Читать книгу Les Thibault: Le Cahier gris - Roger Martin Du gard - Страница 3
I
ОглавлениеAu coin de la rue de Vaugirard, comme ils longeaient déjà les bâtiments de l’École, M. Thibault, qui pendant le trajet n’avait pas adressé la parole à son fils, s’arrêta brusquement:
— «Ah, cette fois, Antoine, non, cette fois, ça dépasse!! » Le jeune homme ne répondit pas.
L’École était fermée. Il était neuf heures du soir. Un portier entr’ouvrit le guichet.
— «Savez-vous où est mon frère?» cria Antoine. L’autre écarquilla les yeux.
M. Thibault frappa du pied.
— «Allez chercher l’abbé Binot.»
Le portier précéda les deux hommes jusqu’au parloir, tira de sa poche un rat-de-cave, et alluma le lustre.
Quelques minutes passèrent. M. Thibault, essoufflé, s’était laissé choir sur une chaise; il murmura de nouveau, les dents serrées:
— «Cette fois, tu sais, non, cette fois!»
— «Excusez-nous, Monsieur,» dit l’abbé Binot qui venait d’entrer sans bruit. Il était fort petit et dut se dresser pour poser la main sur l’épaule d’Antoine. «Bonjour, jeune docteur! Qu’y a-t-il donc?»
— «Où est mon frère?»
— «Jacques?»
— «Il n’est pas rentré de la journée!», s’écria M. Thibault, qui s’était levé.
— «Mais, où était-il allé?» fit l’abbé, sans trop de surprise.
— «Ici, parbleu! A la consigne!»
L’abbé glissa ses mains sous sa ceinture:
— «Jacques n’était pas consigné».
— «Quoi?»
— «Jacques n’a pas paru à l’École aujourd’hui.»
L’affaire se corsait. Antoine ne quittait pas du regard la figure du prêtre. M. Thibault secoua les épaules, et tourna vers l’abbé son visage bouffi, dont les lourdes paupières ne se soulevaient presque jamais:
— «Jacques nous a dit hier qu’il avait quatre heures de consigne. Il est parti, ce matin, à l’heure habituelle. Et puis, vers onze heures, pendant que nous étions tous à la messe, il est revenu, paraît-il: il n’a trouvé que la cuisinière; il a dit qu’il ne reviendrait pas déjeuner parce qu’il avait huit heures de consigne au lieu de quatre.»
— «Pure invention», appuya l’abbé.
— «J’ai dû sortir à la fin de l’après-midi», continua M. Thibault, «pour porter ma chronique à la Revue des Deux-Mondes. Le directeur recevait, je ne suis rentré que pour le dîner. Jacques n’avait pas reparu. Huit heures et demie, personne. J’ai pris peur, j’ai envoyé chercher Antoine qui était de garde à son hôpital. Et nous voilà.»
L’abbé pinçait les lèvres d’un air songeur. M. Thibault entr’ouvrit les cils, et décocha vers l’abbé puis vers son fils un regard aigu.
— «Alors, Antoine?»
— «Eh bien, père», fit le jeune homme, «si c’est une escapade préméditée, cela écarte l’hypothèse d’accident.»
Son attitude invitait au calme. M. Thibault prit une chaise et s’assit; son esprit agile suivait diverses pistes; mais le visage, paralysé par la graisse, n’exprimait rien.
— «Alors», répéta-t-il, «que faire?»
Antoine réfléchit.
— «Ce soir, rien. Attendre.»
C’était évident. Mais l’impossibilité d’en finir tout de suite par un acte d’autorité, et la pensée du Congrès des Sciences Morales qui s’ouvrait à Bruxelles le surlendemain, et où il était invité à présider la section française, firent monter une bouffée de rage au front de M. Thibault. Il se leva.
— «Je le ferai chercher partout par les gendarmes!» s’écria-t-il. «Est-ce qu’il y a encore une police en France? Est-ce qu’on ne retrouve pas les malfaiteurs?»
Sa jaquette pendait de chaque côté de son ventre; les plis de son menton se pinçaient à tout instant entre les pointes de son col, et il donnait des coups de mâchoire en avant, comme un cheval qui tire sur sa bride. «Ah, vaurien», songea-t-il, «si seulement une bonne fois il se faisait broyer par un train!» Et, le temps d’un éclair, tout lui parut aplani: son discours au Congrès, la vice-présidence peut-être... Mais, presque en même temps, il aperçut le petit sur une civière; puis, dans une chapelle ardente, son attitude à lui, malheureux père, et la compassion de tous... Il eut honte.
