Читать книгу Le nain noir - Вальтер Скотт - Страница 4
CHAPITRE IV
Оглавление«Oui je suis misanthrope, et tout le genre humain
«Ne mérite à mes yeux que haine, que dédain.
«Que n'es-tu quelque chien! je t'aimerais peut-être.»
Timon d'Athènes. Shakespeare.
Le lendemain, après avoir déjeuné, Earnscliff prit congé de ses hôtes en leur promettant de revenir pour avoir sa part de la venaison qui était arrivée de chez lui. Hobby eut l'air de lui faire ses adieux à la porte, mais quelques minutes après il était à son côté.
– Vous y allez donc, monsieur Patrick? Hé bien! malgré tout ce qu'a dit ma mère, que le ciel me confonde si je vous laisse y aller seul! mais j'ai pensé qu'il valait mieux vous laisser partir sans rien dire; sauf à vous rejoindre ensuite, afin que ma mère ne se doutât de rien, car je n'aime pas à la contrarier, et c'est une des dernières recommandations que mon père m'a faites sur son lit de mort.
– Vous faites bien, Hobby, dit Earnscliff, elle mérite tous vos égards.
– Oh! quant à ceci, ma foi! si elle savait où nous allons, elle serait tourmentée, et autant pour vous que pour moi. Mais croyez-vous que nous ne soyons point imprudents de retourner là-bas? Vous savez que ni vous ni moi nous n'avons pas d'ordre exprès d'y aller, vous savez.
– Si je pensais comme vous, Hobby, peut-être n'irais-je pas plus loin; mais je ne crois ni aux esprits ni aux sorciers, et je ne veux pas perdre l'occasion de sauver peut-être la vie d'un malheureux dont la raison parait aliénée.
– A la bonne heure si vous croyez cela, dit Hobby d'un air de doute; et il est pourtant certain que les fées elles-mêmes, je veux dire les bons voisins (car on dit qu'il ne faut pas les appeler fées), qu'on voyait chaque soir sur les tertres de gazon, sont moins visibles de moitié dans notre temps. Je ne puis dire que j'en ai vu moi-même; mais j'en entendis siffler un dans la bruyère, avec un son tout semblable à celui du courlieu. Mais combien de fois mon père m'a-t-il dit qu'il en avait vu en revenant de la foire, quand il était un peu en train, le brave homme!
C'est ainsi que la superstition se transmet de plus en plus faible d'une génération à l'autre. Earnscliff le remarquait à part en écoutant Hobby. Ils continuèrent à causer de la sorte jusqu'à ce qu'ils arrivassent en vue de la colonne qui donne son nom à la plaine.
– En vérité, dit alors Hobby, voilà encore cette créature qui se traîne là-bas. Mais il est grand jour, vous avez votre fusil, j'ai mon grand coutelas, et je crois que nous pouvons nous approcher sans trop de danger.
– Très certainement, dit Earnscliff; mais, au nom du ciel! que peut-il faire là?
– On dirait qu'il fait un mur avec toutes ces pierres, ou toutes ces oies, comme on les appelle. Voilà qui passe tout ce que j'ai ouï dire.
En approchant davantage, Earnscliff reconnut que la conjecture de son compagnon n'était pas invraisemblable. L'être mystérieux qu'ils avaient vu la veille semblait s'occuper péniblement à ramasser les pierres éparses, et à les placer les unes sur les autres, de manière à former un petit enclos. Il ne manquait pas de matériaux, mais son travail n'était pas facile, et l'on avait peine à comprendre qu'il eût pu remuer les pierres énormes qui servaient de fondements à son édifice. Il s'occupait à en placer une très lourde, quand les deux jeunes gens arrivèrent à peu de distance de lui, et il y mettait tant d'attention, qu'il ne les vit pas s'approcher. Il montrait, en traînant la pierre, en la levant et en la plaçant suivant le plan qu'il avait conçu, une force et une adresse qui s'accordaient peu avec sa taille et sa difformité. En effet, à en juger par les obstacles qu'il avait déjà surmontés, il devait avoir la force d'un Hercule, puisque quelques-unes des pierres qu'il avait transportées n'auraient pu l'être que par deux hommes. Aussi Hobby ne put s'empêcher de revenir à sa première opinion.
