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III

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Un dîner qui eut toute l’importance d’une solennité officielle réunit à quelque temps de là les deux familles intéressées chez madame de Sénonnes. Marc était alors entré de pied ferme dans son rôle de prétendant et y apportait beaucoup de grâce, sinon beaucoup de feu.

Une jeune fille sans expérience du monde se laisse aisément gagner par les attentions toutes nouvelles dont elle est l’objet; aussi mademoiselle Béraud acceptait-elle avec une secrète joie les hommages de M. de Sénonnes.

Nos usages français autorisent la réserve, fût-elle excessive, qui marque souvent les premières entrevues de deux fiancés, ou du moins ils lui servent d’excuse; cette réserve passe pour du respect, pour la preuve d’une émotion contenue. D’ailleurs la famille en masse du futur époux de mademoiselle Béraud faisait à l’héritière qu’il s’agissait de séduire une cour empressée, véritablement étourdissante. L’admirable entrain des comparses eût suffi à empêcher que la jeune fille ne démêlât ce qu’avait d’un peu froid le jeu de l’acteur investi malgré lui du rôle principal. Ce soir-là en particulier, il y eut autour d’elle assaut de flatteries et de caresses; tout le monde se mit en frais, depuis madame de Sénonnes, qui déployait le zèle triomphant d’un général arrivé à la fin de quelque campagne bien menée, jusqu’à l’essaim des cousines à différents degrés, toutes acharnées à marier Marc, les unes par vengeance pour le punir de n’avoir jamais été amoureux d’elles, celles-là pour faire pièce à madame d’Herblay, d’autres tout simplement parce que ce mariage leur ouvrirait un salon de plus, un salon opulent où elles pourraient étaler leurs toilettes et s’amuser. M. de Sénonnes, le père, mettait une sourdine à sa voix impérieuse, à ses brusques allures d’homme de cheval, assuré de rompre toutes les bêtes rétives; il ne fallait pas effrayer trop tôt sa belle-fille. Albéric de Vesvre sortit de l’arsenal où il les laissait se rouiller depuis longtemps,–la mauvaise compagnie n’exigeant pas tant de façons,–tous ses moyens fascinateurs d’homme à bonnes fortunes, bien résolu qu’il était à soutenir Marc avec autant d’adresse et d’activité que s’il se fût agi de vaincre pour son propre compte.

La baronne Olga, graduellement convertie par des considérations de sagesse mondaine au projet qui l’avait d’abord choquée, avait arboré une création inédite du grand couturier, une robe inouïe, qui devait, bien entendu, inspirer à mademoiselle Béraud le désir de se marier au plus vite pour pouvoir s’habiller de même. Hélas! elle avait grand besoin de leçons d’élégance et de coquetterie, la pauvre mademoiselle Béraud! On le vit quand elle arriva sérieuse, rougissante à l’excès, au bras de son oncle, sous le feu des regards qui guettaient son apparition.

Il était clair à première vue que l’intelligente sollicitude d’une mère lui avait manque; elle était mal mise et mal coiffée, elle tenait gauchement son éventail, elle ignorait tous les menus manèges que possèdent dès leur enfance les petites filles élevées au milieu des femmes; son embarras, ses mouvements un peu brusques étaient d’un garçon plutôt que d’une demoiselle à marier, tandis qu’elle répondait aux révérences et recevait les compliments avec un sourire incrédule, étonné.

–Elle est belle, décréta cependant la baronne Olga, après l’avoir lorgnée, à distance, l’espace d’une minute, en profitant pour cela de l’échange tumultueux des cérémonies.

–Belle! répéta tout surpris son cousin Marc, à qui s’adressaient ces paroles.

–Si elle ne l’est pas aujourd’hui, elle le sera demain, j’en réponds, déclara madame de Vesvre avec autorité. Cela dépend de vous, oui, j’ai toujours dit que-c’était au mari d’achever sa femme, l’Eve naissante, l’ébauche du bon Dieu qu’on lui livre toute pleine de promesses; tant pis pour lui s’il s’y prend mal et s’il gâte ce qui pouvait être charmant. Sérieusement, Marc, vous n’aurez qu’à vouloir pour que la vicomtesse de Sénonnes vous fasse honneur, et dès à présent même, si cette enfant n’était pas vêtue à la diable, vous verriez que sa taille est parfaite. Des yeux qui pensent et qui ne doivent pas mentir, reprit madame de Vesvre poursuivant son examen, le front un peu trop développé pour une beauté de salon; je veux là-dessus quelques frisettes, un nuage crêpé. Est-il possible de tordre et de serrer ainsi une chevelure pareille!

