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Ned Grey.

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Ned Grey avait eu sa bonne part d’aventures pendant les sept semaines de vacances, qui venaient de finir: il avait fait plusieurs voyages aux côtes de Normandie, échappé à deux ou trois croiseurs français après une course marquée par d’émouvantes péripéties, et voilà qu’à cette série d’événements venaient s’ajouter encore la perte du cotre et le sauvetage du «négrillon», comme on l’appelait à l’Anse aux Sables.

Notre jeune héros était le premier du village pour tous les exercices du corps. Il eût fallu aller bien loin sur la côte pour trouver parmi ceux de son âge plus vigoureux nageur, matelot plus intrépide ou plus habile pêcheur. Marie aimait son fils adoptif avec une tendresse toute maternelle, et certes elle en était bien récompensée par l’affection profonde de son jeune pupille. Elle le garda près d’elle jusqu’à sa dixième année, et lui apprit à lire et à écrire; mais, il faut l’avouer, son jeune disciple s’occupait de son ardoise et de ses cahiers avec beaucoup moins d’enthousiasme que lorsqu’il s’agissait de tendre des lignes ou de fabriquer des filets et des engins pour pêcher les homards et les crabes, qui fourmillent sur ces côtes rocailleuses. Son adresse faisait grand honneur aux leçons de Paul Grey. Marie dut reconnaître qu’il fallait songer à de plus sérieuses études: le temps était venu de remettre Édouard au docteur Jones, et de se résigner désormais à la solitude de sa petite maison.

La mère ne se sépara pas de son enfant sans le préparer, par quelques enseignements simples et graves, à la nouvelle existence qui s’ouvrait devant lui. Elle voulait, disait-elle, que son fils eût trop de fierté pour mentir ou commettre une action honteuse, qu’il fût scrupuleusement honnête dans sa conduite, et lui recommanda de n’être point fanfaron et batailleur, mais aussi de ne pas «se laisser marcher dessus» par de mauvais camarades.

Ned quitta donc pour le toit du pasteur Jones ceux qu’il croyait encore ses parents. La douceur et l’affection de ses nouveaux hôtes ne l’empêchèrent pas de sentir la différence entre l’école et la paisible demeure où il avait été élevé. Il soupirait après la maison blanche; parfois il lui semblait sentir les bras de sa mère autour de sa taille, et ses chauds baisers sur sa joue.... Tous ses tendres avis lui revenaient alors à la mémoire, et il se remettait à sa tâche avec une nouvelle ardeur.

Quatre ans s’écoulèrent ainsi. Ned était devenu le meilleur élève du docteur Jones, et, même parmi les écoliers plus âgés, il n’avait aucun rival à la course ou au criquet. Tous ses condisciples l’aimaient, à l’exception pourtant de James Stevens, fils du plus riche propriétaire de l’endroit. Les efforts de Ned pour gagner son affection échouèrent successivement devant la basse jalousie de son camarade; celui-ci, en effet, ne lui pardonnait pas d’être le premier à tous les jeux qui demandent la force ou l’adresse. M. Jones ne s’abusait pas sur le compte de James, et depuis longtemps le connaissait pour un fieffé menteur: il l’eût déjà chassé sans la crainte de déplaire à M. Stevens, l’homme influent du pays.

Stoke est situé non loin de la mer, à deux lieues environ de l’Anse aux Sables. Le jour de la rentrée des classes, Paul Grey, qui partait pour la pêche, offrit à Ned de le prendre à son bord et de le déposer sur la côte, vis-à-vis de la maison du docteur. Le jeune homme embrassa tendrement sa mère, et, avec l’aide de Tom, descendit sa malle sur la berge; il la plaça dans le canot que le lougre prit à la remorque, puis, par une jolie brise, ils sortirent du port, faisant force signes d’adieux à Marie, qui les regardait de sa terrasse.

