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La mère Lie.

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Douze ans s’étaient écoulés depuis la tempête du mois d’août 1791; à peine aurait-on pu remarquer quelques changements dans le village de l’Anse aux Sables: les gamins d’autrefois étaient devenus des hommes, les fillettes connaissaient les tracas de la famille, mais, sauf quelques décès parmi les vieillards, la population adulte se trouvait à peu près la même. — Les myrtes du jardin formaient d’énormes touffes autour de la maisonnette du rocher, et Marie, aussi charmante que jadis, mais avec une physionomie plus soucieuse, était assise devant sa porte, tricotant un cache-nez, et jetant de temps à autre un long et anxieux regard sur la mer. — Le profond silence qui régnait sur la terrasse, l’absence d’une foule de petites bagatelles montraient bien qu’il n’y avait pas d’enfants dans la maisonnette, et les matrones du village se rappelaient l’imprécation de mère Lie:

«Tu n’auras jamais d’autre fils, Marie Grey, que celui que vient de te jeter le naufrage!»

Le soleil descendait sur l’horizon, la petite baie était déserte: on voyait bien quelques canots tirés à sec sur la grève, auprès des filets étendus, mais pas une barque ne ridait de son sillage les belles eaux bleues, et nulle part on n’apercevait le joli lougre de Paul Grey. —Soudain Marie tressaillit en entendant rouler les cailloux du petit sentier; un homme au teint hâlé, à la tournure martiale, entra dans le jardin; il portait l’uniforme de la douane, et sa manche gauche était épinglée sur l’épaule.

«Bonsoir, madame; êtes-vous seule? Je voudrais vous dire deux mots.

— Ah! mon bon ami, c’est vous! Je suis heureuse de cette visite, je me sens toute triste ce soir; mon mari devrait être de retour depuis hier; le vent est bon, et cependant je ne vois point le lougre! Paul m’avait promis de rentrer le lendemain, et voici le troisième jour!»

Le capitaine Smart paraissait préoccupé.

«Chère madame, dit-il, pardonnez-moi de vous alarmer, mais, comme je suis votre plus vieil ami, j’ai voulu vous dire de quoi il s’agit: un croiseur de la douane est chargé de saisir la Jeune-Marie, et à cette heure-ci donne la chasse à Paul ou l’a déjà capturé : on accuse votre mari de faire la contrebande. Je l’ai souvent averti: ce qui, vous me permettrez de le dire, est passablement contraire à mon devoir d’officier des douanes; mais, je vous en supplie, s’il échappe cette fois, empêchez-le de recommencer: il court vers sa ruine.»

Marie hocha la tête.

«Hélas! capitaine, ai-je bien sur lui la même influence qu’autrefois? Il est toujours bon et affectueux, mais je sens que je ne suis plus de moitié dans tous ses secrets. Je vous remercie de vos conseils; mais si Paul est déjà pris, à quoi peuvent-ils lui servir? Dites-moi ce que vous savez.

— Eh bien! nous sommes en guerre avec la France, mais les contrebandiers des deux nations ont su conserver la paix et se rencontrent en mer pour échanger leurs marchandises; les Français emportent nos produits, tandis que nos soi-disant pêcheurs introduisent dans le pays les eaux-de-vie, les étoffes de soie, les dentelles et autres articles sujets à des droits énormes. Depuis longtemps on soupçonnait Paul Grey, mais la semaine dernière on a eu des données positives, et le croiseur vient de recevoir l’ordre de poursuivre le lougre et de le saisir s’il porte des objets prohibés.»

Ce que disait le garde-côte n’était pas précisément une nouvelle pour Marie. A cette époque, nombre de personnes ne voyaient rien de déshonorant dans la profession de contrebandier, et l’amour-propre de la jeune femme se révolta en entendant considérer comme probable la capture du petit navire.

«Vous en parlez bien à votre aise, capitaine, mais ce ne sont point vos mauvais cotres qui peuvent atteindre la Jeune-Marie; il n’est pas encore sorti du chantier celui qui la vaincra à la course! Et d’ailleurs qui oserait mettre la main sur Paul?»

Joe Smart sourit de sa vivacité, et se leva pour prendre congé.

«Rien ne vaut un vieil ami, chère madame Grey; j’ai cru bien faire de vous prévenir. A Dieu ne plaise maintenant que votre mari me force à agir contre lui! Adieu, et puisse-t-il avoir bonne chance!»

Il disparut, et Marie se reprit à interroger l’horizon du regard, tout en réfléchissant aux paroles de son visiteur. La fraude opérée sur une petite échelle lui inspirait juste autant de remords qu’une dame en éprouve à passer à la frontière une douzaine de paires de gants; mais les avertissements du capitaine venaient de lui montrer que son mari était lancé dans la contrebande beaucoup plus sérieusement qu’elle ne l’avait cru. Se livrant peu à peu à son goût pour les aventures, Paul se laissait en effet engager très-loin dans ce trafic illicite, et, scrupuleusement honnête pour tout le reste, il ne pensait pas commettre un bien grand crime en empêchant quelques écus de tomber dans les caisses du fisc. — Sa connaissance parfaite des côtes et son entente de la manœuvre, jointes aux qualités nautiques de la Jeune-Marie, en faisaient le plus habile contrebandier de Cornouailles; il avait restitué la somme empruntée au capitaine et se trouvait maintenant le seul propriétaire de son lougre, que montaient huit matelots choisis.

