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L'ENFANCE
CHAPITRE III
LA LEÇON – GRICHA L'INSENSÉ

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Karl Ivanovitch était de fort mauvaise humeur; on pouvait le deviner au froncement de ses sourcils, au geste brusque dont il jeta son surtout dans la commode, à la précipitation avec laquelle il noua sa ceinture, à l'incision profonde qu'il fit avec son ongle dans le livre des Dialogues, pour marquer le morceau que nous devions apprendre par cœur.

Mon frère était appliqué; mais moi j'étais si ému, que je ne pouvais rien faire. J'avais beau regarder mon livre, je ne parvenais pas à fixer mon attention, et les larmes qui me montaient aux yeux, chaque fois que je pensais à la prochaine séparation, m'empêchaient de distinguer les lettres.

Quand vint l'heure de réciter, Karl Ivanovitch ferma les yeux, c'était un mauvais signe, et se mit à me questionner. Je ne pouvais réprimer les sanglots qui m'empêchaient de répondre.

La leçon de calligraphie suivit; mes larmes, en tombant sur le papier, firent de si grosses taches, qu'on eût dit que j'avais écrit avec de l'eau sur du papier de soie.

Karl Ivanovitch se fâcha, me fit mettre à genoux et me reprocha mon entêtement; il déclara que je faisais semblant d'être affligé, et me menaça de sa règle si je ne demandais pas pardon. Mais je ne pouvais rien dire, tant les larmes m'étouffaient.

Enfin, sentant qu'il s'était emporté à tort, il sortit de la salle d'étude, entra dans la chambre de notre menin en tapant la porte derrière lui, et la laissa entre-bâillée.

Je sortis doucement de mon coin et me mis aux aguets. Je surpris ainsi la conversation suivante:

«Sais-tu, Nicolas, que les enfants vont à Moscou?

– Ah! oui, je le sais.

– Faites du bien aux autres, attachez-vous à eux, mais n'attendez pas de la reconnaissance,» reprit Karl Ivanovitch d'une voix vibrante.

Notre menin, Nicolas, assis à la fenêtre où il réparait de la chaussure, hocha la tête en signe d'assentiment.

«Je suis resté douze ans dans cette maison, continua Karl Ivanovitch, en levant les yeux et sa tabatière vers le ciel, et je peux dire que je les ai aimés, et que j'ai pris plus de peine pour eux que s'ils eussent été mes propres enfants. Tu te rappelles, Nicolas, quand Volodia a eu le typhus? j'ai passé neuf jours à son chevet, sans fermer les yeux. Ah! oui, alors j'étais «le bon», «le cher» Karl Ivanovitch; alors on avait besoin de moi, et j'étais utile à quelque chose! Et maintenant, ajouta-t-il avec un sourire amer, maintenant: «Les enfants sont devenus grands; ils doivent commencer des études sérieuses.» Comme s'ils n'apprenaient rien avec moi, Nicolas!

– Que peuvent-ils apprendre de plus? je me le demande, dit Nicolas, en posant son alène et en tirant des deux mains les ligneuls.

– Oui, maintenant on n'a plus besoin de moi, et l'on me met à la porte… c'est ainsi qu'on tient ses promesses! cela s'appelle de la reconnaissance! Je respecte et j'aime beaucoup Nathalia Nicolaevna, dit-il en pressant ses mains sur sa poitrine… mais elle n'a aucune influence ici; sa volonté dans cette maison est aussi impuissante que cela… Il jeta sur le plancher, d'un geste expressif, une rognure de cuir. Je sais bien qui a fait tout le mal, et pourquoi l'on n'a plus besoin de moi; parce que je ne veux pas flatter, et que je ne dis pas oui et amen à tout, comme font certaines personnes. J'ai pris l'habitude de dire à tout le monde la vérité, reprit-il avec orgueil… Mais, que Dieu leur pardonne, ils n'en seront pas plus riches pour m'avoir congédié, et moi, je pourrai toujours me procurer un morceau de pain … n'est-ce pas, Nicolas?»

Notre menin leva la tête; il examina Karl Ivanovitch, comme pour se demander si vraiment cet homme pourrait se procurer un morceau de pain, et ne répondit pas.

Karl Ivanovitch continua longtemps à se plaindre sur le même ton. Je compatissais à ses peines, et je souffrais de voir que papa et mon précepteur, que j'aimais également, ne s'entendissent point.

Quand il se tut, je me remis au coin où il m'avait laissé en pénitence, je m'assis sur mes talons et me pris à songer au moyen de faire la paix entre mon père et Karl Ivanovitch.

Mon maître revint peu après, il m'ordonna de préparer mon cahier pour la dictée. Quand tout fut prêt, il se laissa choir majestueusement dans son fauteuil, et, d'une voix qui semblait sortir de profondeurs incommensurables, dicta solennellement: «De tous les vices le plus cruel est l'ingratitude.»

«Avez-vous écrit?»

Il se tut, huma lentement une prise de tabac et répéta avec plus d'emphase: «Le plus cruel est l'ingratitude.»

Ayant inscrit le dernier mot, je regardai mon précepteur.

