Читать книгу Souvenirs militaires de 1804 à 1814 - Raymond-Aymery-Philippe-Joseph de Montesquiou duc de Fezensac - Страница 5
CAMP DE MONTREUIL. MARÉCHAL NEY, COMMANDANT EN CHEF.
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Le maréchal Ney est trop connu pour que j'aie à tracer ici son portrait, j'en parlerai à l'époque où j'ai eu l'honneur de servir près de lui; il prit au camp de Montreuil l'habitude de remuer des masses et de commander l'infanterie, arme pour laquelle il a témoigné tout le reste de sa vie une grande prédilection.
Le général Partouneaux, commandant la division dont mon régiment faisait partie, venait de quitter l'armée, à la suite d'une discussion qu'il eut avec le maréchal à propos d'une manœuvre. Les généraux de brigade Labassée et Marcognet, anciens militaires, le dernier fort original ainsi qu'on le verra plus tard.
Le colonel Gérard Lacuée, commandant le 59e régiment, réunissait à un excellent cœur beaucoup d'esprit et une imagination exaltée. Le premier consul, qui avait du goût pour lui, le prit pour aide-de-camp. Mais les principes républicains de Lacuée et l'intérêt qu'il témoigna au général Moreau à l'époque de son procès, lui attirèrent la disgrâce de son général; et ce fut pour lui témoigner son mécontentement qu'il lui donna le commandement du 59e régiment. Je vous donne, lui dit-il, un des plus mauvais régiments de l'armée, il faut le rendre un des meilleurs. Personne ne convenait moins que Lacuée à cette tâche. Homme du monde plus que militaire, il ignorait les détails du métier; il n'avait jamais servi dans l'infanterie; il succédait à un colonel qui avait pillé la caisse de son régiment, et qui ne craignait pas de dire que les compagnies du centre pouvaient être en guenilles, pourvu qu'il eût de beaux sapeurs, une belle musique et une belle compagnie de grenadiers. Le mauvais état de l'habillement valut même au 59e le surnom de Royal décousu. Lacuée, incapable de remettre l'ordre dans une pareille administration, disait avec raison qu'il laissait faire le quartier-maître parce que, quand il y regarderait, il n'en serait pas moins attrapé par lui. Les manœuvres lui plaisaient plus que l'administration, et au bout de peu de temps il apprit à bien commander son régiment. Quant à la partie morale, il y réussit comme on devait l'attendre d'un homme tel que lui. Cependant ses qualités mêmes lui furent quelquefois nuisibles. Il avait trop d'esprit pour ceux qu'il commandait et ne savait pas toujours se mettre à leur portée. Ses éloges étaient trop fins pour eux, ses reproches trop amers. Il n'en était pas moins aimé de plusieurs officiers, honoré et respecté de tous.
J'arrivai au camp au commencement de septembre 1804. J'allai rendre visite au colonel Lacuée, qui m'emmena avec lui à Montreuil pour passer quelques jours. Après avoir causé avec moi, il me dit qu'il était frappé de voir combien j'étais étranger au métier que j'allais faire. En effet, je conviens que mon ignorance était telle que je fus étonné d'apprendre qu'il y eût des grenadiers au régiment, parce que je croyais que les grenadiers formaient des corps à part. Il me dit que: s'il ne consultait que son attachement pour ma famille et pour moi, il me sauverait tous les ennuis du métier, que je lui servirais de secrétaire, et que ce serait pour lui une société agréable et bien douce au milieu de l'exil où il était condamné; mais qu'il s'agissait de moi, de mon avenir militaire, qu'il fallait apprendre à connaître ceux que j'étais destiné à commander un jour, que le moyen d'y parvenir était de vivre avec eux. En vivant avec les soldats, ajouta-t-il, on apprend à connaître leurs vertus; ailleurs on ne connaît que leurs vices. Parole d'un grand sens et dont j'ai bien reconnu la justesse. Il fallait donc me résoudre à être entièrement soldat, à faire mon service dans tous les grades sans que rien me distinguât des autres. Il fit appel à mon courage, à ma patience, à ma résignation pour cette cruelle épreuve qui devait être longue. Je l'assurai de ma soumission et je partis pour le camp, n'ayant aucune idée de ce qui m'attendait, mais décidé à tout braver et à aller jusqu'au bout.
J'ai dit que le camp de Montreuil formait la gauche de l'armée de l'Océan. Il aurait dû s'appeler le camp d'Étaples, car on avait établi les baraques près de cette petite ville sur la rive droite de la Canche et près de son embouchure, à 12 kilomètres de Montreuil: la première division derrière le village des Camiers, faisant face à la mer; la deuxième par brigade à droite et à gauche d'Étaples; la troisième à quinze cents mètres en arrière. Cette division, qui est la nôtre, campait dans l'ordre suivant: de la droite à la gauche le 25e léger, le 59e et le 50e. Le 27e détaché sur la rive gauche de la Canche, au village de Saint-Josse, formant par conséquent l'extrême gauche de toute l'armée. On voit que l'ordre de bataille n'était point rigoureusement observé; mais quelques régiments ayant été changés, on n'avait pas voulu opérer de déplacements pour reprendre l'ordre des numéros, ce qui était raisonnable.
Les trois régiments campaient sur une seule ligne, et les camps étaient tracés d'après les principes de l'ordonnance. J'entre ici dans, quelques détails pour les personnes auxquelles les règlements militaires ne sont point familiers.
Il y avait par compagnie quatre baraques construites sur deux rangs, chacune pouvait contenir seize hommes, en tout soixante-quatre; c'était peu pour des bataillons complétés à huit cents hommes, ce qui faisait près de quatre-vingt-dix pour chacune des neuf compagnies; mais plusieurs hommes ayant la permission de travailler en ville, d'autres se trouvant absents pour différentes causes, ce nombre était suffisant. Les cuisines, au nombre d'une par compagnie, étaient placées derrière; ensuite les baraques des sous-officiers et des cantiniers sur la même ligne, et puis celle des officiers, enfin des chefs de bataillon derrière leur bataillon respectif, et du colonel derrière le centre du régiment. Le règlement veut que les armes soient placées sur des chevalets en avant du premier rang des baraques. On avait dérogé à cette règle en les plaçant dans les baraques mêmes, ce qui valait mieux pour ne pas exposer les fusils à toutes les intempéries pendant la longue durée du camp. Le règlement veut aussi que les sous-officiers soient logés avec la troupe. Au camp de Montreuil, on les avait logés en arrière, le sergent-major, le fourrier et les quatre sergents de chaque compagnie occupant une même baraque. Cela était convenable, car le sergent-major, dépositaire des fonds de la compagnie, avait besoin d'une grande table pour tenir les écritures. Quant à la discipline, cette disposition avait son bon et son mauvais côté. Les sergents étant séparés des soldats, ne pouvaient pas exercer une surveillance aussi active; dans mon apprentissage de simple soldat et de caporal, j'ai vu bien des choses leur échapper. Mais on les respectait davantage en les voyant moins souvent, et je crois, en définitive, que cela vaut mieux. Les baraques étaient creusées à un mètre sous terre, ce qui les rendait fort humides. Le coucher se composait d'un grand lit de camp sur lequel on étendait de la paille; par dessus, une couverture de laine. Chaque homme se couchait sur cette couverture, enveloppé dans un sac de toile, le havre-sac servant d'oreiller; on étendait ensuite sur eux une autre couverture de laine. C'était coucher ensemble, et pourtant séparément. Souvent un soldat abrégeait les longues nuits d'hiver en racontant une histoire. Pour s'assurer qu'on l'écoutait, il s'interrompait de temps en temps pour dire cric, ceux qui ne dormaient pas répondaient crac; si tout le monde se taisait, le conteur s'endormait lui-même. Les soldats recevaient les vivres de campagne, le pain de munition et le pain blanc de soupe, la viande, les légumes secs, l'eau-de-vie et le vinaigre. Ils n'achetaient au marché que les légumes frais et les pommes de terre. Ils mangeaient avec les caporaux dans des gamelles de six à sept portions. Les sergents, dans chaque compagnie, mangeaient entre eux. Les sergents-majors seuls avec les adjudants vivaient en pension chez un cantinier. Le repas de midi se composait d'une excellente soupe grasse avec des légumes, et d'une petite portion de bœuf; celui du soir, de pommes de terre accommodées au mauvais beurre avec des oignons et du vinaigre. Le pain de munition était noir; le seigle qui entrait dans sa composition lui donnait un goût acide et désagréable; l'eau-de-vie servant à corriger l'eau, ne devait pas être bue à part, défense souvent enfreinte, comme on le peut croire.