–Bah? interrompit Marc qui l’écoutait avec curiosité, comme s’il eût attendu qu’on lui révélât ce qu’il ne savait pas voir de ses propres yeux, vous vous extasiez sur sa chevelure? elle paraît pourtant moins volumineuse que celle de toutes les femmes qui sont ici.

–Voilà bien une réflexion d’homme! s’écria la baronne sans daigner lui répondre; il faut vous tromper, vous autres, pour que vous soyez contents! Sans doute vous ne trouvez pas non plus cette vraie blonde très blanche? Eh! la blancheur naturelle est moins étonnante sans doute que celle de la poudre de riz.

–Ma nièce Olga, ma chère Aline, laissez-moi vous présenter l’une à l’autre, dit madame de Sénonnes qui s’était approchée avec un grand frou-frou de satin.

–Vous survenez, mademoiselle, au moment où nous disions beaucoup de mal de vous, s’écria madame de Vesvre en prenant avec une coquette effusion la main de sa future cousine. Ne rougissez pas, ajouta-t-elle comme Aline se troublait en regardant Marc, je me garderai de rien répéter.

Après le dîner, durant lequel Aline, placée entre Marc et M. de Vesvre, n’avait osé répondre autrement que par monosyllabes, la baronne Olga se rapprocha de la jeune fille, et, l’arrachant au bras qu’elle avait pris pour rentrer dans le salon:

–J’en demande pardon à ces messieurs, dit-elle, mais ils vont nous faire la grâce de s’éloigner une minute et nous permettre de devenir amies tout à fait. Voulez-vous?

Gaîment elle l’entraîna auprès d’elle sur une causeuse.

Mademoiselle Béraud s’était sentie d’avance intimidée par la réputation un peu tapageuse qui précédait la baronne Olga, puis son excentricité l’avait effrayée plus encore; maintenant, elle continuait d’éprouver une sorte de gêne devant cet oiseau exotique au brillant plumage, malgré l’incontestable gentillesse du gazouillement qui l’accueillait.

–Aimez-vous le monde? demanda la baronne comme elle aurait dit: Il faut l’aimer ou mourir.

–Je ne sais, répondit très bas mademoiselle Béraud, n’y étant pas allée jusqu’ici, mais s’il ressemble à ce que je vois ce soir, ajouta-t-elle avec un vaillant effort pour être aimable, je crois que je l’aimerai beaucoup.

–Très bien! dit madame de Vesvre, montrant dans un sourire approbateur ses petites dents pointues, voilà qui est répliqué à merveille. Soyez sûre que le monde vous le rendra, mais pourquoi l’avoir fui jusqu’à présent? Vous avez dix-neuf ans accomplis, je crois. Ce sont de tardifs débuts.

J’ai quitté aujourd’hui le deuil pour la première fois, à la prière de mon oncle, dit Aline les paupières baissées afin de mieux cacher une larme qui s’obstinait à couler.

–Pardon! je suis sotte de ne pas m’être souvenue. Votre père était si tendre, si bon, m’a-t-on dit…

–Oh! s’écria la jeune fille en levant soudain ses yeux noyés et étincelants comme pour prendre le ciel à témoin des perfections paternelles de feu M. Béraud.

–Vous ne vous étiez jamais quittés?

–Jamais un seul jour; il n’aurait pu se passer de moi.

–Pauvre petite! dit avec une sympathie sincère madame de Vesvre, qui pensait à son fils; mais votre oncle remplace de son mieux cet excellent père.

–Ce ne peut être la même chose. Je ne lui suis pas aussi nécessaire.

–Naturellement, puisqu’il songe à se débarrasser d’elle en faveur d’un inconnu, pensa madame de Vesvre. Elle reprit tout haut:

–Il paraît vous adorer. Voyez, il vous couve des yeux.

