Читать книгу La mort de Stamboul : Le gouvernement des Jeunes-Turcs - Victor Berard - Страница 3

INTRODUCTION

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En janvier 1909, l’auteur publiait son livre La Révolution turque, moins pour raconter le changement de régime qui venait de se produire en Turquie que pour en exposer les causes et replacer cet événement dans l’histoire de l’Empire turc et de la diplomatie européenne.

Dès cette époque, il ne fondait pas de grands espoirs sur l’avenir de la Jeune Turquie: il voyait les difficultés intérieures auxquelles ce gouvernement improvisé aurait à faire face; il voyait surtout les dangers extérieurs auxquels l’intégrité ottomane était exposée par les complots des trois puissances de «voisinage», Autriche, Italie et Russie, par l’inertie des puissances occidentales, France et Angleterre, et par l’égoïsme mercantile de l’Allemagne.

La contre-révolution du Treize-Avril 1909 lui apparut comme le début de la catastrophe; après la rentrée des Jeunes-Turcs à Stamboul derrière les troupes de Mahmoud-Chevket, il écrivait (Revue de Paris du 15 juin 1909, p. 885): «Dans l’histoire levantine, je ne doute pas que cette reprise de Constantinople sur l’Islam ne soit un tournant aussi décisif que la prise même de Constantinople par les serviteurs d’Allah: 1453-1908, entre ces deux dates, aura peut-être vécu l’empire européen du Prophète.»

Six mois plus tard, le sort de l’Empire ottoman lui semblait décidé par la politique marocaine de nos gouvernants. Il écrivait dans la Revue de Paris du 15 décembre 1909, sous le titre de Souci national:

Je crains qu’à ne pas vouloir regarder l’avenir en face, à ne pas tenir compte des leçons du plus proche passé, la diplomatie de la Troisième République ne soit en train de perdre une aussi grosse partie que la diplomatie du Second Empire durant la période de 1861 à 1867.

Tournée vers le Mexique par une camarilla de Cour et de Bourse, dont le président du Corps législatif était le principal agent (juillet 1861); entraînée à cette

«grande entreprise de civilisation et de paix» par une entente anglo-franco-espagnole qui semblait garantir toutes les chances de réussite (octobre 1861); engagée non seulement dans une démonstration navale et dans une opération de police côtière, mais dans une guerre continentale, par les stratèges de la presse officieuse qui promettaient qu’avec dix mille hommes on monterait sans peine jusqu’à Mexico (mars 1862); prisé alors par «l’honneur du drapeau et le prestige du régime»; déconsidérée et affaiblie par une interminable série de victoires et de dépenses inutiles; enlevée, corps et membres, dans cet engrenage (mai 1862-juin 1864); maîtresse un instant de Mexico, puis défaite et expulsée et finalement traîtresse à son protégé Maximilien (juin 1864-juin 1867), — pendant que la finance attirait «l’épargne française par d’alléchants emprunts et que la spéculation se portait sur les mines de la Sonora», pendant que les ministres prédisaient que

«cette politique hardie serait à la fois une grande affaire lucrative et une page glorieuse», — la France de Napoléon III ne voulut pas voir que la rupture de l’équilibre européen mettait notre sécurité nationale, notre existence même en danger...

Trois ans après (1870), la France recueillait les fruits de la politique impériale; quarante ans après, nous en portons encore les conséquences, avec la charge de nos défaites et de la paix armée sur le continent: «Malheureuses affaires mexicaines! gémissait, dès 1862, le ministre Thouvenel: que d’embarras financiers ou autres!» Mais Thouvenel ne pouvait même pas imaginer de combien ces autres embarras seraient les plus pesants et les plus durables.

Or, en 1908-1909, la diplomatie de la Troisième République ne veut voir que les affaires marocaines: comme on prenait en 1861-1862 le Mexique, il s’agit en 1908-1909 de prendre le Maroc; les officieux, à qui la pénétration pacifique ne suffit plus, nous invitent déjà à «envisager l’hypothèse d’une action militaire». En novembre 1909, ils écrivent: «Nous avons occupé les Châouïa avec moins de 15 000 hommes, les Beni-Snassen avec moins de 10 000. Si jamais il fallait, pour sauver les existences menacées des Européens, occuper Fez, 10000 hommes y suffiraient. Il n’est d’ailleurs pas question de cela, et c’est fort heureux. Mais il ne faut pas habituer l’opinion à croire à des difficultés, qui en réalité n’existent pas .»

