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L’UNION BALKANIQUE

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Au début de novembre 1912, le stationnaire allemand Loreley ramenait à Constantinople Abd-ul-Hamid, le sultan déchu. Il était interné depuis trois ans et demi dans le faubourg de Salonique (mai 1909-novembre 1912): sans ignorer absolument les nouvelles de la Turquie et du monde, il n’en avait eu que des échos lointains. Il apprit par le détail l’extraordinaire revirement de la fortune balkanique, la ruée des Bulgares vers Kirk-Kilissi et Loulé-Bourgas, la chevauchée des Serbes en Haute Macédoine, l’avancée des Grecs vers Salonique, d’où leur approche était venue le délivrer; les soldats turcs sans pain ni cartouches; les gargousses vides et les obus en bois; la vénalité des uns, l’impéritie des autres, les intrigues de tous et, seules debout dans la catastrophe, l’endurance de l’armée et la résignation du peuple.

Rien dans le malheur turc ne sembla le surprendre: du moins, semblait-il ne s’étonner de rien; sous la Turquie des Jeunes, ce parfait connaisseur retrouvait aisément la Turquie des Vieux, la sienne...

Le drapeau serbe planté déjà sur le turbé de Sultan Mourad à Kossovo, demain le drapeau bulgare sur les mosquées de Sultan Sélim et de Sultan Bayézid à Andrinople, après-demain le drapeau balkanique ou russe sur Sainte-Sophie peut-être, sur les cent minarets de Stamboul; l’Europe n’ayant rien deviné, rien empêché ; dans le monde entier, pas une main tendue vers la Turquie blessée à mort; Lui, même Lui, drapé pour une fois dans le silence, Lui, le grand Ami de Berlin, qu’au tombeau de Saladin et devant les flots de Tanger, on avait entendu jurer un éternel dévoûment à l’Islam: il semblait que d’avance, aux temps de son pouvoir, Abd-ul-Hamid, méditant pour lui-même tous les sujets de crainte, eût aussi pour son empire imaginé, redouté tout cela, pis encore.

Mais à tous les détails nouveaux qui précisaient le désastre, une seule question, toujours la même, lui revenait aux lèvres: «Comment ont-Ils laissé les Grecs et les Bulgares s’entendre?» L’union balkanique, l’entente gréco-bulgare dépassait toutes ses peurs: c’était pour lui le seul imprévu, le miracle.

Pour bien d’autres qu’Abd-ul-Hamid, cette entente avait été la surprise. La haine gréco-bulgare semblait être, depuis douze siècles, l’élément le plus stable de la vie balkanique. Elle avait précédé de huit cents ans l’arrivée des Turcs en Europe et dominé la vie-byzantine déjà. Les historiens disaient que, de tous les Barbares qui, du Ve au IXe siècle de notre ère, s’étaient jetés dans l’Empire de Byzance, les seuls Bulgares n’avaient jamais cessé d’en être tenus pour les ennemis: même amalgamés à la masse des sujets slaves, même convertis au christianisme orthodoxe, ces hommes à face jaune, venus du fond de la Scythie, du pays des Hyperboréens, étaient restés dans les terreurs de la Rome levantine, comme la personnification de la sauvagerie, ce qu’étaient les Vandales pour la Rome de l’Occident, ce que fut pour nous encore, au XIXe siècle, le Cosaque... La chasse aux Bulgares avait été, sept ou huit siècles durant, le premier devoir du César byzantin, et «Bulgaroktone», Tueur de Bulgares, son plus beau titre de gloire.

Le Turc survenant, il avait pu sembler que la réconciliation dans la servitude s’imposait aux deux ennemis. Ce n’avait été qu’apparence: jamais ces deux sujets de la Porte n’avaient déposé la haine héréditaire. Mais, durant quatre siècles (1453-1855), le Turc avait feint de l’ignorer; il l’avait ignorée peut-être. Il avait simplifié toutes les questions religieuses et civiles de sa conquête. Il avait imposé, à tout ce qui voulait en ses terres demeurer chrétien-orthodoxe, aux Bulgares, aux Valaques, aux Serbes comme aux Grecs, l’autorité de son Patriarche de Stamboul, seul chef à ses yeux de toute cette «nation de Roum», seul responsable envers la Porte de leur docilité, à tous, et de leurs impôts.

