Читать книгу La mort de Stamboul : Le gouvernement des Jeunes-Turcs - Victor Berard - Страница 7
I. — LA CRÈTE
ОглавлениеDepuis quatre-vingts ans, la Crète était un perpétuel remords, un embarras toujours présent dans la vie de l’État et du peuple grecs. A peine constituée en royaume (1829), la Grèce avait profondément senti la gêne que lui causait l’absence des Crétois au foyer délivré. Il était d’une injustice trop criante que ceux-là ne fussent pas admis aux bénéfices de l’indépendance, qui en avaient été les ouvriers les plus énergiques.
La première révolte des Crétois en 1770 avait décidé du sort de l’hellénisme. Après trois siècles de servitude turque, tout le pays grec d’Europe ét d’Asie, du Continent et des Iles, s’en allait à la résignation suprême, à la défection vers l’Islam. Il devenait presque impossible de demeurer chrétien en cet empire du Sultan-Khalife. La règle du Sultan, de l’empereur turc, était fort dure, et coûteuses les
«mangeries» de ses officiers. Mais le joug du Khalife, du pape musulman, était bien plus pesant encore. Dans les terres du Sultan-Khalife, les sujets étaient partagés en deux classes et comme en deux étages: au bas, les chrétiens, les raïas, qui n’avaient de droits qu’à la souffrance, troupeau de taillables, de corvéables, de tuables à merci; au-dessus, les fidèles du Prophète, associés plutôt que sujets du Turc, et usufruitiers avec lui de tous les biens et de tous les êtres. Entre les deux, la guerre sainte, même en paix déclarée, se poursuivait par les incursions quotidiennes de l’Islam au foyer du raïa, par les rapts d’enfants et de femmes, les confiscations de terres et de fortunes, les extorsions et dénis de justice, tout ce que l’on confondait sous le nom d’ «avanies».
Après trois cents ans de ce régime, la plupart des villes dans le pays grec s’étaient faites musulmanes pour profiter un peu des douceurs de la vie, et les campagnes suivaient l’exemple: chaque année, des centaines de paysans étaient poussés à la mosquée par le besoin de manger leur pain, de boire leur vin, de conserver leurs femmes, leurs filles, leurs troupeaux et leurs terres, par le désir aussi d’avoir le pacha et l’aga, le fonctionnaire et le propriétaire moins avides, la dîme et la corvée moins lourdes, un semblant de justice au tribunal du cadi, et le droit de porter les armes, de satisfaire leurs vendettas.
Depuis le commencement du XVIIIe siècle, les moines du mont Athos, en leurs tournées de quêtes annuelles, avaient beau promettre au peuple roumi l’arrivée prochaine des libérateurs, le triomphe du Tsar blanc qui rendrait au Christ Sainte-Sophie. L’attente se faisait trop longue. Dans les îles perdues, dans les montagnes reculées, où le janissaire n’avait pas pu s’établir, où le chrétien conservait la propriété de ses terres, où souvent il vivait dans une indépendance presque complète, l’espoir encore se maintenait; partout ailleurs, les conversions, diminuant de jour en jour ce qui restait du peuple chrétien, augmentaient d’autant la majorité musulmane et la rendaient plus agressive par la haine ardente des renégats: c’est dans l’hellénisme que se recrutaient ainsi ses ennemis les plus zélés; les fils et petits-fils de Roumis, qui, sous le turban, conservaient la langue et la culture des aïeux, mettaient au service de l’Islam, à la persécution de leurs congénères, le meilleur des qualités et de l’intelligence grecques.