Marie n’était pas dans le secret de ses courses, mais de temps à autre elle le voyait revenir portant des ballots qu’il disait simplement avoir achetés dans les bateaux français sans en payer les droits; il déposait ces marchandises dans une profonde caverne creusée dans le rocher, et où l’on pénétrait par la cuisine. — Un des bahuts placés le long de la falaise qui formait le mur d’appui en masquait parfaitement l’ouverture; mais on n’avait qu’à tirer un verrou pour que le meuble tout entier tournât sur une charnière, ouvrant ainsi l’accès de la galerie. L’entrée de celle-ci avait juste la dimension de l’armoire, mais s’élargissait peu à peu, jusqu’à former, à une distance d’une dizaine de mètres, une chambre de vingt pieds carrés. C’est là que Marie conservait la caisse renfermant le cachemire et les bijoux, le sac de guinées et un petit médaillon passé dans une mince chaîne d’or qu’elle avait trouvé en déshabillant l’enfant.

Le soleil plongeait déjà à moitié derrière les flots qu’il embrasait de ses rouges lueurs; bien loin sur la mer, une voile s’illumina un instant aux clartés de cet incendie, puis la teinte brillante se changea en gris sombre et tout s’évanouit, pendant que l’épouse inquiète interrogeait encore l’horizon ténébreux et se demandait si ses yeux n’avaient pas été dupes d’une illusion. La brise soufflait de mer, une nuit sans lune ni étoiles venait de succéder au crépuscule.

Marie alluma sa lampe, la suspendit à la croisée et posa deux chandelles sur la table. «Il les verra de loin, pensait-elle, l’entrée du goulet ne sera pas facile ce soir.»

Les heures se traînaient lentement, la grande voix de la houle montait au milieu du silence, le vent sifflait par intervalles, et on entendait passer dans les airs comme des plaintes étouffées. Tout, jusqu’au lugubre retentissement de la vieille horloge, reportait Marie à douze ans en arrière, à la nuit terrible si profondément gravée dans sa mémoire. Les rafales se succédaient plus pressées; la mer brisait sur les rocs avec une furie sauvage. Onze heures sonnèrent: vivement agitée, elle se leva pour ouvrir la fenêtre; les ténèbres étaient aussi épaisses que jamais, et les clameurs plaintives du vent annonçaient une tempête du sud-ouest; vaincue par l’anxiété, elle se rassit à sa table et ensevelit sa tête dans ses mains en demandant à Dieu de protéger tout ce qu’elle aimait. Elle se redressa soudain et un cri d’effroi expira sur ses lèvres. Mère Lie était debout devant elle et répétait de sa voix rauque son refrain d’autrefois: «Ha! ha! la chance vient du sud-ouest!

— Que me voulez-vous à cette heure? Qu’est-il donc arrivé ? Vous avez sans doute quelque mauvaise nouvelle pour moi? s’écria Marie, oubliant dans son effroi sa répulsion pour la sorcière!

— C’est comme tu l’entendras, ma mie! Mes compliments à Paul Grey, pour la gardienne qu’il laisse dans sa maison. Jolie femme de marin, qui pleure sur sa Bible pendant que la tempête s’amasse et que le mari court devant les croiseurs. Tu as donc des yeux de taupe, que tu n’aies rien aperçu? Viens voir si la vieille n’a pas bien travaillé. Éteins-moi ces stupides lumières!» Et avant que Marie fût revenue de sa surprise, elle avait elle-même soufflé la lampe et les chandelles, et s’éloignait à grands pas dans l’obscurité.

Instinctivement Marie suivit la sorcière; à peine parvenait-elle à se tenir debout par ce terrible vent: mère Lie lui montrait en triomphe deux feux énormes allumés sur les pointes qui formaient le goulet de la baie; au loin sur la mer, elle put voir comme une étoile qui disparaissait de temps à autre; une longue courbe de feu s’éleva tout à coup vers le ciel et s’éteignit après avoir lancé une multitude d’étincelles rouges.

«Attention, grommela mère Lie, comme un nouveau signal montait de la mer sombre; regarde vers l’orient et tu comprendras ce que cela veut dire!»

En effet, à six ou sept kilomètres environ, sur la haute falaise occupée par le poste des gardes-côtes, une troisième fusée s’élança vers les nuages et se termina par une pluie d’étoiles bleues.

«Maintenant, Paul Grey, charge-toi de mener la danse! mets le cap entre les feux! cria joyeusement la sorcière; je les éteindrai quand tu auras passé, et s’il ose te suivre, ce cotre de malheur, comme il se rompra les os! Ha! ha! toujours la chance nous vient du sud-ouest! La vieille a un ou deux bons tours dans son sac!»