– Il faut que ce soit l'esprit d'un maçon, dit-il: voyez comme il manie ces grosses pierres. Si c'est un homme après tout, je voudrais savoir combien il prendrait par toise pour construire un mur de digue. – On aurait bien besoin d'en avoir un entre Cringlehope et les Shaws. – Brave homme (ajouta-t-il en élevant la voix), vous faites là un ouvrage pénible!
L'être auquel il s'adressait se tournant de son côté, en jetant sur lui des regards égarés, changea de posture et se fit voir dans toute sa difformité.
Sa tête était d'une grosseur peu commune; ses cheveux crépus étaient en partie blanchis par l'âge; d'épais sourcils, qui se joignaient ensemble, couvraient de petits yeux noirs et perçants qui, enfoncés dans leur orbite, roulaient d'un air farouche, et semblaient indiquer l'aliénation d'esprit. Ses traits étaient durs et sauvages, et il avait dans sa physionomie cette expression particulière qu'on remarque si souvent dans les personnes contrefaites, avec ce caractère lourd et dur qu'un peintre donnerait aux géants des vieux romans. Son corps large et carré, comme celui d'un homme de moyenne taille, était porté sur deux grands pieds; mais la nature semblait avoir oublié les jambes et les cuisses, car elles étaient si courtes, que son vêtement les cachait tout-à-fait. Ses bras, d'une longueur démesurée, se terminaient par deux mains larges, musclées et horriblement velues. On eût dit que la nature avait d'abord destiné ces membres à la création d'un géant, pour les donner ensuite, dans son caprice, à la personne d'un nain. Son habit, espèce de tunique d'un gros drap brun, ressemblait au froc d'un moine, et il était assujetti sur son corps par une ceinture de cuir; enfin sa tête était couverte d'un bonnet de peau de blaireau ou de toute autre fourrure, qui ajoutait à l'aspect grotesque de son extérieur, et couvrait en partie son visage dont l'expression habituelle était celle d'une sombre et farouche misanthropie.
Ce Nain extraordinaire regardait en silence les deux jeunes gens d'un air d'humeur et de mécontentement. Earnscliff, voulant lui inspirer plus de douceur, lui dit: – Vous vous êtes donné une tâche fatigante, mon cher ami, permettez-nous de vous aider.
Elliot et lui, réunissant leurs efforts, placèrent une pierre sur le mur commencé. Le Nain, pendant ce temps, les regardait de l'air d'un maître qui inspecte ses ouvriers, et témoignait par ses gestes combien il s'impatientait du temps qu'ils mettaient à apporter la pierre; il leur en montra une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, qu'ils placèrent de même, quoiqu'il parût choisir avec un malin plaisir les plus lourdes et les plus éloignées. Mais, lorsque le déraisonnable Nain leur en désigna une cinquième encore plus difficile à remuer que les précédentes: – Oh! ma foi, l'ami, dit Elliot, Earnscliff fera ce qu'il lui plaira, mais que vous soyez un homme, ou tout ce qu'il peut y avoir de pire, que le diable me torde les doigts, si je m'éreinte plus long-temps comme un manoeuvre, sans recevoir tant seulement un remerciement pour nos peines.
– Un remerciement! s'écria le Nain en le regardant de l'air du plus profond mépris; recevez-en mille, et puissent-ils vous être aussi utiles que ceux qui m'ont été prodigués, que ceux que les reptiles qu'on nomme des hommes se sont jamais adressés… Allons! travaillez ou partez.
– Voilà une belle réponse, monsieur Earnscliff, pour avoir bâti un tabernacle pour le diable, et compromis peut-être nos propres âmes par-dessus le marché.
– Notre présence paraît le contrarier, répondit Earnscliff; retirons-nous, nous ferons mieux de lui envoyer quelque nourriture.