En 1770, on vit enfin paraître la flotte du Tsar blanc. Sur les côtes de l’Épire, de la Morée et de la Crète, elle vint armer la révolte des chrétiens, puis, coupant l’Archipel, elle s’en fut brûler la flotte du Grand Seigneur dans le détroit de Chio... Mais cette flotte russe disparut aussi mystérieusement, aussi rapidement qu’elle était venue. Les révoltés de l’Épire et de la Morée ne purent pas tenir contre les bandes d’Albanais que la Porte lâcha sur eux. Si le montagnard crétois n’avait pas résisté, s’il n’avait pas donné la preuve aux autres Roumis que le raïa, quand il voulait, était de taille à combattre, il est probable que ce premier essai de rébellion grecque eût été le dernier effort avant la soumission finale... Athènes, jadis, à Marathon et à Salamine, avait sauvé l’hellénisme antique; c’est à la Crète de 1770 que l’hellénisme moderne doit son salut: en 1770, autant que l’apparition de la flotte russe, c’est l’exemple des Crétois qui rendit l’espoir au peuple de Roum.
Mais la Crète paya de sa propre ruine, de ses olivettes et de ses vignobles détruits, de ses villages incendiés, de ses forêts dévastées, puis de cinquante années d’atroce répression (1770-1821), le service qu’elle venait de rendre à la Race...
De 1821 à 1830, la seconde insurrection crétoise fut d’une pareille utilité aux Grecs du continent pour proclamer leur indépendance: recevant le premier assaut de la force égyptienne, puis retenant la principale attention de Méhémet-Ali, c’est la Crète qui permit aux insurgés de la Grèce continentale de résister, vaille que vaille, durant cinq années (1822-1827), jusqu’à l’arrivée de l’Europe libératrice, jusqu’à la canonnade de Navarin.
Le Sultan avait été pris au dépourvu par la révolte de ses raïas: il était justement en train de réformer son armée et son gouvernement, de massacrer ses janissaires. Il dut faire appel aux soldats et aux vaisseaux de son pacha d’Égypte, Méhémet-Ali, et confier à cet Albanais les pachaliks de Crète et de Morée avec celui du Caire. Entre l’Égypte, réservoir des forces musulmanes, et la Morée, cœur de la rébellion grecque, la Crète devint ainsi le rempart de l’hellénisme et le reposoir de l’Islam. Méhémet-Ali vit son intérêt à soumettre d’abord cette grande île dont il était sûr de conserver l’administration, même après l’ordre rétabli, tandis que la Morée, sitôt soumise, lui serait réclamée par les gens de Constantinople.
Pour que Navarin fît une Grèce libre, pour que le royaume grec se constituât de la Morée, de quelques îles et d’une bande continentale entre les golfes de l’Arta et de l’Eubée, il fallut que la Crète, conquise et ravagée par les soldats de Méhémet-Ali, devînt un fief de ce maître-exploitant qui savait allier à la rapacité albanaise la régularité et la rouerie de ses comptables européens. Huit ans de guerres civiles, de brutalités albanaises et de vengeances musulmanes (1821-1829), onze ans d’exploitation égyptienne (1829-1840), puis soixante années, à nouveau, de mangeries et d’avanies turques (1840-1898): telle fut la récompense des Crétois pour avoir assuré un commencement de patrie à la Race entière.
En 1833, en 1840, en 1856-1858, en 1866-1868, en 1877-1878, en 1889, troisième, quatrième, cinquième, sixième, septième et huitième insurrections crétoises.
La Crète ne veut pas rester égyptienne ni turque; elle réclame, sans faiblir sous la torture, son union à la patrie hellénique; elle subit à quatre ou cinq reprises, durant des mois, des années, les souffrances de la guérilla, du brigandage, de la persécution religieuse et de la guerre sociale. Et la Grèce doit assister, sans mot dire, à quatre ou cinq répressions qui lui rendent, à elle-même, la vie douloureuse. Les mêmes événements se répètent chaque fois: les riches musulmans des villes et des plaines crétoises, beys et agas, et les fonctionnaires turcs appellent à l’aide les musulmans des villages et les armées du Sultan; devant ces pillards, les citadins chrétiens prennent la mer, se réfugient dans les ports du royaume, et le gouvernement d’Athènes doit nourrir, vêtir cette multitude de fuyards. Puis, la guerre s’établissant dans l’île entre les musulmans du rivage et les chrétiens des monts, si la Grèce envoie du secours en armes ou en munitions, en provisions seulement pour les enfants et les femmes, l’ultimatum arrive de Constantinople et, de l’Europe, l’avertissement ou la menace.