La tenue était bizarre et irrégulière; on arrivait à une époque de transition. La grande tenue était celle de l'ancien régime, sauf la couleur: habit bleu à revers blancs et passe-poils rouges, coupé à la Française; longue veste blanche à basques, culotte blanche à long pont sans bretelles, guêtres noires montant au-dessus du genou, comme les bas roulés des vieillards de la Comédie française, chapeau à trois cornes coiffé droit, cheveux coupés en brosse avec une queue sans poudre. Les officiers remplaçaient les grandes guêtres par des bottes à revers; singulière mode pour l'infanterie. Cette tenue, contraire à toutes les habitudes du temps, ne pouvait pas être la tenue habituelle. En petite tenue on portait une mauvaise capote de drap l'hiver, et l'été un sarrau de toile, un bonnet de police, un pantalon de toile ou de gros drap, suivant la saison, attaché par des bretelles, des guêtres de toile blanche ou grise. On tolérait, hors du service, quelques effets de fantaisie et même des bottes à ceux qui pouvaient s'en procurer. Enfin, la tenue du sergent-major le plus élégant d'alors ferait honte au dernier soldat d'aujourd'hui[2].
Voilà quels devaient être mon logement, ma toilette, mes repas, ma société.
M. Lacuée me plaça dans la compagnie d'un bon capitaine, et mon début fut assez ridicule. Après m'être engagé, mon capitaine eut la complaisance de me mener au magasin pour me faire habiller. Je recommandai au maître tailleur de m'envoyer mes effets le plus tôt possible. Il ne me répondit que par un sourire. Vous ignorez que nous avons ici une habitude, me dit le capitaine; on ne porte point les habits aux soldats; ce sont eux qui vont les chercher. En retournant au camp, je lui dis qu'avec un pareil costume, je croirais jouer la comédie; plaisanterie fort déplacée à faire à un officier, lui-même ancien soldat. Je le conçois, me répondit-il, mais j'ai peur que le spectacle ne vous semble long; et vous savez que les billets une fois pris, on n'en rend pas la valeur. Je suis bien aise d'établir ainsi la réputation d'esprit de mon premier capitaine, fût-ce même à mes dépens.
Je m'installai ensuite dans ma baraque, où l'on me reçut fort bien; et ma belle montre, mon linge fin, ma bourse assez bien garnie, furent l'objet de l'admiration générale. Le bruit se répandit tout de suite dans la compagnie que j'avais un louis à manger par jour. C'est la manière des soldats d'exprimer la fortune. Comme l'heure de la soupe était passée, on m'avait gardé ma portion dans un petit pot de terre. Je fis l'éloge du cuisinier, ne sachant pas encore que l'usage des militaires est de crier contre tout le monde et de trouver mauvais tout ce qu'on leur donne. Dès le lendemain ma métamorphose était complète. Habillé de pied-en-cap, j'avais mangé à la gamelle et couché avec mes camarades; je commençai à apprendre l'exercice pour lequel j'éprouvai quelques difficultés, le fusil me semblant lourd par manque d'habitude, et parce que j'ai eu toujours les bras assez faibles. Je réussissais mieux à la théorie qui semblait un jeu à mon intrépide mémoire; aussi mes progrès dans ce genre me valurent de grands éloges. Le colonel affectait de ne me distinguer en rien; il ne m'invitait point à venir le voir, quoiqu'en me recevant toujours très-bien. Docile à ses instructions, je faisais mon métier de soldat sans murmure; excepté deux choses, qu'il ne put obtenir; la première était de faire les corvées. Je comprenais l'avantage de faire moi-même l'exercice, de démonter et de remonter mon fusil, d'en connaître toutes les pièces, et d'apprendre la théorie; mais balayer les rues du camp, nettoyer la baraque, faire la cuisine, et sans doute si mal que personne n'aurait pu la manger, à quoi cela pouvait-il me servir? Je résistai donc et mes camarades en furent charmés, car pour quelques sous chacun d'eux me remplaçait volontiers. Ma seconde résistance fut de couper mes cheveux en brosse et de prendre une queue. Je n'osai pourtant pas résister ouvertement; ma coquetterie de vingt ans n'aurait pas trouvé grâce. Il fut donc convenu que l'on attendrait que mes cheveux fussent assez longs, mais le perruquier de la compagnie, d'accord avec moi, me les coupait tous les huit jours. Si je me révoltais contre les corvées ennuyeuses, j'allais au-devant de celles qui auraient pu paraître plus pénibles. Peu de jours après mon arrivée, il fallut transporter des pierres au camp; je sollicitai la faveur de me joindre à ceux qui étaient commandés de corvée à ce sujet, et je m'attelai, comme les autres, aux petites charrettes préparées pour ce transport. Deux jours après, il fut question d'une autre corvée plus pénible, dont je rendis compte, ainsi qu'il suit, dans une lettre à ma mère: «Il s'agissait de partir à l'entrée de l'a nuit, et d'aller dans un bois à deux lieues d'ici couper des perches très-longues, très-épaisses, par conséquent très-lourdes, et les rapporter au camp sur nos épaules; j'étais dispensé de cette corvée, mais je me la suis imposée volontairement, et d'abord rien ne m'a paru si pénible que de marcher avec un pareil poids sur les épaules. Cependant, à peine arrivé au camp, je n'ai ressenti ni douleur, ni fatigue, et j'ai recueilli l'avantage de prouver à mes camarades mon courage et mon zèle, de trouver la nuit ma paille excellente, et le lendemain mon sac très-léger. Lorsque l'on est condamné par sa position à mener une vie dure, ce qu'il y a de mieux à faire est de s'imposer volontairement quelque chose de plus dur encore; alors, ce qui devait fatiguer repose, et ce que l'on appelait un sacrifice devient un dédommagement.»
Cette lettre eut beaucoup de succès dans ma famille, et M. Molé m'écrivit à cette occasion le billet le plus aimable; il m'assurait qu'il aurait suivi mon exemple, si les souvenirs de sa famille ne l'eussent point destiné à la magistrature.
Je ne montai la garde qu'une seule fois comme soldat; on me mit en faction à la porte du magasin d'habillement, et je quittai mon poste. J'ajoute tout de suite que j'étais dans mon droit, car mon caporal y était et le trouvait bon. Ma deuxième faction a été, près d'un demi-siècle plus tard, comme garde national, à l'entrée de la caserne de la rue de la Pépinière, après 1848; et cette fois-là, je n'ai pas déserté mon poste.
Avec ma réputation de fortune, il était assez naturel de payer ma bien-venue. Le colonel me dit que ce serait de bonne grâce de ma part, mais qu'il ne fallait pas me le laisser imposer. Les soldats m'en parlèrent, je répondis que nous verrions plus tard; et, au moment où l'on y pensait le moins, je donnai un grand repas. J'invitai les soldats de ma baraque et tous les caporaux de la compagnie. Le repas se composait de quelques plats de grosse viande, d'une salade, d'un plat de pommes de terre, de la bière à discrétion, et de mauvais vin d'ordinaire, dont j'offrais dans de petits verres. Le vin, qui coûtait vingt-cinq sous la bouteille, était un objet du plus grand luxe. Un verre d'eau-de-vie termina le repas. Nous étions quatorze et j'en fus quitte pour 21 francs. Mais un déjeuner que j'offris souvent à la chambrée se composait d'un petit pain avec un verre d'eau-de-vie pour chacun; des soldats qui faisaient ce commerce nous les apportaient avant que nous fussions levés, et nous prenions ce premier repas en causant, chacun renfermé dans son sac. Rien au monde ne leur faisait plus de plaisir.