C’est à s’acquérir tous les consentements ou toutes les tolérances pour cette entreprise que, depuis dix-huit mois, notre diplomatie a travaillé. Les autres considérations n’ont presque pesé pour rien dans sa conduite. Mes lecteurs savent que j’ai toujours fait au Maroc sa juste place dans le calcul de nos intérêts nationaux: je sais qu’ayant une France algérienne, c’est d’intérêts français, de frontière française qu’il s’agit, quand nous ne voulons pas qu’un foyer d’anarchie, de guerre religieuse et d’intrigues étrangères s’installe ou subsiste à notre porte, et je vois toute la distance qu’il y a du Maroc au Mexique.

Mais les affaires marocaines étaient-elles la question principale pour la France de 1908-1909? Les financiers, spéculateurs et concessionnaires ont hâte de rentrer dans leurs avances et de se jeter sur la proie liée; les Jecker d’aujourd’hui trouvent dans notre Chambre — et presque à la même place — les mêmes patrons que dans le Corps Législatif d’autrefois; ces faiseurs et défaiseurs de ministres importunent, tracassent, assourdissent de leurs réclamations et de leurs journaux à gages, finissent par entraver et entraîner les directeurs responsables de notre diplomatie....

Mais n’est-il pas des heures où le souci de la France devrait dresser en révolte les caractères les plus irrésolus? Et ce souci de la France, est-ce vers le Maroc, — vers l’anarchique Maroc dont notre France africaine n’a qu’à se plaindre, mais dont pourtant elle a trouvé moyen de s’accommoder voici plus de soixante ans et dont elle se serait accommodée quelques années encore, — est-ce vers le Maroc qu’en 1908-1909 le souci national devait tourner notre attention et nos efforts?

Depuis la révolution turque, l’équilibre méditerranéen est en risque...

Que le Turc s’en aille d’Europe, et toute la vie de notre France est changée; car la même guerre désastreuse et la même paix armée, que nous valut sur le continent la disparition de l’Autriche dans les affaires allemandes, c’est en Méditerranée que nous les vaudrait la disparition de la Turquie dans les affaires balkaniques.

La guerre, nous n’en voulons plus; nous l’éviterons à tout prix, même au prix de l’honneur: c’est entendu. Mais il arrive que l’on se batte contre son gré, par la seule volonté du voisin ou de l’adversaire, sans compter que, dans les pays les plus dociles et les plus assoiffés de repos, il est des sursauts du sentiment national qui ne laissent au régime que le choix entre la chute ou la témérité... Et la paix armée, même en renonçant à notre indépendance, même en nous réfugiant dans le servage de quelque protecteur continental ou maritime, il ne faut pas croire que nous l’éviterions longtemps: de nos jours, le servage diplomatique a pour conséquence une exploitation économique qui, tôt ou tard, force les intérêts à revendiquer l’indépendance; les mêmes syndicats de capitalistes et de travailleurs, qui aujourd’hui «ne bêlent que la paix» ou ne chantent que l’Internationale, seraient les premiers à réclamer demain un armement forcené, tant pour se donner le gagne-pain des commandes nationales que pour résister, en France et au dehors, aux invasions de fournitures étrangères.

Or cette paix armée tout à la fois sur terre et sur mer, une démocratie comme la nôtre est-elle capable d’en assumer le fardeau? Nous voyons combien sur terre elle nous pèse déjà : ayant à mener à bien une œuvre sociale qui exigera par centaines de millions les dépenses toujours croissantes, pouvons-nous un seul instant admettre l’hypothèse d’une Méditerranée transformée, comme le continent, en un champ de manœuvres, — de «notre mer» envahie par «leur» paraden flotte et toute sonnante, non plus de cigales et de chansons, mais du fracas de leurs cuirasses?...