Tous les orthodoxes de l’Empire durent se ranger sous l’uniforme hiérarchie de l’Église patriarcale ou, comme on dit aujourd’hui, patriarchiste. Le Sultan turc étant toujours prêt à soutenir son Patriarche contre toute révolte des chrétiens, comme son Cheik-ul-Islam contre toute révolte des musulmans, les Bulgares et les autres orthodoxes durent subir quatre siècles (1453-1855) les ordres et les délégués de ce Pape gréco-turc, adopter les rites et la langue de l’Église grecque, n’avoir plus d’évêques et de haut clergé que grecs, bref ne plus être qu’unités indistinctes dans cette «millet (nation) de Roum», dans ce troupeau de «Roumis», disaient les Turcs, de «Grecs», disait l’Europe.

La haine du Bulgare contre le maître grec en fut comprimée, non pas éteinte. La haine du Grec contre cet esclave toujours récalcitrant se tourna en mépris. Le Bulgare, pour les gens du Patriarcat, devint ce qu’avait été le Scythe pour les Athéniens d’autrefois, le barbare qu’il fallait à grandes bourrades pousser vers la civilisation, vers l’hellénisme. Quatre siècles durant, le Turc fut assez fort pour imposer cette vie commune à la résignation des Bulgares.

Mais après la guerre de Crimée, quand les apôtres de la Russie panslaviste vinrent prêcher aux diocèses slaves de Macédoine et du Danube (1855-1870) la révolte contre «l’exploitation grecque», disaient-ils, ils retrouvèrent sans peine un peuple bulgare et un bas-clergé bulgare qui ne demandaient qu’à secouer la tyrannie du Patriarche. Puis les diplomates de cette même Russie panslaviste obtinrent (1870-1872) que le Turc reconnût deux «nations» à l’intérieur de son Église orthodoxe, une «nation roumi» et une «nation bulgare», avec deux clergés et deux chefs, le Patriarche maintenu et un Exarque créé : l’Exarque, disaient-ils, resterait le subordonné du Patriarche, au même titre, par exemple, que le métropolite de Belgrade ou d’Athènes; mais, du même droit que le métropolite de Belgrade régit en langue serbe son Église et son clergé serbes, l’Exarque aurait sa langue, ses rites et son clergé bulgares pour paître son troupeau bulgare aux côtés, un peu à l’écart du troupeau et du clergé patriarchistes.

Patriarche grec, Exarque bulgare: cette association hiérarchisée sauvegardait apparemment l’unité de l’orthodoxie; le Patriarche demeurait le chef suprême, le Pape de tous les orthodoxes. Mais l’établissement d’une Église bulgare supprimait le monopole du clergé grec et du rite grec en des provinces de la Turquie d’Europe, que l’hellénisme revendiquait pour son héritage. Le Patriarche de 1872, meilleur serviteur peut-être de l’hellénisme que de l’orthodoxie, refusa de créer un Exarque de son obédience et accula les Bulgares au schisme déclaré

Malgré le Pape des orthodoxes, le Turc, sous la pression des Russes, fit de sa propre autorité un Exarque des Bulgares et lui attribua des diocèses pour ses évêques. Il y eut désormais deux Églises orthodoxes dans l’empire ottoman, deux Papes orthodoxes à Stamboul, et la rivalité du Patriarche grec et de l’Exarque bulgare au sommet, des évêques patriarchistes et des évêques exarchistes dans la hiérarchie, des orthodoxes grecs et des orthodoxes-bulgares dans le troupeau fit à nouveau flamber au grand jour la haine gréco-bulgare que, seule, la consigne turque avait durant quatre siècles recouverte.

Le Turc en resta le modérateur ou l’excitateur à son gré. étant l’arbitre entre les deux orthodoxies, puisque son bon plaisir, rien que son bon plaisir, décidait de l’attribution des diocèses et que ses seuls bérats pouvaient installer les évêques du Patriarche ou de l’Exarque dans l’administration des biens ecclésiastiques.

La Russie panslaviste intervint une troisième fois. Par la guerre des Balkans (1878), elle prit de force aux Turcs quelques-uns des diocèses bulgares et elle en fit un État bulgare autour de Sofia, capitale d’une principauté vassale de la Porte: c’est tout pareillement qu’autrefois on avait pris à l’Empire turc des diocèses serbes ou grecs pour en faire un État serbe et un État grec. Le nouvel État bulgare échappait à l’administration turque, mais il échappait aussi aux ambitions rivales de l’Idée serbe et de l’Idée grecque: héritière de la Rome byzantine, Athènes, — c’était l’Idée grecque, — englobait déjà tous les «Roumis» ottomans dans les frontières de son futur empire hellénique; première-née à l’indépendance parmi les Slaves méridionaux, Belgrade, — c’était l’Idée serbe, — englobait, par contre, tous les Slaves ottomans, et beaucoup d’autres, dans les frontières de sa Grande Serbie.