En trois quarts d’heure ils étaient arrivés. Un matelot chargea la malle sur ses épaules, et Ned prit le sentier bien connu qui grimpe la barrière de rochers derrière laquelle se trouve le village tapi dans le creux d’un petit vallon, son antique clocher dominant seul la sombre verdure des bois. Du haut de la falaise, Ned regardait çà et là étinceler au soleil le joli ruisseau où il pêchait des truites les après-midi de congé ; il le voyait disparaître parfois entre les roches de calcaire gris ou rouge, aux cimes frangées de taillis épais parsemés de chênes énormes; ailleurs, l’eau, unie comme une glace, s’endormait dans les profonds et noirs bassins, où, à chaque détour de sa route, le torrent s’était creusé un lieu de repos. Franchissant le pont rustique formé d’un arbre couché en travers, Ned passa par la prairie qui longeait la grande route, et arriva à l’église, près de laquelle était bâtie la cure, ancien édifice à pignons, à volets en treillis et tout revêtu de lierre, si ce n’est dans les endroits où le bignonia et le myrte tapissaient les murailles. Dans les jardins, entretenus avec le plus grand soin, un ruisselet babillard courait au milieu de vertes pelouses encadrant des massifs de fleurs; sur le bord de l’eau, les ondulations primitives du sol s’aplanissaient en terrasses gazonnées. Ned s’était approprié un des siéges rustiques placés à l’ombre des vieux mûriers; c’est là qu’il venait lire pendant la chaleur du jour, lorsque M. Jones permettait aux élèves l’entrée de son jardin réservé. Le matelot fit le tour de la maison pour sonner à la petite porte, mais son compagnon ouvrit la barrière afin d’arriver plus vite en traversant la pelouse. Ce bruit fit tressaillir une charmante jeune fille assise sur le banc favori de Ned; elle laissa tomber le livre qu’elle lisait.

«Ah! comme vous m’avez fait peur! J’en étais précisément à l’histoire du Prince Noir, Édouard Plantagenet, et je me demandais si on l’appelait aussi Ned quand il était de notre âge!

— Je suis désolé de vous avoir effrayée, Édith! Pardonnez-moi, je vous prie.

— Oh! oui! reprit-elle en riant; votre crime n’est point bien noir! Papa et maman vont être tout heureux de votre retour; vous savez combien ils vous aiment! Venez avec moi, nous trouverons sans doute mon père dans son cabinet.

Édith Jones était née un mois après la nuit terrible où Ned Grey fut jeté sur le rivage. On avait souvent parlé devant elle de cet événement extraordinaire, et dès son enfance elle ressentait une profonde sympathie pour le héros de cette histoire. M. et Mme Jones traitaient Ned comme leur enfant, et leur fille unique, Édith, l’avait toujours regardé comme un frère. Lorsqu’ils marchaient côte à côte, on eût certes pu les croire jumeaux. Édith était fort grande pour son âge; la chevelure ondée qui flottait sur ses épaules en masses épaisses présentait les teintes dorées de celle de son jeune compagnon; comme lui, elle avait les yeux grands et bleus, les traits délicats, la peau éblouissante, mieux encore, le cœur honnête, l’âme généreuse.

«Voici Ned revenu, papa; regardez-le: il est bronzé comme un vrai bohémien!

— Ah! mon garçon, dit le professeur, nous étions tous tristes sans vous! jusqu’au canari qui ne veut plus chanter quand vous prenez vos vacances! Comment se portent vos parents?»

Ned lui transmit les messages de sa famille, et raconta le sauvetage de Tom. Les yeux d’Édith brillaient de plaisir.

«Où est-il? Oh! Ned, comme je voudrais voir un nègre! Et vous aime-t-il bien, vous qui l’avez sauvé ?

— S’il m’aime? ah certes! J’ai entendu assurer que les nègres n’ont pas de cœur, mais nous n’avons Tom que depuis quelques jours, et il aime mon père et ma mère comme un chien.

— Comme un chien! Ned, pouvez-vous parler ainsi?»

A ce moment, la porte entrebâillée fut poussée avec violence: elle s’ouvrit toute grande; un énorme terre-neuve, au poil noir, bondit dans la chambre, sauta sur Ned et faillit le renverser en lui plaçant ses pattes sur les épaules pour lui lécher la figure.

«A bas, Néron! à bas! cria Édith.

— Mon pauvre chien! dit Ned, lui rendant caresse pour caresse, et passant sa main sur sa tête et son cou. Ne le chassez pas! Néron! mon vieux! d’où sais-tu que je suis arrivé ? Je voudrais, Édith, que tous les hommes fussent bons comme ce chien. Tom est bon, j’en suis sûr, et Tom et Néron sont noirs; seulement celui-ci n’a pas le poil laineux.»

Édith souriait, à moitié convaincue.

Mme Jones entra précipitamment dans la chambre. C’était une femme de trente-huit ans environ. Elle paraissait en proie à une violente émotion, et ne put que serrer la main de Ned, tout en disant à son mari:

«Mon ami! il se passe de terribles choses dans la salle d’étude: ce misérable Stevens! je t’en prie, mets-le immédiatement à la porte! il a tué Norris, ou peu s’en faut: il vient de lui donner un coup de couteau!»

Ils s’élancèrent dans l’école où les élèves se pressaient autour du blessé, étendu par terre, sans connaissance, tout pâle, la tête soutenue par un maître d’étude. On avait envoyé chercher le médecin, mais l’eau froide et l’alcali suffirent pour ranimer le jeune homme. James Stevens, désarmé par ses camarades, les bras garrottés derrière le dos, regardait d’un air sombre. Lourd et mal bâti, quoique d’une taille élevée, le teint blafard, les traits grossiers, la peau tachée de rousseurs, les cheveux jaunâtres et crépus, c’était en somme un assez vilain garçon; ses lèvres très-minces, sa bouche largement fendue, rendaient encore sa physionomie plus repoussante.

