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Au bord d’un puits

Cette soif inassouvie

Il est midi à Sychar (voir évangile de Jean 4 : 4-26). C’est l’heure de rechercher la fraicheur derrière les volets fermés en attendant que la canicule s’apaise. Dans les rues désertes, même les ombres se tapissent contre les murs, tandis que le soleil se venge sur la poussière et que le chemin du puits creuse sa brûlure blanchâtre entre des cailloux qui flambent.

L’heure du puits c’est l’aube ou le crépuscule, où le sentier se remplit de rires et de cruches qui dansent entre les chevelures noires et les voiles blancs. Les garçons du village, assis sur les marches de la place, suivent des yeux les silhouettes qui descendent au puits et qui miroitent toujours au fond de leurs rêves. Ils savent la soif d’eau plus facile à étancher que la soif de rencontres. Et à Sychar, à midi, il n’est pas question pour eux de tenter leur chance. A cette heure-là, celui qui, en plein soleil, s’abrite tant bien que mal contre la margelle, sous l’ombre fuyante des palmiers, ne peut être qu’un étranger.

Jésus a franchi une fois de plus la frontière de Samarie et celle des tabous. Il est passé en territoire hérétique. Et pour aider ses disciples à vaincre leurs préjugés, il les a envoyés en ville acheter des provisions pendant qu’il les attend. Jésus sait que les Juifs et les Samaritains sont des ennemis jurés. Leur seul point de rencontre se situe dans leur rancœur mutuelle polarisée autour de l’hostilité entre leurs deux sanctuaires. Les Juifs et les Samaritains ne se parlent jamais.

C’est pourquoi lorsqu’elle arrive, silencieuse, avec pour seuls compagnons son ombre et le tintement de ses bracelets, elle non plus ne dit mot.

C’est « la Samaritaine », Personne ne la connaît sous un autre nom. Elle intrigue par son allure arrogante et solitaire, sa cruche posée sur l’épaule chaque jour à midi. Qui sait ce que cache son voile ? On raconte que la Samaritaine n’est pas comme tout le monde. Elle fait des choses que personne n’ose faire. Cet inconnu en sueur est le seul à être plus hardi qu’elle.

« Donne-moi à boire ! »

Ce Juif lui adresse-t-il vraiment la parole ? Cela ne le gêne-t-il pas de se compromettre au contact d’une femme

« impure » ? À moins qu’il ne cherche autre chose... ?

Les paroles de l’étranger lui paraissent trop simples pour être prises à la lettre. Demander de l’eau près du puits, c’est ce que font habituellement les hommes qui veulent aborder une femme. À Sychar, presque toutes les histoires d’amour commencent par un « j’ai soif ». La Samaritaine sait cela par cœur. Près du puits ou près du lit - qu’importe, elle a entendu la même histoire de la bouche de tous les hommes avec qui elle avait espéré réaliser ses rêves.

Cet homme qui réclame de l’eau, cherche-t-il encore autre chose ?

« Donne-moi à boire » est un mot de passe vieux comme son peuple. Lorsque Abraham décida de marier son fils, la stratégie de son serviteur au puits fut déjà la même : « La femme à qui je demanderai à boire et qui me dira “oui“ sera la future épouse de mon maître. » C’est ainsi qu’Isaac et Rebecca se connurent (voir Genèse 24).

Cet étranger assis près du puits creusé par Jacob - son illustre ancêtre - va-t-il lui aussi offrir un nouvel avenir à la Samaritaine ? Ce puits sera-t-il le lieu de sa rencontre avec le destin ?

Cependant, un abîme sépare cet homme de cette femme. Ils ne semblent pas appartenir au même univers. Son monde à elle est fait de relations nocturnes et instables. Jésus va lui permettre de faire une rencontre décisive sous le soleil de midi. Ils ne parlent pas non plus la même langue. Pour elle, la coquette, la conversation est un simple jeu. Elle parle de l’eau comme elle parlerait de la pluie et du beau temps. Parler pour tromper le silence.

En revanche, Jésus mesure précisément l’intérêt de cette rencontre à la distance qui les sépare. Malgré la soif qu’il ressent, il sait que demander de l’eau peut sembler aussi choquant que de dire : « Je suis venu te parler de ton avenir. » Mais comment attirer autrement l’attention d’une femme comme elle ?

Lorsque Jésus lui propose une eau meilleure, rien d’étonnant que la Samaritaine songe à de l’eau courante, à un réservoir et même à une salle de bains en marbre. Cet homme, qui la traite avec une telle déférence, n’a pourtant pas l’air de pouvoir lui offrir cela...

Tandis que la femme rêve et s’évade en puisant de l’eau au fond du puits, Jésus lui fait déjà don d’une autre eau plus précieuse, puisée au fond de sa sympathie pour elle.

« Si tu savais quelle eau je t’offre, tu m’en demanderais.

Moi, je te parle de l’eau vive, inépuisable, qu’aucune citerne ne peut contenir, ni qu’aucun système ne peut canaliser. L’eau qui jaillit de la fontaine de vie et de la source d’espérance, celle qui purifie le corps et vivifie l’esprit. »

De l’eau qui enlève toute soif ? Serait-ce un sourcier, ou plutôt un sorcier ? Un magicien ou peut-être un médecin ? Cet étranger surprenant commence, tout à coup, à l’intriguer...

