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L'ENFANCE
CHAPITRE IV
LA CHASSE

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Quand le plat doux fut servi, papa fit appeler Iakov et commanda d'atteler la ligneïka1, de seller les chevaux, d'amener les chiens; il entra dans les moindres détails, désignant chaque animal par son nom.

La monture de Volodia boîtait, et papa donna l'ordre de lui substituer un cheval de chasse… Cheval de chasse, ces mots sonnaient désagréablement aux oreilles de maman; un cheval de chasse lui semblait devoir être un animal enragé qui ne pouvait manquer de s'emporter et de casser le cou de son fils. Malgré les protestations de papa et les bravades de mon frère, qui déclarait aimer par-dessus tout une bête qui s'emporte, la pauvre chère maman ne cessait de déclarer qu'elle serait inquiète pendant toute la promenade.

Le dîner fini, les grandes personnes prirent le café dans le cabinet de papa. Nous, les enfants, nous courûmes au jardin pour jaser et brasser dans les petites allées les feuilles sèches tombées des arbres. Nous bavardions: «Volodia monterait le cheval de chasse; – Lioubotchka devrait avoir honte de courir moins vite que Katienka; – comme ce serait intéressant de voir les chaînes que Gricha porte!» Mais pas un mot ne fut prononcé au sujet de notre prochaine séparation.

Notre babillage fut interrompu par l'arrivée de la ligneïka; au-dessus de chaque ressort était assis un petit serf. Les chasseurs et les chiens suivaient la voiture, puis venait le cocher Ignat monté sur le cheval destiné à Volodia et menant par la bride mon vieux poney. Après nous être pressés contre la haie pour regarder ces préparatifs intéressants, nous courûmes en toute hâte à nos chambres pour nous habiller, au bruit des aboiements des chiens et du piétinement des chevaux. Il s'agissait de s'accoutrer de façon à ressembler le plus possible à des chasseurs; le meilleur moyen était de fourrer le pantalon dans les bottes. Notre parti fut vite pris, nous nous mîmes à l'œuvre en nous dépêchant le plus possible, pour courir sur le perron jouir du spectacle des chiens et des chevaux et faire un bout de causette avec les chasseurs.

La journée était chaude. De petits nuages blancs aux formes fantastiques s'étaient glissés dès le matin au bord de l'horizon; un vent léger les chassa ensuite au-dessus de nos têtes et, par moments, ils interceptaient le soleil. Mais ils avaient beau courir, s'enfler et prendre des teintes noires, ils ne réussirent pas à s'entendre pour former un orage et gâter ainsi notre dernière partie de plaisir. Vers le soir ils commencèrent à se disperser; les uns pâlirent, s'allongèrent et s'enfuirent à l'horizon, les autres au-dessus de nous se condensèrent pour dessiner une vaste écaille blanche, nacrée et transparente; un seul nuage noir resta suspendu à l'est. Karl Ivanovitch, qui savait toujours où allaient les nuages, nous dit que celui-ci se dirigeait vers Maslovka, et il nous promit le beau temps.

Notre vieux domestique Foka, malgré son grand âge, descendit en courant l'escalier avec une agilité juvénile et cria: – «Faites avancer!» – puis, écartant les genoux, il se campa fermement sur les marches du perron, entre le seuil et la place où la ligneïka devait s'arrêter, dans l'attitude d'un homme à qui il est superflu de rappeler ses devoirs. Les dames firent leur apparition et, après s'être consultées pour savoir comment elles se placeraient et de quelle manière elles se tiendraient en équilibre (souci que je trouvais superflu), elles s'assirent, ouvrirent leurs ombrelles, et la ligneïka partit. Maman désigna le cheval de chasse et, d'une voix tremblante, demanda au cocher:

«N'est-ce pas le cheval de Vladimir Pétrovitch?»

Sur la réponse affirmative, elle fit un geste de la main et détourna le visage.

