot de lui peut prévenir une querelle; la gaieté augmente si le capitaine s'en amuse. Les lieutenants et sous-lieutenants, toujours à pied, remplaçaient les commandants de compagnie, mais avec moins d'autorité.

Le 4 novembre, nous étions devant Scharnitz. Le fort qui porte ce nom est une demi-couronne taillée dans le roc, avec un large fossé appuyé à sa droite par le fort de Leutasch. On devait enlever ces deux postes pour pénétrer dans le Tyrol et les enlever promptement, afin de cacher à l'ennemi notre petit nombre et ne pas lui laisser le temps de se réunir. Le 69e régiment de la division Loison attaqua le fort Leutasch. La colonne, guidée par des chasseurs de chamois, s'engagea dans des sentiers qu'on jugeait impraticables. Surpris par cette attaque imprévue, le commandant se rendit avec trois cents hommes. Alors le général Loison envoya le 76e à Seefeld, pour tourner Scharnitz. En même temps, le 69e gravit les hauteurs presque inaccessibles du côté de Leutasch, malgré les balles et les pierres lancées par les chasseurs tyroliens. Les soldats, en s'accrochant aux arbustes, aux racines, en enfonçant les baïonnettes dans les fentes des rochers, parvinrent au sommet où ils plantèrent l'aigle du régiment. À cette vue, la troisième division commença l'attaque de front; en peu d'instants le 25e léger, soutenu par le 27e, emporta le fort d'assaut.

La seconde brigade (50e et 59e) restait en réserve. On prit dans Scharnitz mille huit cents hommes et seize pièces de canon. Le maréchal Ney se hâta d'arriver à Insbrück, où l'on trouva beaucoup de pièces d'artillerie, seize mille fusils et un grand approvisionnement de poudre. Par une heureuse circonstance, le 76e y reprit ses drapeaux qu'il avait autrefois perdus dans le pays des Grisons.

La veille de l'attaque de Scharnitz fut l'époque de la création des compagnies de voltigeurs. On en avait fait l'essai au camp de Montreuil, sous le commandement de M. Mazure, mon capitaine. À ce titre le commandement de la nouvelle compagnie lui appartenait dans le premier bataillon. On choisit les hommes les plus petits, les plus lestes, et le bataillon se trouva encadré entre deux compagnies d'élite, les grenadiers à droite, les voltigeurs à gauche. Dès les premiers instants on sentit l'avantage de cette création: aussi, tout le monde sait les services qu'ont rendus les voltigeurs, la réputation qu'ils ont acquise.

Je ne regrettai point le capitaine Mazure, dont j'avais à me plaindre et qui ne me comprenait point. Je dois dire que c'était un des meilleurs officiers du régiment. La vivacité de son caractère, son extrême activité faisaient oublier sa petite taille, son air chétif. L'étude et l'application suppléaient tant bien que mal à l'éducation qui lui manquait. Prétentieux, susceptible, jaloux des avantages qu'il n'avait pas, il ne voyait en moi qu'un jeune homme de Paris que la faveur de notre pauvre colonel avait fait nommer officier et pour lequel on devait se montrer sévère[9]. Je gagnai au change de toutes manières. M. Jacob, lieutenant, détaché depuis longtemps pour une mission, revint prendre le commandement de la compagnie. Fils d'un bourgeois de Paris, il avait fait lui-même son éducation et il portait toujours avec lui un recueil d'extraits de nos meilleurs auteurs, qu'il avait choisis avec intelligence et qu'il aimait à relire. Jacob, d'un caractère froid, sérieux, mais doux et bienveillant, me témoigna toujours une grande amitié. Son extérieur réservé cachait assez d'ambition; je le revis en 1813 très-content d'être devenu officier supérieur. Il fut tué peu après à Lutzen, à la tête du bataillon qu'il était bien digne de commander.

Les trois dernières compagnies du 1er bataillon, 6e, 7e et 8e, furent chargées de la garde des forts de Scharnitz et Leutasch. J'ai déjà dit que la 7e compagnie était la mienne. Le sous-lieutenant de la 6e Lonchamps, élevé au Prytanée, faisait partie du petit nombre d'officiers qui ne sortaient pas des rangs de l'armée (j'ai parlé de lui dans mon journal du camp de Montreuil, p. 41); son excessive paresse nuisait à son avancement, et dans un moment d'humeur il donna sa démission. Plus tard il voulut reprendre du service, et m'écrivit à ce sujet. L'Empereur, qui n'aimait pas les démissionnaires, refusa net. En 1813, à Dresde, Lonchamps s'estimait heureux d'un emploi dans les vivres. M. Isch, son ancien capitaine, alors lieutenant-colonel dans la garde impériale, l'engagea à venir me voir. Le pauvre garçon n'osa jamais se présenter chez son ancien camarade devenu général de brigade.