Puis avec une célérité incroyable elle dévala le chemin escarpé, et Marie se retrouva seule dans les ténèbres. Elle s’était sentie blessée en apprenant que la sorcière en savait bien plus long qu’elle sur les démarches de son mari, mais son cœur fidèle oublia tout pour ne penser qu’au double péril que Paul Grey courait en ce moment: le cotre de l’État venait d’échanger des signaux avec les gardes-côtes; si le patron de la Jeune-Marie réussissait à échapper au croiseur, il trouverait sans doute, en débarquant à l’Anse aux Sables, une escouade de douaniers envoyés pour visiter son navire.

Une demi-heure s’était écoulée; l’inquiétude de Marie allait croissant; soudain une nuée d’étincelles s’éleva de chacun des feux qui brillaient sur les deux promontoires, ils s’éteignirent l’un après l’autre. Le vent et les flots rugissaient avec frénésie; elle rentra dans la maison et ralluma sa lampe, mais il lui eût été impossible de s’asseoir; elle marchait de long en large, dévorée d’anxiété : que se passait-il sur mer? La rage de la tempête empêchait tous les bruits de parvenir jusqu’à elle.

Une heure sonna, la vibration de l’horloge n’avait pas encore cessé, que des pas précipités se firent entendre devant la maison: la porte s’ouvrit avec fracas; un immense ballot sur ses robustes épaules, Grey entra dans la chambre suivi d’un jeune et beau novice, chargé lui aussi d’un lourd paquet qu’il lança sur le plancher, pour courir au plus vite dans les bras de Marie.

«C’est bon! on s’embrassera une autre fois,» cria Paul; la besogne presse! Vite, ouvre l’armoire, il me tarde de mettre ma cargaison par terre. Elle pèse joliment, je puis le dire; lestement! vous autres, continua-t-il, en s’adressant à six marins qui arrivaient, pliant sous leurs fardeaux; jetez cela dans la chambre, et bonsoir!»

Ils restèrent seuls, Marie fit jouer le ressort de l’armoire; en moins de dix minutes, les ballots étaient en sûreté dans la galerie.

Mme Grey étendit une nappe sur la table de chêne et y plaça un bon morceau de bœuf froid, un pain bis et un grand pot de bière.

«J’ai toutes mes paroles collées dans la gorge: il me faut une bonne lampée d’abord; mais Ned, mon garçon, tu dois être aussi altéré que moi,» dit Paul, en versant une rasade au jeune garçon. Tous deux burent avec avidité.

«Ah! maintenant on peut causer, reprit le marin, respirant à pleins poumons en reposant sur la table la cruche à demi vidée. Nous avons fait une jolie course tout de même; qu’en dis-tu, Ned? Mais il n’y a pas sur mer de coquille qui puisse lutter avec la Jeune-Marie, surtout par une brise comme celle de cette nuit.

— Ah mère! dit l’enfant, j’aurais bien préféré me battre avec le cotre: je déteste de voir le lougre s’enfuir comme un voleur!»

Ses yeux bleus étincelaient, une vive rougeur s’étendait sur ses joues.

«Non, mère, je ne serais pas humilié d’avoir le dessous dans un combat loyal, mais pour rien au monde je n’aurais voulu être pris par le croiseur. J’espère que nous ne faisons pas de mal, mais, je ne sais, ce soir, il me semblait que nous n’agissions pas très-bien.»

Paul but une nouvelle gorgée pour se dispenser de répondre.

«Raconte-moi tout ce qui s’est passé, mon enfant, dit Marie, qui rapprocha sa chaise et sépara les belles boucles blondes qui retombaient sur le front d’Édouard. Comme il a chaud! comme il est fatigué, le pauvre garçon! Pourquoi revenez-vous si tard? Ah! que j’ai trouvé le temps long depuis que ton père est parti!»

Édouard Grey avait à peine douze ans; on lui en eût donné quatorze à première vue. C’était un garçon gracieux et fort, admirablement découplé ; ses traits auraient paru trop parfaits et presque féminins, si la bouche petite, la lèvre merveille, le nez délicat n’eussent été relevés par un front énergique et de grands yeux profonds où s’allumait parfois une flamme virile. Sa physionomie expressive, où rayonnaient la franchise et l’honnêteté, le marquait dès l’abord comme une âme d’élite, et presque tous ceux qui l’approchaient devenaient promptement ses amis.

«Eh bien! ma mère, voici toute l’histoire. En quittant le port l’autre jour, la Jeune-Marie se rendit en premier lieu à la côte de France; en revenant, nous accostâmes un lougre étranger auquel le père acheta les ballots que nous avons portés ce soir, et une douzaine de barillets d’eau-de-vie. A peine les marchandises étaient-elles transbordées, qu’un autre navire parut à l’horizon et nous donna la chasse. Le Français n’est pas si fin voilier que la Jeune-Marie. Le brick de guerre s’attacha à le poursuivre, et nous pûmes échapper; mais le vent sauta au nord, et nous ne marchions pas vite. Hier matin, vers l’aube, nous rencontrâmes une barque de la côte: le patron dit à mon père que le cotre de la douane était à notre recherche. En effet, nous l’aperçûmes bientôt courant après nous sous pavillon anglais; il tira à poudre un coup pour donner à la Jeune-Marie l’ordre de s’arrêter; puis, nous voyant peu disposés à obéir, il pointa encore sur nous; cette fois, l’écume rejaillit sous le boulet, qui ricochait sur la mer; mais nous étions à deux kilomètres au moins de la portée du canon.