Un jeune caporal se chargeait particulièrement de mon instruction. Ce caporal, me trouvant fort novice pour l'état militaire, croyait apparemment mon ignorance égale en toutes choses. Un jour, nous promenant ensemble sur les bords de la mer, il voulut m'apprendre ce que c'était que le flux et le reflux; pour le coup, ce fut à moi de prendre ma revanche, et je lui dis que je me rappelais très-bien que lorsque César conduisit les légions romaines sur les bords de l'Océan, les soldats furent étonnés de ce phénomène qui n'a point lieu dans la Méditerranée. Il resta stupéfait.
Je fus nommé, le 18 octobre, caporal dans la même compagnie. Il n'y eut rien de changé dans ma manière de vivre, puisque je connaissais tout le monde et que j'en étais connu. Ce fut cependant alors que je subis mes plus fortes épreuves. Mes premiers débuts avaient été encouragés par beaucoup d'indulgence, mais on est nécessairement plus sévère pour un caporal qui doit répondre des autres. Or, j'étais négligent, souvent mal tenu, sans ordre dans ma dépense et dans l'emploi de mon temps, remettant tout au dernier moment, et souvent quand il était trop tard. Ces défauts me firent punir plus d'une fois et réprimander plus souvent encore. Mon colonel partit pour Paris vers le milieu de novembre, afin d'assister au couronnement de l'Empereur. Le colonel se garda bien de me donner la moindre espérance sur mes chances d'avenir, de me dire quand il comptait me nommer sergent, quand je pourrais me flatter de devenir officier. C'est un temps d'épreuves à passer, me disait-il, il faut cacher les avantages de votre situation personnelle, oublier et faire oublier aux autres que vous devez les commander un jour, enfin remplir jusqu'au bout votre rôle de soldat et de caporal. Vous saviez bien jouer la comédie au Marais et à Méréville, que ne la jouez-vous ici! Je lui répondais qu'ici le spectacle était long, la pièce ennuyeuse, les costumes affreux, les acteurs sans talent, et qu'enfin il n'y avait pas d'actrices.
Je restai donc seul au milieu de tant d'hommes dont aucun ne pouvait m'entendre; aucun ne savait même le nom des personnes qui m'étaient chères, des lieux où j'avais passé ma vie. J'ai raconté comment nous étions nourris, vêtus, logés. La mauvaise saison rendait la vie matérielle plus pénible encore. À peine pouvions-nous sortir, et n'ayant pas la permission d'avoir de la lumière, il fallait nous coucher quand le jour finissait. J'avais plus de vingt ans; depuis deux ans j'étais mon maître. Quel contraste avec la vie que l'on menait à Paris, et que j'avais menée moi-même l'hiver précédent. La chute du jour me causait une tristesse inexprimable; c'était le moment où finissait notre journée et où commençaient les soirées de Paris, et depuis cette époque je n'ai jamais entendu battre la retraite sans un serrement de cœur. Un soir, je portais à souper à un sergent de garde, c'était un des derniers beaux jours de l'automne. Je m'assis à moitié chemin, je regardai le coucher du soleil, dont les derniers rayons allaient disparaître; je pensai à la vie du monde, à l'élégance des toilettes, à l'agrément de la conversation, mes yeux se fixèrent sur mes souliers ferrés, mon pantalon et mon sarrau de grosse toile, le pot de terre qui renfermait le triste souper de mon sergent, et je me mis à fondre en larmes.
Pourtant j'étais loin de me sentir découragé. D'abord la légèreté de l'âge rendait mes impressions mobiles. La gaîté succédait à la tristesse, les plaisanteries et les chansons des soldats m'amusaient comme le premier jour. Mon emploi de caporal me donnait une petite importance; j'étais fier du parti que j'avais pris, et je tenais à honneur de ne pas céder. J'appris à cette époque que plusieurs jeunes gens de mes amis venaient de jouer la comédie à Paris, et presqu'en public, avec des femmes qui se destinaient au théâtre. En présence de pareils divertissements je ne me plaignais pas d'être caporal et de manger à la gamelle.
On m'avait nommé caporal d'ordinaire, emploi bien pénible l'hiver; il fallait par tous les temps aller à Étaples, à près de deux kilomètres du camp, pour acheter des légumes. On sait qu'un soldat accompagne toujours le caporal d'ordinaire pour être témoin des marchés. L'usage est que le caporal et le soldat boivent la goutte ensemble aux dépens de la compagnie; je donnai le bel exemple, fort peu suivi depuis, de payer cette dépense, et la compagnie m'en sut beaucoup de gré. Les soldats ne se faisaient aucun scrupule de tromper les marchands, et des hommes, fort honnêtes d'ailleurs, trouvaient cela très-simple. Persuadés que chacun les volait, depuis le ministre jusqu'à leur sergent-major, depuis les fournisseurs de l'armée jusqu'aux paysans, les petits vols qu'ils pouvaient faire à leur tour leur semblaient une revanche très-légitime.
Le colonel Lacuée revint au commencement de janvier, parut satisfait de ma conduite et ne me parla point d'avancement. Chaque régiment fournissait pour la garde des bateaux canonniers à Étaples un détachement qu'on renouvelait tous les mois. Je fus désigné pour le détachement qui s'embarquait le 1er pluviôse (22 janvier). Les militaires connaissent leur tour, et ce n'était pas le mien.
Je réclamai auprès de l'adjudant, qui me reçut fort mal. Je m'en plaignis au colonel, en lui représentant que j'étais caporal depuis trois mois, que j'avais rempli ce grade dans la saison la plus rigoureuse et de la manière la plus pénible, que je ne pouvais comprendre l'avantage de passer un mois sur des bateaux où l'on était plus mal encore, sans aucune utilité pour ma carrière, et que s'il fallait rester caporal, je désirerais au moins que ce fût au camp, où l'on pouvait apprendre quelque chose. Vous apprendrez, me dit-il, à être contrarié. Je l'assurai qu'à cet égard, depuis quatre mois, il avait bien complété mon éducation.
Je partis donc pour Étaples avec le détachement, et l'on nous installa dans une canonnière par un temps affreux, exposés à la pluie, à la neige et aux vents; nous couchions dans des hamacs où l'on pouvait à peine se garantir du froid. La marine se chargeait de nous nourrir et s'en acquittait avec de mauvais fromage et des pois durs fricassés dans l'huile. Les soldats, très-mécontents, s'en vengeaient par des murmures entremêlés d'histoires plaisantes et de chansons. Pour ma part j'étais peu sensible à tout cela, et j'écrivais à ma mère: Je ne crains ni le froid, ni la neige, ni le vent qui désolent ici les soldats que je commande. Les peines physiques, qui sont tout pour le commun des hommes, ne sont rien pour celui qui veut se distinguer et qui a l'espérance d'y réussir; on a toujours assez de santé et de force quand on a du courage. Je plains bien plus les soldats de l'équipage que moi; ils ont moins de ressources et moins de motifs d'encouragement. J'aime à retrouver les mêmes sentiments exprimés à peu près de même dans des occasions plus graves pendant la durée de ma carrière.
Mais je m'affligeais d'une situation qui me rendait toute occupation impossible, et je ne pouvais comprendre par quelle manie mon colonel me condamnait à une corvée aussi inutile. J'en eus bientôt l'explication, car au bout de cinq jours on vint m'apprendre que j'étais nommé sergent et que je devais rentrer au camp. C'était donc une malice, une épreuve de patience pour mon caractère. J'aurais dû m'en douter, connaissant mon colonel; si j'avais été aussi fin que lui, et que j'eusse accepte cette corvée gaiement et sans réclamation, je me serais fait à ses yeux un honneur infini.