Le docteur arriva; l’hémorragie avait alarmé les assistants; mais en réalité la blessure ne présentait guère de danger. La lame du couteau, en pénétrant dans l’épaule, s’était arrêtée sur un os.

«Maintenant, dit le médecin après avoir soigneusement réuni les lèvres de la plaie au moyen de taffetas gommé, assez joué du couteau comme ça, ou, comme dit Virgile dans le premier vers de l’Énéide, arma cano, je m’arme de ma canne, virumque, et nous verrons!»

M. Jones avait rarement recours aux punitions corporelles, d’un usage si général clans les écoles d’Angleterre; mais dans cette circonstance ses hésitations ne furent pas longues. Il ordonna au coupable de s’avancer au milieu de la chambre.

«Ce n’est pas ma faute, balbutia-t-il lâchement. Je taillais un bâton, Norris a voulu me le prendre, et il est tombé sur le couteau.»

C’était un insigne mensonge, et la canne du docteur, rendue encore plus lourde par la colère, allait s’abattre sur les épaules du criminel, lorsque le blessé lui-même se leva pour intercéder en sa faveur. Édith arrêta le bras de son père.

«James Stevens, dit celui-ci, vous êtes la honte de l’école et le désespoir de votre famille; j’ai pardonné quelquefois, j’ai puni souvent, espérant que vous vous corrigeriez un jour. Et à cinq ans de patience vous répondez par un acte à la fois lâche et cruel que vous couronnez encore par un mensonge! Voyons, je vous laisse à choisir: voulez-vous vous soumettre au châtiment, demander pardon à votre camarade et essayer de vous mieux conduire à l’avenir, ou dois-je vous chasser à l’instant de ma maison?

— Je hais l’école, grommela James Stevens; je préfère m’en aller!»

Un murmure de mépris s’éleva de la foule des élèves; le docteur Jones, pâle d’émotion, réfléchissait avec douleur au triste résultat de toutes les peines qu’il avait prises pour ce misérable enfant.

«Détachez ses bras! dit-il enfin. Montez dans votre chambre, Stevens, et faites votre malle pendant que j’écris à votre père.»

Le coupable quitta la salle au milieu des huées de ses camarades; Ned Grey et le petit Norris seuls s’abstinrent de prendre part à cette manifestation. Édith se retira et M. Jones retourna tristement dans son cabinet.

James empila ses effets à la hâte, et, décidé à ne faire d’adieux à personne, il descendit au jardin pour attendre le cabriolet qui devait l’emmener. Édith le vit sortir, et, dans l’espoir de toucher ce cœur de pierre, elle suivit Stevens pour l’engager encore à demander pardon et à se réconcilier avec Norris.

De son côté, le généreux Ned avait quitté la classe pour tenter un dernier effort auprès de celui qui toujours s’était montré son ennemi; il voulait le supplier de faire des excuses et de recevoir en homme de cœur la punition méritée. En coupant au plus court pour atteindre son camarade qui venait de disparaître dans les arbres, il aperçut Édith: évidemment elle aussi cherchait James Stevens.

«Que vient-elle faire ici? Pourquoi prend-elle tant d’intérêt à ce gredin? murmura-t-il, toute sa compassion se changeant maintenant en colère.»

Il entendit des voix derrière un massif d’arbustes. Stevens répliquait rudement:

«Je voudrais que ce couteau eût traversé les côtes de Ned Grey!»

En quelques secondes, il avait franchi tous les obstacles et se trouvait devant eux sur la pelouse.

«Les côtes de Ned Grey? lâche animal que tu es, criait-il en jetant sa veste et son gilet. Essaye un peu, pour voir 1 Ah! c’est bon pour le petit Norris, mais tu n’oses pas me toucher, capon! Aligne-toi, et vite! Et vous, Édith, mettez-vous de côté, dit-il d’un ton si éloigné de la douceur avec laquelle il lui parlait toujours, qu’elle sentit ses yeux se remplir de larmes. A bas la veste!» cria-t-il à James qui ne paraissait pas trop impatient d’en venir aux mains; une minute après cependant, ils se trouvaient vis-à-vis l’un de l’autre, tout prêts à commencer le combat.

Stevens avait certainement pour lui la vigueur et la masse du corps; mais son adversaire était plus souple et plus leste; tous deux méritaient leur réputation de boxeurs de première force.