«Le vent mollit tout à coup; il vint une accalmie qui dura plusieurs heures; nous restâmes à peu près dans la même position, puis la brise du sud-ouest se leva, soufflant de terribles grains par intervalles. La course commença tout de bon. Le cotre marche bien: à peine si nous pouvions conserver notre avance; mais dès que la mer devint dure, le lougre eut le dessus. Le cotre embarquait des lames à chaque coup de temps, et la Jeune-Marie filait comme un oiseau, son pont à peine mouillé par les vagues. La nuit tomba; par moments nous distinguions de loin le fanal allumé sur le croiseur. La tempête augmentait, et le vent nous poussait à la côte: ce n’était pas le plus beau de l’affaire; nos rochers ne sont pas commodes, nous le savions de reste. Deux grands feux assez rapprochés l’un de l’autre ont paru successivement vers le nord. Le croiseur et le poste de douaniers ont échangé des fusées.

«Pas de temps à perdre en bagatelles, nous a crié

«mon père. Mais la vieille a préparé ses lampes.

«Hourrah pour mère Lie!» Avec la vitesse d’un cheval de course, le lougre filait vent arrière sur la mer. Les deux lumières s’espaçaient à mesure que nous avancions. «Voilà le goulet, dit le père, gare à la Roche de Fer»

«Il tenait la barre, et personne ne soufflait mot. La distance entre les feux s’accroissait toujours: «Brisants

«à tribord!» cria la vigie. Nous passâmes à une encablure de l’écueil sur lequel bouillonnait l’écume, et une minute après la Jeune-Marie était en sûreté dans la baie. A peine avions-nous franchi le goulet, qu’on éteignait les feux; le lougre a jeté l’ancre; deux matelots ont coulé les barils d’eau-de-vie pendant que nous descendions dans le canot les balles de marchandises. Comme j’ai été heureux de revoir la lumière de votre lampe, et vous, mère chérie, nous attendant au logis! Mais, je vous le répète, notre besogne de ce soir ne me plaît pas du tout!

— Calme-toi, mon garçon; personne ne te forcera à ecommencer, dit Paul. Mais quel mal faisons-nous, je te prie? J’achète et je revends, et si la Jeune-Marie a les jarrets plus solides que ceux qui lui courent après, eh bien! elle y gagnera pour elle une rechange de belle toile neuve! Je ne me mêlerais de rien, que les toiles entreraient tout de même; et s’il y a un pauvre sou à récolter, autant vaut qu’il tombe dans ma poche que dans celle d’un Français.»

La conversation s’interrompit brusquement. Une décharge d’artillerie, paraissant venir de très-près, se répercuta sur la falaise et fit trembler les vitres dans leurs châssis. Ils se précipitèrent vers la fenêtre: les fusées sifflaient dans les airs. Le canon gronda de nouveau; les deux marins coururent sur la terrasse: dans la clarté bleue d’un fanal qui en illuminait jusqu’au moindre cordage, on voyait le malheureux cotre affalé en plein sur la Roche de Fer. Une lame gigantesque déferla sur le navire et éteignit le signal de détresse; un craquement terrible se fit entendre; le mât venait de se rompre. Un nouveau falot allumé sur le pont montra bientôt les affreuses avaries produites en quelques minutes. Le cotre était entièrement désemparé, le tillac masqué par les voiles et les agrès; l’immense bout-dehors du mât gisait par le travers du gaillard d’arrière: l’équipage essayait de se sauver sur les espars. Quelques marins se cramponnaient au mât. Une seconde vague vint se briser sur le pont; elle emporta la lanterne et le matelot qui la tenait. L’obscurité était complète; mais, en dépit du tumulte des vents et de la mer, on entendait encore les cris de détresse qui montaient de l’abîme.

Sans perdre une seconde, Paul et son jeune compagnon s’emparaient de deux rouleaux de corde, et, prenant le sentier qui longeait le précipice, se dirigèrent vers le promontoire où le soir même avait brillé un des feux de Mère Lie. Cette pointe domine la Roche de Fer, et le vigoureux nageur qui serait parvenu à l’atteindre, pouvait encore être jeté dans les eaux plus calmes de l’Anse aux Sables; mais si par malheur il en manquait la passe, il devait infailliblement se broyer contre la redoutable falaise. Paul Grey prévoyait que le mât dériverait dans cette direction; il comptait jeter sa corde aux matelots qui s’y trouveraient encore cramponnés, et s’était muni d’un crampon dans le cas où il aurait à descendre lui-même. Ned portait une lanterne, ils avançaient avec les plus grandes précautions sur cette route dangereuse.