La compagnie dans laquelle j'entrai était commandée par un capitaine, très-bon homme, insouciant dans son service, et ne sachant pas faire servir les autres, ayant pour sergent-major un mauvais sujet accablé de dettes, un fourrier qui ne valait pas mieux, des sergents fort braves gens, d'un caractère doux. Nous logions dans la même baraque, et nous mangions ensemble.
Je pris la semaine en arrivant au camp, et comme c'était jour d'inspection je passai en revue, pour la première fois de ma vie, toute la compagnie, ce qui me flatta beaucoup. Je passai près de deux mois dans ce nouveau grade et ils furent fort employés; le sergent-major étant en prison et suspendu de ses fonctions, un sergent détaché, un autre embarqué, un troisième à l'hôpital, je me trouvai seul dans une compagnie aussi mal commandée que mal administrée. C'était de la besogne pour un débutant, je m'en tirai le moins mal possible.
Ce fut à cette époque qu'on me chargea de défendre devant le conseil de guerre un soldat prévenu de désertion, homme très-borné, et qui réellement n'avait pas su ce qu'il faisait; je fis valoir auprès du Conseil son peu d'intelligence qui l'empêchait d'avoir la conscience de sa faute, et je terminai par la péroraison suivante:
L'accusé, Messieurs, n'a rien à ajouter aux explications que vous venez d'entendre; c'est dans le simple exposé de sa conduite qu'il trouvera sa justification. S'il était coupable, il tâcherait d'émouvoir votre pitié en faveur de trois années de service et dune conduite irréprochable jusqu'à ce moment. Mais il est innocent; il est accusé d'un crime qu'il n'a jamais eu l'intention de commettre, et comment n'espérerait-il pas, lorsqu'au lieu d'implorer votre clémence, il réclame votre justice. L'accusé fut acquitté, et le capitaine-rapporteur, en lui lisant son jugement, eut la bonté d'ajouter qu'il lui conseillait de ne pas recommencer, de peur de ne pas trouver un aussi bon défenseur. Cet événement fit beaucoup d'effet dans la division, les soldats accusés voulaient tous être défendus par moi. J'en acceptai quelques-uns, et je réussis toujours quand la cause n'était pas trop mauvaise.
Mon sergent-major sortit de prison et reprit ses fonctions; mais ce ne fut pas pour longtemps, et je fus la cause involontaire d'un nouveau malheur qui acheva de le perdre. Dans les premiers jours de mars, ce malheureux sergent-major m'invita à un dîner que donnait un de ses amis à Étaples; il y avait ce jour-là exercice des sous-officiers, le colonel demanda pourquoi je n'y étais pas, l'adjudant répondit que j'étais de service, et j'étais en effet de planton au magasin d'habillement. Mais un capitaine m'avait vu à Étaples avec mon sergent-major. Le lendemain, mon colonel me fit venir, et après un long sermon sur ce que je sortais étant de service, je répondis qu'il ignorait apparemment ce qu'était le service de planton au magasin; qu'après avoir défilé la parade, le sergent se présentait chez le capitaine d'habillement pour lui demander ses ordres, que le capitaine répondait qu'il n'en avait point, qu'alors le sergent rentrait au camp et se promenait pendant vingt-quatre heures, qu'enfin cela durait ainsi depuis mon arrivée, et que je n'avais fait que suivre l'exemple général. Le colonel avait la prétention de savoir tout ce qui se passait dans son régiment, et rien ne l'impatientait plus que d'être pris en faute à ce sujet; il fut donc fort en colère, il cassa le sergent qui m'avait précédé dans ce poste malencontreux, et qui ne m'avait pas attendu pour me donner la consigne. Il fallait aussi me casser en compagnie de tous les sergents du régiment, car j'ai déjà dit qu'on ne faisait pas autre chose depuis un an. Quelque temps après le sergent-major fut cassé, et placé comme sergent dans une autre compagnie. Pour moi, je ne fus pas même consigné; mais ce qu'il y a de singulier, c'est que, quinze jours après, on me donna la place du sergent-major, dont j'avais involontairement complété la disgrâce.
Avant de parler de ce nouveau grade, je veux faire quelques observations sur le régiment que je commençais à bien connaître. Le 59e s'était distingué dans les guerres de la Révolution, et faisait partie de la division Desaix à Marengo; dix sous-officiers et soldats reçurent des fusils d'honneur pour leur conduite pendant cette journée. En 1802, ce régiment tenait garnison à Clermont-Ferrand, lorsque le nouvel évêque, M. de Dampierre, y fut installé solennellement en vertu du concordat. Nous ne pouvons pas comprendre aujourd'hui combien alors des cérémonies religieuses, des honneurs accordés à un évêque semblaient étranges. Aussi le capitaine de musique imagina de faire jouer à la cathédrale les airs les plus ridicules, tels que: Ah! le bel oiseau, maman, en choisissant de préférence le moment de l'entrée de l'évêque; le régiment fut envoyé à Luxembourg, où le dépôt se trouvait encore. J'ai dit dans quel désordre le dernier colonel avait laissé l'administration; l'instruction militaire n'avait pas été moins négligée, et tout était à refaire, ou plutôt à créer. On a vu dans l'état de la composition du camp que les régiments avaient deux bataillons complétés à huit cents hommes. Les deux chefs de bataillon étaient MM. Savary, frère du duc de Rovigo, vif, animé, colère, inégal dans sa manière de servir; et Silbermann, Alsacien, froid, méthodique, d'une tenue parfaite. Tous deux, devenus à leur tour chefs de corps, moururent au champ d'honneur, comme leur colonel. Lacuée voulait avoir une police, exemple que je n'ai pas cru devoir suivre quand j'ai eu moi-même l'honneur de commander un régiment. Les rapports de cette nature sont quelquefois faux, toujours exagérés; on donne trop d'importance à des propos irréfléchis, et il est à craindre que le colonel ne puisse se défendre de quelque injustice envers de bons officiers. Il y a des paroles que l'on ne doit point entendre, des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir. Je pourrais donner l'état nominatif des officiers du 59e, avec des notes sur chacun d'eux; mais cette liste serait fastidieuse, et je me contenterai d'observations générales en citant quelques noms. Les officiers sortaient des rangs des sous-officiers; tous avaient fait la guerre, la plupart étaient des gens de peu d'éducation. Quelques-uns, pour réparer ce désavantage, s'étaient donné une demi-instruction assez confuse. Leurs manières étaient communes, leurs politesses, des politesses de soldats. Le plus distingué de tous, le capitaine Baptiste, devint le colonel du 25e léger. Le plus original, le capitaine Villars, gascon de naissance et de caractère, exagérait outre mesure le nombre de ses actions d'éclat et de ses blessures, quoique plusieurs des unes et des autres fussent très-réelles. Saint-Michel, mon premier sous-lieutenant, devint général de division commandant la division militaire de Toulouse.
Les sergents-majors avec qui j'ai vécu dans l'intimité pendant cinq mois ne se distinguaient pas des officiers. Ceux-ci avaient été sergents; les sergents pouvaient devenir officiers. Plusieurs auraient pu s'élever au-dessus des autres, mais ils n'avaient qu'un commencement d'éducation, aucune fortune, quelques-uns contractèrent l'habitude de boire, et arrivèrent à peine au grade de lieutenant ou de capitaine. Rester plusieurs années soldat ou sous-officier est toujours une épreuve pour un homme bien élevé. Décours, jeune homme de mon âge, sergent comme moi dans la même compagnie, m'amusa beaucoup par son originalité. D'une famille noble de Castillonès (ce dont il se vantait beaucoup), je n'ai connu que lui au régiment qui eût une véritable instruction. Il aimait la littérature, et nous avons fait bien des lectures ensemble. Aussi gascon que son origine, il eût dû être le sergent-major de Villars. On n'imagine pas toutes les histoires qu'il inventait sur lui et sur les autres. Mais la bravoure n'était pas en lui une gasconnade: brillant à la guerre, je pourrais ajouter querelleur et duelliste en temps de paix, s'il m'appartenait de m'appesantir sur les défauts d'un camarade qui m'a toujours témoigné une véritable amitié.