Nous pouvons imaginer, nous autres Français, ce qu’aurait été notre vie nationale, si, depuis quarante ans, l’Alsace avait essayé à quatre reprises de chasser le conquérant et si, à quatre reprises, elle avait été abattue moins par la force du vainqueur que par la défection des sauveurs attendus.
Dès 1866, le prince Gortschakof, ministre du Tsar, disait à l’ambassadeur du Sultan: «L’île de Crète est perdue pour vous: après six mois d’une lutte aussi acharnée, toute conciliation n’est plus possible. En admettant même que vous parveniez à y rétablir pour quelque temps l’autorité du Sultan, ce ne serait que sur un tas de ruines et un monceau de cadavres. Tacite a dit depuis longtemps ce qu’il y a de précaire dans ce règne du silence qui succède à la dévastation: solitudinem faciunt, pacem appellant. Cédez aux Grecs cette île que vous ne saurez conserver et que, d’ailleurs, vous n’avez pas hésité à donner dans le temps au pacha d’Égypte. Prenez ce parti sans tergiverser, car chaque goutte de sang creuse un abîme qu’il sera impossible de combler plus tard...»
En 1868, après deux ans de cette «lutte acharnée», sur «un tas de ruines et un monceau de cadavres», la Crète restait turque: Grecs et Crétois devaient se contenter pour l’île de quelques privilèges. Un Règlement organique bridait les caprices des fonctionnaires ottomans, mais ne faisait qu’irriter les haines entre musulmans et chrétiens qu’on essayait de mettre sur le pied d’égalité. Dix années encore (1868-1878), en attendant la septième insurrection, la guerre sociale se poursuivait dans l’île: l’islam crétois, maintenant, allait à la ruine; les beys des villes et les agas des plaines s’endettaient sans pouvoir refaire leur fortune par les exactions d’autrefois; le peuple chrétien, n’étant plus décimé par les meurtres et les rapts, pullulait et, peu à peu, reconquérait tout le pays; le citadin des ports s’enrichissait dans le commerce des huiles; le paysan des monts, sous le couvert des justes lois, ramenait ses troupeaux, poussait ses rachats de terres et ses sillons jusqu’aux rivages. Mais citadins et paysans ne voyaient dans la richesse qu’une arme nouvelle pour l’expulsion du musulman et la conquête de l’indépendance, de l’union.
La septième insurrection vint avec la guerre russo-turque (1877-1878). Après la victoire des Russes et la paix imposée par eux sous les murs de Stamboul, il semblait que la Crète fût enfin assurée de l’affranchissement: depuis 1770, les seuls Monténégrins égalaient les Crétois dans leur docilité envers Pétersbourg; jamais les insurrections crétoises ne s’étaient faites contre le gré de la Russie; jamais elles n’étaient venues à un moment inopportun pour la diplomatie du Tsar; en 1878, le chancelier russe était toujours ce prince Gortschakof qui, dès 1866, voyait dans l’union de la Crète à la Grèce le seul remède à «l’acte de faiblesse», au «faux calcul» qui, en 1829, avait laissé l’île aux Turcs...
L’article 15 du traité de San Stéfano stipula:
«La Sublime Porte s’engage à appliquer scrupuleusement dans l’île de Crète le Règlement organique de 1868, en tenant compte des vœux déjà exprimés par la population indigène...» Le Tsar, libérateur des Bulgares, protecteur des Serbes et des Monténégrins, laissait ses fidèles Crétois aux mains des Turcs: il voulait punir l’hellénisme de la neutralité qu’en cette guerre russo-turque les puissances occidentales avaient imposée au royaume grec; une fois encore, la Crète payait pour la Race.