Sur l’extrémité de la pointe, juste en face de la Roche de Fer, Mère Lie veillait dans les ténèbres. La sorcière se repaissait du désastre auquel elle avait travaillé de toutes ses forces. Elle se doutait bien que le cotre acharné à la poursuite de la Jeune-Marie, et n’ayant plus pour le guider les feux qu’elle s’était hâtée d’éteindre, irait inévitablement se briser contre l’écueil sur lequel mugissait la tempête. La souffrance d’autrui faisait sa plus douce joie; mais elle portait surtout une haine infernale aux gardes-côtes, qui avaient autrefois capturé son mari le pirate. Sans la profonde obscurité, on eût pu la voir, blottie comme un hibou parmi les pierres croulantes, la tête penchée de côté, une main concentrant les sons autour de son oreille, épiant avec avidité tous les bruits .qui venaient de la mer. Tout à coup elle tressaillit. C’était bien une voix humaine s’élevant distincte sur les vagues furieuses, à deux cents pieds au-dessous d’elle.

«Courage, mes amis! et les pieds en avant quand nous rangerons la côte!

— Je n’en puis plus! Oh! ma pauvre Sarah!» répondit un des malheureux.

A ce moment le mât, qui portait encore le capitaine et cinq matelots, était jeté précisément contre la pointe au sommet de laquelle perchait la vieille sorcière. Il se présentait en travers du promontoire, en inclinant un peu vers l’entrée du goulet; si les hommes résistaient au terrible ressac qui frappait sans relâche le roc perpendiculaire, ils avaient quelque chance d’être poussés dans la baie où pouvait se trouver le salut.

«Qui parle de mourir? Tenez bon, les enfants! reprenait la voix mâle qu’on avait déjà entendue.

— Que Dieu nous aide! au secours!

— Courage, courage!» s’écriait le capitaine; mais la force des brisants fit dévier le mât et le lança dans toute sa longueur contre la falaise avec la grappe d’hommes qu’il soutenait encore.

Mère Lie s’était redressée sur ses pieds, et penchée sur l’abîme, écoutait cette lutte suprême.

«Au secours! Mon Dieu! au secours!

— Attends! c’est moi qui va t’en porter du secours, tout juste comme mon Étienne en a trouvé chez vous! Voici du secours! en voici pour vous! Ah! ah! Celui-ci ne s’est pas trompé d’adresse! En veux-tu, en voilà ! Et beaucoup plus encore!»

Et la vieille furie, avec une incroyable vigueur, soulevait frénétiquement de gros blocs de pierre et les faisait rouler sur les infortunés matelots. Un quartier de roc, du poids de plusieurs livres, tomba avec un bruit sourd sur la tête du brave capitaine; ses mains lâchèrent le mât, et il disparut dans l’abîme; un second, un troisième marin eurent le même sort; deux autres avaient été écrasés contre la falaise; un seul survivait encore, et se cramponnait désespérément à son soutien, en dépit de la terrible grêle qui faisait rejaillir l’écume autour de lui.

Paul et son fils arrivaient en ce moment; la sorcière soulevait une pierre énorme pour la jeter par-dessus la falaise: dans sa cruelle surexcitation, elle ne les avait pas entendus s’approcher. La pierre roula dans le vide, un long cri de détresse s’éleva... A la sinistre expression des traits de Mère Lie, Paul comprit tout de suite ce qui venait de se passer.

«Diablesse maudite!» dit-il en la saisissant par la taille, et, l’enlevant comme un enfant, il la balança au-dessus de sa tête et l’aurait précipitée au milieu des brisants si Ned n’eût arrêté son bras: il la jeta sur le roc derrière lui, et cria de toutes ses forces: «Ohé ! là-bas!

— Au secours, Massa! moi presque fini!

— Un peu de courage, l’ami, tiens ferme; on y va!»

Un coup de mer, en se retirant, avait ramené le mât en arrière, la. vague suivante le poussa droit vers l’entrée du goulet, tout contre l’autre bord de la falaise. Paul, armé de sa lanterne, se pencha sur le précipice.

«Presque fini, Massa! répétait l’infortuné.

— Deux minutes seulement, et tu es sauvé !» lui cria le marin, fixant par quelques vigoureux coups le crampon de fer dans une fissure du roc; il y passa une corde, puis avec le bout forma un nœud coulant qu’il passa entre les jambes de Ned.

«Maintenant, mon garçon, montre-moi que tu es un homme, prends la seconde corde et quand je t’aurai descendu, attache-la solidement autour de ce pauvre malheureux. Attention surtout, et prends garde de no pas te faire écraser entre le mât et la falaise. Tu me héleras aussitôt que ta besogne sera finie.»

Sans une seconde d’hésitation, Ned, se mettant à quatre pattes sur le sol, se traîna vers l’arête du rocher, il se saisit de la corde et oscilla bientôt dans les airs, suspendu au câble que Paul filait rapidement.