Chautard, sous-lieutenant de la 6e, pouvait passer pour un des meilleurs officiers du régiment. Sa belle figure, sa force et sa tournure militaire le faisaient remarquer, et chez lui les qualités morales répondaient aux avantages physiques. Il a passé dans la garde impériale, et la douleur que lui a causée la chute de l'Empereur l'a rendu fou. Je lui croyais la tête plus forte.

J'ai dit que ces trois compagnies gardèrent les deux forts que nous venions de conquérir. Les 6e et 8e à Scharnitz, la 7e à Leutasch.

Nous passâmes dix jours dans ce triste lieu, où je restai même seul à la fin avec vingt-cinq hommes. Jamais je ne me suis tant ennuyé; je n'avais pour société qu'un gardien qui pouvait à peine nous procurer de quoi vivre. Le moindre livre m'aurait paru un chef-d'œuvre; le premier ou la première venue, un homme aimable, une femme charmante. Ne sachant pas l'allemand, j'avais pour interprète un vieux sergent de la compagnie qui répondait à tout: ma foi oui, ma foi non. On l'eût pris pour le type de Pandore dans la chanson des Deux gendarmes. Toutefois j'aimais tant mon métier que je ne pouvais me trouver à plaindre, et j'écrivais à ma mère que, quelque ennui que j'éprouvasse, mieux valait commander un fort que danser une contredanse.

Le lendemain de notre arrivée au fort de Leutasch, une femme vêtue de deuil, et dont le mari, officier dans l'armée autrichienne, avait été tué dans l'attaque de la ville, vint nous demander la permission de rechercher son corps. Quelques renseignements indiquaient l'endroit où il avait été enterré. Nous lui rendîmes volontiers ce triste service, et les soldats aidèrent les paysans qu'elle avait amenés pour ce travail. Les morts étaient enterrés assez près les uns des autres et ce fut un spectacle cruel que de la voir chercher à distinguer parmi tous ces cadavres celui de son mari. Aussitôt qu'elle l'eut reconnu, elle l'embrassa, lui parla comme s'il pouvait l'entendre, et tomba évanouie en le tenant encore serré dans ses bras. Les soldats restèrent silencieux et vivement émus. Au bout d'un instant, l'un d'eux hasarda une plaisanterie sur cette tendresse si extraordinaire, et tous se mirent à rire, oubliant que l'instant d'auparavant ils étaient près de pleurer.

Je reprends le récit des opérations militaires.

Après la prise du fort de Scharnitz et l'occupation d'Insbrück, capitale du Tyrol, nous étions maîtres de la grande route de Trente, et l'ennemi se trouvait rejeté ou par sa gauche sur le Voralberg, ou par sa droite sur le Tyrol italien. L'archiduc Jean, sans attendre les autres corps, se hâta de suivre cette dernière direction. L'archiduc Charles, commandant l'armée d'Italie, commençait sa retraite sur la Hongrie par Laybach. L'archiduc Jean se joignit à lui. Le maréchal Ney manœuvra dans le Tyrol pour empêcher le général Jellachich et le prince de Rohan de prendre la même route et pour les rejeter par leur gauche dans le Voralberg, où ils allaient rencontrer le maréchal Augereau qui suivait les bords du lac de Constance. Le général Malher prit la grande route de Trente sur Brixen, et se porta ensuite sur Menan, dans la vallée de l'Adige. Le 50e régiment alla jusqu'à Landeck sur l'Inn. Le général Jellachich se retirait devant eux, et comme en ce moment le maréchal Augereau, avec le 7e corps, hâtait sa marche par Landau et Brégentz, Jellachich n'eut d'autre ressource que de se retirer dans le camp retranché de Feldkirck. Il y fut cerné par Augereau, et capitula le 16 novembre avec six cents hommes. Les troupes rentrèrent en Bohême avec promesse de ne point servir contre nous pendant un an. Au moment où la troisième division combattait avec succès le général Jellachich, la deuxième avait à son tour la mission de couper la retraite au prince de Rohan. Le général Loison, qui avait été rejoint par sa première brigade, devait porter six bataillons à Botzen, sur la route de Trente, lieu où se réunissent les grandes vallées de l'Adige, de l'Eisack, et par lequel l'ennemi devait nécessairement passer. J'ignore quelle méprise ou quelle négligence fut cause que Loison n'en envoya que deux. Le prince de Rohan, après une marche hardie autant que rapide, tomba, le 27 novembre, sur ces deux bataillons, les força de rétrograder, et s'ouvrit ainsi la route de l'Italie, en se dirigeant sur Venise.