La création de l’État bulgare fit donc naître une haine presque aussi forte entre Sofia et Belgrade qu’entre Athènes et Sofia. La brouille mortelle de tous ces Balkaniques devint l’une des meilleures sécurités de la Turquie d’Europe: Abd-ul-Hamid, durant les trente années de son règne (1878-1908), n’eut qu’à l’entretenir doucement. De 1878 à 1890, il dut même la modérer, de peur qu’une explosion trop violente n’eût de fâcheuses conséquences pour son empire mal rétabli: en 1885, Serbes et Bulgares en venaient aux mains pour la province de Roumélie orientale que le traité de Berlin avait dotée de privilèges, mais laissée au pouvoir du Turc et que les Bulgares annexaient à leur principauté ; les Serbes vaincus sur terre, la flotte grecque se fût chargée peut-être d’aller en Mer Noire venger le Turc de ce nouvel attentat: les Bulgares enlevaient encore une province au domaine revendiqué par l’hellénisme! un blocus européen dut maintenir à quai les vengeurs de l’Idée.

De 1890 à 1896, par contre, Abd-ul-Hamid eut à lutter contre des velléités de réconciliation. Il s’était trouvé un homme d’État grec, M. Tricoupis, pour offrir à Belgrade et à Sofia l’oubli du passé et la préparation d’un meilleur avenir. Mais, par de belles promesses, en enlevant au Patriarche, pour les attribuer à l’Exarque, de nouveaux diocèses macédoniens, Abd-ul-Hamid s’attacha les Bulgares et, l’entente austro-russe venant à l’appui de sa politique (1896-1897), les gens de Sofia le laissèrent écraser les Grecs en cette invasion de la Thessalie qui fut l’apogée de son règne (1897).

Aussi, de 1897 à 1908, fut-on mal venu de prêcher la réconciliation balkanique pour le salut des Macédoniens et pour la liberté des Crétois: aux yeux des Bulgares et des Serbes, on ne fut qu’un utopiste, un rêveur, aux yeux des Grecs, un traître, un

«vendu», un «cornu», dès qu’on voulut voir dans tous les Balkaniques des frères égaux en droits et dans leur coalition le seul remède aux massacres hamidiens, aux atermoiements de l’Europe, à la complicité austro-russe. En cette année 1903, où les Bulgares de Macédoine, par leur insurrection et leurs bombes, arrachaient des promesses de réformes au Sultan et à l’Europe, les Grecs allaient offrir à Stamboul leurs services et presque leur alliance.

Les comités et les bandes bulgares se vengèrent en Macédoine sur les villages patriarchistes. Les bandes grecques ripostèrent sur le dos des exarchistes.

De 1904 à 1906, les comitadjis des deux propagandes furent occupés moins à la guerre contre le Turc qu’à un échange d’horribles vendettas. Puis, les comitadjis bulgares transportèrent leurs exploits en Roumélie orientale, où, sous le drapeau bulgare, nombre de villages étaient restés grecs de langue et d’aspirations, où nombre de villes étaient peuplées au tiers, à la moitié, de «grécophones», de sujets helléniques ou bulgares, qui ne parlaient guère que le grec. Du 17 juillet au 15 août 1906, les quartiers grecs, les églises et les écoles grecques, les lycées et les hôpitaux grecs de Varna, de Bourgas et de Philippopoli, les villes grecques de Sténimachos et d’Anchialos, et les villages grecs de leurs banlieues furent mis à sac. Par centaines, ces Grecs de Bulgarie furent massacrés. Par milliers, ils durent se réfugier à Constantinople, au Pirée, dans le royaume grec. Le gouvernement d’Athènes eut à les nourrir durant de longs mois, à en installer cinq ou six mille dans les îles et en Thessalie. Les «persécutions des Grecs en Bulgarie» devinrent, durant des années, un sujet de lamentations patriotiques dans tout l’hellénisme. Une revue, L’Hellénisme, se publiait à Paris pour dénoncer au monde civilisé les crimes des Bulgares: durant neuf années (1903-1912), on entendit ces défenseurs des Droits de l’Hellénisme prêcher la bulgaroktonie comme le grand devoir du Grec et du Philhellène.