Le bruit des vagues augmentait à mesure qu’il se rapprochait de l’eau.

«Courage, je suis là !» criait-il à l’infortuné qu’il commençait à distinguer comme une masse noire cramponnée au traversin du mât.

L’immense pièce de bois, ballottée par les vagues, venait à tout instant battre contre la falaise; il eût été presque impossible au jeune marin de saisir le naufragé au passage; aussi, arrivé à quelques pieds de la mer, héla-t-il Paul pour lui dire de s’arrêter, puis, jetant au pauvre naufragé le bout du second câble, il lui recommanda de passer sa jambe dans le nœud coulant et de ne plus lâcher prise. Par trois fois, le malheureux manqua la corde.

«Paré ! cria enfin Édouard à son père! Halez maintenant sur l’autre amarre!»

Presque immédiatement un corps sombre, enlevé du milieu du ressac, commença à se balancer dans les airs; il vint même frapper contre Ned qui lui donna une petite tape d’encouragement, et tout joyeux le regarda hisser sur la falaise par l’étonnante vigueur musculaire de Paul.

Ned sauve Tim du naufrage


«Gare les pattes! cria enfin celui-ci; nous voilà au port. Je vais vous débarquer en un tour de main.»

Il le saisit par les poignets et le déposa sur le sol.

«Merci à Dieu, à vous! balbutia la masse noire en embrassant les genoux du marin.

— Bigre! s’écria Paul, promenant sa lanterne devant la figure du nouveau venu, c’est un nègre que nous avons là ! Pauvre malheureux! il paraît transi de froid. Holà, mon garçon, relève-toi et viens m’aider à haler le jeune homme; c’est lui qui t’a sauvé la vie, entends-tu? Ohé, Ned! et tiens bon!»

Quelques minutes après, le courageux enfant mettait le pied sur le sommet de la falaise, et donnait une chaude accolade au négrillon.

Celui-ci était un jeune et vigoureux matelot, âgé de quatorze ans à peine. Il saisit la main que lui tendait Édouard, la pressa sur ses lèvres épaisses en essayant d’exprimer sa reconnaissance par quelques phrases que l’émotion rendait presque inintelligibles.

«Pauv’ nègre..., entendait massa crier..., nèg prier Dieu, et tenir bon comme un diable; — grosses pierres rouler d’en haut, — pauv’ capitaine, — tête cassée près du pauv’ nèg. — Oh! mon pauv’ capitaine. — Li seul aimer le pauv’ nèg. — Li seul le père et la mère du nèg.»

Il éclata en sanglots, et, s’avançant sur le bord de la falaise, voulait la redescendre pour aller chercher le corps de son maître.

«C’est inutile, mon ami, lui dit Ned tristement; la mer a tout emporté ; mais, calmez-vous, mon père et ma mère vous aimeront autant que votre capitaine!...

— Allons! reprit Paul Grey, en marche et vivement; les larmes ne servent de rien; mais, continua-t-il, en regardant Mère Lie s’éloigner, en voilà une qui, pour sa besogne de ce soir, mériterait de danser au bout d’une bonne corde de chanvre! Si tu ne m’en avais pas empêché, Ned, je la jetais par-dessus le rocher, et cette mort eût encore été trop douce pour elle 1»

Ils retournèrent au logis, où Marie les attendait tout inquiète. Elle s’empressa de donner des soins au nouveau venu, qui, bientôt après, ronflait sur sa couche de paille fraîche, devant le foyer de la cuisine.

Les douaniers commandés par le capitaine Smart arrivèrent à l’Anse aux Sables deux heures avant le lever du soleil. Ils avaient, en route, entendu le canon et aperçu les signaux de détresse, mais on ne voyait plus trace du cotre déjà démembré par la mer. Aux premières lueurs de l’aube, ils prirent une yole pour accoster la Jeune-Marie, mouillée dans la baie et roulant sur ses amarres. Les ponts venaient d’être lavés; chaque cordage se trouvait à sa place, les recherches les plus minutieuses n’amenèrent aucun résultat; il n’y avait à bord que de l’eau et des provisions, et les saumons de fer qui leur servaient de lest.

«Vous me faites l’effet de ne pas trop souvent employer vos dragues, dit le capitaine Smart à un des matelots; vos ponts sont aussi propres que ceux d’un vaisseau de guerre.

— Vous aimeriez mieux les voir sales sans doute? Chacun son goût! Vous n’avez qu’à venir à la pêche avec nous!

— A la pêche? Je m’imagine que vous n’y allez guère! Tous les trente-six du mois peut-être.

— On vous enverra quérir là-haut. Comptez-y, reprit le matelot, fort peu satisfait de cette visite. C’est pas l’embarras: pour le quart d’heure, il fait meilleur ici que sur le cotre de Sa Majesté.

— Je ne dis pas non. Comment ce pauvre navire s’est-il laissé ainsi affaler sur l’écueil?

