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ОглавлениеDans le désert
À la recherche de l’Autre
La vallée du Jourdain est une gorge creusée dans le désert ; un défilé qui s’enfonce à près de trois cents mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée, pour déboucher dans les eaux fétides de la mer Morte. Le lieu le plus bas de la planète, et l’un des plus chargés d’histoire...
Cette terre, torturée par l’érosion et calcinée par le feu du ciel, est sans doute tout ce qui reste de la vallée fertile de Sodome : des montagnes déchiquetées, des ravins sinistres et des roches maudites. Même l’oasis de Jéricho, avec le vert sombre de ses palmeraies, ne parvient pas à rompre l’âpreté de cette désolation.
Seuls quelques voyageurs apportent une note de vie au milieu de ce désert lorsqu’ils traversent le gué à Béthabara, passage obligé sur la route des caravanes.
En remontant un peu le faible courant, les visiteurs parviennent à leur destination : une nappe d’eau dormante étalée paisiblement entre un large banc de sable et un mur abrupt qui sert de sentinelle aux montagnes de Moab. Un véritable auditorium naturel parsemé de roseaux, de bouquets de joncs, de lauriers roses et de caroubiers tordus, parmi lesquels les nouveaux arrivants s’installent.
La descente vers la rivière fait oublier la solitude accidentée du désert. Le ravin bouche l’horizon. Le paysage est réduit à deux plans : la terre et le ciel. Et au milieu, l’eau limpide, bleue, resplendissante.
Tel est le lieu choisi par celui que la foule vient voir. Ici se trouvent sa demeure, son forum et son sanctuaire. Cette grande école des hommes supérieurs a trempé son esprit ferme et austère dans la solitude. Ces voyageurs sont venus écouter Jean le Baptiste...
Paysans des lointains villages de montagne, pêcheurs de Galilée, artisans de Judée et commerçants de Jérusalem, ils arrivent par petits groupes au terme d’un voyage pénible. Depuis quelques mois, le message du précurseur ébranle tout Israël. Dieu a gardé le silence pendant des siècles pour parler maintenant par la bouche d’un prophète, et ils désirent l’entendre...
Parmi les arrivants, divers groupes se constituent. À une distance respectable et dominant les autres, se détachent quelques personnalités de l’aristocratie politique et sacerdotale. Élégants, hautains, haïs et enviés de tous à cause de leurs fonctions gouvernementales et de leur richesse opulente, ils sont venus à la fois pour se distraire et pour mesurer le danger. Ce sont les sadducéens, les porte-parole du Sanhédrin, les complices d’Hérode et les espions de Pilate. Pour eux, Jean pourrait apparaître comme un agitateur politique.
À l’écart du reste de la foule se tiennent aussi les pharisiens. Si les sadducéens représentent la fortune et le pouvoir, les pharisiens, eux, incarnent le savoir et l’influence : scribes, lettrés, rabbins, docteurs, maîtres, avocats, théologiens, juges et manipulateurs de l’opinion publique, ce sont eux qui détiennent la connaissance, eux qui écrivent. Leur suffisance arrogante constitue la force la plus hostile et la plus réfractaire à la prédication du Baptiste. Que peut leur enseigner ce pauvre ignorant ? Sûrs d’eux, drapés dans leur impressionnante culture et dans leur respectabilité religieuse, ils se soucient cependant de sauvegarder leur influence auprès de l’opinion publique. Ils sont venus épier les déclarations inquiétantes du nouveau prédicateur, préserver l’orthodoxie et défendre la tradition. Jean leur apparaît comme un dangereux fanatique.
Un peu partout nous voyons briller les armures des soldats. Quelques-uns sont en service et patrouillent dans le secteur pour éviter les troubles éventuels ; mais d’autres sont venus là de leur propre initiative. Étant trop éloignés de leur domicile, ils meublent comme ils le peuvent le vide de la trêve. Ils cherchent à oublier le sang versé, à faire taire la voix qui perturbe leur conscience. Peut-être même tentent-ils d’échapper au cercle infernal de la violence légalisée dans lequel ils sont engagés. Ils sont à la recherche d’une meilleure raison de vivre. L’argent ne leur semble plus être une motivation suffisante pour continuer à se battre.
Fuyant les soldats, plusieurs zélotes se cachent parmi la foule. On peut les reconnaître à l’ombre de révolte qui voile leur regard et aux dagues que l’on devine sous leurs capes. Ils luttent pour l’indépendance du pays, contre l’oppression romaine. Pour défendre leur cause aussi idéaliste que cruelle, ils sont prêts à tout : au soulèvement, à la guérilla, au meurtre, à donner leur vie ou à la perdre. Le gouvernement les appelle terroristes. Le peuple les craint, les admire et les protège.: ils incarnent la conscience nationale face à l’occupation militaire. Mais ils confondent la religion avec la voix de la race. Ils sont venus jusqu’au Jourdain, poussés par leur soif de liberté et de justice. Ils sont venus parce que Jean dénonce comme eux les abus des puissants, la corruption de la cour et la connivence du clergé. Et parce qu’ils espèrent un chef, un Messie qui libérera son peuple et le sauvera enfin de tous ses maux.