Les plus malheureux au camp étaient sans contredit les sergents-majors dépositaires des fonds de la compagnie, que le capitaine aurait dû garder dans sa baraque, où ils auraient été plus en sûreté. Aujourd'hui, le règlement défend avec raison aux capitaines de s'en dessaisir. Le capitaine, toujours responsable, aurait payé en cas de déficit, mais il s'en serait vengé en faisant casser le sergent-major. Celui-ci craignait donc sans cesse d'être victime d'un vol, et le plus léger déficit semblait grave à un militaire qui n'avait que sa faible solde. Ils étaient encore exposés à des dangers d'une autre nature, au danger des tentations. À cette époque, on payait la solde pour les hommes de la compagnie censés présents, et au dernier prêt du trimestre on retenait la solde de toutes les journées d'absence. Ainsi le sergent-major avait en sa possession, pendant trois mois, une somme d'argent souvent considérable pour un soldat, et dont il ne devait compte qu'à la fin du trimestre; et ayant de l'argent à sa disposition, souvent accablé de fatigue, par le froid, par la grande chaleur, ou après une journée de pluie, il fallait se refuser, non pas une bouteille de vin, qui était un grand luxe, mais une bouteille de bière ou un petit verre d'eau-de-vie. Ceux qui n'avaient point cette vertu se trouvaient embarrassés au moment du règlement des comptes. Ainsi l'on convenait généralement que les sergents-majors ne pouvaient se tirer d'affaire avec leur faible solde, et c'est bien à eux que s'appliquait le mot de M. de Talleyrand: qu'il ne connaissait personne qui pût vivre avec son revenu. Plusieurs capitaines le disaient franchement, en ajoutant qu'ils voulaient connaître les petites ressources que le sergent-major se procurait. C'étaient quelques hommes absents que l'on comptait comme présents, quelques journées d'hôpital que l'on cherchait à dissimuler. On se montrait plus sévère pour les manœuvres dont le soldat aurait été victime; par exemple, un conscrit qui ne savait pas ce qui lui était dû et au compte duquel on portait des effets ou de l'argent qu'il n'avait pas reçus. Ainsi, voler les particuliers était criminel; voler l'État n'était qu'une faute vénielle: singulière morale à laquelle on était conduit par l'insuffisance de la solde. Les soldats connaissaient ces tours de passe-passe et en faisaient justice. Le sergent-major connaît l'arithmétique, disaient-ils; pose zéro et retiens neuf. D'ailleurs le mauvais exemple porte toujours ses fruits? La quantité de bois accordée pour la construction des baraques paraissant insuffisante, on permettait aux soldats d'aller la nuit couper des arbres dans les forêts voisines; et pour mettre un terme à un pareil abus, il fallut les ordres les plus sévères de l'Empereur. Comment ensuite pouvait-on exiger des sergents-majors et des caporaux d'ordinaire de la probité soit envers les soldats soit envers les marchands. On a pris le parti de payer convenablement les militaires, et alors on a le droit d'être sévère. Pendant que j'étais sergent-major on me vola 300 francs. Mes camarades m'en témoignèrent leurs regrets, en me demandant seulement la permission d'ajouter qu'ils étaient charmés que ce malheur fût tombé sur moi plutôt que sur l'un d'eux; 300 francs étaient un léger sacrifice pour ma famille et aucun autre sergent-major n'eût pu supporter une pareille perte.
Le camp de Boulogne, dont celui de Montreuil formait la gauche, a laissé de profonds souvenirs dans notre histoire contemporaine. L'avantage des réunions de troupes dans les camps est connu de tous les militaires. On attribue au camp de Boulogne l'honneur des succès que nous avons obtenus dans les campagnes suivantes: et l'on nous voit toujours occupés de travaux militaires, d'exercices de tous genres. J'étonnerai donc mes lecteurs en leur disant combien, au camp de Montreuil, nos chefs s'occupaient peu de notre instruction, comme ils profitaient mal d'un temps si précieux. Le maréchal Ney commanda deux grandes manœuvres dans l'automne de 1804 et autant en 1805, j'y assistai comme simple soldat puis comme officier. C'était un grand dérangement et une excessive fatigue; nous partions avant le jour, après avoir mangé la soupe, et on rentrait à la nuit, n'ayant eu pendant la journée qu'une distribution d'eau-de-vie. Le général Malher, qui remplaça le général Partouneaux, réunit à peine la division trois fois et l'on manœuvra mal, il n'y eut point de manœuvre de brigade, le général ne venait même jamais au camp. Chaque colonel instruisait son régiment comme il voulait; on faisait quelques théories, on instruisait les conscrits, et au printemps de chaque année, on recommençait l'instruction pratique de tous les sous-officiers, depuis la position du soldat sans armes. Le général Malher annonça même un jour l'intention de faire prendre un fusil aux officiers et de les faire exercer comme un peloton; on lui représenta que les soldats se moqueraient d'eux et heureusement ce projet ne fut pas mis à exécution. Je trouvais déjà assez ridicule de vouloir instruire les sous-officiers comme des conscrits, de leur apprendre ce qu'ils savent et ce qu'ils doivent enseigner aux autres; aussi rien ne les impatientait davantage. Un jour l'adjudant-major désignait un vieux sergent pour instruire des recrues, celui-ci répondit avec son accent provençal: Je ne suis pas dans le cas, monsieur. L'exercice, je ne la sais pas. Si je la savais, on ne me la montrerait pas; si je ne la sais pas, je ne peux pas la montrer[3]. L'instruction ainsi commencée pour toutes les classes se prolongeait jusqu'à l'école de bataillon. Le régiment fut rarement réuni pour manœuvrer en ligne; on fit quelques promenades militaires qui n'étaient qu'une simple marche, comme une petite journée d'étape; quelques tirs à la cible, sans aucune méthode, point d'école de tirailleurs, point d'escrime à la bayonnette, point de salle d'armes. On n'imagina pas une fois de construire le plus simple ouvrage de campagne. Aucun officier ne fut chargé du moindre travail de connaissance. Je ne parle pas d'écoles régimentaires, qu'il était si facile d'établir et auxquelles on ne pensait point alors. Faire faire l'arithmétique aux soldats ou leur apprendre l'orthographe eût paru bien étrange. Il valait mieux s'enivrer quand on avait de l'argent, ou bien dormir quand on n'en avait pas. Les régiments nos voisins n'en faisaient pas davantage, et je crois pouvoir en dire autant de la première et de la deuxième division, dont l'exemple nous eût entraînés malgré nous. Il est fort heureux qu'une si longue oisiveté n'ait pas enfanté de plus grands désordres.
Au commencement de mars, on donna à chaque compagnie un petit jardin à cultiver; très-bon moyen pour occuper les soldats et pour leur procurer sans frais des légumes. Cependant ils s'en plaignirent, tant la paresse a de charmes. Les soldats sont comme les enfants, hélas! comme la plupart des hommes, il faut leur faire du bien malgré eux.
Ce fut à une des promenades militaires dont je viens de parler, que mon sous-lieutenant me dit d'un ton dégagé, en jouant avec son épée: Sergent, nous fons là une belle promenade.—Oui, mon lieutenant, répondis-je, mais moi qui ai un sac et un fusil à porter je trouve que nous vons un peu loin.