J'étais très impatient de montrer mes talents équestres; je sautai sur mon petit cheval, je le regardai fixement entre les oreilles, et j'exécutai dans la cour différentes évolutions.

«Ayez la bonté de ne pas écraser les chiens, me dit un des chasseurs.

– Sois tranquille; ce n'est pas la première fois,» lui répondis-je avec importance.

Volodia se mit en selle; en dépit de la fermeté de son caractère le cœur lui battait, et, tout en caressant le cheval de chasse, il demanda plusieurs fois:

«Est-il doux?»

Mon frère faisait un beau cavalier, on aurait dit un homme; ses cuisses arrondies étreignaient les arçons d'une pression si vigoureuse, que je ne pus me défendre d'un mouvement d'envie, d'autant plus, qu'à en juger par mon ombre, j'étais loin d'avoir si bonne tournure.

Enfin le pas de mon père retentit sur l'escalier; le valet de chiens rassembla la meute qui s'était dispersée; les chasseurs sifflèrent leurs lévriers et commencèrent à se mettre en selle.

Le palfrenier amena le cheval de papa devant le perron; ses chiens hardés, qui jusque-là étaient restés couchés autour de leur laisse dans des poses sculpturales, s'élancèrent au-devant de leur maître. Sur ses pas courait sa petite chienne, Milka, en secouant son collier de grains qui résonnaient contre le fermoir de cuivre. Chaque fois qu'elle sortait de la maison, Milka disait bonjour aux chiens de la meute, elle jouait avec les uns, flairait les autres en grognant ou leur cherchait leurs puces.

Papa monta à cheval et donna le signal du départ.

Devant nous, monté sur un cheval camus d'un gris bleuâtre, courait le piqueur Tourka; il portait un bonnet à poil, un grand cor en bandoulière sur le dos, un couteau dans la ceinture. En voyant sa figure sombre et féroce, on aurait pu croire qu'il marchait à une guerre à mort plutôt qu'à une chasse. Derrière les sabots du cheval roulait le peloton bizarre et onduleux des chiens hardés.

Malheur à qui voulait rester en arrière! il devait tirer à lui de toutes ses forces son compagnon de laisse, et, s'il réussissait à le retenir, un veneur le sanglait aussitôt d'un coup de son long fouet en criant:

«En place!»

Quand nous eûmes franchi le portail de notre cour, papa ordonna aux chasseurs de suivre la grande route, et lui-même s'engagea dans le champ de seigle.

Nous étions au plus fort de la moisson; le champ d'un jaune brillant s'étendait immense, à l'infini, borné seulement d'un côté, dans le lointain, par une haute forêt qui paraissait bleue, et qui me semblait le lieu éloigné et mystérieux où finissait le monde connu et commençaient les pays inhabitables.

Tout le champ était couvert de meules et de moissonneurs. Derrière le seigle haut et touffu, on voyait par-ci par-là, dans un sillon moissonné, le dos courbé d'une glaneuse ramassant les épis pour les serrer dans sa main gauche; plus loin, à l'ombre, une femme inclinée sur un berceau, et des gerbes éparses sur le champ parsemé de bluets.

De l'autre côté, les moissonneurs en manches de chemise, debout sur les chars, chargeaient les gerbes et répandaient un nuage de poussière sur le champ sec et incandescent.

Le starosta (chef des serfs du village), debout dans ses hautes bottes, les manches de sa souquenille flottant sur ses épaules, et le bâton de la taille à la main, aperçut de loin mon père; il ôta son chapeau mou, en peau d'agneau, essuya sa barbe rouge et sa tête ruisselante de sueur avec un essuie-mains et se mit à gourmander les moissonneurs.

Le petit cheval roux que montait papa marchait d'un pas léger et joyeux; il baissait de temps en temps la tête sur son poitrail et chassait de sa queue touffue les taons et les mouches qui se pressaient avec avidité sur ses flancs. Deux lévriers, la queue recourbée en forme de serpette, bondissaient en relevant les pattes avec grâce dans le chaume, derrière les pieds du cheval; Milka courait en avant, la tête penchée, attendant sa pâtée.