Le maréchal Masséna, qui poursuivait l'archiduc Charles, avait laissé le général Saint-Cyr devant Venise. Celui-ci se porta au-devant du prince de Rohan, et après un combat très-vif, le fit prisonnier avec six mille hommes, sept drapeaux et douze pièces de canon. Enfin, la place de Kuffstein, qui ferme l'entrée du Tyrol à droite comme Feldkirck et Brégentz à gauche, se rendit sans combat au général bavarois Deroy. La garnison conserva ses armes et alla rejoindre l'armée autrichienne. Ainsi, en un court espace de temps, le Tyrol était conquis, les troupes qui l'occupaient faites prisonnières. La faute du général Loison troubla le bonheur que ce triomphe causait au maréchal Ney. Il ne pouvait lui pardonner d'avoir laissé échapper le prince de Rohan, et par ce moyen d'avoir procuré à d'autres l'honneur qui devait nous appartenir.

Quant à l'Empereur, sa joie fut sans mélange. Le succès était complet, et pourvu que ses ennemis fussent détruits, peu lui importait celui de ses généraux qui en avait le mérite. Un ordre du jour très-flatteur récompensa le 6e corps et son illustre chef.

Pour nous, soldats du 59e nous prîmes notre part d'une gloire qui nous avait peu coûté à acquérir: le régiment ne tira pas un coup de fusil. On a vu que nous étions en réserve à la prise de Scharnitz, nous restâmes de même en observation aux environs de Brixen pendant le reste de la campagne. Ma compagnie occupa Sterzingen du 21 novembre au 3 décembre; et sans parler de la gloire, nous aurions volontiers échangé un peu de fatigue contre tant d'ennui. Telle fut souvent la destinée du 59e. On le remarquera dans les campagnes suivantes. Il était par son rang de numéro le dernier de la dernière division; et quoi qu'on fasse pour égaliser entre les régiments les dangers comme les fatigues, ceux qui marchent habituellement les premiers se trouvent plus souvent en face de l'ennemi.

Après la conquête du Tyrol, si heureusement, si brillamment terminée, le 6e corps se rapprocha de la Grande Armée. Il prit la direction de Vienne, en passant par Insbrück, Sell, Saint-Jean, Lauffen, Rastadt, Klagenfurth et Judenbourg. Cette marche dura depuis le 4 décembre jusqu'à la fin de l'année. Par ce moyen, le 6e corps liait l'armée d'Allemagne à l'armée d'Italie, et quoique, dès les premiers jours, la nouvelle de la bataille d'Austerlitz fît juger que notre concours ne serait pas nécessaire, on n'en continua pas moins la marche, pour appuyer par des forces imposantes les négociations déjà entamées. Cette longue route n'aurait eu rien de remarquable pour moi sans un événement singulier arrivé le dernier jour de l'an.

Nous logions, avec la huitième compagnie, dans le petit village de Unsmarck. Le soir je jouais aux cartes avec les deux officiers de cette compagnie. Une discussion sur le jeu survint entre eux, je ne sais à quel propos; mais ce que je sais, c'est qu'à la troisième phrase ils en étaient à se dire les injures les plus grossières et à se jeter à la figure tout ce qu'ils trouvaient sous la main. Il fallut me ranger, pour ne pas avoir moi-même un flambeau à la tête. M. Isch, leur capitaine, qui se chauffait tranquillement, accourut, et leur imposa silence. Le lendemain matin, comme de raison, il fut question de se battre; mais le capitaine leur défendit de sortir. Les compagnies se mirent en route, et le capitaine me témoigna sa surprise d'une pareille lubie, de la part d'officiers d'un caractère doux et vivant très-bien ensemble. Il ajouta qu'il y avait bien de quoi se battre, mais que lui ne permettrait pas à ces messieurs d'en parler en sa présence, son devoir comme supérieur étant de l'empêcher. Cet exemple aurait dû servir de leçon à des officiers d'un grade plus élevé que j'ai vus avec surprise, non-seulement permettre, mais autoriser, mais ordonner des duels. Il faut que l'autorité militaire soutienne la loi, et il est scandaleux de voir des généraux ordonner ce que le ministre de la guerre défend. On peut tolérer, fermer les yeux plus ou moins suivant les circonstances, sans jamais aller au delà. Au reste, ces messieurs ne se sont point battus; ils n'en avaient envie ni l'un ni l'autre, et je crois qu'ils ont fait sagement. Ils devaient être honteux d'un pareil accès de folie, et tous deux, également coupables, pouvaient également se pardonner.

Cette aventure m'en rappelle une autre du même genre, que j'aurais pu raconter plus tôt, mais qui trouve ici sa place. Quand j'étais caporal au camp de Montreuil, je fus témoin d'une querelle entre un sergent-major de grenadiers et son fourrier avec qui il vivait assez mal. Nous étions à boire avec le sergent-major de ma compagnie, et quand l'autre fut un peu gris, il se mit à dire à son fourrier les choses les plus désagréables en le menaçant d'une calotte, ce qui, dans la langue des soldats, veut dire un soufflet. L'autre l'en défia, et le sergent-major ne le manqua pas. Je suis convaincu qu'ils ne se battirent pas; car ni l'un ni l'autre n'eut une égratignure, et ils continuèrent à vivre mal ensemble. Or, dans les usages des soldats, un coup de sabre raccommode tout, et quelle qu'ait été l'irritation, on se retrouve bons amis. Rien n'est plus bizarre que les histoires de duel. On en voit pour des motifs frivoles, lorsque quelquefois les offenses les plus graves n'ont point de suite.