Qu'est-ce donc qui occupait toute cette jeunesse dans les moments non employés à l'exercice, au nettoiement des armes, aux soins de propreté pour lesquels on se montrait du moins assez sévère? Rien du tout, je puis le dire. Dormir une partie du jour, après avoir dormi toute la nuit, chanter des chansons, conter des histoires, quelquefois se disputer sans savoir pourquoi, lire quelques mauvais livres que l'on parvenait à se procurer; c'étaient leur vie, l'emploi de la journée des sergents comme des soldats, des officiers comme des sergents. Les mœurs étaient meilleures qu'on n'aurait pu le croire. D'abord on ne voyait pas de femmes, nous n'allions jamais à Montreuil distant de trois lieues. Si la ville d'Étaples offrait des ressources, elles étaient prises par la deuxième division, qui y campait. Sans doute on trouvait quelques paysannes aux environs, mais ces paysannes avaient leurs parents, leurs maris ou leurs amoureux et leurs confesseurs, et l'on ne pouvait les compter que comme de rares exceptions. Je suis persuadé que pendant toute la durée du camp, à peine un homme sur cinquante a-t-il eu le moindre rapport avec une femme. Dira-t-on que cette privation devait engendrer des désordres d'une autre nature? Il y en avait sans doute, mais en très-petit nombre. Je puis affirmer ce que j'avance; car quand on est aussi rapproché les uns des autres, on sait ce qui se passe. Le fait est qu'on n'y pensait guère. Cette expérience m'a fait croire bien exagéré ce que l'on raconte des mauvaises mœurs des couvents; d'autant plus que les moines regardent comme un devoir d'éloigner toutes les idées que nous nous plaisions à entretenir. En effet, si nous étions sages, c'était par manque d'occasions; quand par hasard une seule femme venait à paraître, on n'imagine pas l'excitation que causait sa présence; et ces soldats, si tranquilles au camp, auraient tous voulu en garnison avoir une maîtresse.
Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'était pas question de religion. Les régiments n'allaient à la messe que dans les villes; car par une singulière contradiction, l'Empereur pensait que la piété convenait aux femmes et non aux hommes. Je n'aurais pas voulu, disait-il, avoir une armée bigotte; assurément, il devait être satisfait à cet égard. Mais j'ai eu lieu de remarquer combien il est fâcheux de ne jamais parler religion à une nombreuse réunion d'hommes. Rien ne leur rappelle aucun de leurs devoirs; et l'oubli de la piété amène bientôt l'oubli de la morale.
Cependant quelqu'incomplets que fussent les travaux vaux du camp, l'armée ne retira pas moins de grands avantages du long séjour qu'elle y fit. Le plus important de tous fut de s'accoutumer à vivre ensemble, d'apprendre à se connaître. D'abord la vie du camp nous préparait aux marches et aux campements. Un établissement aussi incommode ne nous rendait pas difficiles; et j'ai connu tel bivouac bien supérieur à nos baraques. Ensuite les généraux, officiers d'état-major, officiers supérieurs des différents corps, étant depuis longtemps ensemble, se connaissaient, s'appréciaient mutuellement. Si dans une brigade les colonels étaient faibles, le général surveillait plus attentivement l'exécution de ses ordres; si au contraire traire le général était peu capable, les colonels s'entendaient entre eux, pour lui indiquer très-respectueusement ce qu'il fallait faire; et celui-ci, en suivant leur direction, croyait commander. Les manies, les défauts de caractère qui, de la part d'un nouveau venu, auraient pu blesser ou inquiéter, étaient appréciés à leur valeur. Le général est un peu criard, disait-on, il faut le laisser dire, tout à l'heure il n'y pensera plus. Le maréchal Ney mit lui-même à profit cette connaissance dans les campagnes suivantes. Il savait que tel poste était confié à un général sur lequel il pouvait compter; il ne s'en occupait plus, et portait son attention sur des points occupés par des généraux ou des chefs de corps qui lui inspiraient moins de confiance. Des liens de fraternité, ainsi qu'une noble émulation existaient entre les divers corps. Les 6e et 9e légers, 59e et 96e de ligne s'étaient distingués à Marengo. L'Empereur avait dit un jour, en parlant du 32e: J'étais tranquille; la 32e était là. Les uns voulaient justifier de si belles renommées, les autres en acquérir à leur tour. Ce sont cette union, cette confiance, cette appréciation du mérite et du talent, des qualités, des défauts même de chacun, qui ont contribué à nos succès; et c'était le résultat du long séjour de l'armée dans les camps.
J'ai interrompu mon récit pour faire quelques réflexions générales sur le régiment et sur la vie que l'on menait au camp; elles seront mieux comprises après ce qui a précédé, et en même temps elles éclairciront ce qui va suivre.
Je continuai donc mon apprentissage de soldat et de sous-officier, et je dois convenir que si cette situation m'a causé quelquefois de l'embarras, j'en ai recueilli l'avantage dans la suite de ma carrière. En vivant avec les soldats, j'ai appris des choses que j'aurais toujours ignorées et qui m'ont été utiles quand j'ai été appelé à les commander.
J'ai dit que je venais d'être nommé sergent-major, et malheureusement dans la même compagnie, la plus mauvaise du régiment. Un capitaine insouciant et ne s'occupant d'aucuns détails, point de lieutenant, un sous-lieutenant vieux troupier, le sergent-major cassé pour sa mauvaise conduite, le fourrier paresseux, un très-mauvais caporal gâtant tous les autres, des sergents, mes camarades de chambrée, bonnes gens, sans caractère, le plus distingué de tous, Décours, dont j'ai parlé plus haut, d'une société agréable, mais embarrassant par sa mauvaise tête: voilà tout ce qui me secondait. Je fus nommé le 1er germinal (22 mars). Il fallait régler le trimestre; mon prédécesseur devait à toute la compagnie, et niait une partie de ses dettes; c'étaient des réclamations perpétuelles, et le capitaine ne savait interposer son autorité ni pour imposer silence aux soldats, ni pour leur faire rendre justice. Si l'on eût voulu remettre de l'ordre dans cette compagnie, il eût fallu y dépenser 500 francs. Quel début pour un jeune sergent-major, dont l'avancement est déjà un sujet de mécontentement et d'envie! Tant de difficultés et de mécomptes me rendaient désagréable ce nouveau grade, que j'avais tant désiré et qu'au fond j'étais très-fier d'avoir obtenu. Je dois donc le dire ici en toute vérité, je n'ai point été un bon sergent-major, et le quartier-maître le dit un jour très-nettement au colonel, que cela mécontenta beaucoup. La vie de soldat et de sous-officier commençait à me fatiguer. On m'avait fait espérer d'être officier au bout de quelques mois; et plus j'approchais du terme, plus je voyais combien cela était difficile. Je n'avais pas d'argent, et je n'en demandais pas; il est vrai que je faisais des dettes. Cette situation m'attristait, me mécontentait; au lieu de faire effort pour vaincre les difficultés, j'étais négligent dans mon service, et mon malheureux capitaine ne savait ni me diriger, ni m'encourager, n me réprimander. Pourtant je touchais au moment le plus grave et qui eût dû stimuler tout mon zèle. Il y avait une place de sous-lieutenant vacante au régiment, au tour du choix des officiers par suite d'une loi républicaine que l'Empire n'avait point encore abolie. Les sous-lieutenants désignaient au scrutin trois candidats parmi les sous-officiers, et les lieutenants choisissaient un des trois. De même pour le grade de lieutenant, les lieutenants désignaient trois sous-lieutenants, et les capitaines en choisissaient un. Le colonel avait toujours désiré me faire nommer de cette manière, elle était en effet plus flatteuse; mais comment l'obtenir d'officiers déjà jaloux d'un avancement que je n'avais pas trop bien justifié, surtout dans ces derniers temps, et quand ces officiers avaient parmi les sous-officiers des amis, d'anciens camarades qui attendaient depuis longtemps cette distinction, si importante pour leur avenir, et qui tous la méritaient mieux que moi? Cependant l'autorité du colonel, le désir de lui être agréable, surtout la crainte de lui déplaire dans un temps où la puissance des chefs de corps était immense; tous ces motifs vainquirent l'opposition, et je fus nommé sous-lieutenant le 26 mai. Mais avant d'être reçu, il fallait la confirmation de l'Empereur, et jusque-là je devais continuer mon service de sergent-major. En ce moment parut un décret qui exigeait quatre ans de service avant d'être nommé officier. Ce décret, qui combla de joie les vieux militaires, me donna de vives inquiétudes. Ma nomination serait-elle confirmée? Elle avait eu lieu avant la promulgation du décret fatal; mais l'Empereur comptait pour rien les règles, et peut-être voudrait-il faire exécuter tout de suite un décret qu'il avait rendu pour flatter les anciens. Mon colonel fut d'avis d'attendre; au bout d'un mois, cependant, il se décida à me faire recevoir. L'inspecteur aux revues consentit à me payer avant le décret de confirmation. Tout se préparait pour la descente en Angleterre; on parlait en même temps de rupture avec l'Autriche; la guerre était donc imminente, et il pensa avec raison que l'on ne m'ôterait point mon grade en présence de l'ennemi. Je fus donc reçu à la tête du régiment, le 2 juillet, et cette nomination fut généralement mieux accueillie qu'on n'aurait pu le croire. D'abord on s'y était toujours attendu; mon service de soldat et de sergent était un jeu, et l'on savait très-bien que je n'étais entré au régiment que pour devenir officier. Cette nomination faisait plaisir au colonel, que l'on voulait se rendre favorable. Quelques sous-lieutenants, mieux élevés que les autres, étaient bien aises de m'avoir pour camarade. Enfin, malgré la jalousie que j'inspirais, malgré quelques reproches que l'on pouvait me faire, j'étais aimé au régiment. On me savait gré d'avoir supporté de bonne grâce l'épreuve que je subissais depuis dix mois, et l'on savait que ce noviciat, bien court pour les autres, avait dû me paraître terriblement long. Mon bonheur était donc parfait, lorsque ce même soir il fut troublé par un événement bien funeste.