Au Congrès de Berlin, les puissances de l’Occident se montrèrent favorables à l’hellénisme; elles firent attribuer au royaume d’Athènes l’Épire et la Thessalie; mais en ce qui touchait la Crète, elles recopièrent seulement l’article de San Stéfano. Comme les chrétiens de Crète et les Albanais d’Épire rejetaient ces décisions, l’Europe n’intervint pas contre les Albanais et laissa l’Épire au Sultan; mais elle menaça d’intervenir contre les Crétois et elle leur ménagea seulement un pacte bilatéral, signé entre les insurgés et le pacha turc. Ce Pacte de Khalépa ne donnait à l’île qu’une demi-autonomie. L’hellénisme néanmoins supplia les Crétois de s’en contenter. Une fois de plus, ils durent se résigner à servir l’intérêt de la Race, tel qu’il apparaissait désormais aux gens d’Athènes.
Les événements de 1878 avaient changé les sentiments des Grecs à l’égard de la Turquie. Jusqu’en 1878, l’hellénisme, n’ayant encore de regards que pour les souffrances de la Crète (le Bulgare commençait à peine de reparaître à l’horizon macédonien), n’avait de haine proclamée que contre le Turc, bourreau des Crétois. A plusieurs reprises, les gens d’Athènes eussent volontiers déclaré la guerre à Constantinople: en 1866-1868 surtout, l’intervention des puissances occidentales avait été nécessaire; l’ultimatum turc était déjà remis (11 décembre 1868). Mais en 1878, l’hellénisme se découvrait un ennemi plus redoutable et des risques bien plus grands: au traité de San Stéfano, la Russie avait dessiné la carte de sa Grande Bulgarie; Roumélie et Macédoine, presque tout le domaine de l’Idée en Europe y était annexé ; Salonique était revendiquée par les Slaves, Constantinople menacée par eux; si le Bulgare parvenait quelque jour à ses fins, c’en était fait de l’avenir grec... Du coup, les regards de l’hellénisme se détournèrent, de la Crète, vers la Macédoine et la Roumélie, et sa haine se porta du Turc sur le Bulgare.
La doctrine d’Athènes fut désormais que toute affaire crétoise porterait préjudice à l’Idée. Le Pacte de Khalépa n’assurait aux Crétois qu’un minimum d’autonomie; mais il assurait à l’hellénisme son plein avenir de ce côté : le temps allait travailler dans l’île à la victoire définitive du chrétien sur le musulman, à la reconquête chrétienne de toutes les terres, des villes mêmes; dans dix ans, vingt ans, un demi-siècle au plus, la Crète ne pourrait plus manquer d’être grecque; avant cette date, toute insurrection vaincue ferait reculer l’échéance dernière; toute insurrection victorieuse, annexant les Crétois au royaume, aurait son revers immédiat en Turquie d’Europe; les Slaves, appuyés par la Russie, y réclameraient une compensation pour cet accroissement de l’hellénisme: «La Crète aux Grecs; la Roumélie ou la Macédoine aux Bulgares», dès 1878, c’était la formule de négociations que les gens d’Athènes prévoyaient et voulaient à tout prix écarter; mais après 1885, l’annexion par le Bulgare de la Roumélie orientale les rendit plus opposés encore à tout nouveau dépècement de l’Empire turc.
De 1878 à 1897, les Crétois, souffrant toujours pour la Race, durent supporter le Pacte de Khalépa et les étranges interprétations qu’Abd-ul-Hamid en donnait.
En 1878, le Sultan leur avait juré et les puissances leur avaient garanti que, sous le régime presque constitutionnel d’une Assemblée élue et sous le gouvernement d’un vali chrétien, ils jouiraient de l’autonomie. Ils avaient cru en ces serments parce que ce régime, conforme à leurs besoins, servait aussi les intérêts de l’Empire ottoman: la Crète depuis un siècle avait été un gouffre pour les armées et les finances turques; un budget crétois en équilibre, les garnisons rappelées ou diminuées, un meilleur rendement des douanes et des monopoles soulageraient notablement les dépenses de la Porte. Mais le Pacte de Khalépa supprimait dans l’île les derniers privilèges politiques et judiciaires des beys et des agas, la dernière forme de l’exploitation musulmane: sous le contrôle de l’Assemblée, sous le gouvernement du vali chrétien, les musulmans devaient se résigner à l’égalité et à la concurrence avec les chrétiens, ou à l’exil. Avant de partir ou de déchoir, ils firent appel au Sultan-Khalife, chef de l’empire, mais chef aussi de la religion: dès qu’il le put, Abd-ul-Hamid leur répondit.