Ce fut ce qu'ils firent dès qu'ils furent de retour à Heugh-Foot, et ils chargèrent un domestique de porter au Nain un panier de provisions. Celui-ci trouva le Nain toujours occupé de son travail; mais, étant imbu des préjugés du pays, il n'osa ni s'en approcher ni lui parler. Il plaça ce qu'il apportait sur une des pierres les plus éloignées à la disposition du misanthrope.
Le Nain continua ses travaux avec une activité qui paraissait presque surnaturelle; il faisait en un jour plus d'ouvrage que deux hommes n'auraient pu en faire, et les murs qu'il élevait prirent bientôt l'apparence d'une hutte qui, quoique très étroite, et construite seulement de pierres et de terres, sans mortier, offrait, à cause de la grosseur peu commune des pierres employées, un air de solidité très rare dans des cabanes si petites et d'une construction si grossière. Earnscliff, qui épiait tous ses mouvements, n'eut pas plutôt compris son but qu'il fit porter dans le voisinage du lieu les bois nécessaires pour la toiture, et il se proposait même d'y envoyer des ouvriers le jour d'après, pour les placer: mais le Nain ne lui en laissa pas le temps, il passa la nuit à l'ouvrage, et fit si bien que, dès le lendemain matin, la charpente était en place; il s'occupa ensuite à couper des joncs et à en couvrir sa demeure, ce qu'il exécuta avec une adresse surprenante.
Voyant que cet être extraordinaire ne voulait recevoir d'aide que le secours accidentel d'un passant; Earnsclilf se contenta de faire porter dans les environs les matériaux et les outils qu'il jugeait pouvoir lui être utiles; le solitaire s'en servait avec talent. Il construisit une porte et une fenêtre, se fit un lit de planches; et, à mesure que ses travaux avançaient, son humeur semblait devenir moins irascible. Il songea ensuite à se fermer d'un enclos. Puis il transporta du terreau et travailla si bien le sol qu'il se forma un petit, jardin. On supposera naturellement, comme nous l'avons fait entendre, que cet être solitaire fut aidé plus d'une fois par les passants qui par hasard traversaient la plaine, et par d'autres que la curiosité portait à lui rendre visite. Il était en effet impossible de voir une créature humaine si peu propre en apparence à un travail si rude et si constant sans s'arrêter pendant quelques minutes pour l'aider. Mais, comme aucun de ces aides ne savait jusqu'à quel point le Nain avait reçu assistance des autres, les rapides progrès de sa tâche journalière ne perdaient rien de ce qu'ils avaient de merveilleux. La solidité compacte de sa cabane, construite en si peu de temps et par un tel être, son adresse supérieure dans le maniement de ses outils, son talent dans tous les arts mécaniques et autres, éveillèrent les soupçons des voisins. On ne croyait plus que ce fût un fantôme; on l'avait vu d'assez près et assez long-temps pour être convaincu que c'était véritablement un homme de chair et d'os; mais le bruit courait qu'il avait des liaisons avec des êtres surnaturels, et qu'il avait fixé sa résidence dans ce lieu écarté pour n'être pas troublé dans ses relations avec eux. Il n'était jamais moins seul que quand il était seul, disait-on, en donnant à cette phrase d'un ancien philosophe un sens mystérieux. On assurait aussi que des hauteurs qui dominent la bruyère on avait vu souvent un autre personnage qui aidait dans son travail cet habitant du désert, et qui disparaissait aussitôt qu'on s'en approchait; ce personnage était quelquefois assis à son côté sur le seuil de la porte, il se promenait avec lui dans le jardin, il allait avec lui chercher de l'eau à une fontaine voisine. Earnscliff expliquait ce phénomène en disant qu'on avait pris l'ombre du Nain pour une seconde personne. – Son ombre serait donc d'une nature aussi singulière que son corps, disait alors Hobby, grand partisan de l'opinion générale; il est trop bien dans les papiers du vieux Satan pour avoir une ombre (allusion à la croyance populaire qui veut que les corps des sorciers ne projettent point d'ombre). Qui a jamais vu une ombre entre un corps et le soleil? Cette chose, que ce soit ce qu'on voudra, est plus mince et plus grande que le corps dont vous dites qu'elle est l'ombre. On l'a vue plus d'une fois s'interposer entre le soleil et lui.