Jusqu’en 1903, les Serbes partagèrent ces sentiments à l’endroit du Bulgare: la guerre de comités et de propagande se poursuivait en Macédoine aussi bien entre Bulgares et Serbes qu’entre Bulgares et Grecs. Mais quand l’assassinat du roi Alexandre et de la reine Draga (20 juin 1903) eut débarrassé la Serbie de la dynastie des Obrénovitch, si longtemps inféodée aux gens de Vienne, il sembla que la nouvelle dynastie des Karageorges modifiait cette politique; sur les conseils de Pétersbourg, par crainte aussi des «frères» serbes de Cettigné, Belgrade inclinait vers une réconciliation avec les

«cousins» de Sofia. On parla d’alliance; on négocia, on signa même (1905) une union douanière, que l’Autriche, de sa plus grosse voix, fit rompre aussitôt: Vienne entendait garder les Serbes dans sa dépendance économique, dans le courtage de ses voies ferrées et de ses transitaires. Les désirs de réconciliation entre Belgrade et Sofia subsistèrent néanmoins; mais, de 1906 à 1908, ils allèrent s’affaiblissant et ils semblèrent ne pas survivre aux événements de l’été et de l’automne de 1908, à la révolution jeune-turque, surtout à la crise de l’annexion bosniaque et de l’indépendance bulgare...

Abd-ul-Hamid, avant de tomber du pouvoir, avait assisté au plein éclat des dissensions gréco-bulgares et bulgaro-serbes pendant les six longs mois de cette crise, qui dura d’octobre 1908 à mars 1909. Belgrade reprochait amèrement aux gens de Sofia leur alliance avec les gens de Vienne: pour obtenir le bénéfice tout nominal de l’indépendance proclamée, les Bulgares livraient les peuples serbes à la tyrannie de l’Autriche. Aux yeux des Grecs, c’était le quatrième attentat de cette politique inlassable qui, par le schisme de l’Exarchat (1870), par l’érection de la principauté (1878) et par l’annexion de la Roumélie (1885), avait entrepris la ruine de l’Idée et qui la poursuivait aujourd’hui par l’investissement de la

«Ville» : indépendance pour les Bulgares, — disaient les gens d’Athènes, — perte de Constantinople pour les Grecs de l’avenir:

La partialité générale et cynique de l’Europe en faveur des Bulgares, son animosité inexplicable contre les Grecs sont des faits qui crèvent les yeux. Ce n’est pas que le temps ni l’occasion aient manqué pour connaître ces Mathusalems de la Barbarie.

Voilà quatorze cents ans qu’ils ont paru en Europe et se sont établis sur les terres de l’Empire d’Orient; quatorze cents ans qu’ils sont entrés en contact avec la civilisation chrétienne, alors à l’apogée de sa grandeur et de sa pureté. Ils sont contemporains des Francs, plus anciens que les Germains et les Anglo-Saxons qui sont aujourd’hui à la tête de la civilisation. Les Russes mêmes, venus de beaucoup les derniers, ont fait depuis Pierre le Grand des progrès heurtés, inégaux, insuffisants, mais réels. En quatorze cents ans, le Bulgare, lui, n’a pas fait un pas ni comme civilisation, ni comme moralité ; il n’a produit ni une pensée, ni un monument, ni un savant, ni un saint: les seuls Bulgares dont l’histoire saura jamais le nom sont de féroces gens de guerre. La barbarie de cette race touranienne paraît aussi irréductible que celle des Turcs, ses congénères. L’infamie de leurs mœurs avait laissé au moyen âge une telle impression aux croisés venus d’Occident que le nom même de Bulgare, à peine modifié, est resté dans les bas-fonds de la langue française comme une injure...

On sait de quelle manière ces cannibales ont utilisé le cadavre du premier chef franc tombé entre leurs mains. Sous nos yeux, ils se montrent tels qu’ils étaient alors. On les a vus à l’œuvre en Macédoine et dans cette Roumélie orientale, d’où l’Europe ne s’est pas encore décidée à les chasser.