La lutte fut longue et savante: malgré toute sa colère, Ned ne perdait pas son sang-froid; il tournait lentement autour de son adversaire en guettant l’occasion favorable. Se couvrant de la main gauche, la main droite prête à l’action, calculant chacun de ses pas, pendant que son adversaire se tenait encore sur la défensive, il fit soudain de sa main gauche une feinte que James essaya de parer; mais il reculait bientôt en chancelant sous l’énorme coup de poing que la main droite de Ned venait de lui décocher en pleine poitrine. Sans perdre une seconde, la main gauche lui tombait à son tour entre les deux yeux, et envoyait Stevens rouler sur le gazon. Tremblant de rage, il se releva tout à coup, et sans aucun souci des règles de la lutte, la tête baissée et protégée par son bras recourbé, il s’élança sur son adversaire, el sa main droite se détendant comme un ressort lui détacha un horion qui l’atteignit à l’oreille et le jeta de coté à moitié étourdi. Mais, avec une rare présence d’esprit, Ned fit quelques pas en arrière, et ses deux mains à la hauteur de sa tête, il se contenta de parer jusqu’à ce qu’il fût un peu remis et que les bourdonnements eussent cessé.

«Arrêtez! cria Édith. Ned! Stevens! cher Ned! arrêtez! C’est moi qui vous en prie!»

Ému de cet appel, Ned se retourna un instant vers la jeune fille. Stevens en profita pour lui assener un coup terrible sur la figure.

«Pas un mot, Édith, jusqu’à ce que je donne à ce brutal une leçon de politesse!»

Ses joues brûlaient, ses forces étaient doublées par la colère; il repoussa une attaque, et, levant à la fois ses deux poings fermés, il les laissa retomber comme une massue sur James, qui recula de plusieurs pas. Celui-ci se préparait à essayer encore de la botte qui lui avait si bien réussi une première fois; mais Ned se détourna soudain et l’atteignit au-dessus du nez, puis, passant à gauche avec la même agilité, le lança sur la pelouse par un coup bien appliqué sur l’oreille. James resta gisant par terre.

«Lève-toi! criait Ned. Recommençons, je suis prêt!»

Stevens se mit sur son séant avec effort; les gouttes de sang tombaient de son nez meurtri.

«Ned! c’est assez, il est vaincu!» dit Édith.

Mais à ces paroles l’orgueil de James l’emporta sur sa lâcheté habituelle, et tête baissée, comme un taureau furieux, il se jeta sur son adversaire. Ned eut le temps de faire un saut de côté, et, lui entourant le cou du bras gauche, le maintint un instant dans une position des plus désagréables, compliquée encore par une grêle de bourrades sur la figure.

«Je me rends!» cria Stevens d’une voix faible.

Ned lâcha son antagoniste. Le combat était fini. On entendait le bruit des roues de la voiture qui venait chercher James.

La lutte, il faut le dire, n’avait pas embelli nos deux adversaires: le savon et l’eau fraîche devaient suffire pour en enlever les traces du visage de Ned, mais la figure de Stevens était parsemée de taches qui, de jaunes, rouges ou bleues, allaient en quelques heures passer au noir.

«Faisons la paix, Stevens! et Ned s’avançait pour lui offrir la main. Nous nous étions battus déjà, et j’espérais que vous étiez réconcilié avec moi; vous quittez l’école, ne nous séparons pas en ennemis.

— Bien, Ned, dit Édith, qui ramassait sur le gazon la veste et le gilet de son jeune ami; une bonne poignée de main, et que tout soit oublié, puis vous irez vous laver la figure. Stevens! il en est temps encore, demandez pardon à mon père!»

Pendant quelques secondes, James arrêta ses yeux sur la jolie Édith: il paraissait hésiter, mais son détestable caractère l’emporta sur ce bon mouvement.

«Non, Édith, reprit-il d’une voix boudeuse; je vous aime, vous, mais je déteste l’école, et vous, Ned Grey, je vous détesterai toujours,» ajouta-t-il en jetant un mauvais regard sur la belle figure de son vainqueur.

Ned eût été moins blessé d’avoir eu le dessous dans la lutte que d’entendre son rival repousser ainsi ses avances.

La lutte.


«Venez, Édith, venez! votre père va être bien mécontent! mais je prends tout sur moi. Vous êtes témoin que Stevens a refusé de faire la paix.»

Mais Édith ne voulut pas le suivre; elle ne renonçait pas encore à tout espoir d’adoucir cette nature revêche. James lui serra la main.

«Adieu, Édith; je hais tout le monde, excepté vous, et même je ne puis vous souffrir, quand il m’arrive de penser que vous préférez Ned Grey!

— Adieu, Stevens, répondit-elle froidement; j’espère que vous deviendrez meilleur.» Et toute triste d’avoir échoué, elle retourna à la maison, pendant crue James montait dans la voiture qui le ramenait chez lui.

L'enfant du naufrage

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