«Punctum!» cria-t-il avec un sourire involontaire, et il fit signe de lui passer les cahiers.

Il relut cette maxime, qui exprimait sa pensée secrète, plusieurs fois, avec des intonations diverses et l'air de la plus profonde satisfaction.

Puis il commença la leçon d'histoire et vint s'asseoir près de la fenêtre. Son visage n'était plus aussi sombre qu'auparavant; il reflétait le sentiment d'un homme qui s'est vengé avec dignité de l'outrage qu'on lui a fait.

Il était déjà une heure moins un quart, mais Karl Ivanovitch n'avait point l'air disposé à nous rendre notre liberté; au contraire, il inventait à tout instant quelque nouveau sujet de leçon.

L'ennui et l'appétit augmentaient pour nous dans la même proportion. Je suivais avec impatience tous les signes précurseurs du dîner, la fille de chambre qui passait avec le torchon pour essuyer les assiettes, le bruit de la vaisselle qu'on sortait du buffet. Je me disais: «Voilà qu'on allonge la table… on place les chaises, Mimi entre avec sa fille Katienka et ma sœur Lioubotchka; elles reviennent du jardin … mais je ne vois pas Foka!..»

Le valet de chambre Foka venait toujours nous annoncer que la table était servie; c'était le signal que nous attendions pour jeter les livres de côté et, sans prêter plus d'attention à Karl Ivanovitch, courir à la salle à manger.

Voici des pas qui crient sur l'escalier, mais ce n'est pas Foka; je connais le craquement de ses bottes et sa démarche…

La porte s'ouvrit, et un homme entra.

Le nouveau venu était âgé d'une cinquantaine d'années, le visage blême, allongé, et grêlé de la petite vérole. Il avait de longs cheveux blancs et une petite barbiche roussâtre aux poils rares.

Sa taille était si haute, qu'il dut se courber en deux pour pouvoir passer sous la porte de la salle d'étude. Il portait des lambeaux de vêtements, les restes d'un cafetan ou d'une soutanelle; il tenait à la main un gros gourdin noué.

Dès qu'il eut pénétré dans la salle, il se mit, avec son bâton, à frapper de grands coups sur le plancher, de toutes ses forces, et, relevant en arc ses sourcils, il ouvrit la bouche démesurément et ricana d'un air terrible qui n'était pas naturel.

Cet homme était borgne, et la pupille blanche de son œil dansait toujours et rendait son visage disgracié encore plus repoussant.

«Ah! vous voilà pris!..» cria-t-il en courant à petits pas vers Volodia; il lui saisit la tête et se mit à examiner attentivement son crâne. Puis, avec le même sérieux il s'éloigna de lui, s'approcha de la table, se mit à souffler sous la toile cirée et à la couvrir de grands signes de croix … «O! O! O! ils vont s'envoler ces chers … je les regrette … O! O! O!» dit-il d'une voix que ses larmes faisaient trembler; il regarda mon frère avec attendrissement, puis essuya les grosses gouttes qui tombaient de ses yeux…

Sa voix était rude et enrouée, ses mouvements précipités et saccadés, ses paroles incohérentes; il ne faisait pas usage des pronoms, mais ses intonations étaient touchantes, et son visage, jaune et défiguré, prenait par instant une expression si douloureuse et si sincère, qu'on se sentait pénétré d'un sentiment mêlé de compassion, de crainte et de tristesse.

Tel était Gricha l'insensé, le pèlerin bien connu dans la contrée.

D'où était-il sorti? Qui étaient ses parents? Qu'est-ce qui l'avait contraint de choisir cette vie errante? Tout le monde l'ignorait. Je sais seulement que, dès sa quinzième année, il passait déjà pour un fou, un vagabond allant nu-pieds, l'hiver comme l'été, heurtant à la porte des couvents, et donnant à ceux qui lui plaisaient de petites images, en proférant des paroles sans suite que plusieurs prenaient pour des prophéties. Personne ne l'a vu dans son bon sens; les uns croient qu'il est le fils déshérité de parents aisés; d'autres assurent, au contraire, qu'il n'est qu'un paysan qui ne veut pas travailler.

Enfin le ponctuel Foka, si ardemment souhaité, vint nous appeler, et nous nous élançâmes hors de la salle d'étude. Gricha nous suivit en sanglotant; il prononçait des paroles inintelligibles et frappait les marches de son bâton.

Dans le salon, papa et maman se promenaient bras dessus, bras dessous, en s'entretenant à voix basse.

L'institutrice de ma sœur, Mimi, était assise dans un fauteuil posé de façon à former un angle droit avec le divan. D'une voix sévère mais contenue elle donnait des instructions, aux deux fillettes debout près d'elle. Lorsque Karl Ivanovitch entra, elle le toisa de nouveau, se détourna, et l'expression de son visage disait: «Je ne veux pas prendre garde à vous, Karl Ivanovitch.»

Je vis dans les yeux des petites filles qu'elles avaient quelque chose de très important à nous communiquer; mais nous aborder en ce moment eût été contraire à l'étiquette imposée par Mimi. Nous devions nous approcher d'elle premièrement, dire: «Bonjour, Mimi,» faire une révérence, et, après cette cérémonie, il nous était permis de causer entre nous.