— Avec ça que c’est difficile par un surouàt comme celui de cette nuit! Pas besoin d’avoir fait ses études pour venir s’écraser sur la Roche de Fer! Un officier de votre marine en sait toujours assez pour ça!

— Mais aussi, pourquoi s’approcher de la côte? reprit le capitaine, espérant apprendre quelque chose du matelot.

— Eh! sans doute qu’il était poussé par le même vent que nous! mais il a bien ce qu’il mérite, tant pis s’il est venu se rompre les côtes! sa conduite est ce que j’appelle une conduite fort incivile! Voyez! la Jeune-Marie attendait un bon vent pour pêcher dans un joli endroit que nous connaissons; ce satané cotre arrive sur nous sans nous prévenir, il nous flanque un boulet qui passe entre le capitaine et moi, enlève son chapeau, et coupe en deux mon brûle-gueule. «Ça, c’est de la politesse pure, que je dis, il a été éduqué en France.» Paff! un autre coup qui nous manque, par bonheur. «Il n’y a que les Français pour avoir de si mauvaises manières, que le capitaine dit; c’est un corsaire sans doute; aussi nous allons lui montrer le dos sans façon et rentrer chez nous; il trouvera des vaisseaux de guerre à qui parler.» La Jeune-Marie se mit à courir, il fallait voir! Il ventait une de ces brises carabinées qui font la joie de notre lougre; nous filions dans la nuit noire comme le goudron, mais la Jeune-Marie connaît son chemin. Et voilà que le cotre était anglais, après tout! il est allé se fourrer dans la nasse, et tant pis pour lui. Tirer le canon sur nous comme si nous étions des Français!»

Après ce véridique récit, Dick Stone reprit son brûle-gueule, apparemment remis du choc du boulet, il battit le briquet, s’appuya contre le mât, et tomba dans un mutisme absolu.

Au fond du cœur Joe Smart était enchanté que sa perquisition n’eût amené aucune découverte. Il retourna à terre, renvoya les douaniers, et suivit le petit sentier qui montait à la maisonnette. Un nuage de fumée s’élevait déjà sur le toit, Paul Grey était devant sa porte.

«Bonjour, Joe, te voilà sur pied de bonne heure; mais tous, tant que nous sommes, nous n’avons guère dormi non plus.

— Tout l’équipage a péri! dit le capitaine.

— Nous avons pu sauver un négrillon,» et il raconta ses aventures de la veille; il faut bien l’avouer, son récit ne s’accordait guère avec celui de son matelot.

Ils s’assirent tous deux sur le banc du jardin; Marie préparait le déjeuner. Joe Smart parla des ordres sévères qu’on venait de recevoir, il supplia son ami de réfléchir à la position dangereuse qu’il faisait à sa femme en continuant de pratiquer la contrebande. Mais Paul avait là-dessus une opinion bien arrêtée. Toute taxe de douane était selon lui un acte d’oppression, et le libre échange n’avait pas de défenseur plus convaincu. — Il ne nia aucun des faits que lui reprochait Smart, il écouta patiemment toute son argumentation, mais, d’après ses idées, chacun avait le droit d’acheter ses denrées où il les trouvait à meilleur compte; un impôt quelconque levé sur un objet devenu la propriété d’un Anglais lui paraissait un vol manifeste.

«Ne vous mettez pas en peine à notre égard, continua-t-il; ami ou non, si vous trouvez des articles prohibés sur la Jeune-Marie, n’hésitez pas à les saisir. Faites votre devoir, à moi d’être plus fin que vous. — Pour aujourd’hui, le déjeuner vous attend. Marie va vous verser une tasse de thé comme vous n’en buvez guère, et qui, soyez-en sûr, n’a jamais payé un liard de taxe au gouvernement.»

Le couvert était mis, les soles de la baie, du beurre frais et une énorme pièce de bœuf froid pouvaient aisément satisfaire l’appétit excité par l’air vif de la matinée.

Les boucles blondes et les yeux bleus de Ned contrastaient étrangement avec la tête laineuse et les noires prunelles du jeune nègre. Tom, comme on l’appelait, n’était plus le malheureux noyé de la nuit; paré des habits de Ned, et fourbi à l’eau de savon jusqu’à ce que sa face eût pris le luisant d’une botte bien cirée, il regardait avec admiration les mets qui couvraient la table: une grimace de bonheur montrait ses trente-deux dents blanches, et pour le moment il oubliait la mort de son bon capitaine.