La paix fut signée à Presbourg le 26 décembre. L'Autriche donnait au royaume d'Italie, et par conséquent à Napoléon, les États de Venise, le Frioul, l'Istrie et la Dalmatie; à la Bavière, les Tyrols allemand et italien. Elle recevait comme dédommagement la principauté de Saltzbourg, donnée en 1803 à l'archiduc Ferdinand, ancien grand-duc de Toscane, et que ce prince échangeait alors contre Wurtzbourg, que lui cédait la Bavière. L'Autriche payait quarante millions de contributions, au lieu de cent millions que l'on voulait d'abord exiger d'elle. Elle cédait deux mille canons et dix mille fusils contenus dans l'arsenal de Vienne. Ce traité de paix avait été précédé d'un traité d'alliance entre la France et la Prusse, traité qui, en ôtant à l'Autriche l'espoir d'être secourue de ce côté, l'avait forcée de souscrire à de si dures conditions.

Ainsi, au 1er septembre, nous quittions à peine les côtes de la Manche, l'Autriche et la Russie nous déclaraient la guerre; la Prusse, mal disposée, pouvait suivre leur exemple; les États d'Allemagne hésitaient encore, et à peine au bout de quatre mois, la Prusse s'alliait à nous, l'armée autrichienne tombait tout entière en notre pouvoir, l'Autriche s'estimait heureuse d'obtenir la paix en perdant quatre millions de sujets sur vingt-quatre, et quinze millions de florins de revenu sur cent trois. Enfin, ce qui était plus cruel encore, l'Autriche, par l'abandon de Venise et du Tyrol, perdait son influence en Suisse et en Italie; Bade, le Wurtemberg, la Bavière, devenus nos alliés, s'agrandissaient à ses dépens; la Russie, dont l'armée avait été détruite, se préparait à traiter elle-même. De pareils succès, obtenus en aussi peu de temps, tiennent du prodige, et l'histoire n'en offrait pas d'exemple.

La paix étant faite, nous nous arrêtâmes à Judenbourg, distant de Vienne d'environ trente-cinq lieues. Dès le 1er janvier 1806, nous rétrogradâmes pour occuper la principauté de Saltzbourg, qui d'après le traité devait appartenir à l'Autriche. Le 59e arriva à Saltzbourg le 16 janvier, en passant par Rotenmann, Ischl et Saint-Gillain; la division cantonna aux environs. Le 39e faisait partie de la garnison de la ville où se trouvait le maréchal Ney. Nous y restâmes six semaines, jusqu'au 27 février. M. Dalton vint à Saltzbourg prendre le commandement du régiment. Ce nouveau colonel n'avait servi que dans les états-majors; mais il annonçait de l'aptitude, du goût pour l'état militaire, de l'activité, du zèle; il devint bientôt un excellent colonel, et plus tard il se fit remarquer comme général par ses connaissances en manœuvres et son habileté à commander l'infanterie à la guerre. À part de ses qualités militaires, Dalton, bon, obligeant, d'une humeur facile, obtenait tout de son régiment. Dans l'état militaire, plus que partout ailleurs, la raison, la justesse d'esprit, l'égalité de caractère et la suite dans les idées sont les qualités les plus importantes. L'esprit est un avantage sans doute, mais pourvu que le caractère soit bon et que l'esprit lui-même ne soit pas trop dominé par l'imagination.

MM. Savary et Silbermann, nos chefs de bataillon nommés colonels, nous quittèrent à cette époque, et eurent pour successeurs MM. Rousselot et Beaussin, officiers de mérite, surtout le dernier. Le capitaine Renard arrivant du dépôt vint prendre le commandement de notre compagnie. C'était un petit noir, comme il se désignait lui-même, manquant également d'esprit et d'instruction, bon homme, quoique colère sans savoir pourquoi, quand le sang lui montait à la tête; il ne signait rien qu'avec répugnance, de crainte de se compromettre, parce que, disait-il, les paroles sont des femelles et les écrits des mâles.

Nous nous amusâmes beaucoup à Saltzbourg. Il y avait un bon opéra allemand et des bals par souscription. Ma nomination de juge au conseil de guerre me donna des occupations moins frivoles. Pourtant ces graves fonctions devenaient pour nous des parties de plaisir. La division occupant des cantonnements étendus, il fallait faire un voyage dans de fort beaux pays pour se rendre au lieu où siégeait le conseil. Là nous étions reçus, même fêtés par les officiers qui y logeaient, et, comme toujours, nourris et hébergés aux frais du pays.