Les voix des moissonneurs qui parlaient entre eux, le piétinement des chevaux, le roulement des chars, le cri joyeux des cailles, le bourdonnement des insectes qui planaient dans l'air en essaims immobiles, l'odeur de l'absinthe, de la paille et de la sueur des chevaux; le jeu des ombres et des teintes que le soleil brûlant répandait sur le chaume jaune-clair, sur le bleu vaporeux de la forêt, sur les nuages d'un lilas-pâle; les fils blancs de la vierge qui flottaient dans l'air ou pendaient aux tiges des épis … tout cela je l'ai vu, je l'ai entendu, je l'ai senti.

A notre arrivée dans la forêt de Kalinova, nous trouvâmes la ligneïka et, ce qui nous réjouit par-dessus tout, un char attelé d'un cheval; au milieu était assis le domestique préposé à la garde du buffet. On apercevait, sous la paille, le samovar, un petit tonneau avec les moules pour les glaces et plusieurs autres boîtes et des paquets d'un aspect non moins appétissant. Il n'y avait plus de doute possible, nous allions prendre en plein air du thé, des glaces et des fruits. Aussi nous tous, enfants, nous saluâmes le char par des cris de joie; car, faire une collation sur la mousse, à une place où personne avant nous n'avait pris du thé ou des glaces, était un plaisir exquis.

Le piqueur Tourka, avant de se diriger vers la clairière, s'arrêta, écouta attentivement les instructions détaillées que lui donnait mon père: où il devait s'embusquer, et quand il devait faire une sortie. Au reste, il n'agissait jamais qu'à sa tête. Il lâcha les chiens et, sans se hâter, se remit en selle, siffla, puis disparut sous les jeunes bouleaux. Ses chiens courants laissés libres exprimèrent d'abord leur joie par des frétillements de queue; puis ils se secouèrent, s'étirèrent et, après s'être flairés mutuellement, partirent au petit trot dans toutes les directions.

«As-tu un mouchoir?» me demanda papa.

Je tirai mon mouchoir de ma poche et le lui montrai.

«Bien, passe-le au cou de ce chien gris.

– Au cou de Giran? dis-je d'un air entendu.

– Oui, et cours sur la route. Quand tu arriveras à la clairière, arrête-toi et ouvre bien les yeux … gare à toi si tu reviens sans lièvre!»

Je roulai mon mouchoir autour du col velu de Giran et me mis à courir à toutes jambes vers l'endroit désigné.

«Vite, vite, criait mon père en riant, sinon le lièvre ne t'attendra pas.»

Giran s'arrêtait sans cesse, dressait les oreilles et écoutait la voix des chasseurs excitant les chiens. Je n'étais pas assez fort pour l'entraîner, je me mis à crier: «Hare, hare!» Alors mon compagnon partit avec une telle ardeur, que je ne pouvais plus le retenir et que je tombai plusieurs fois à terre avant d'arriver à l'endroit indiqué.

Après avoir choisi entre les racines d'un haut chêne une place ombragée et commode, je m'étendis sur le sol et je fis coucher Giran à mes côtés, puis j'attendis le lièvre. Mon imagination, comme toujours en pareille occurrence, s'envola bien au delà de la réalité; je me figurais déjà que je chassais mon troisième lièvre lorsqu'un des chiens courants donna l'éveil.

La voix de Tourka, de plus en plus forte et animée, retentissait dans la forêt, les chiens courants poussaient des cris plaintifs de plus en plus fréquents … une autre voix de basse vint se joindre à la première, puis une troisième, une quatrième … puis des silences, les voix s'interrompaient l'une l'autre … puis elles devinrent plus bruyantes et continues, et enfin se confondirent dans un bruit sonore, un roulement sans fin. L'île était remplie d'échos, et les chiens y allaient de bon cœur.