— «Passer la nuit dans cette inquiétude!» reprit-il à haute voix. «C’est dur, M. l’abbé, c’est dur, pour un père, de traverser des heures comme celles-ci.»
Il se dirigeait vers la porte. L’abbé tira les mains de sous sa ceinture.
— «Permettez», fit-il, en baissant les yeux.
Le lustre éclairait son front à demi-mangé par une frange noire, et son visage chafoin, qui s’amincissait en triangle jusqu’au menton. Deux taches roses parurent sur ses joues.
— «Nous hésitions à vous mettre, dès ce soir, au courant d’une histoire de votre garçon, — toute récente d’ailleurs, — et bien regrettable... Mais, après tout, nous estimons, qu’il peut y avoir là quelques indices... Et si vous avez un instant, Monsieur...»
L’accent picard alourdissait ses hésitations. M. Thibault, sans répondre, revint vers sa chaise et s’assit lourdement, les yeux clos.
— «Nous avons eu, Monsieur», poursuivit l’abbé, «à relever ces jours derniers contre votre garçon des fautes d’un caractère particulier... des fautes particulièrement graves... Nous l’avions même menacé de renvoi. Oh, pour l’effrayer, bien entendu. Il ne vous a parlé de rien?»
— «Est-ce que vous ne savez pas comme il est hypocrite? Il était silencieux comme d’habitude!»
— «Le cher garçon, malgré de sérieux défauts, n’est pas foncièrement mauvais», rectifia l’abbé. «Et nous estimons qu’en cette dernière occasion, c’est surtout par faiblesse, par entraînement, qu’il a péché: l’influence d’un camarade dangereux, comme il y en a tant à Paris, d’un de ces malheureux garçons pervertis...»
M. Thibault coula vers le prêtre un coup d’œil inquiet.
— «Voici les faits, Monsieur, dans l’ordre: c’est jeudi dernier...» Il se recueillit une seconde, et reprit sur un ton presque joyeux: «Non, pardon, c’est avant-hier, vendredi, oui, vendredi matin pendant la grande étude. Un peu avant midi, nous sommes entrés dans la salle, rapidement comme nous faisons toujours...» Il cligna de l’œil du côté d’Antoine: «Nous tournons le bouton sans que la porte bouge, et nous ouvrons d’un seul coup.
«Donc, en entrant, nos yeux tombent sur l’ami Jacquot, que nous avons précisément placé bien en face de notre porte. Nous allons à lui, nous déplaçons son dictionnaire. Pincé! Nous saisissons le volume suspect: un roman traduit de l’italien, d’un auteur dont nous avons oublié le nom: Les Vierges aux Rochers.
— «C’est du propre!» cria M. Thibault.
— «L’air gêné du garçon semblait cacher autre chose: nous avons l’habitude. L’heure du repas approchait. A l’appel de la cloche, nous prions le maître d’étude de conduire les élèves au réfectoire, et, restés seuls, nous levons le pupitre de Jacques; deux autres volumes: Les Confessions de J.-J. Rousseau; et, ce qui est plus déshonnête encore, excusez-nous, Monsieur, un ignoble roman de Zola: La faute de l’abbé Mouret.»
— «Ah, le vaurien!»
— «Nous allions refermer le pupitre, quand l’idée nous vient de passer la main par derrière la rangée des livres de classe; et nous ramenons un cahier de toile grise, qui, au premier abord, nous devons le dire, n’avait aucun caractère clandestin. Nous l’ouvrons, nous parcourons les premières pages...» L’abbé regarda les deux hommes de ses yeux vifs et sans douceur: «Nous étions édifiés. Aussitôt nous avons mis notre butin en sûreté, et pendant la récréation de midi, nous avons pu l’inventorier à loisir. Les livres, soigneusement reliés, portaient au dos, en bas, une initiale: F. Quant au cahier gris, la pièce capitale — la pièce à conviction — c’était une sorte de carnet de correspondance; deux écritures très différentes: celle de Jacques, avec sa signature J.; et une autre, que nous ne connaissions pas, dont la signature était un D majuscule.» Il fit une pause et baissa la voix: «Le ton, la teneur des lettres, ne laissaient, hélas! aucun doute sur la nature de cette amitié. A ce point, Monsieur, que nous avons pris un instant cette écriture ferme et allongée pour celle d’une jeune fille, ou, pour mieux dire, d’une femme... Enfin, en analysant les textes, nous avons compris que cette graphie inconnue était celle d’un condisciple de Jacques, non pas d’un élève de notre maison, grâce à Dieu, mais d’un gamin que Jacques rencontrait sans doute au lycée. Afin d’en avoir confirmation, nous nous sommes rendus le jour même auprès du censeur, — ce brave M. Quillard», dit-il en se tournant vers Antoine; «c’est un homme inflexible et qui a la triste expérience des internats. L’identification a été immédiate. Le garçon incriminé, qui signait D., est un élève de troisième, un camarade de Jacques, et se nomme Fontanin, Daniel de Fontanin.»