Le 27 février, le 6e corps quitta Saltzbourg pour se rendre à Augsbourg. Le territoire autrichien se trouvait complètement évacué, et nous rentrions dans les États de la Confédération du Rhin, en nous rapprochant de la France. Nous arrivâmes à Augsbourg le 7 mars, en passant par Aibling et Landsberg. La route par Munich que nous laissions à droite aurait été plus courte, mais on voulait éviter le passage des troupes par la capitale du roi de Bavière notre allié. J'ignore quels arrangements l'Empereur avait pris avec les princes de la Confédération du Rhin; ce qu'il y a de certain, c'est que nous vivions là comme en pays ennemi, logés et nourris aux frais des habitants, usant et souvent abusant de leur bonne volonté. Le 89e régiment tint encore garnison à Augsbourg jusqu'au 24 mars. Nous partîmes le 25, et nous étions le 29 à Ravensbourg après avoir passé par Memmingen. Je crois qu'alors l'intention de l'Empereur était de ramener l'armée en France. On le disait du moins généralement, et le lendemain, nous devions partir pour Stokach. On assurait que nous passerions le Rhin à Neuf-Brisach pour tenir garnison dans les départements voisins de la rive gauche du fleuve. Quoi qu'il en soit, à peine étions-nous partis le 30 mars, qu'un nouvel ordre nous fit rentrer dans la ville et reprendre nos logements. Nous avions été reçus la veille à merveille dans cette petite ville, et jamais le régiment n'a été mieux traité nulle part. Mais quand les habitants virent que cette occupation qui ne devait durer qu'un jour allait se prolonger, ils se montrèrent un peu moins généreux; ce qui mécontenta tellement les soldats qu'il faillit y avoir une révolte.

L'état-major du régiment passa tout le mois d'avril à Ravensbourg, et les compagnies aux environs; la mienne occupait l'ancienne abbaye de Weissenau. Le 6e corps cantonna ainsi dans la Souabe méridionale pendant six mois, et jusqu'au moment de la déclaration de guerre de la Prusse, qui eut lieu à la fin de septembre. On s'étendit dans le pays pour ménager les habitants; et au bout de quelque temps les compagnies allaient loger dans les villages qui n'avaient point encore été occupés. L'état-major du régiment fut placé successivement à Mersbourg, Lindau, et enfin Uberlingen, sur les bords du lac de Constance. Le régiment, formant l'extrême gauche, occupait tous les bords du lac et les villages environnants. Les autres régiments s'étendaient dans la direction d'Ulm. Des cantonnements ainsi disséminés n'étaient pas favorables à l'instruction. La réunion des régiments, même des bataillons, devenait difficile. La brigade fut réunie une seule fois pour une revue. C'est alors que l'on eut la singulière idée de faire exécuter ensemble les différents mouvements de la charge à volonté, comme passer l'arme à gauche, bourrer, porter l'arme. Il est ridicule de faire à l'exercice ce qu'on ne pourrait pas faire à la guerre. Le nom même de charge à volonté indique qu'elle doit être exécutée librement et par chaque homme comme s'il était seul.

L'instruction se bornait donc à l'école de peloton, que chaque capitaine dirigeait à sa volonté, car les chefs de bataillon nous visitaient rarement. Ce n'est que le 1er juin que les cantonnements parurent décidément fixés. Ma compagnie fut placée à l'ancienne abbaye de Salmansweiler, où nous passâmes près de quatre mois, et c'est ici le lieu d'entrer dans quelques détails sur notre établissement, sur la vie que nous menions, sur nos rapports avec les habitants.

* * * * *

L'abbaye de Salmansweiler est située à neuf lieues du lac de Constance. L'abbé, qui portait le titre de prélat, exerçait une petite souveraineté. On voit dans le cloître de l'abbaye les portraits des abbés avec une notice en latin sur leurs règnes. Le dernier s'appelait Constantin. C'était un prélat de mérite qui employa tous ses efforts à adoucir pour ses sujets les maux des guerres de la Révolution; et, par une hyperbole un peu forte, sa notice se termine par ces mots: Hic fuit Constantinus verè magnus. Son successeur, atteint par la sécularisation, habitait alors une ville du voisinage. L'abbaye et ses domaines appartenaient au grand-duc de Bade, et un bailli l'administrait en son nom. L'église était fort belle et l'établissement princier. On y trouvait une magnifique bibliothèque, un cabinet de physique, plusieurs corps de logis et un petit hameau pour les dépendances de l'abbaye. C'est dans ce lieu que j'ai passé quatre mois avec mon capitaine, et je dois faire connaître la famille avec laquelle j'ai vécu dans une douce intimité.