De 1878 à 1885, tout occupé qu’il était par la liquidation du traité de Berlin et par la crise rouméliote, il avait laissé vivre la Crète sous le régime légal: pour la première fois depuis trois siècles, l’île avait connu cinq ou six années de paix civile et religieuse. Mais de 1886 à 1889, Abd-ul-Hamid, à mesure qu’il se remettait de la grande secousse de 1878, s’abandonnait à ses rêves de politique khalifale, panislamique: dans tout l’Empire turc, ce pape musulman faisait passer les intérêts et les passions de ses Croyants avant les droits et la vie même de ses autres sujets; pour sauver l’islam crétois, il se mit à ruiner la Crète, où les musulmans ne représentaient plus que le quart de la population. Désormais ses intrigues rendirent le gouvernement de la Canée intenable aux valis chrétiens.
Une huitième insurrection en résulta (1889). Elle ne dura que quelques semaines. Abd-ul-Hamid, sans peine, en vint à bout, grâce aux bons offices de la Grèce elle-même, qui voulait plaire à Stamboul pour éviter l’attribution de nouveaux diocèses macédoniens aux évêques de l’Exarque. Les bons offices d’Athènes remirent la Crète sous un vali musulman, sous les abus de l’Islam et du Khalife: le firman du 26 novembre 1889 abrogea le Pacte de Khalépa et, de 1889 à 1895, la Crète, pour le salut, disait-on, de l’hellénisme macédonien, dut se prêter à toutes les fantaisies du maître, qui se hâtait, d’ailleurs, d’attribuer à des évêques bulgares les diocèses contestés de Macédoine; les gens d’Athènes, dupés, essayaient alors de nouer avec Sofia et Belgrade une coalition que Sofia refusait; la Crète, au bout du compte, restait la victime inutile de ces compétitions balkaniques.
Elle tomba dans l’anarchie (1892-1896): le vali musulman régnait en maître absolu; il accordait aux beys, aux agas, à l’islam indigène et à ceux des chrétiens qui en étaient les associés politiques, pleine licence d’user et d’abuser de tout; mais afin d’éviter la révolte ouverte, il laissait aussi le gros des chrétiens en prendre à leur aise avec les lois et les impôts. Dès 1894, les caisses vides et le brigandage généralisé empêchaient de pousser l’expérience plus avant. Les nouvelles d’Arménie, répandues par les consuls anglais, relevaient les espoirs des montagnards; on disait l’Angleterre disposée à réclamer la constitution crétoise. Le Sultan, sous la pression des puissances, dut envoyer à nouveau un gouverneur chrétien. Aussitôt les musulmans, excités par Abd-ul-Hamid, entrèrent en campagne contre ce «délégué de l’Europe», bien résolus à lui rendre la place intenable.
Cette lutte des beys et d’Abd-ul-Hamid contre l’Europe se poursuivit durant toute l’année 1896. C’était le temps des grands massacres arméniens. La même politique hamidienne créait en Macédoine un commencement d’insurrection; tournés vers la Macédoine, les gouvernants d’Athènes prêchaient aux Crétois la soumission, la patience: tout mouvement crétois, amenant les flottes des puissances dans les ports grecs, paralyserait l’hellénisme, tandis que Serbes et Bulgares, mieux armés sur la terre ferme, pourraient gagner en Macédoine... Les Crétois acceptèrent ce nouveau sacrifice aux besoins de la Race. Ils se prêtèrent à tout ce que voulurent les puissances; ils ne donnèrent ni dans les pièges d’Abd-ul-Hamid, ni dans les menées de certains consuls étrangers... Alors l’Islam et le Khalife eurent recours au grand moyen.