A l'ouïe de tous ces cris je restai cloué à ma place, les yeux fixés éperdument sur la lisière du bois; je souriais comme un insensé, la sueur ruisselait de mon front, de grosses gouttes coulaient sur mon menton, me chatouillaient, et pourtant je ne les essuyais pas. Il me semblait que le moment décisif était arrivé; cette tension de nerfs était trop peu naturelle pour durer longtemps. Tantôt les chiens courants poussaient des hurlements dans la clairière, tantôt ils s'éloignaient de moi; mais j'avais beau regarder de tous côtés, je ne voyais point de lièvre. Giran n'était pas moins surexcité que moi; d'abord il s'efforça de s'échapper de mes mains, puis il poussa des cris plaintifs, ensuite il se coucha près de moi, posa son museau sur mes genoux et se tranquillisa.

Près des racines dénudées de mon chêne, sur la terre aride et grise, entre les feuilles sèches, les glands, les branches mortes et verdissantes, la mousse d'un vert jaunâtre et de rares brins d'herbe, grouillait tout un peuple de fourmis; l'une après l'autre elles se pressaient sur les chemins battus qu'elles s'étaient frayés; les unes portaient des fardeaux, les autres passaient librement. Je pris une petite branche, et je leur coupai le passage. Il fallait voir comment les unes méprisant le danger rampaient sous l'obstacle, comment d'autres le franchissaient en passant par-dessus; celles qui étaient chargées ne savaient que faire; elles s'arrêtèrent, cherchèrent un détour, rebroussèrent chemin ou gravirent bravement le brin de bois jusqu'à ma main, avec l'intention évidente d'entrer dans la manche de mon veston.

Je fus distrait de ces observations intéressantes par un papillon aux ailes jaunes qui voltigeait devant moi, avec une grâce séductrice à laquelle je ne sus pas résister. Je venais à peine de le remarquer, lorsqu'il s'envola à deux pas de moi et se mit à décrire des courbes autour d'une fleur blanche et à demi fermée de trèfle sauvage, puis il s'y posa. Je ne sais si c'était parce qu'un rayon de soleil le réchauffait ou parce qu'il butinait sur cette plante, – mais je vis qu'il était parfaitement heureux. Il agita de temps en temps ses ailes, étreignit la fleur de plus près et finit par s'endormir tout à fait.

Je pris ma tête dans les deux mains, et je le contemplai avec ravissement.

Tout à coup Giran hurla et me tira avec tant de violence, que je faillis rouler à terre. Je regardai autour de moi; à la lisière du bois, tout près de nous, une oreille levée et l'autre couchée, un lièvre sautillait. Tout mon sang reflua au cerveau, je perdis la tête et je me mis à crier quelque chose d'une voix surnaturelle, je lâchai le chien et commençai à courir après lui. Mais aussitôt je compris mon étourderie, et je m'en repentis; quant au lièvre, il s'était déjà ramassé sur lui-même et d'un bond il disparut.

Quelle ne fut pas ma honte, lorsque, après les chiens courants, qui criaient tous comme une seule voix dans la clairière, je vis passer Tourka! Il s'est aperçu de ma sottise! me dis-je. Il s'éloigna en me jetant un regard de mépris et cette seule interjection:

«Hé, monsieur!»

Mais il faut savoir de quel ton ces deux mots furent prononcés! J'aurais mieux aimé être pendu comme un lièvre aux arçons de sa selle.

Je restai longtemps, plongé dans mon désespoir, immobile à la même place; je ne rappelai pas mon chien, je ne fis que répéter en me tapant les cuisses:

«Qu'ai-je fait, mon Dieu, qu'ai-je fait?»

J'entendis les chiens courants s'éloigner, parcourir avec bruit l'autre partie de la forêt; je sus que le lièvre était retrouvé; puis Tourka souffla dans son grand cor pour rappeler la meute. – Mais je ne bougeai pas de ma place.

1

Char à ressorts traversé dans sa longueur par un banc double, sans dossier, où les gens sont assis dos à dos. (Note du traducteur.)

L'enfance et l'adolescence

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