M. de Seyfried avait été chancelier des États de Souabe. Agé de plus de soixante ans à cette époque, il passait pour avoir été fort aimable, avant que la douleur de la mort de sa femme eût détruit sa gaieté sans altérer la douceur de son caractère. Ses deux fils vivaient avec lui ainsi que ses deux petites-filles, dont la mère était mariée à Ulm. Le bailli, son fils aîné, instruit et bien élevé, s'est fait remarquer depuis dans la chambre des députés de Bade. Il avait épousé sa nièce, l'aînée des deux sœurs dont j'ai parlé. M. de Seyfried le cadet, assez misanthrope, chagrin et morose, n'avait jamais voulu se marier par goût d'indépendance autant que par la mauvaise opinion qu'il avait des femmes. Il n'en connaissait pas une bonne, disait-il, et sa sévérité n'épargnait pas ses deux nièces. Catherine, la cadette, par une combinaison malheureuse, avait peu d'esprit et une grande exaltation. Ses parents contrarièrent un attachement qu'elle avait eu pour un jeune homme du pays. Le chagrin qu'elle en ressentit la rendait inégale, rêveuse, capricieuse, quoique toujours douce et bonne. Elle avait alors vingt ans, et j'ai appris depuis que sa raison s'était même altérée et qu'après quelques années de traitement elle avait fini par se marier en Bavière, où elle menait une vie triste et décolorée.

Nanette, sa sœur aînée, âgée de vingt-deux ans, avait épousé son oncle. Plus jolie et plus spirituelle que sa sœur, elle aurait pu être une femme du monde très-aimable; mais leur manière de vivre, leur manque absolu de toilette, l'isolement de toute cette famille, qui ne recevait personne et qui n'allait nulle part, tout cela déparait un peu les deux sœurs à mes yeux. Je leur ai souvent reproché tant de négligence. Les mœurs patriarcales du pays le voulaient ainsi. Le grand-père, blâmait la moindre recherche de toilette, disant qu'une femme mariée ne devait pas chercher à plaire.

Nous vivions avec eux en famille, dînant à midi et soupant le soir; les visites étaient rares et toujours en grande cérémonie. Si les chemins de fer s'établissent dans l'intérieur de la Souabe, ils en changeront bien les habitudes. Le vieux chancelier avait une fille mariée à quinze lieues de là sur les bords du lac de Constance. Elle venait voir son père deux fois par an et à époques fixes; le grand voyage se composait de trois semaines, le petit voyage de cinq jours: jamais moins, jamais plus. Les doctrines philosophiques avaient pénétré dans ce pays, et j'ai vu tel homme aller à l'église avec Voltaire pour livre de prières. Je ne puis comprendre cette conduite de la part d'un honnête homme, cette imprudence de la part d'un homme d'esprit, dont la femme avait besoin de bons conseils et de bons exemples. L'irréligion, blâmable en tous lieux, m'a toujours choqué en Allemagne plus qu'ailleurs. Elle s'accorde mal avec la simplicité de mœurs et la vie de famille qui distinguent encore ce pays.

Le long séjour de l'armée française en Souabe rompit la monotonie de leurs habitudes. Pour ménager les habitants, on avait fort étendu les cantonnements, chaque régiment occupant près de vingt-cinq lieues. Les officiers allaient se voir souvent et portaient dans les logements de leurs camarades des nouvelles de leurs hôtes. Ils se chargeaient de lettres, de commissions, de paquets, et ces voyages perpétuels entretenaient des relations entre les gens du pays. Ces rapports leur étaient agréables, et j'ai su qu'après notre départ l'isolement dans lequel ils étaient retombés leur avait semblé plus pénible qu'auparavant.