M. Béraud, accoudé à la cheminée, parmi un groupe d’hommes, suivait avec complaisance, en effet, les progrès de l’intimité entre sa nièce et la baronne. Tout marchait selon ses désirs, qui étaient ceux d’un brave homme assez court d’esprit et passablement vaniteux. La constante ambition de Fabien Béraud avait toujours été de faire figure dans un monde plus brillant que celui où le hasard de la naissance l’avait jeté. Il y avait réussi jusqu’à un certain point, grâce à un genre de vie qui lui était commun avec la classe des oisifs élégants parmi lesquels sa grosse fortune lui permettait de se glisser, grâce aux soins d’un tailleur ingénieux qui l’habillait correctement à l’anglaise, grâce à ses écuries, où d’aristocratiques sportsmen, ses confrères sur le turf, lui rendaient visite en même temps qu’à ses chevaux, grâce enfin aux principes les plus stricts de la tenue qui tant bien que mal avait remplacé chez lui au gré du vulgaire la véritable distinction. Ce fils de fabricant s’était donné la mine d’un officier supérieur en retraite, bien qu’il n’eût jamais été que l’associé paresseux de son frère Placide, qui. ayant continué les affaires paternelles, était parvenu à tripler un avoir déjà considérable, par son intelligence commerciale et sa prodigieuse activité. Placide Béraud. pénétré de cet esprit de suite. d’entreprise prudente et de sage économie qui fonde les fortunes solides. avait travaillé toute sa vie sans que la cupidité ni l’ostentation lui servissent de stimulants. Jamais il ne parut s’apercevoir que son frère cadet, qui était censé le seconder, le laissât prendre de la peine pour deux.

–A chacun son lot, disait-il: Fabien fait honneur à notre maison par ses grandes manières, moi je ne m’entends qu’à la besogne… voilà tout mon mérite, mais, Dieu merci, ma petite fille en profitera.

Cette petite fille dont le visage blond lui représentait celui de sa femme, morte toute jeune, était comme un rayon de soleil dans sa vie laborieuse. Du reste, l’idolâtrie qu’elle lui inspirait était bien partagée par M. Fabien Béraud, le modèle des oncles. Ces deux hommes s’appliquaient à choyer la petite Aline, dont le bonheur présent et futur les préoccupait à l’envi. La bien élever, la bien marier,–ces mots étaient sans cesse sur leurs lèvres; mais les mêmes mots peuvent avoir pour chacun de nous un sens différent. L’oncle Fabien espérait que sa nièce Aline, qui était à elle seule plus savante que ne l’avaient jamais été les frères Béraud réunis, se servirait de son mérite pour briller dans le monde. Le père comptait surtout par une éducation forte et achevée l’attacher au foyer domestique, la préserver de l’ennui et la préparer à élever dignement un jour ses propres enfants. De même pour le mariage. Un bon mariage, au gré de l’oncle Fabien, était celui qui transplanterait dans les hautes sphères de la société sa nièce devenue marquise ou comtesse, tandis que l’autre Béraud souhaitait à sa fille de rencontrer chez un mari les sentiments profonds qu’il avait voués autrefois à sa compagne trop tôt perdue, la mère dont il lui parlait tous les jours en la lui donnant pour modèle. Malheureusement l’oncle avait survécu au père. Si le contraire fût arrivé, il est probable que celui-ci ne se fût pas grisé si vite ni à si bon compte du titre et de la position sociale qui avaient décidé celui-là à encourager la recherche d’un vicomte de Sénonnes.

–Enfin! elle s’enhardit, pensait M. Béraud, tandis que la conversation continuait entre Aline et madame de Vesvre. J’espère que M. de Sénonnes la regarde!

Non seulement Marc regardait, mais il alla bientôt rejoindre les deux jeunes femmes derrière l’écran de fleurs qui les cachait à demi. Provoqué par sa cousine, il causa tout autrement qu’il ne l’avait fait jusque-là avec Aline, à qui d’ordinaire, sous l’influence de la gêne que lui causait leur situation réciproque, il ne disait que des banalités. L’intervention de la baronne Olga rompit la glace. Elle amena très habilement le jeune homme sur un terrain favorable, le taquina, l’interrogea, l’attaqua vertement à grand renfort de paradoxes, soulevant les questions générales les plus propres à mettre en relief la variété de ses connaissances, la souplesse de son esprit. Il s’abandonnait avec une sorte de coquetterie à la vive jouissance d’intéresser et de plaire.

–Je ne sais ce qu’il dit, poursuivait à part lui M. Béraud, toujours en vedette auprès de la cheminée, mais je jurerais qu’Aline le trouve charmant.

Marc était charmant en effet, bien que cette qualité n’impliquât pas chez lui la beauté virile, mais plutôt une physiohomie singulièrement frappante, mobile et orageuse, pour ainsi dire, tempérée par la séduction du sourire expressif ou par la caresse du regard très doux, très profond, un peu voilé. Ce qu’il y avait en lui d’enthousiasme sans emploi, de feu sacré enfoui sous la cendre flambait à l’improviste d’une façon attrayante et dangereuse, s’il fallait en croire les femmes que des affinités secrètes rattachent toutes, quelles qu’elles soient, à la race des poètes.