Quelle personne insupportable que cette Mimi! On ne pouvait parler en sa présence de quoi que ce fût, elle trouvait tout ce qu'on disait inconvenant. Elle ne pouvait jamais nous laisser en paix; si je trouvais un plat de mon goût, elle me criait aussitôt: «Mais mangez donc du pain!» – ou: «Est-ce ainsi qu'on tient sa fourchette?»

Et qui lui permettait de s'occuper de nous? Ce n'était pas son affaire, elle n'avait qu'à surveiller ses fillettes, nous avions notre maître. Ah! comme je partageais les sentiments de Karl Ivanovitch à l'égard de certaines personnes!

«Demande à ta maman qu'on nous prenne à la chasse, me dit Katienka en cachette, en m'arrêtant par mon veston lorsque les grandes personnes passèrent dans la salle à manger.

– Bien, nous essaierons.»

Gricha dina ce jour-là dans la même pièce que nous, mais à une table à part; il ne levait pas les yeux de sur son assiette; parfois il soupirait en faisant des grimaces affreuses et se parlant à lui-même: «Cela fait pitié… envolée!.. Oh! une pierre sur sa tombe…»

Maman était agitée ce matin-là; il était facile de voir que la présence, les gestes et les sentences du fou ajoutaient à son malaise.

«J'ai oublié de te demander quelque chose, dit-elle à papa, qui lui tendait une assiette de potage.

– Qu'est-ce que c'est?

– Dis, je t'en prie, qu'on enferme tes terribles chiens, ils ont failli dévorer ce malheureux Gricha, quand il a traversé la cour… Un jour ils sauteront sur les enfants…»

Gricha, ayant entendu prononcer son nom, se tourna vers nous, montra les pans déchirés de son habit, et, tout en faisant jouer ses mâchoires, il dit:

«Voulait … me dévorer… Dieu n'a pas permis … un grand péché … pas punir homme … Dieu pardonnera…

– Qu'est-ce qu'il marmotte? demanda mon père avec un regard sévère; je n'y comprends rien.

– Moi, je comprends, reprit maman; il m'a raconté qu'un de tes chasseurs a lancé les chiens sur lui, et il te prie de ne pas le punir.

– Ah! c'est ce qu'il veut dire!.. Mais qui lui fait croire que j'aurais envie de le punir? Tu sais que je ne suis pas grand amateur de cette engeance, ajouta-t-il en français; celui-ci surtout ne me revient pas, il doit être…

– Ah! ne dis pas cela, mon ami, dit ma mère en l'interrompant comme pour l'avertir d'un danger, qu'en sais-tu?

– Il me semble que j'ai eu assez souvent l'occasion d'observer cette espèce de gens; tu en reçois un si grand nombre, et ils sont tous taillés sur le même modèle … ils chantent tous la même histoire…»

Il était facile de voir que maman pensait tout autrement sur ce sujet, mais elle s'abstint de toute remarque.

«… Non, cela me fâche… continua papa en prenant le plat de petits pâtés, et le tenant, par distraction, hors de l'atteinte de ma mère… cela me fâche quand je vois des personnes instruites, intelligentes, se laisser prendre pour dupes…»

Il donna un coup sur la table avec le manche de sa fourchette.

«Je t'en prie, passe-moi un pâté, reprit-elle, en tendant la main.

– Ceux qui mettent ces hommes en prison font bien, continua mon père; ils ne servent qu'à donner sur les nerfs de personnes qui sont déjà malades sans cela…»

Puis, voyant que ces réflexions étaient désagréables à maman, il lui tendit le petit pâté en souriant.

«Je ne te répondrai qu'une chose, dit-elle, c'est que j'ai de la peine à croire qu'un homme de soixante ans aille nu-pieds, l'hiver comme l'été, qu'il porte des chaînes pesant 5 kilos sous ses habits, et repousse toutes les offres qui lui ont été faites pour l'établir convenablement, par pur amour de la fainéantise… Enfin, quant à ses prophéties, reprit-elle après une pause et un long soupir, je suis payée pour y croire…; ne t'ai-je pas raconté comment un fou a prédit à feu mon père, heure pour heure, le moment de sa mort…?»

Le dîner tirait à sa fin. Lioubotchka et Katienka nous adressaient des coups d'œil significatifs et s'agitaient sur leurs chaises, en laissant percer une vive inquiétude. Leurs regards disaient:

«Pourquoi ne demandez-vous pas si nous pouvons aller à la chasse?»

Je poussai mon frère du coude, il répondit par le même signe; puis il se décida enfin à parler. Il commença d'une voix timide, mais qui s'affermissait en s'accentuant, et il dit:

«Puisque nous partons aujourd'hui pour Moscou, nous aimerions que les petites vinssent avec nous à la chasse.»

Les grandes personnes tinrent un petit conciliabule; notre demande fut accordée, et, ce qui nous fut encore plus agréable, maman déclara qu'elle serait de la partie.

L'enfance et l'adolescence

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