Mais le séjour prolongé de l'armée en Allemagne eut pour le pays des inconvénients de plus d'un genre. À la fin de mars, l'armée rentrait en France, lorsque l'attitude menaçante de la Prusse décida l'Empereur à la laisser en Allemagne. On vivait aux frais de ses hôtes et à peu près à discrétion. Il eût mieux valu donner aux soldats des rations, aux officiers des frais de table, et acquitter exactement la solde; ce que l'on ne faisait point. Par ce moyen, on eût pu réunir les troupes dans un plus petit espace, ce qui valait mieux pour la discipline et pour l'instruction. Au lieu de cela, les soldats mangeaient chez leurs hôtes, et l'on peut comprendre avec quelles exigences, quand on connaît le caractère des Français, leur avidité, leur gourmandise, qui n'exclut pas la friandise, leur goût pour le vin et le dédain qu'ils ont toujours témoigné aux étrangers. La dépense pour l'habillement n'était pas plus payée que la solde, afin que l'armée, en rentrant en France, trouvât des économies et des habillements neufs. En attendant, le soldat n'était pas vêtu, et l'on répondait aux réclamations des chefs de corps qu'ils devaient y pourvoir le mieux possible. Voici ce que nous fîmes à cet égard. Dans les commencements, l'habitant donnait au soldat par jour une petite bouteille de vin du pays. Les capitaines en demandèrent la valeur en argent, à la condition de faire savoir aux habitants qu'ils n'étaient plus tenus de donner de vin. L'argent fut employé à acheter des pantalons dont les soldats avaient grand besoin. Mais ils n'y perdirent rien. Quelques-uns assez tapageurs se faisaient craindre de leurs hôtes. D'autres en plus grand nombre, très-bons enfants, travaillaient aux champs, faisaient la moisson, dansaient avec les filles, et le paysan, le soir, leur donnait à boire. Nous avions donc à la fois l'argent et le vin. Les officiers trop éloignés des soldats ne pouvaient pas réprimer les abus; d'ailleurs, la plupart d'entre eux donnaient l'exemple de l'exigence et de l'indiscrétion. Quand on voulait sortir, on demandait une voiture et des chevaux que l'on ne payait jamais. On recevait des visites, on donnait à dîner à ses amis, toujours aux frais du pays. Pendant la durée des cantonnements, j'ai été faire un voyage à Constance et un autre à Schaffouse, sans autre dépense que des pourboires aux postillons. Si chacun de nous faisait l'historique de tout ce qui est à sa connaissance dans ce genre, on pourrait en remplir des volumes. Un officier d'un grade élevé voulut aussi aller à Schaffouse; il lui fallait quatre chevaux, que l'on relayait de distance en distance. Dans un de ces relais, où on le fit attendre, il envoya par punition vingt-cinq hommes de plus loger au village.

Un autre voulût donner un grand dîner le jour de la fête de l'Empereur. Il fit demander dans toutes les maisons du vin de Champagne et du vin de liqueurs. Il invita ensuite les autorités de la ville, auxquelles il offrait leur vin. Il porta lui-même la santé de l'Empereur: Puisse-t-il vivre longtemps, dit-il, pour la gloire de la France, le repos de l'Europe et la sûreté de nos alliés. L'ironie paraîtra forte, mais il le disait bonnement, trouvant cela tout simple.

Le général Marcognet commandait en ce moment notre brigade. J'ai parlé de son originalité; en voici un exemple. Le jour de la prise du fort de Scharnitz, que sa brigade attaquait de front, il ordonna à un tambour de rester près de lui en portant une tête de chou au haut d'une perche et de l'abattre s'il était tué. Il dit ensuite à haute voix au 25e léger, qui allait escalader le rempart: Tant que vous verrez la tête de chou, vous direz: Pierre Marcognet est là; si vous ne la voyez plus, le colonel prendra le commandement.

Je n'ai pas raconté plus tôt ces anecdotes, pour ne pas interrompre la narration de la courte campagne du Tyrol. Je reprends maintenant le récit de nos cantonnements en Souabe.

À part même des vexations pour la nourriture et pour le logement, les autorités locales étaient souvent traitées sans aucun égard. S'il survenait une discussion, le soldat avait toujours raison, l'habitant toujours tort. Un soldat de la 6e compagnie prétendit qu'on lui avait volé trente francs, et, sans examen, son capitaine exigea que cette somme lui fût rendue. Les femmes seules savaient adoucir tant de rudesse. Malheur aux habitants si le chef du cantonnement n'était pas amoureux! et le capitaine ne l'était pas.

En effet, on pense bien que la galanterie ne fut point oubliée, et qu'avec un si long séjour et une telle intimité elle devait même jouer un grand rôle. On peut dire que presque dans chaque logement il y avait quelque intrigue de ce genre; il en résulta des querelles de ménage, des scènes de jalousie. Quelques maris plus sages, plus heureux si l'on veut, ne voyaient ou ne voulaient rien voir. Ainsi l'on craignait à la fois et l'on désirait notre départ. On le craignait, parce que beaucoup d'entre nous se faisaient aimer, soit d'amour, soit d'amitié, soit quelquefois d'amitié et d'amour; on le craignait, parce que nous apportions dans ces intérieurs froids et solitaires un mouvement, une gaieté, une animation inconnue, et auxquels les femmes surtout paraissaient fort sensibles. On désirait notre départ, parce qu'au fait les habitants ne se sentaient plus maîtres chez eux, parce que nous avions émancipé les femmes, en exigeant des frères et des oncles une politesse et des égards dont ils n'avaient aucune habitude. On le désirait surtout, parce que le pays ne pouvait plus supporter une charge si lourde et si longtemps prolongée. Dans les premiers temps de notre séjour à Salmansweiler, quelques rapports donnèrent lieu de craindre un soulèvement. M. de Seyfried, le bailli, me rassura à cet égard; mais, au bout de trois mois, ce fut lui qui me témoigna de vives inquiétudes. Les paysans étaient poussés à bout; on ne pouvait les calmer qu'en les assurant que l'occupation touchait à son terme, et ce terme n'arrivait pas. L'époque des vendanges approchait, c'était la plus grande ressource du pays. Rien ne pourrait empêcher les soldats de manger le raisin, et qui oserait répondre alors de paysans réduits au désespoir?