Mademoiselle Béraud, plus raisonnable cependant que beaucoup d’autres, ne se tint pas en garde contre cette sympathie involontaire qui est comme le prélude de l’amour, et son visage ingénu la trahit si bien, que M. Béraud et madame de Sénonnes échangèrent un signe de joyeuse intelligence: la conquête était faite!

–Une délicieuse soirée dit l’oncle quand il fut, une heure après, seul avec sa nièce dans la voiture qui les ramenait.

–Délicieuse! répéta comme un écho Aline toute pensive.

–La baronne de Vesvre a été parfaite pour toi; j’espère qu’elle te plait?

–Oui, comme une jolie fleur; mais, mon oncle, je crois que j’aurai beau faire, il me sera toujours impossible de voir en elle une amie, je ne me sens pas pétrie de la même pâte.

Cette distance s’effacera, et bientôt tu seras à l’aise dans ce salon, qui est l’un des plus aristocratiques de Paris.

–A l’aise, vous croyez? Tout m’étonne jusqu’ici et me semble un peu artificiel, si vous me permettez de le dire; en même temps, je sens mon infériorité sur bien des points et j’en souffre.

–Tu veux parler de la question de toilette? C’est vrai, cette robe blanche te va mal. Pourquoi n’as-tu pas voulu mettre celle que j’ai commandée d’après le conseil de madame de Sénonnes?

–Mon oncle, elle était si décolletée! cela eût ajouté à mon malaise, et puis trop de fanfreluches, comprenez-vous? j’aurais eu l’air endimanché, c’eût été encore pis. Laissez-moi m’habituer peu à peu.

–Telle que tu es, tu as fait tourner la tête au vicomte Marc, c’est clair.

–Oh! mon oncle! nous n’avons pas échangé quatre phrases pendant le dîner.

–Oui, pendant le dîner, je l’ai remarqué, tu étais froide, guindée, cela ne marchait pas; mais après… il n’a cessé après de te faire la cour.

–Était-ce vraiment me faire la cour que de parler à une autre, en ma présence, de tout, sauf de moi-même?

–Eh! sans doute! on peut répandre son cœur dans La conversation la plus étrangère à l’amour quand on sait s’y prendre. Je parie qu’il n’avait qu’un seul but en parlant de tout: te faire apprécier ce qu’il vaut.

–Vous devez vous tromper, c’était un simple assaut d’esprit entre lui et sa cousine.

–Dis donc plutôt un tournoi dont tu étais la reine.

–Vous plaisantez, interrompit vivement Aline, heureuse que l’ombre qui régnait dans le coupé dissimulât son trouble.

Au fond, M. Béraud devait avoir raison. Marc tenait à son opinion et travaillait de son mieux à rendre cette opinion bienveillante; il y réussissait du reste.

–Mon oncle, reprit-elle au bout d’un instant, n’est-il pas singuliér qu’un homme aussi accompli que M. de Sénonnes ait jeté son dévolu sur une petite fille telle que moi?

–Elie le trouve accompli, elle en convient! pensa M. Béraud triomphant.

–Quelle idée! reprit-il tout haut. Je t’engage à perdre cet excès de modestie, Aline; il te nuira, c’était le défaut de ton père. Apprends que tu es aussi jolie, aussi spirituelle, aussi distinguée que qui que ce soit et avec cela meilleure qu’aucune autre. Ton vieil oncle sait à quoi s’en tenir.

–Mon cher vieil oncle me gâte, il se fait des illusions. Tenez, vous parliez de mon père, … je lui ressemble, c’est vrai. Pauvre père! il n’a jamais désiré autre chose qu’une vie paisible, intime, utilement remplie et fermée aux indifférents. Il aurait été bien dépaysé dans le milieu dont nous sortons! Eh bien! j’éprouve la même impression; il me semble que je ne suis pas faite pour ce monde-là.

–Pourquoi donc? s’écria M. Béraud piqué au vif. Est-ce que je ne suis pas l’égal de tous les hommes que tu as vus ce soir et leur ami, que diable! Est-ce que tu n’es pas ma nièce, la pareille, par conséquent, de leurs filles, de leurs femmes? Les parchemins ont perdu toute valeur, poursuivit ce bourgeois millionnaire avec autant de conviction que s’il n’eût pas été avide par-dessus toutes choses de la denrée passée de mode qu’il feignait de dénigrer, avide au moins pour sa nièce, qui jouissait heureusement du privilège qu’ont les femmes de pouvoir changer de nom.–Ce qui égalise les rangs, c’est la richesse. la richesse et l’éducation. Sur ces deux points, on n’a rien à nous reprocher, ajouta-t-il en se gourmant dans la cravate qui dissimulait le débordement de ses joues rubicondes, de même que des gants extraordinairement justes opposaient une digue à la bouffissure de ses larges mains.