— «Fontanin! Parfaitement!» s’écria Antoine. «Tu sais, père, ces gens qui habitent Maisons-Laffitte, l’été, près de la forêt? En effet, en effet, plusieurs fois cet hiver en rentrant le soir, j’ai surpris Jacques lisant des livres de vers que lui avait prêtés ce Fontanin.»
— «Comment? Des livres prêtés? Est-ce que tu n’aurais pas dû m’avertir?»
— «Ça ne me semblait pas bien dangereux», répliqua Antoine, en regardant l’abbé comme pour lui tenir tête; et, tout à coup, un sourire très jeune, qui ne fit que passer, éclaira son visage méditatif. «Du Victor Hugo», expliqua-t-il, «du Lamartine. Je lui confisquais sa lampe pour le forcer à s’endormir.»
L’abbé tenait sa bouche coulissée. Il prit sa revanche:
— «Mais voilà qui est plus grave: ce Fontanin est protestant.»
— «Eh, je sais bien!» cria M. Thibault, accablé.
— «Un assez bon élève, d’ailleurs», reprit aussitôt le prêtre, afin de marquer son équité. «M. Quillard nous a dit: “C’est un grand, qui paraissait sérieux; il trompait bien son monde! La mère aussi avait l’air d’être bien.”»
— «Oh, la mère, la mère...», interrompit M. Thibault. «Des gens impossibles, malgré leurs airs dignes! A Maisons, personne ne les reçoit; c’est tout juste si on les salue. Ah, ton frère peut se vanter de bien choisir ses relations!»
— «Relations périlleuses», soupira l’abbé; «on sait de reste ce que cache la gravité des protestants!»
«Quoiqu’il en soit nous sommes revenus du lycée parfaitement édifiés. Et nous nous apprêtions à ouvrir une instruction en règle, quand, hier, samedi, au début de l’étude du matin, l’ami Jacquot a fait irruption dans notre cabinet. Irruption, littéralement. Il était tout pâle; il avait les dents serrées. Il nous a crié, dès la porte, sans même nous dire bonjour: “On m’a volé des livres, des papiers!...” Nous lui avons fait remarquer que son entrée était fort inconvenante. Mais il n’écoutait rien. Ses yeux, si clairs d’habitude, étaient devenus foncés de colère: “C’est vous qui m’avez volé mon cahier, criait-il, c’est vous!” Il nous a même dit, ajouta l’abbé avec un sourire niais: “Si vous osez le lire, je me tuerai!” Nous avons essayé de le prendre par la douceur. Il ne nous a pas laissé parler: “Où est mon cahier? Rendez-le-moi! Je casserai tout jusqu’à ce qu’on me le rende!” Et avant que nous ayons pu l’en empêcher, il saisissait sur notre bureau un presse-papier de cristal, — vous le connaissez, Antoine? c’est un souvenir que d’anciens élèves nous avaient rapporté du Puy-de-Dôme — et il le lançait à toute volée contre le marbre de la cheminée. — C’est peu de chose», se hâta d’ajouter l’abbé, pour répondre au geste confus de M. Thibault; «nous vous donnons ce détail terre-à-terre, pour vous montrer jusqu’à quel degré d’exaltation votre cher garçon était parvenu. Là-dessus il se roule sur le parquet, en proie à une véritable crise nerveuse. Nous avons pu nous emparer de lui, le pousser dans une petite cellule de récitation, contiguë à notre cabinet, et l’enfermer à double tour.»
— «Ah», dit M. Thibault en levant les poings, «il y a des jours où il est comme possédé! Demandez à Antoine: est-ce que nous ne lui avons pas vu, pour une simple contrariété, de tels accès de fureur, qu’il fallait bien céder, il devenait bleu, les veines du cou se gonflaient, il aurait étranglé de rage!»
— «Ça, tous les Thibault sont violents», constata Antoine; et il paraissait en avoir si peu de regret, que l’abbé crut devoir sourire avec complaisance.