Un voyageur français, Olivier, écrivait il y a plus d’un siècle: «Personne n’ignore qu’on a quelquefois proposé d’en venir à une mesure générale et de se défaire en un jour de tous les Grecs de l’empire... On aurait infailliblement recours, en Crète, à ce moyen atroce si l’île était menacée par une puissance européenne .»
En février 1896, les beys crétois annonçaient tout haut le massacre. Le 24 mai, ils le tentaient à la Canée et assassinaient les cawas des consuls russe et grec. En décembre, ils affichaient aux portes des mosquées: «Puisque les droits des musulmans sont méprisés par l’Europe, il ne leur reste plus qu’à s’ensevelir sous les ruines de leur patrie.» En janvier 1897, une seconde tentative de massacre échouait. Mais, sur de nouvelles instructions venues de Constantinople , une troisième tentative, au début de février, réussissait pleinement: les quartiers chrétiens, dans toutes les villes, et, dans les plaines, les villages chrétiens étaient brusquement assaillis, incendiés; tout ce qui ne pouvait pas fuir était massacré, et les rivages crétois, en ce début de février 1897, avaient comme une rampe flambante; la récolte terminée et le pressage avaient rempli les oliveries de grandes jarres d’huile qui, chauffées par l’incendie, éclataient en s’allumant et, brusquement, inondaient les ruelles de leurs ruisseaux de feu.
De ce mois de février 1897, date le changement dans les rapports entre la Crète et l’hellénisme: la Crète avait été, depuis un siècle et quart, la victime expiatoire de la Race; désormais l’hellénisme entier allait pâtir des justes revendications des Crétois.
En février 1897, une escadrille et une petite armée grecques accouraient au secours de l’île martyre, — beau geste qui ne donnait pas à la Crète ce qu’elle en avait attendu: les flottes et les contingents des six puissances venaient la mettre sous la main de l’Europe; elle ne sortait de la domination des pachas que pour passer sous la contrainte des amiraux! Mais ce beau geste valait à la Grèce un ultimatum de la Porte, la guerre déclarée, l’invasion de la Thessalie, trois grandes défaites, une paix humiliante, le paiement d’une lourde indemnité, la perte d’un morceau du territoire si péniblement récupéré depuis quatre-vingts ans, et la rentrée d’Hellènes libérés sous la courbache hamidienne, et l’installation d’un contrôle européen sur les finances helléniques (avril-juillet 1897), et la démoralisation politique du royaume, et la dynastie insultée, victime d’attentat (février 1898), et le découragement de tout l’hellénisme, et, dans l’empire ottoman, la persécution systématique de l’Église patriarchiste et de l’élément grec: pendant dix années (1897-1908), les Turcs allaient en prendre à leur aise avec le Patriarche et les communautés grecques de Macédoine, d’Asie Mineure et des Iles, aussi bien qu’avec le gouvernement du roi Georges; ils pensaient n’avoir plus rien à craindre des menaces d’Athènes ni des représentations de l’Occident.
La Crète, au bout du compte, trouvait son bénéfice immédiat: on lui donnait l’autonomie réelle sous la garantie de l’Europe.
Au début de mars 1897, les puissances exigeaient de la Porte que l’île leur fût remise en dépôt. «Les puissances, — disaient les ambassadeurs, — animées du désir de respecter l’intégrité de l’Empire ottoman, sont tombées d’accord sur les points suivants: 1° la Crète ne pourra en aucun cas être annexée à la Grèce dans les conjonctures présentes; 2° elle sera dotée par les puissances d’un régime autonome». Le 6 mars 1897, la Sublime Porte, «confiante dans les sentiments des puissances et dans leur ferme volonté de ne pas porter atteinte aux droits de souveraineté de S. M. le Sultan», acceptait «le principe d’une autonomie accordée à la Crète».