–Enfin, reprit-il après un silence, tu es, plus qu’aucune fille au monde, posée pour choisir à ton gré. Si ce jeune de Sénonnes te déplaisait.

–Je n’ai pas dit qu’il me déplût! interrompit Aline avec vivacité. Je me demande seulement si ce choix aurait eu la pleine approbation de mon père: le croyez-vous?

–J’en suis sûr! s’écria M. Béraud. Je le crois, reprit-il plus faiblement après réflexion.

Tout à coup il céda avec l’honnêteté d’une âme droite au scrupule de conscience qui grandissait en lui.

–Écoute, mignonne, j’agis pour ton bonheur, voilà tout ce que je peux affirmer. D’ailleurs tu es libre, maîtresse de ta vie et de la mienne, soit dit en passant, car tous les intérêts que je puis avoir en dehors de toi ne comptent guère. Si le mariage t’effraie, si tu veux que nous restions ensemble ici ou que nous voyagions, rien ne me retient plus, maintenant que j’ai vendu nos usines d’Ivry et tout liquidé. Pour un empire, je ne voudrais pas contrarier tes goûts.

–Je le sais, mon bon oncle, je le sais, rassurez-vous, dit Aline, en songeant que son propre goût la portait bien naturellement vers Marc; mais que n’eût-elle pas donné pour pouvoir, en rentrant, s’asseoir sur les genoux de son père et lui dire à l’oreille: –Conseille-moi, es-tu certain qu’il m’aime comme je suis disposée à l’aimer?–Mieux que l’oncle Fabien il l’eût comprise.

C’était un besoin pour Aline, depuis qu’elle se sentait sans guide et sans appui entre cet excellent oncle auquel en riant elle reprochait d’être bien jeune, très étourdi, facile à séduire, et son institutrice, miss Ruth, qui, tout âgée qu’elle fût, n’en savait pas plus long qu’elle-même sur les hommes et sur la vie, c’était son habitude quotidienne de se recueillir tous les soirs devant son père absent, de lui exposer ses moindres actes et jusqu’à ses secrètes pensées, de lui soumettre en détail toutes les difficultés qui l’embarrassaient. Blottie dans le grand fauteuil un peu usé où il s’établissait au coin du feu pour lire ou pour se reposer, elle croyait l’entendre lui opposer de sages objections, lui donner toute sorte d’avis prudents, lui faire au besoin la douce petite morale qui était la seule manière de gronder qu’eût jamais eue M. Béraud, mais ce soir-là il lui sembla que son cher conseiller était muet ou qu’il n’avait rien à dire contre Marc de Sénonnes, car la figure de ce dernier remplit seule l’imagination de la jeune fille dans le demi-sommeil qui la maîtrisa peu à peu. Il parlait plus éloquemment encore que tout à l’heure, il lui disait:–Je vous aime!

Pendant ce temps l’objet de ses heureuses rêveries profitait d’une belle nuit semée de claires étoiles pour franchir à pied, le cigare aux dents, la distance qui séparait la maison de son père de son logis de garçon. A l’angle d’une rue, il se trouva face à face avec un de ses anciens amis de collège, un des habitués les plus assidus de ces modestes dîners du lundi auxquels, depuis quelque temps, il avait pour sa part négligé d’assister, entraîné qu’il était dans un courant nouveau,

—Tiens. Maxime, tu chantonnais en marchant, tu as l’air bien joyeux. D’où sors-tu?

–D’une première représentation, parbleu! répondit l’autre tout rayonnant. Tu sais que je fais, depuis peu, le feuilleton dramatique au…

Et Maxime Henrion nomma un journal politique important.

–Mon compliment, dit Marc en lui serrant la main; si le talent et la ténacité ont droit à une récompense, tu méritais de réussir plus que personne.

–Quant à de la ténacité, oui, j’en ai eu. je me reconnais cette qualité. Oh! la lutte a été longue!..