Le lendemain il devait y avoir un simulacre d'embarquement pour tout le corps d'armée. Le 27e régiment, détaché au camp de Saint-Josse, sur la rive gauche de la Canche, vint passer la nuit dans nos baraques. Officiers et soldats, chacun s'empressa de bien accueillir ces nouveaux hôtes, et ce fut un jour de fête pour les deux régiments. Le soir nous nous réunîmes tous au café, grande baraque construite à l'extrémité du camp, et en entrant le bruit et la chaleur me portèrent à la tête, je n'eus donc pas de peine à achever de me griser, et nous y étions encore à minuit au nombre de sept ou huit seulement. M. Lafosse, capitaine de police, qui nous tenait compagnie, fit observer alors que le colonel se promenait dans les rues du camp, que peut-être il trouverait mauvais que l'on restât si tard au café, que d'ailleurs on prenait les armes de grand matin et qu'il serait temps de nous retirer; je répondis qu'il n'avait point d'ordres à nous donner, qu'étant officier je n'étais plus soumis à l'appel, que nous étions bien les maîtres de rester au café toute la nuit, et que si nous étions prêts pour la prise d'armes, on n'avait rien à nous dire. Le capitaine répliqua et moi aussi. Un de mes camarades me fit de la morale, et au bout d'un instant m'emmena sans résistance. Après mon départ, quelques officiers blâmèrent ma conduite avec une vivacité qu'eux-mêmes avaient oubliée le lendemain. Mais le colonel avait tout entendu. On ne peut se figurer sa colère. C'était donc là la récompense de tant de soins; il m'avait reçu dans son régiment; il m'avait fait rapidement franchir les différents grades; lorsqu'il fallut remettre de l'ordre dans l'administration d'une compagnie, il m'avait presque imposé au capitaine comme sergent-major. J'avais répondu à sa confiance en servant négligemment et en faisant des dettes. Loin de se décourager, il avait obtenu des officiers de me nommer sous-lieutenant; et, le soir même de ma réception, je commençais par un acte d'insubordination, par la désobéissance envers le capitaine de police. Aussi, plus il m'avait témoigné de bonté, plus il devait maintenant se montrer sévère. Ce n'était plus pour m'apprendre mon métier, pour me faire le caractère, c'était pour me punir et se justifier lui-même auprès des officiers. J'appris donc, à ma grande surprise, après le profond sommeil qui suit toujours l'ivresse, j'appris que j'étais aux arrêts forcés avec un factionnaire à ma porte; l'officier aux arrêts paye ce factionnaire trois francs par jour; voilà comment on m'aidait à acquitter mes dettes. Cette rigueur dura quinze jours et fut suivie de huit jours d'arrêts simples. Dans cette occasion, comme en d'autres, on manqua le but en le dépassant. La punition attira l'attention sur la faute, qui n'était rien par elle-même, rien que quelques propos d'homme ivre sans valeur, puisqu'après avoir refusé de m'en aller, j'étais sorti de moi-même l'instant d'après. Le capitaine Lafosse, à qui j'en ai parlé depuis, quand nous étions, lui chef de bataillon et moi général, m'a assuré qu'il ne m'aurait pas même mis aux arrêts.
Je logeais dans ma nouvelle baraque avec trois officiers. Ces baraques, aussi malsaines que celles des soldats, étaient au moins plus spacieuses et plus commodes.
Les officiers aux arrêts de rigueur ne reçoivent personne, mais on ne pouvait pas punir mes compagnons de chambrée pour ma prétendue faute et je profitais des visites qu'on leur faisait. L'un d'eux eût été très-bon homme, s'il n'eût eu pour son malheur un peu d'éducation qui l'avait rendu un savantasse, mêlant à tort et à travers du latin à tout ce qu'il disait, devant les ignorants comme devant les savants, à peu près comme Partridge dans Tom Jones. L'autre, jeune homme sortant du Prytanée, paresseux d'esprit et de corps, passant la moitié de sa vie à garder les arrêts, l'autre à les mériter. Le troisième, bon militaire, ne sachant que dormir, chasser et commander l'exercice, parvenu enfin à force de travail au grade de sous-lieutenant, son nec plus ultrà. Ces trois hommes, si différents d'esprit et de caractère, n'en vivaient pas moins en bonne intelligence, et j'eus également à me louer d'eux. J'employai cette longue captivité à étudier mon métier, sans oublier la littérature. Je me souviens encore combien m'intéressaient les commentaires de Voltaire sur Corneille. Je cherchais à lutter d'esprit avec l'auteur, en faisant moi-même dans ma tête un commentaire sur les passages qu'il cite; et ma témérité se trouvait assez punie, quand je comparais les notes de Voltaire avec mes réflexions.
Mes arrêts furent enfin levés et je me présentai chez mon colonel avec moins de crainte encore que de douleur de l'avoir affligé. Son accueil fut froid, triste et sévère: il ne voulait plus être que mon colonel, puisque l'amitié qu'il me témoignait réussissait si mal; il avait cessé toute correspondance avec ma famille, ne pouvant pas dire du bien de moi, et n'en voulant pas dire de mal; sans doute cette affaire le brouillerait avec mes parents, parce qu'on lui donnerait tort et il regretterait de renoncer à une société aussi aimable. Je fus charmé de pouvoir le rassurer à cet égard, en lui disant que loin d'excuser ma conduite, dont j'avais déjà instruit mes parents, ils penseraient sans doute que j'étais coupable, puisqu'il me punissait, et que jamais rien ne pourrait ni à leurs yeux ni aux miens diminuer la reconnaissance que nous lui devions. Je me gardai bien d'ajouter combien sa rigueur me semblait excessive. Au bout de peu de temps je retrouvai toute son ancienne bonté.