On entend déjà au loin les disciples qui reviennent. Jésus dispose de peu de temps. Il devra brûler les étapes. En opérant une distinction subtile entre l’eau courante et l’eau vive, il montre qu’il croit la Samaritaine capable de suivre ses réflexions spirituelles. Pour lui, l’eau n’est pas un objet, la femme non plus.

Renversant préjugés et hiérarchies, Jésus place l’être humain au-dessus des barrières sociales, des tabous religieux, des exclusions de classes, des différences de races ou de sexes. Il libère ainsi la religion de son dernier carcan. Pour dissiper toute ambiguïté, Jésus fixe la Samaritaine dans les yeux et lui dit :

« Appelle ton mari. »

Pourquoi maintenant cette question gênante ? La Samaritaine n’a pas de mari. Elle en a eu cinq et ne croit plus au mariage. Depuis ses cinq échecs, elle se méfie des hommes. Elle a choisi l’indépendance, au détriment de sa sécurité.

En faisant allusion à son état civil, Jésus ne lui adresse pas de reproche. Il lui demande tout simplement de définir son identité, son statut social, ce qui détermine son existence légale. En réalité, il l’invite à être elle-même, sans recourir à aucune couverture sociale.

« Tu as eu cinq maris et maintenant tu vis avec qui se présente. »

Jésus fait un simple constat. Il ne mentionne ni la promiscuité, ni l’immoralité. Mais l’indulgence non plus ne perce pas sous ses paroles.

« Cinq maris, cinq blessures mal refermées. Tu as donc souffert tant de déceptions ? Il n’est pas étonnant que pour ne pas souffrir davantage tu t’engages chaque fois un peu moins. Cinq rêves enterrés, cinq déserts là où tu avais planté un jour des jardins. Et, dorénavant, tu ne veux plus t’engager. Mais ta soif demeure. Si tu ne crois plus en l’amour des hommes, n’est-ce pas pour avoir espéré un amour plus durable ? »

Devant la clairvoyance de son mystérieux interlocuteur, la Samaritaine perd son assurance et ôte son masque de frivolité pour laisser entrevoir un cœur d’enfant blessé. Elle commence à comprendre.

« Tu parles en prophète... Eh bien, parlons donc religion. Je ne suis pas pratiquante. J’ai quand même toujours voulu croire. Mais croire en quoi ? Vous, les Juifs, vous prétendez détenir la vérité. Et vous dites que votre Dieu accepte seulement d’être adoré dans votre temple. Au contraire, les Samaritains disent que l’on n’accède à Dieu que du haut du mont Garizim. »

Cette femme intelligente sait que le centre de toute expérience religieuse véritable se trouve dans la rencontre avec Dieu. Mais elle sait aussi que les religions tendent à cristalliser leurs centres d’intérêt autour d’elles-mêmes, et que les religieux se combattent entre eux avec une réelle violence, non seulement par ferveur mais par fanatisme et par orgueil. Les religieux sont des hommes. Et la Samaritaine, en tant que femme, les connaît assez bien. Elle pose donc à Jésus une question qui détourne l’attention de son cas personnel vers la réflexion théologique afin de satisfaire sa curiosité mais aussi de valoriser son interlocuteur, car Jésus est devenu pour elle un homme exceptionnellement intéressant.

Jésus saisit la manœuvre. Et comme ses convictions ne sont ni juives, ni samaritaines, il lui répond en esquivant l’alternative.

« Dieu est en dehors de nos systèmes et bien au-dessus de nos querelles de clochers. Pour le rencontrer, il n’est pas nécessaire d’aller sur la montagne ou jusqu’au temple. Il suffit d’aller jusqu’au plus profond de ton désir d’amour. »

La religion qui n’a pas l’amour pour centre n’est rien d’autre qu’une citerne vide. Chercher à adorer Dieu sans essayer d’atteindre l’Esprit et la Vérité est inutile. C’est pourquoi dans tant de démarches religieuses, dans tant de sanctuaires, on ne rencontre au fond que de la soif inassouvie. Ce ne sont que des sources taries. Seul celui qui s’élève au-dessus de tous les temples et de toutes les montagnes peut étancher notre soif insatiable et faire fleurir notre vie.

La Samaritaine soupire et dit :

« Un jour quelqu’un viendra et nous éclairera sur ces questions. »

Jésus répond :

« Ce moment est arrivé. Et celui que tu attends est en train de parler avec toi. »

La grande révélation est faite. Pas à l’héritière, mais à l’étrangère. Pas à l’élue, mais à l’hérétique. Pas à la croyante, mais à l’insatisfaite. L’alliance est offerte à la séparée, à l’exclue, à l’assoiffée.

La Samaritaine a disparu en courant derrière un nuage de poussière. Mais elle n’ira plus chercher de l’eau aux mêmes puits. Près de la margelle, elle a oublié sa vieille cruche. Jésus n’a plus soif non plus. Une source nouvelle vient de jaillir dans le désert. Il lui suffit de la voir déborder pour se sentir rafraîchi.

La femme, sur la place du village, persuade tous les habitants de se dépêcher vers la Source pour trouver l’Eau vive : elle sait bien que son flot naissant est capable d’alimenter le monde entier.

Dorénavant, le puits de Jacob sera appelé « la source de la Samaritaine. »

Rencontres Inoubliables

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