Près de l’eau, dans un petit groupe dont les autres s’écartent sans dissimuler leur mépris, les publicains conversent : ces hommes sont douaniers, trésoriers, collecteurs d’impôts, employés des finances. Collaborateurs et bénéficiaires de l’occupation romaine, les publicains représentent la bureaucratie et le fisc : les bourreaux et les vautours du joug impérial.
Ils sont accompagnés de quelques femmes à la beauté provocante et aux rires frivoles, couvertes de bijoux voyants et laissant derrière elles un sillage de parfums entêtants. Méprisées par les uns, exploitées et désirées par les autres, elles partagent avec les publicains la solidarité des marginaux : un peu d’argent pour un peu de compagnie. À mi-chemin entre la pègre et la bourgeoisie, les uns et les autres sont venus jusqu’au Jourdain parce que la solitude leur pèse. Peut-être aussi parce que leur vie ne les satisfait pas et qu’ils rêvent d’une autre existence où le respect et la compréhension seraient aussi pour eux.
De temps en temps, on remarque dans la foule l’habit blanc des religieux esséniens. Austères, silencieux, renfermés en eux-mêmes comme en un autre monde, ils affichent, avec leur ascétisme mystique, une ferveur fataliste qui leur a fait abandonner toute action, excepté le prosélytisme. Dans l’ombre de leur monastère, en marge des besoins des autres et des problèmes de leur temps, ils représentent une autre forme de sectarisme militant.
Enfin, le reste de l’auditoire est constitué par les gens du peuple : des paysans, des ouvriers, des femmes avec leurs enfants. Un essaim de pauvres, de mendiants, de malades. Des gens du commun, surtout des jeunes. Chacun chargé du fardeau de son histoire, traînant problèmes familiaux et conflits personnels, amours et haines, blessures et illusions, passions et craintes, frustrations et espérances.
Parmi cette multitude de curieux, d’indifférents, d’inquiets ou de résignés, que rien ne distingue vraiment, se tiennent aussi peut-être, dans cette même attente, deux pêcheurs appelés Jean et André, une femme de profession douteuse connue sous le nom de Marie, un jeune docteur en droit préoccupé de son avenir, un banquier à la carrière trouble, un malade condamné qui se croit possédé du démon et quelques autres jeunes gens pleins de vie, en quête d’idéal...
Au fond de leur regard, on décèle les mêmes insatisfactions et les mêmes luttes. Tous voudraient surmonter leur médiocrité, échapper aux impasses, à la grisaille de cette routine qu’ils subissent sans savoir pourquoi. Ils sont venus là en quête d’espérance, parce qu’ils pressentent que vivre peut être quelque chose de plus que travailler ou être au chômage, que souffrir ou se divertir. C’est pour cela qu’ils sont venus au bord du Jourdain écouter la parole de Dieu révélée par son prophète...
Dès que le Baptiste apparaît sur les rochers, un silence attentif s’empare de l’auditoire. L’éclat qui illumine son regard est celui d’un envoyé de Dieu. Fils unique d’un vénérable prêtre, il a renoncé à la sécurité du temple pour obéir à sa difficile vocation. La parole que l’Esprit lui révèle dans le désert, il la proclame aux foules avec toute l’énergie de sa jeunesse.
Dans la force de sa voix résonne la conscience insoumise de celui qui ne redoute rien ni personne, l’éloquence irrésistible de celui qui clame la vérité, qu’il fustige les vices les plus communs de la plèbe ou qu’il condamne les crimes les plus secrets des puissants. Son message est simple et direct :
« Dieu vient à nous ! Le règne du Messie approche : préparons-nous à le recevoir ! »
Jean est une âme ferme mais sensible ; la souffrance et l’injustice qu’il discerne dans la vie de ses auditeurs éveillent en lui à la fois indignation et compassion. C’est pourquoi certains perçoivent ses paroles comme des blâmes et des menaces, tandis que d’autres y trouvent consolation et encouragement. Pour les uns, son discours a le pessimisme amer d’un oiseau de malheur. Pour les autres, le Baptiste est un prédicateur d’espérance. Son message pénètre irrésistiblement dans la conscience de ses auditeurs, au point de troubler l’indifférence des uns, d’exacerber le fanatisme des autres et d’éveiller chez d’autres encore une inquiétude spirituelle.