Au mois de juillet je fis partie d'un détachement à Montreuil, et, le 1er fructidor (22 août), j'embarquai sur les canonnières, cette fois comme sous-lieutenant. Ce fut un plaisir pour moi de sortir du camp, de voir d'autres objets que cette plaine sur laquelle nous étions campés, et d'autres figures que celles de nos soldats. D'ailleurs, j'étais si content, si fier de mon nouveau grade, que tout me semblait bon et beau. Le moment le plus important dans la carrière d'un militaire est celui où il devient sous-lieutenant. L'armée est divisée en deux classes: les officiers et la troupe, et un intervalle immense les sépare. Or un adjudant, le premier sous-officier du régiment, fait partie de la troupe, comme le dernier tambour; un sous-lieutenant fait partie des officiers comme le doyen des maréchaux de France. Si cette différence est sensible en garnison, elle l'était bien plus encore au camp, où nous vivions entre nous, réunis dans un petit espace et sans autre société que nous-mêmes; aussi ces deux classes semblaient séparées par un abîme. Plusieurs sous-lieutenants, qui désiraient m'avoir pour camarade, n'auraient pas pu me faire la plus simple politesse, avant que je fusse devenu leur égal. J'ai vu des sous-officiers amis, anciens camarades, compagnons de plaisir; l'un était nommé sous-lieutenant, tout rapport cessait entre eux. Quelquefois un mot de bonté d'un côté, un remercîment respectueux de l'autre: voilà tout ce qui restait de leur ancienne intimité. C'est donc après avoir passé dix mois sans sortir du camp et dans une telle infériorité vis-à-vis des officiers, que je me suis trouvé tout d'un coup leur égal, et que j'ai vu au-dessous de moi tout le reste du régiment, où j'avais si longtemps connu des camarades ou des supérieurs. Ainsi sans parler même de l'avancement auquel ce premier pas donne des droits, c'est pour le présent un avantage incalculable et l'on en jouirait tous les jours de sa vie, si l'on devait toute sa vie rester sous-lieutenant.
Cependant, au mois d'août 1805, l'expédition tant annoncée ne partait point encore. J'ai dit au commencement de ce récit avec quel bonheur et quelle habileté tous les moyens de transport avaient été réunis sur la côte; mais comment transporter cette immense flottille en Angleterre? Pouvait-on risquer le passage en présence de la croisière ennemie? Fallait-il attendre l'arrivée de notre flotte qui eût occupé les Anglais pendant que nous aurions passé? Ces deux partis furent longuement discutés.
Il ne fallait que quarante-huit heures pour faire sortir des ports notre flottille, traverser le détroit. Il y a dans la Manche, en été, de longs calmes pendant lesquels la croisière anglaise ne pouvait agir. Ainsi des bâtiments construits pour marcher à la rame comme à la voile pouvaient passer, même en présence de l'escadre anglaise. Les brumes de l'hiver offraient le même avantage. Dans ces deux cas on pouvait risquer la descente sans le secours de notre flotte; mais, à l'aide de la flotte, on pouvait la risquer dans toutes les saisons. Ainsi l'Angleterre était toujours tenue en alarme. On se croyait prêt dès le mois de septembre 1803; la nécessité de compléter l'équipement et l'armement, ainsi que mille difficultés qui se rencontrent toujours au dernier moment, firent remettre l'expédition jusqu'en août 1804.
Napoléon se décidait enfin à attendre l'arrivée de nos flottes; ce parti plus prudent promettait un succès presque infaillible. La mort des amiraux Latouche-Tréville et Brueys causèrent de nouveaux retards. L'amiral Villeneuve, qui remplaçait Latouche-Tréville, partit de Toulon en janvier 1805; il devait se joindre aux flottes de Brest et de Rochefort, attirer les Anglais dans la mer des Antilles et revenir ensuite dans la Manche. Mais Villeneuve était inquiet du mauvais état du matériel de la flotte et de l'inexpérience des équipages. Une tourmente dispersa les bâtiments, et causa de grands dommages. Après avoir fait soixante-dix lieues, Villeneuve rentra dans Toulon, et le projet échoua encore. L'Angleterre commençait à ne plus croire à la descente, et le voyage de l'Empereur à Milan, pour son couronnement comme roi d'Italie, continua à entretenir cette illusion. Cependant Napoléon ne pouvait pas sans une nécessité absolue abandonner un plan qui, depuis deux ans, occupait toutes ses pensées, et dont il attendait de si immenses résultats. L'Espagne venait de déclarer la guerre à l'Angleterre et sa flotte allait joindre la nôtre; le moment était donc venu de tenter un dernier effort.
Villeneuve repartit de Toulon le 30 mars, rallia à Cadix l'amiral Gravina et arriva à la Martinique, mais la flotte commandée par Ganteaume ne paraissait pas. Les vents contraires la retenaient à Brest, toujours bloquée par la flotte anglaise. Alors Villeneuve, au lieu d'attendre à la Martinique la jonction de toutes les escadres, reçut l'ordre de venir débloquer celles du Ferrol et de Brest, pour les conduire enfin dans la Manche. Un combat naval eut lieu au Ferrol, il fut indécis; le découragement de Villeneuve s'en augmenta. Personne ne peut révoquer en doute le courage personnel de ce malheureux amiral, mais son caractère indécis et inquiet le disposait toujours à exagérer les inconvénients et les dangers. Les Espagnols n'étaient pour lui qu'un embarras: «ce sont eux, dit-il, qui nous ont conduits au dernier degré des malheurs.» Villeneuve ne croyait pas même les Français capables de se mesurer en mer avec les Anglais, et il avouait au ministre de la marine qu'avec ses vingt-neuf vaisseaux il craindrait de rencontrer vingt vaisseaux ennemis. Villeneuve ignorait qu'en toute affaire, il ne faut pas trop craindre les chances défavorables, et qu'à la guerre principalement, qui ne risque rien n'a rien. Il partit donc de la Corogne ayant l'ordre d'aller à Brest, mais ne sachant pas bien lui-même ce qu'il voulait faire.
Pendant ce temps Napoléon, à Boulogne, préparait le départ de l'armée. Tout le matériel était embarqué et l'on avait fait plusieurs essais d'embarquement du personnel; chaque régiment, chaque compagnie connaissait son emplacement, et le départ pouvait avoir lieu sans le moindre embarras. En même temps, on continuait à construire des baraques et le bruit d'une guerre continentale prenait quelque consistance. Irions-nous en Angleterre, en Allemagne; ou bien serions-nous condamnés à passer encore un hiver dans ce malheureux camp? Cette dernière hypothèse était la seule qui nous effrayât. Napoléon, étonné de ne pas voir arriver Villeneuve, commençait à concevoir de l'inquiétude, que le ministre augmentait encore en lui faisant part des irrésolutions de cet amiral. Enfin, on apprit, le 26 août, que Villeneuve, au lieu de marcher sur Brest, se décidait à retourner à Cadix; et l'époque de la saison, la réunion des flottes anglaises empêchaient alors de rien entreprendre.
Heureusement, la nouvelle coalition de l'Europe permit à Napoléon de remplacer cette expédition, si souvent et si inutilement annoncée, par une grande guerre européenne. Aussi, dès le lendemain 27 août, après une violente explosion de colère contre l'incapacité de l'amiral Villeneuve, qui faisait manquer le plus beau plan du monde, il y renonça sur-le-champ, donna des ordres de départ pour l'Allemagne et dicta le plan de la campagne de 1805.
Ainsi se terminèrent nos incertitudes. Les trois divisions du camp de Montreuil, toujours sous le commandement du maréchal Ney, partirent pour Strasbourg le 1er septembre. J'étais ravi de faire la guerre comme officier, et les fatigues de l'infanterie me semblaient légères, n'ayant plus que mon épée à porter. L'Empereur n'avait point confirmé ma nomination; mais j'étais tranquille, bien persuadé qu'on ne me dégraderait pas sur le champ de bataille.