A la fin du siècle dernier, les Indes Orientales étaient encore la perle des colonies anglaises; dans toutes les Antilles, on ne connaissait d’autre travail que celui des esclaves importés d’Afrique. On allait les chercher sur diverses stations des côtes où les rassemblaient les marchands indigènes qui les achetaient aux chefs de l’intérieur pour des verroteries, des armes à feu, des pièces de coton. L’Afrique centrale est habitée par de nombreuses tribus, toujours en guerre les unes avec les autres, et leurs prisonniers sont réduits à l’esclavage ou offerts en sacrifice au fétiche du vainqueur. Plus la marchandise noire trouve de débouchés, plus le prix s’en élève: aussi la chasse à l’homme, cette institution naturelle de l’Afrique, n’a-t-elle jamais mieux prospéré qu’à l’époque où les nations européennes lui demandaient des esclaves pour leurs colonies. — Les côtes de Sénégal et de Guinée étaient le grand marché des possessions anglaises, françaises, portugaises ou espagnoles de l’Amérique, et le plus infime des roitelets indigènes n’avait d’autre occupation que d’aider à le fournir. —On faisait des razzias jusqu’au cœur même du continent, dans le seul but de voler des esclaves et de les échanger contre des marchandises; on se les passait ensuite de tribu en tribu; arrivés à leur destination, le trafiquant de la côte les parquait dans ses étables jusqu’au départ d’un navire négrier.

Ces malheureux parcouraient ainsi des distances presque incroyables, marchant constamment, longues chaînes vivantes, attachés les uns aux autres par des colliers de cuir. La plupart d’entre eux n’avaient pas la moindre notion des immenses étendues qu’ils traversaient et à peine si, arrivant à la côte, ils auraient pu donner sur la patrie lointaine d’autre renseignement que le nom du hameau natal, perdu dans les solitudes de l’Afrique. Pendant ces marches forcées, les souffrances de ces malheureux étaient épouvantables. Si quelque pauvre femme, les pieds ensanglantés et pliant sous le fardeau dont on la chargeait parfois, se refusait à avancer, on la frappait cruellement, et quand, exténuée de fatigue, elle tombait sur la route, on la tuait d’un coup de lance ou de massue; les enfants malades étaient jetés dans les jungles épaisses, où les bêtes sauvages terminaient bientôt leurs misères.

Tom (abréviation de Tombouctou) avait été pris à l’âge de douze ans; vigoureux et solidement charpenté, il avait survécu à ce pénible voyage, et, à son arrivée à Sierra Leone, on le trouva en assez «bon état» pour en offrir un prix relativement élevé. Embarqué pour la Jamaïque, il fut vendu à un riche planteur, homme d’un caractère doux et bienveillant, mais qui ne s’occupait guère de ses nègres après les avoir mis sous la garde de son surveillant. Celui-ci n’eut pour le jeune esclave que coups de fouet et punitions de toute espèce. Tom travaillait de son mieux, mais bien souvent, caché derrière les hautes tiges de canne à sucre, il pleurait à chaudes larmes en pensant à son village, à la hutte lointaine qu’il ne devait jamais revoir; il se rappelait sa mère, et la forêt natale, et le troupeau de chèvres qu’il gardait le jour où les chasseurs d’hommes s’étaient jetés sur lui; son cœur se gonflait et il aurait voulu mourir. Il s’enhardit un jour jusqu’à s’adresser au maître, et le maître réprimanda le surveillant, mais désormais la cruauté du tyran s’était changée à son égard en haine positive.

— L’idée de la fuite traversa son esprit. Où irait-il? —Le jeune nègre ne s’en inquiétait guère. Un beau soir, il quitta la plantation, et, courant et marchant par intervalles, il se trouva, au lever du soleil, harassé et les pieds meurtris, sur le quai de Port-Royal. Le canot d’un navire de guerre s’éloignait du rivage; Tom se jeta dans l’eau, atteignit l’embarcation et implora les secours du lieutenant qui la commandait; celui-ci l’accueillit avec bonté et le prit à bord de sa frégate, qui ce jour-là faisait voile pour l’Angleterre. Pendant son année d’esclavage, le négrillon avait été souvent employé à la cuisine; et il sut se rendre si utile sur les ponts et aux fourneaux du maître coq, qu’il devint bientôt le favori de son protecteur et de l’équipage tout entier.

Peu de jours après son départ de la Jamaïque, la frégate fut attaquée par un navire français. L’ami de Tom fut dangereusement blessé pendant le combat; et jusqu’ à sa guérison le jeune nègre le soigna avec un dévouement absolu. Aussi, lorsque le lieutenant obtint le poste de capitaine du cotre, il emmena avec lui son garde-malade, qui se mit bien vite au courant de la manœuvre et devint un des meilleurs matelots de cet équipage dont il était le seul survivant.

La simple histoire du négrillon lui gagna tout de suite le cœur de Marie; les yeux de Ned étincelaient à la description de ses aventures, à celle surtout du combat où le courageux lieutenant avait été blessé. Tom faisait maintenant partie de la famille. Parfois il aidait Marie de ses talents culinaires; le plus souvent il suivait Paul dans ses courses lointaines ou l’accompagnait à la pêche, lorsque les chaloupes sortaient du port avec leurs grands filets à la poursuite des bancs de mauereaux.

Tom n’oublia jamais son ancien maître. Il se sentait heureux, mais il avait encore des accès de tristesse quand ses pensées revenaient sur la nuit fatale où, cramponné au mât poussé par la tempête, il entendait son brave capitaine crier au milieu des vagues furieuses:

«Tenez bon mes enfauts! Qui parle de mourir?»

L'enfant du naufrage

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