La Grèce à Constantinople, c’est la paix de l’Orient. Sans exproprier personne, elle ne fera qu’éliminer peu à peu l’abominable élément barbare venu du dehors, et qui aurait dû être depuis longtemps jeté à la mer... Des éléments étrangers établis autour d’elle, aucun n’a rien à craindre que de ses propres vices, s’il en a qui, par leur nature même, le condamnent irrémédiablement à disparaître. Tant pis pour celui qui s’abîmera dans sa propre décomposition: tant pis pour celui qu’on sera obligé d’abattre comme un chien enragé, si son incurable sauvagerie l’assimile aux bêtes féroces dont l’extermination seule peut avoir raison !

C’est alors qu’Abd-ul-Hamid était entré dans sa prison (mai 1909). Quand il en ressortait, au bout de trois années, il assistait au triomphe de la coalition balkanique: Ils avaient laissé les Grecs et les Bulgares s’entendre!

Ils, dans l’esprit d’Abd-ul-Hamid, c’étaient les Jeunes-Turcs, ses ennemis. Mais dans la réalité, qui donc avait conseillé, gouverné ces Jeunes-Turcs depuis trois ans et demi, sinon les Kiamil, les Saïd, les Hilmi, les Férid, les anciens grands vizirs d’Abd-ul-Hamid? et qu’avaient fait tous ces grands vizirs de la Jeune-Turquie, sinon conserver les traditions de la diplomatie hamidienne dans les Balkans?

Entre les prétentions des Balkaniques, tenir la balance toujours égale; les caresser l’un après l’autre pour mieux les duper tous ensemble; leur offrir à chacun son avantage particulier pour leur refuser à tous leur dû ; susciter les hauts cris du Grec contre les réformes en Macédoine pour entretenir les protestations du Bulgare contre la liberté de la Crète; ne faire taire le Patriarche, défendant ses privilèges, que pour menacer d’expulsion l’Exarque dénonçant la ruine de ses diocèses; promettre, toujours promettre un lendemain de justice et de légalité et n’émettre quotidiennement que mesures d’oppression et ordres de massacre: ce qu’avait fait Abd-ul-Hamid de 1897 à 1908, c’était tout juste ce que, volontairement ou involontairement, avaient continué les Jeunes-Turcs de 1908 à 1911.

De cette politique ottomane est sortie l’union balkanique, et, de cette union, le partage de la Turquie d’Europe. Mais de ces effets et de ces causes, il serait peut-être aussi injuste d’attribuer la responsabilité aux seuls Jeunes-Turcs que le mérite aux Balkaniques eux-mêmes. Les uns et les autres n’ont été que des instruments ou des témoins en l’un de ces grands ouvrages de l’histoire où l’humanité d’autrefois voulait retrouver la main des dieux vengeurs, où nos orateurs, hier encore, cherchaient les retours de cette «justice immanente, qui vient à son jour et à son heure» : on y discerne, sans trop de peine, quand on y veut regarder de près, le jeu normal des causes les plus naturelles, le simple effet des nécessités vitales.

Les deux fondateurs de l’union balkanique, les deux vainqueurs de l’empire ottoman sont la Crète et la Macédoine. Sans la Crète, jamais Grecs et Bulgares, sans la Macédoine jamais Bulgares, Serbes et Monténégrins, sans la Crète et la Macédoine jamais tous les peuples balkaniques ne se seraient contraints à déposer leurs haines et à marcher d’un seul cœur à la guerre libératrice.

Pour le Bulgare et le Grec surtout, la Macédoine et la Crète étaient devenues, au sens propre du terme, questions de vie ou de mort: ils ne pouvaient plus vivre, l’un et l’autre, — et il faut prendre ce mot au pied de la lettre, — ils ne pouvaient plus prolonger l’existence de leurs gouvernements et de leurs peuples avec la Macédoine et la Crète que, Jeune ou Vieux, le Turc leur faisait. S’unir pour obliger la Porte à régler ces deux affaires et, de cette union, tirer leur propre salut; ou s’entêter dans la haine héréditaire à seule fin de permettre aux Turcs l’éternel renvoi de ce règlement et de se rendre à eux-mêmes la vie plus précaire de jour en jour: les gens d’Athènes et de Sofia étaient devant l’alternative, et ils ne pouvaient plus reculer.

Depuis deux ans déjà (1910-1912), ils sentaient qu’avant peu il leur faudrait choisir. Des raisons toutes matérielles, une simple addition budgétaire, leur rendaient le choix inéluctable avant 1914: ils succomberaient alors sous le fardeau des emprunts et des armements. La surprise fut que le choix se produisit dès l’automne de 1912: il devança de six mois, d’un an peut-être, les prévisions des spectateurs les plus attentifs.