Ces soupçons, dans d'autres cantons de l'Écosse, auraient pu exposer notre solitaire à des recherches qui ne lui auraient pas été agréables; mais ils ne servirent qu'à faire regarder le prétendu sorcier avec une crainte respectueuse. Il ne semblait pas fâché d'inspirer ce sentiment. Lorsque quelqu'un approchait de sa chaumière, il voyait avec une sorte de plaisir l'air de surprise et d'effroi de celui qui le regardait, et la promptitude avec laquelle il s'éloignait de lui. Peu de gens étaient assez hardis pour satisfaire leur curiosité en jetant un regard à la hâte sur son habitation et sur son jardin; et, s'ils lui adressaient quelques paroles, jamais il n'y répondait que par un mot ou un signe de tête.
Il semblait s'être établi dans sa hutte pour la vie. Earnscliff passait souvent par-là, rarement sans demander au Nain de ses nouvelles; mais il était impossible de l'engager dans aucune conversation sur ses affaires personnelles. Il acceptait sans répugnance les choses nécessaires à la vie, mais rien au-delà, quoique Earnscliff, par humanité, et les habitants du canton, par une crainte superstitieuse, lui offrissent bien davantage. Il récompensait ceux-ci par les conseils qu'il leur donnait lorsqu'il était consulté, comme il ne tarda pas à l'être, sur leurs maladies et sur celles de leurs troupeaux. Il ne se bornait pas même à des avis, il leur fournissait aussi les remèdes convenables, non seulement les simples qui croissaient dans le pays, mais aussi des médicaments coûteux, produit de climats étrangers. On juge bien que cela ne faisait que confirmer le bruit de ses liaisons avec des êtres invisibles qui étaient à ses ordres: sans quoi, comment aurait-il pu, dans son ermitage et dans son état d'indigence, se procurer toutes ces choses? Avec le temps, il fit connaître qu'il se nommait Elsender-le-Reclus, nom que les habitants du pays changèrent en celui du bon Elsy; ou le Sage de Mucklestane-Moor.
Ceux qui venaient le consulter déposaient ordinairement leur offrande sur une pierre peu éloignée de sa demeure. Si c'était de l'argent, ou quelque objet qu'il ne lui convînt pas d'accepter, il le jetait loin de lui, ou le laissait où on l'avait déposé, sans en faire usage. Dans toutes ces occasions, ses manières étaient toujours celles d'un misanthrope bourru; il ne prononçait que le nombre de mots strictement nécessaire pour répondre à la question qu'on lui faisait; et, si l'on voulait lui parler de choses indifférentes, il rentrait chez lui sans daigner faire une seule réponse.
Lorsque l'hiver fut passé, et qu'il commença à récolter quelques légumes dans son jardin, ils firent sa principale nourriture. Earnscliff parvint pourtant à lui faire accepter deux chèvres qui se nourrissaient dans la plaine, et qui lui fournissaient du lait.
Earnscliff, voyant son présent accepté, voulut aller faire une visite à l'ermite. Le vieillard était assis sur un banc de pierre, près de la porte de son jardin; c'était là son siége quand il était disposé à donner audience. Personne n'était admis dans l'intérieur de sa cabane et de son petit jardin: c'était un lieu sacré; comme le Morui des insulaires d'Otaïti. Sans doute qu'il l'aurait cru profané par la présence d'une créature humaine. Lorsqu'il était enfermé dans son habitation, aucune prière n'aurait pu le persuader de se rendre visible ou de donner audience à qui que ce fût.
Earnscliff avait été pêcher dans un ruisseau qui coulait à peu de distance. Voyant l'ermite sur le banc près de sa chaumière, il vint s'asseoir sur une pierre qui était en face, ayant en main sa ligne et un panier dans lequel étaient quelques truites; produit de sa pêche. Le Nain, habitué à sa présence, ne donna d'autre signe qu'il l'avait vu qu'en levant les yeux un moment pour le regarder de l'air d'humeur qui lui était habituel; après quoi, il laissa retomber sa tête sur sa poitrine, comme pour se replonger dans ses profondes méditations. Earnscliff s'aperçut qu'il avait adossé tout nouvellement à sa demeure un petit abri pour ses deux chèvres.