— «Lorsque nous avons été le délivrer, une heure plus tard», reprit-il, «il était assis devant la table, la tête entre les mains. Il nous a jeté un regard terrible; ses yeux étaient secs. Nous l’avons sommé de nous faire des excuses; il ne nous a pas répondu. Il nous a suivi docilement dans notre cabinet, les cheveux emmêlés, les yeux à terre, l’air têtu. Nous lui avons fait ramasser les débris du malheureux presse-papier, mais sans obtenir qu’il desserrât les dents. Alors, nous l’avons conduit à la chapelle, et nous avons cru séant de le laisser là, seul avec le bon Dieu, pendant une grande heure. Puis nous sommes venu nous agenouiller à son côté. Il nous a semblé, à ce moment-là, que peut-être il avait pleuré; mais la chapelle était obscure, nous n’oserions l’affirmer. Nous avons récité à mi-voix une dizaine de chapelet; puis nous l’avons sermonné; nous lui avons représenté le chagrin de son père, lorsqu’il apprendrait qu’un mauvais camarade avait compromis la pureté de son cher garçon. Il avait croisé les bras et tenait la tête levée, les yeux fixés vers l’autel, comme s’il ne nous entendait pas. Voyant que cette obstination se prolongeait, nous lui avons enjoint de retourner à l’étude. Il y est resté jusqu’au soir, à sa place, les bras toujours croisés, sans ouvrir un livre. Nous n’avons pas voulu nous en apercevoir. A sept heures, il est parti comme de coutume, — sans venir nous saluer, cependant.
«Voilà toute l’histoire, Monsieur», conclut le prêtre avec un regard fort animé. «Nous attendions, pour vous mettre au courant, d’être renseigné sur la sanction prise par le censeur du lycée contre le triste sire qui s’appelle Fontanin: renvoi pur et simple, sans doute. Mais, en vous voyant inquiet ce soir...»
— «Monsieur l’abbé», interrompit M. Thibault, essoufflé comme s’il venait de courir, «je suis atterré, ai-je besoin de vous le dire! Quand je songe à ce que de pareils instincts peuvent nous réserver encore... Je suis atterré», répéta-t-il, d’une voix songeuse, presque basse; et il demeura immobile, la tête en avant, les mains sur les cuisses. N’eût été le tremblement à peine visible, qui, sous la moustache grise, agitait sa lèvre inférieure et sa barbiche blanche, ses paupières baissées lui eussent donné l’air de dormir.
— «Le vaurien!» cria-t-il soudain, en lançant sa mâchoire en avant; et le regard incisif qui, à ce moment-là, jaillit entre les cils, marquait assez que l’on se fût mépris en se fiant trop longtemps à son apparente inertie. Il referma les yeux et tourna le corps vers Antoine. Le jeune homme ne répondit pas tout de suite; il tenait sa barbe dans sa main, fronçait les sourcils et regardait à terre:
— «Je vais passer à l’hôpital pour qu’on ne compte pas sur moi demain», fit-il; «et, dès la première heure, j’irai questionner ce Fontanin.»
— «Dès la première heure?» répéta machinalement M. Thibault. Il se mit debout. «En attendant, c’est une nuit blanche», soupira-t-il, et il se dirigea vers la porte.
L’abbé le suivit. Sur le seuil, le gros homme tendit au prêtre sa main flasque:
— «Je suis atterré», soupira-t-il, sans ouvrir les yeux.
— «Nous allons prier le bon Dieu pour qu’il nous assiste tous», dit l’abbé Binot avec politesse.
Le père et le fils firent quelques pas en silence. La rue était déserte. Le vent avait cessé, la soirée était douce. On était dans les premiers jours de mai.
M. Thibault songeait au fugitif. «Au moins s’il est dehors, il n’aura pas trop froid.» L’émotion amollit ses jambes. Il s’arrêta et se tourna vers son fils. L’attitude d’Antoine lui rendait un peu d’assurance. Il avait de l’affection pour son fils aîné; il en était fier; et il l’aimait particulièrement ce soir, parce que son animosité vis-à-vis du cadet s’était accrue. Non qu’il fût incapable d’aimer Jacques: il eût suffi que le petit lui procurât quelque satisfaction d’orgueil, pour éveiller sa tendresse; mais les extravagances et les écarts de Jacques l’atteignaient toujours au point le plus sensible, dans son amour-propre.
— «Pourvu que tout cela ne fasse pas trop d’esclandre!» grogna-t-il. Il se rapprocha d’Antoine, et sa voix changea: «Je suis content que tu aies pu être relevé de ta garde, cette nuit», fit-il. Il était intimidé du sentiment qu’il exprimait. Le jeune homme, plus gêné encore que son père, ne répondit pas.
— «Antoine... Je suis content de t’avoir près de moi ce soir, mon cher», murmura M. Thibault, en glissant, pour la première fois peut-être, son bras sous celui de son fils.