C’est qu’en 1912, la Crète elle-même, installée au gouvernement d’Athènes, dans la personne de M. Vénizélos, violenta les dernières hésitations des. Grecs. Jusqu’à la dernière minute, ils se débattirent; même les signatures avec Sofia échangées, ils demandaient à réfléchir encore; même les hostilités ouvertes par le Monténégro, la Porte essayait encore de les séduire et le roi de Grèce, dit-on, pensait à secouer le joug de son ministre crétois, à coaliser contre cet énergique Premier les hommes d’État plus spécifiquement grecs. M. Vénizélos l’emporta; mais ce ne fut que de quelques heures; peut-être la déclaration de guerre par les Bulgares n’arriva-t-elle que juste à temps pour déjouer cette coalition des vrais Grecs contre ce Crétois importun.

Et l’on dit qu’à Sofia, pareil antagonisme, mais inversement symétrique et moins nettement déclaré, mit parfois en délicatesse le tsar Ferdinand et certains hommes d’État plus foncièrement bulgares, qui voulaient rétablir l’intimité avec Stamboul.

Le tsar Ferdinand avait la nette vision des intérêts et des besoins de tout son peuple: dans une politique d’union balkanique avec ou contre la Turquie et dans un prompt règlement de l’affaire macédonienne, lui apparaissaient la seule chance de désarmement partiel et de paix temporaire, le soulagement de son royaume et le salut de sa dynastie. Mais, en outre, le souci de sa sécurité personnelle l’obligeait à se faire l’avocat des Macédoniens dans les conseils de Sofia: il ne cachait pas depuis dix ans déjà que, pour lui aussi, la Macédoine était une question de vie ou de mort; à maintes reprises, il avait senti comme le vent de la balle ou du poignard macédoniens.

C’est la Crète, dans la personne de M. Vénizélos, c’est la Macédoine, dans la personne du tsar Ferdinand, qui unirent presque de force le Grec et le Bulgare et les obligèrent à la guerre contre le Turc, à la victoire, au salut. Quel sujet pour le poète de quelque nouvelle Légende des Siècles que cette revanche des deux victimes hamidiennes ! et quel spectacle pour nos arrières-neveux (l’humanité n’apprécie jamais la beauté des spectacles contemporains) que ce retour d’Abd-ul-Hamid, survivant trois années à la chute de son trône, demeurant trois années derrière ses fenêtres grillagées de Salonique pour reparaître au soleil de Stamboul sur les ruines de son empire! On trouverait dans l’histoire pareilles revanches de l’opprimé. Ce qui fait la beauté toute nouvelle, la modernité de celle-ci, c’est que l’on en puisse retracer la marche quotidienne et comme le cheminement terre à terre.

Dans l’histoire d’autrefois, la Crète et la Macédoine se seraient vengées par le miracle de quelque dieu ou la geste de quelque héros. En notre siècle laïque et démocrate, la Crète et la Macédoine se sont servies de la foule anonyme et de ses besoins les plus temporels. C’est en intervenant tons les jours dans le trantran des deux peuples grec et bulgare, en les contrariant dans les moindres de leurs combinaisons politiques, financières et commerciales, en venant les tirer par la manche dans leurs besognes les plus urgentes, derrière leurs charrues ou leurs comptoirs, en les frappant à la bourse et au ventre, qu’elles les ont forcés, l’un et l’autre, à marcher pour elles et pour eux: Jeanne d’Arc chassait l’Anglais par grand’pitié du peuple de France; Athènes et Sofia se sont mises en chasse du Turc par grand besoin d’assurer à leurs gouvernements le budget annuel, à leurs peuples le pain quotidien.

Jeunes et Vieux, pourquoi les Turcs ont-ils traité la Macédoine et la Crète de pareille façon? pourquoi, surtout, la triste expérience et la chute des Vieux n’ont-elles pas épargné aux Jeunes les fautes et le châtiment dont auraient dû les préserver leur régime constitutionnel, leur sincère amour du progrès, leur entreprise même de réformes et leur besoin de trouver dans leurs sujets chrétiens des collaborateurs pour le relèvement économique et la mise en valeur de leur empire, des alliés contre les résistances et les sursauts réactionnaires de leurs sujets musulmans?