– Vous travaillez beaucoup, Elsy, lui dit-il pour tâcher de l'engager dans une conversation.
– Travailler! s'écria le Nain; c'est le moindre des maux de la misérable humanité. Il vaut mieux travailler comme moi que de chercher des amusements comme les vôtres.
– Je ne prétends pas que nos amusements champêtres soient des exercices inspirés par l'amour de l'humanité, et cependant…
– Et cependant ils valent mieux que votre occupation ordinaire. Il vaut mieux que l'homme assouvisse sa férocité sur les poissons muets que sur les créatures de son espèce. Mais pourquoi parlé-je ainsi? Pourquoi la race des hommes ne s'entr'égorge-t-elle pas, ne s'entre-dévore-t-elle pas, jusqu'à ce que, le genre humain détruit, il ne reste plus qu'un monstre énorme comme le Behemoth de l'Écriture; qu'alors ce monstre, le dernier de la race, après s'être nourri des os de ses semblables, quand sa proie lui manquera, rugisse des jours entiers privé de nourriture, et meure enfin peu à peu de famine? Ce serait un dénouement digne de cette race maudite.
– Vos actions valent mieux que vos paroles, Elsy: votre misanthropie maudit les hommes, et cependant vous les soulagez!
– Je le fais: mais pourquoi? Écoutez-moi. Vous êtes un de ceux que je vois avec le moins de dégoût; et, par compassion pour votre aveuglement, je veux bien, contre mon usage, perdre avec vous quelques paroles. Je ne puis envoyer dans les familles la peste et la discorde; mais n'atteins-je pas au même but en conservant la vie de quelques hommes, puisqu'ils ne vivent que pour s'entre-détruire. Si j'avais laissé mourir Alix de Bower, l'hiver dernier, Ruthwen aurait-il été tué ce printemps pour l'amour d'elle? Lorsque Willie de Westburnflat était sur son lit de mort, on laissait les troupeaux paître librement dans les champs; aujourd'hui que je l'ai guéri, on les surveille avec soin, et l'on ne se couche pas sans avoir déchaîné le limier de garde, et tous les autres chiens.
– J'avoue que cette dernière cure n'a pas rendu un grand service à la société; mais, par compensation, vous avez guéri, il y a peu de temps, mon ami Hobby, le brave Hobby Elliot de Heugh-Foot, d'une fièvre dangereuse qui pouvait lui coûter la vie.
– Ainsi pensent et parlent les enfants de la boue dans leur folie et leur ignorance, dit le Nain en souriant avec malignité. Avez-vous jamais vu le petit d'un chat sauvage dérobé tout jeune à sa mère pour être apprivoisé? Comme il est doux! comme il joue avec vous! Mais faites-lui sentir votre gibier ou vos agneaux, et sa férocité va se montrer; il va déchirer vos agneaux, ou votre volaille, dévorer tout ce qui se trouvera sous ses griffes.
– C'est l'effet de son instinct. Mais qu'est-ce que cela a de commun avec Hobby?
– C'est son emblème, c'est son portrait. Il est, quant à présent, tranquille, apprivoisé; mais qu'il trouve l'occasion d'exercer son penchant naturel, qu'il entende le son de la trompette guerrière, vous verrez le jeune limier aspirer le sang, vous le verrez aussi cruel, aussi féroce que le plus terrible de ses ancêtres qui ait brûlé le chaume d'un pauvre paysan… Me nierez-vous qu'il vous excite souvent à tirer une vengeance sanglante d'une injure dont votre famille a eu à se plaindre quand vous n'étiez encore qu'un enfant?
Earnscliff tressaillit. Le solitaire ne parut pas s'apercevoir de sa surprise, et continua.