Rapidement il récapitula les péripéties de cette lutte qui avait duré des années sans qu’il se fût découragé. Il avait fait tous les métiers, jusqu’à celui de maître d’étude: ne fallait-il pas manger? et toujours sans perdre de vue un but fixe, qu’ ’ il avait touché à la fin. Jamais Maxime Henrion, au temps de sa misère, n’aurait eu l’idée de se plaindre ou seulement de faire allusion à ces monstres sans cesse renaissants contre lesquels il combattait corps à corps, mais aujourd’l’hui que le combat s’était décidé en sa faveur, qu’il n’avait plus besoin de personne, il devenait expansif; le matelot rentré au port parle volontiers des tempêtes naguère essuyées.

–Tu es heureux, dit Marc avec un peu de tristesse et une sorte de honte.

–Bah! tu dis cela, comme si tu ne l’étais pas toi-même! s’écria Henrion frappé de son accent.

–Qui sait? Je t’envie peut-être ta force d’action et de résistance.

Henrion secoua la crinière qui couvrait sa tête bronzée, une tête énergique et volontaire, attachée à des épaules démesurément larges.

–Ma foi! dit-il, c’est bien le moins de laisser ce privilège aux pauvres diables de mon espèce qui sortent du peuple sans autres armes que leurs poings pour livrer la rude bataille de la vie; vous tous, fils de vieilles races, quelque bien doués que vous soyez d’ailleurs, vous manquez de muscles et vous ignorez cette forme obscure et difficile du courage qui a nom la persévérance. Pourquoi vous imposeriez-vous un effort? pourquoi persisteriez-vous dans cet effort surtout? Les alouettes vous tombent des nues bardées et rôties. Vous n’avez qu’à les savourer…

–Ainsi tu crois que je n’aurais pas su tout comme un autre leur donner la chasse, ou seulement gagner, à défaut de si bonne chère, un morceau de pain bis?

Henrion allongea les lèvres d’un air de doute:

–On ne sait jamais quels miracles peut produire l’aiguillon du besoin, répliqua-t-il sentencieusement. A propos,–et l’hypothèse invraisemblable qu’il allait émettre le fit rire d’avance,–le jour où tu seras ruiné, réduit à vivre de ta plume, à tuer tes alouettes toi-même, tu auras recours à moi, n’est-ce pas? Me voici en situation de protéger les gens.

–Merci, dit Marc souriant à son tour, et si tes fameux muscles plébéiens et ta glorieuse persévérance ne suffisent pas à te faire rouler sur l’or, souviens-toi que ma bourse est toujours la tienne. A charge de revanche!

Les deux jeunes gens se serrèrent la main sur cette promesse affectueusement échangée, mais qui ne semblait pas pouvoir tirer à conséquence. L’un d’eux cependant devait être sommé bientôt de tenir parole.

—Brave garçon! pensait Marc en continuant son chemin; il a la vraie richesse, la vraie puissance: il est libre, il peut vivre à sa guise, aimer qui bon lui semble…

Et, par un retour sur lui-même, il se demanda s’il aimerait jamais mademoiselle Béraud. Certes il en était loin, mais cependant il rendait justice à cette jeune fille mieux qu’il ne l’avait fait d’abord; il lui semblait,– était-ce l’influence des remarques de madame Vesvre?–l’avoir vue ce soir-là pour la première fois. Il lui reconnaissait non seulement un charme indiscutable de naturel et de simplicité, mais beaucoup de raison, une justesse et une netteté rares dans l’esprit, d’après les quelques mots qu’elle avait mêlés à la conversation. Peut-être ces qualités, jointes à la bonté dont sa physionomie portait le reflet. suffisent-elles chez la femme qu’on épouse, peut-être Aline saurait-elle l’attacher à la longue. Mais cette pensée s’était à peine fait jour dans son esprit qu’il sentit que madame d’Herblay la lui reprochait. Pauvre Antoinette! il fallait pourtant essayer de l’oublier: oui, hélas! il le fallait.

Rentré chez lui, Marc jeta résolûment au feu, comme s’il eût pu détruire en même temps ses scrupules, toutes les reliques qui lui restaient de son premier amour: quelques billets, quelques fleurs desséchées. Pendant l’exécution, mille souvenirs lui revenaient en foule: lorsqu’elle fut consommée, il éprouva un sentiment de vide et de délivrance à la fois. Il lui semblait avoir rompu le charme qui, la veille encore, l’enlaçait. Debout devant la cheminée où s’éteignait la flamme ne laissant que des cendres après elle, il salua dans la glace un mari réconcilié à demi avec son sort.

Le veuvage d'Aline

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