Faut-il inculper seulement l’orgueil, le fanatisme, l’avidité des Vieux, et l’inexpérience, le chauvinisme, la vanité des Jeunes? Si l’ancien et le nouveau régime avaient eu des ministres plus généreux ou plus habiles, la catastrophe aurait-elle pu s’éviter? ou bien, dans la vie de l’Empire turc, les révoltes de la Crète et la Macédoine n’ont-elles pas été des accidents? furent-elles les produits naturels, les conséquences inévitables du système de gouvernement sur lequel cet empire a été fondé, a toujours vécu et continuera, sans doute, de vivre jusqu’à sa dernière heure qui, maintenant, peut-être, est toute proche? L’empire turc, non par la faute de ses gouvernants successifs, mais par la nature même de sa constitution permanente, n’a-t-il pas toujours eu, n’aura-t-il pas toujours des Crète et des Macédoine? et les provinces d’Europe étant perdues aujourd’hui, demain les mêmes maux ne vont-ils pas entamer et conduire à leur perte les provinces asiatiques?... Certains disent que l’Arménie deviendra une autre Macédoine, et le Liban, une autre Crète, sans que l’expérience d’aujourd’hui puisse être de la moindre utilité.

Fondé par l’invasion de conquérants jaunes en terres chrétiennes; agrandi et maintenu par la bravoure de son général en chef — c’est le sens propre du mot sultan: les Latins l’auraient exactement rendu par imperator —, l’empire militaire des Turcs, le Sultanat, n’a jamais cherché d’autre titre à son droit de propriété que la maintenance de la conquête; il n’a subsisté que pour l’exploitation et par l’exploitation des terres conquises, sans se soucier ni des sentiments ni des intérêts des peuples asservis. Mais il est devenu, en outre, une théocratie musulmane, du jour où le Sultan annexa à son domaine d’Europe et d’Anatolie l’ancien empire levantin des Arabes et reçut la papauté de l’Islam avec le titre de Khalife, qui veut dire «Successeur du Prophète».

Sultan-Khalife, l’Homme de Stamboul unissait désormais en sa personne les deux moitiés d’Allah: l’Empereur et le Pape des Croyants. Il ne fut à l’égard de ses chrétiens que le Sultan, l’exploitant militaire, sans autre frein à ses réquisitions et à ses ordres que sa propre modération ou ses propres intérêts. Mais à l’égard des musulmans, le Khalifat lui créait des devoirs qui, dans son gouvernement, devaient primer tout le reste, puisque rien ne saurait être mis avant le service d’Allah et le salut de ses Fidèles en ce monde et dans l’autre.

Sultanat-Khalifat: les désastres actuels de l’Empire turc n’ont-ils pas eu pour cause profonde l’alliance de ces deux pouvoirs dans la même main et la conception gouvernementale qu’elle imposa aux Turcs du nouveau régime comme de l’ancien?

Il me semble que la conduite des Jeunes-Turcs en Crète fut déterminée, comme celle des Vieux, par ce qu’ils pensaient être le devoir du Khalife, tandis que leur politique macédonienne découla du droit, que les uns et les autres attribuaient toujours au Sultan, de disposer de sa conquête, non pour le bonheur, ni même pour la vie des peuples, mais d’abord pour le bénéfice de la race conquérante et pour le maintien de la suprématie turque.

Le Khalifat, tel que le comprenait et le pratiquait Abd-ul-Hamid, avait donné à l’ancien régime 250 000 factieux en Crète sur les 300 000 habitants que pouvait compter l’île; quand les Jeunes-Turcs prirent la suite d’Abd-ul-Hamid, ils crurent qu’à défaut d’une soumission complète, ils pouvaient encore, ils devaient encore imposer aux Crétois un lien nominal qui conservât aux musulmans de Crète l’illusion de la protection khalifale... Le Sultanat, à la mode hamidienne, avait, de 1904 à 1908, amené les provinces macédoniennes sous le contrôle des agents de l’Europe; le Sultanat, à la mode des Jeunes-Turcs, délivra ces provinces ottomanes de la réforme européenne, mais pour les livrer à la conquête serbe, grecque et bulgare...

Était-il possible de pratiquer d’une autre façon le Sultanat et le Khalifat, de régler les difficultés de Crète et de Macédoine sans s’aliéner les cœurs de l’Islam ni compromettre la domination des Turcs?

La mort de Stamboul : Le gouvernement des Jeunes-Turcs

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