L'Empereur n'ignorait pas cela, et il aurait peut-être pris un parti sans la déclaration de guerre de la Prusse, à laquelle il s'attendait, et qui arriva vers la fin de septembre. Nous le savions d'une manière vague, comme des gens qui ne lisent point les journaux, qui n'ont point de correspondances et qui quittent peu leurs cantonnements. L'ordre du départ arriva donc brusquement le 25 septembre pour le lendemain. Ce ne fut pas sans regret que je quittai une maison où j'avais vécu quatre mois comme dans ma famille. Nos hôtes eux-mêmes ne parurent sensibles qu'au chagrin de nous quitter. Le vieux chancelier m'embrassa comme un petit-fils, quand j'allai prendre congé de lui. Il s'enferma ensuite dans sa chambre, pour ne pas nous voir partir, ne voulant pas, disait-il, recommencer son sacrifice. C'était assurément bien de la bonté.

Je suis resté quelque temps en correspondance avec cette famille, particulièrement avec Mme de Seyfried. Elle est morte en 1810, à vingt-cinq ans, laissant une fille. Le chancelier l'avait précédée d'un an. Son mari, qui s'était remarié, est mort lui-même longtemps après.

En partant de Salmansweiler, la 7e compagnie se rendit au cantonnement de la 8e pour se réunir à elle. Là, je fus encore témoin d'adieux mêlés de larmes. Le capitaine avait adouci pendant tout ce temps-là la fierté de son caractère. Il ménagea le pays, et sa compagnie ne donna lieu à aucune plainte. Il logeait aussi chez une baillive, et les baillives étaient toutes-puissantes.

Le premier jour de marche, le régiment se trouva pour la première fois réuni. Les moments de halte furent employés à faire le récit de ce long temps passé dans les cantonnements. Chacun voulait raconter son histoire, ses relations dans le pays, la bienveillance ou la mauvaise grâce de ses hôtes, ses bonnes fortunes vraies ou fausses, et d'autant plus suspectes qu'on en parlait davantage. En dix jours de marche nous atteignîmes Nuremberg, le 6 octobre. Ce jour fut marqué par un grand changement dans ma position.

La mort du colonel Lacuée, en affligeant ma famille, lui avait inspiré de vives inquiétudes sur mon sort. D'abord on m'avait cru tué avec lui, le bruit s'était répandu que le régiment avait été écrasé; et l'ignorance naturelle aux femmes pour tout ce qui tient à l'état militaire faisait qu'on ne savait plus même comment m'adresser des lettres. Après que mes parents furent rassurés à ce sujet, ils se tourmentèrent de me voir sans protecteur. On fit des démarches auprès du maréchal Bernadotte et du général Nansouty, pour obtenir d'eux de me prendre pour aide de camp. Ils répondirent poliment, mais sans rien annoncer de positif. J'aurais regretté moi-même de quitter le régiment tout de suite après la mort du colonel, ne voulant pas qu'on crût que j'avais besoin d'appui dans un régiment où je servais depuis un an, et où j'étais généralement aimé. Mais on avait aussi parlé de moi au maréchal Ney, dont la réponse bienveillante parut plus positive. En effet, le 6 octobre, en arrivant à Nuremberg, mon colonel reçut l'ordre de m'envoyer à son quartier général pour faire auprès de lui le service d'aide de camp non commissionné, mais comptant toujours à mon régiment, ce que l'on nomme aujourd'hui officier d'ordonnance. Mon premier sentiment fut le regret de quitter un régiment que j'aimais, avec lequel je m'étais presque identifié, dont la gloire était devenue la mienne. Au moins, je restais au 6e corps, mon apprentissage d'aide de camp me serait plus facile dans une armée qui m'était connue, et je ne serais pas éloigné du régiment dont je continuais à porter l'uniforme. Restait une grave difficulté; je n'avais pas de chevaux, pas d'équipages, fort peu d'argent. M. Baptiste, ancien capitaine au 59e, alors chef de bataillon au 50e, qui dans la campagne précédente avait fait le même service auprès du maréchal, m'engagea à le rejoindre sur-le-champ. Le maréchal me saurait gré de mon empressement. Si je n'avais pas de chevaux, j'en trouverais. L'Empereur ne connaissait pas d'obstacle, il fallait que chacun l'imitât. Cette témérité était assez de mon goût. Je partis donc pour le quartier général, comme l'année précédente pour le camp de Montreuil, sans savoir ce qui m'attendait, sans aucune idée du service que j'allais faire, sans comprendre comment je me procurerais ce qui m'était nécessaire, mais, cette fois-là encore, bien décidé à braver les obstacles et à aller jusqu'au bout. Comme alors aussi, je n'eus point à m'en repentir.

Souvenirs militaires de 1804 à 1814

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