De décembre 1909 à juillet 1911, aussi longtemps qu’il conserva sa chronique à la Revue de Paris, l’auteur continua de noter comme au jour le jour les moments de cette crise: le sort de Fez et le sort de Stamboul lui apparaissaient indissolublement liés; chacune de nos entreprises sur l’intégrité marocaine et sur la souveraineté du Sultan-Chérif lui semblait un nouveau coup porté à l’intégrité ottomane et au pouvoir du Sultan-Khalife.

En mai-juin 1911, il vit dans l’occupation de Fez par nos troupes le prélude de cette mort de Stamboul qu’il entreprend de raconter aujourd’hui.

En novembre 1911, la Turquie d’Europe lui semblait perdue. A ses auditeurs de la Ligue maritime, il disait quelle charge d’armements nouveaux la prochaine rupture de l’équilibre méditerranéen allait valoir à notre France:

Vous sentez bien, n’est-ce pas, qu’après la crise bosniaque d’hier, après la crise tripolitaine d’aujourd’hui, la crise égyptienne, albanaise, macédonienne, que sais-je, arabe ou syrienne de demain, le jour du dernier jugement balkanique pourrait soudain se présenter devant vous. Si demain éclataient sous les murs d’Avlona, de Salonique et de Stamboul les fanfares vous annonçant la curée, si vous perdiez dans la Méditerranée levantine ce correspondant, cet associé, cet ami que, depuis quatre siècles, fut pour vous l’Empire ottoman, croyez-vous que rien ne serait changé dans vos sécurités ni dans vos risques? Quand disparut du Continent l’héroïque Pologne, le résultat pour vous fut un siècle de guerres continentales et d’invasions, puis quarante ans de cette paix armée qui vous tient à la gorge. Le jour où disparaîtrait l’héroïque Turquie, soyez sûrs qu’il vous faudrait le courage et la force d’endosser en votre domaine méditerranéen la même armure pacifique qu’à votre trouée des Vosges, — sinon les deux Frances qui se font aujourd’hui vis-à-vis sur les rivages de Toulon et de Bizerte pourraient sentir les menaces, les douleurs peut-être de la séparation.

En cet hiver de 1911-1912, tout présageait l’imminence du désastre: à l’intérieur de l’Empire ottoman, le régime jeune-turc avait porté tous ses fruits; à l’extérieur, le débarquement italien en Tripolitaine et la conclusion des ententes balkaniques allaient livrer les Turcs au bon plaisir de Pétersbourg.

Comment, de 1908 à 1911 surtout, le régime jeune-turc a perdu la Turquie d’Europe, c’est ce que je voudrais expliquer en ce nouveau livre La Mort de Stamboul. En un prochain volume, je tâcherai de dire comment, de 1911 à 1913, la diplomatie russe, tournée contre l’Autriche, que, depuis 1908, elle accusait de perfidie, prépara et obtint La Revanche de Pétersbourg, car les victoires des Balkaniques ne sont encore que l’avant-dernière étape des Russes sur le «chemin de Byzance».

Comme en mon livre La Révolution turque, c’est moins au récit des événements qu’à la recherche de leurs causes que je voudrais m’attacher ici. Les événements sont connus de tous; ils sont simples, peu nombreux; ils tiennent en un calendrier sommaire:

1908.

24 juillet. — Révolution jeune-turque.

5 octobre. — Proclamation de l’indépendance bulgare.

7 octobre. — Annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche.

1909.

13 avril. — Contre-révolution à Constantinople.

25 avril. — Les Jeunes-Turcs reprennent Constantinople.

1911.

Octobre. — Invasion de la Tripolitaine. par les Italiens.

1912.

Octobre. — Invasion de la Turquie d’Europe par les armées balkaniques.

De 1908 à 1911, ce sont des causes intérieures surtout qui ont miné le régime jeune-turc; de 1911 à 1913, ce sont des causes extérieures qui ont amené la perte de la Turquie d’Afrique et de la Turquie d’Europe.

C’est des Jeunes-Turcs et de leurs théories de gouvernement qu’il sera surtout question en cette Mort de Stamboul; c’est du rôle des puissances, de la Russie en particulier, que traitera La Revanche de Pétersbourg.

Le 14 mai 1913.

La mort de Stamboul : Le gouvernement des Jeunes-Turcs

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