– Hé bien! la trompette sonnera, le jeune limier satisfera sa soif de sang, et je dirai avec un sourire: Voilà pourquoi je lui ai sauvé la vie! Oui, tel est l'objet de mes soins apparents: c'est d'augmenter la masse des misères humaines, c'est, même dans ce désert, de jouer mon rôle dans la tragédie générale. Quant à vous, si vous étiez malade dans votre lit, la pitié m'engagerait peut-être à vous envoyer une coupe de poison.
– Je vous suis fort obligé, Elsy, et avec une si douce espérance, je ne manquerai certainement pas de vous consulter, quand j'aurai besoin de secours.
– Ne vous flattez pas trop! il n'est pas bien certain que je serais assez faible pour céder à une sotte compassion. Pourquoi m'empresserais-je d'arracher aux misères de la vie un homme si bien constitué pour les supporter? Pourquoi imiterais-je la compassion de l'Indien, qui brise la tête de son captif d'un coup de tomahawk, au moment où il est attaché au fatal poteau, quand le feu s'allume, que les tenailles rougissent, que les chaudrons sont déjà bouillants et les scalpels aiguisés pour déchirer, brûler et sacrifier la victime?
– Vous faites un tableau effrayant de la vie, Elsy, mais il ne peut abattre mon courage. Nous devons supporter les peines avec résignation, et jouir du bonheur avec reconnaissance. La journée de travail est suivie par une nuit de repos, et les souffrances mêmes nous offrent des consolations, quand, en les endurant, nous savons que nous avons rempli nos devoirs.
– Doctrine des brutes et des esclaves! dit le Nain, dont les yeux s'enflammaient d'une démence furieuse: je la méprise comme digne seulement des animaux qu'on immole. Mais je ne perdrai pas plus de paroles avec vous.
Il se leva à ces mots, et ouvrit la porte de sa chaumière; comme il allait y entrer, se retournant vers Earnscliff, il ajouta avec véhémence: – De peur que vous ne croyiez que les services que je parais rendre aux hommes prennent leur source dans ce sentiment bas et servile qu'on appelle l'amour de l'humanité, apprenez que s'il existait un homme qui eût détruit mes plus chères espérances, qui eût déchiré et torturé mon coeur, qui eût fait un volcan de ma tête; et si la vie et la fortune de cet homme étaient aussi complètement en mon pouvoir que ce vase fragile (prenant en main un pot de terre qui se trouvait près de lui), je ne le réduirais pas ainsi en atomes de poussière, dit-il en le lançant avec fureur contre la muraille. Non, continua-t-il avec amertume, quoique d'un ton plus tranquille: Je l'entourerais de richesses, je l'armerais de puissance, je ne le laisserais manquer d'aucuns moyens de satisfaire ses viles passions, d'accomplir ses infâmes desseins; j'en ferais le centre d'un effroyable tourbillon qui, privé lui-même de paix et de repos, renverserait, engloutirait tout ce qui se trouverait sur son passage. J'en ferais un fléau capable de bouleverser sa terre natale, et d'en rendre tous les habitants délaissés, proscrits et misérables comme moi.
A peine eut-il proféré ces mots, qu'il se précipita dans sa chaumière, dont il ferma la porte avec violence, poussant ensuite deux verrous, comme pour être sûr qu'aucun être appartenant à une race qu'il avait prise en horreur ne pourrait venir le troubler dans sa solitude.
Earnscliff s'éloigna avec un sentiment mêlé de compassion et d'horreur, et cherchant en vain quels malheurs pouvaient avoir réduit à cet état de frénésie l'esprit d'un homme qui paraissait avoir reçu de l'éducation, et qui ne manquait pas de connaissances. Il n'était pas moins surpris devoir que le solitaire, malgré sa réclusion absolue et le peu de temps qu'il avait vécu dans ce canton, savait tout ce qui se passait dans les environs, et connaissait même les affaires particulières de sa famille. – Il n'est pas étonnant, pensa-t-il, qu'avec une figure pareille, une misanthropie si exaltée et des connaissances si surprenantes sur les affaires de chacun, ce malheureux soit regardé par le commun du peuple comme ayant des relations avec l'ennemi des hommes.