Aux détenteurs du pouvoir établi qui sont fermés à toute réforme, il dit.:
« Race de vipères, ne croyez pas que vos fonctions religieuses peuvent vous protéger de l’indignation divine. La hache est prête à attaquer la racine des arbres. Tout arbre qui ne produit pas de bon fruit sera abattu, si grand soit-il. » (Matthieu 3 : 5-10)
La voix inflexible du prophète s’adoucit devant les êtres affligés et résonne entre les pierres comme un cri de libération. Ceux que les honnêtes gens méprisent prennent conscience de leur insuffisance et sont les premiers à répondre à ses appels.
« Que devons-nous faire ? » lui demandent les publicains. (Luc 3 : 12-13)
« Renoncez à la cupidité. N’exigez rien de plus que ce qui a été fixé. Découvrez la solidarité. »
« Que devons-nous faire ? » demandent les soldats, qui savent combien le pouvoir corrompt. (Luc 3 : 4)
« Renoncez à la violence. N’abusez pas de la force. Vivez dans la fraternité. »
« Que devons-nous faire ? » continue à demander la foule. (Luc 3 : 10,11)
« Renoncez à l’égoïsme. Partagez avec ceux qui n’ont rien. Pratiquez la générosité. »
La voix puissante continue de vibrer dans les airs. « Repentez-vous, changez de cap ! Cessez d’errer dans le désert et suivez le Sauveur vers la terre promise ! Comme nous sommes tous souillés par le mal, nous avons besoin de nous purifier. Le baptême symbolise la purification, la mort au passé et l’entrée dans une vie nouvelle. Si vous voulez manifester votre désir de conclure une alliance avec Dieu, entrez dans l’eau. »
Jean s’arrête de parler. En silence, il descend jusqu’au milieu de la rivière. Quelques-uns sentent s’éveiller en eux une flamme nouvelle. Quelque chose au fond d’eux-mêmes est en train de jaillir, comme si la vie et l’espérance désiraient renaître. Après un moment de recueillement, un soldat dépose son armure sur le sol et entre dans le Jourdain. Puis un publicain le suit. Deux femmes lui emboîtent le pas. Ensuite quelques jeunes gens s’approchent résolument de la rive. Mais quelque chose les retient.
Devant eux, un jeune homme qu’ils n’avaient pas vu arriver se dépouille de sa tunique. À en juger par la musculature de ses épaules et de ses bras, ce doit être un athlète ou un charpentier. Mais quelque chose en lui sort du commun, attire fortement l’attention et échappe à tout pronostic. Sa présence inspire de l’admiration et du respect. Comme s’il faisait rayonner autour de lui une atmosphère surnaturelle. Son visage juvénile, hâlé par le grand air, reflète une sérénité, une noblesse, une force, une beauté d’âme inconnues jusque-là. Il éclipse même le Baptiste.
Tous les yeux se fixent sur l’étrange inconnu. Jean lui-même en reste pétrifié. En le voyant s’avancer vers lui, il l’arrête. Il a découvert qui il est. Et il s’exclame : « Voici le Messie attendu, le Sauveur du monde ! C’est lui que vous devez suivre et non pas moi. » (Jean 1 : 15, 29-34)
Le prophète est déconcerté parce que Jésus continue de s’approcher.: « C’est moi qui dois être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi.? Moi je plonge seulement dans l’eau. Toi tu nous fais entrer dans l’atmosphère du Saint-Esprit. » (Mathieu 3 : 11) Mais Jésus est déjà au milieu du fleuve.
« Oui Jean, même si tu ne le comprends pas, moi aussi je veux être baptisé ! (Mathieu 3 : 13-15) Aujourd’hui commence pour moi aussi une étape nouvelle de ma vie, particulièrement importante. »
D’une main tremblante, Jean l’immerge dans le fleuve. Revenu à la surface, Jésus se recueille un moment. Les nuages s’entrouvrent. L’eau resplendit autour de lui, illuminée par un rayon venu du ciel. Un coup de tonnerre déchire le silence et l’on entend une voix déclarer : « Voici mon fils bien-aimé, celui qui fait toute ma joie. » (Mathieu 3 : 16, 17)
Tandis que Jésus passe près d’eux en sortant de l’eau, certains sentent que par ce geste, il les invite à suivre son exemple. Ils pressentent qu’il est entré dans le Jourdain par solidarité avec eux et qu’il a prié pour eux.
Lorsque plus tard, à leur tour, ils réaliseront l’expérience symbolisée par le baptême, il leur semblera encore voir le ciel s’entrouvrir et entendre au fond d’eux-mêmes la voix de Dieu leur dire à eux aussi :
« Tu es mon fils bien-aimé : je porte mon affection sur toi. »
Entre-temps Jésus a disparu au loin. Mais ils savent que c’est lui le Maître qu’ils cherchaient, et que rien ne comblera le vide de son absence jusqu’à ce qu’ils l’aient retrouvé.