Les puissances savaient bien qu’elles auraient à imposer l’autonomie aux Crétois: depuis 1820, ils avaient prouvé par sept révoltes que l’union à la Grèce était le seul statut politique qu’ils voulussent accepter. Ils disaient le 6 avril 1841 à l’amiral anglais Stuart: «Nous ne voulons ni de l’Angleterre ni d’une principauté : il nous faut l’union avec la Grèce libre; voilà pourquoi nous avons déjà versé des fleuves de sang.» Et leur grec était fort beau, digne des meilleurs héros classiques: ήμει̃ς δὲν θέλoμεν oὔτε ῎ Áγγλoυς oὔτε ἡγεµoνίαν• θέλoμεν τὴν ἕνωσιν τῆς πατρίδος µας µετὰ τῆς ἐλευθέρας ‘Eλλάδος• διὰ τοῦτο ϰαὶ ἐχύσαµεν πoταμoὺς αι̉μάων. En 1897, c’est ce que, mot pour mot, ils répétaient aux ambassadeurs, aux amiraux, aux délégués de l’Europe et, de mars 1897 à novembre 1898, ils restaient en armes et en rébellion.
En décembre 1898, de guerre lasse, les puissances acceptèrent un compromis: au lieu d’une autonomie réelle sous la suzeraineté ottomane, elles établirent en Crète une principauté grecque sous le haut-commissariat d’un fils du roi des Hellènes, le prince Georges (décembre 1898). Elles disaient ou laissaient entendre aux Crétois: «Nous ne croyons pas plus que vous à la durée de l’autonomie: nous vous conduisons vers l’union; voici la première étape.» Et de cette étape, elles semblaient même fixer la courte durée, en ne donnant leurs pouvoirs au prince Georges que pour trois ans (1898-1901).
Les Crétois les prirent au mot. En 1899-1900, ils s’occupèrent de réparer les désastres de trente mois de guerre civile et ils s’amusèrent à discuter la constitution de leur temporaire principauté. Mais, dès novembre 1900, ils envoyaient le Haut-Commissaire de l’Europe, le prince Georges lui-même, déclarer aux puissances que, ses pouvoirs finissant en novembre 1901, la Crète entendait proclamer l’union à cette date. Et dès novembre 1900, le Haut-Commissaire avait toute raison de dire aux chancelleries: «Le peuple crétois n’a accepté l’autonomie que pour témoigner sa reconnaissance envers les grandes puissances et sous la réserve que l’union avec la Grèce serait effectuée ultérieurement.»
Les victoires de Thessalie agissaient encore pour le prestige du Turc et pour l’accablement de l’hellénisme: l’Europe, si l’union était proclamée, laisserait Abd-ul-Hamid, disait-elle, remettre ses troupes en campagne; le royaume grec était sans défense... Malgré tout, l’Assemblée crétoise, en juin 1901, proclamait l’union pour novembre suivant.
Mais, comme l’Europe répondait que le moment n’était pas encore venu, et comme les dangers de la Grèce et de l’hellénisme étaient trop menaçants, les Crétois consentirent à supporter trois années encore l’autonomie sous le Haut-Commissaire, à condition que ce nouveau bail fût le dernier et que l’on voulût bien — nouveau pas vers l’union — leur faciliter les derniers règlements de comptes avec la Dette et la Chancellerie ottomanes...
De 1901 à 1904 ils se vengèrent sur le délégué de l’Europe, sur le prince Georges, qu’ils accusaient de se conduire moins en gouverneur grec qu’en pacha turc ou en Altesse moscovite. Malgré le désarroi profond où la lutte macédonienne jetait l’hellénisme, ils exigeaient que l’on s’occupât d’eux et que l’union passât avant tout le reste. Le nouveau bail approchant de l’échéance (1904), ils envoyaient de nouveau le prince Georges en Europe. Les puissances, «unanimement disposées à donner un témoignage de leur sympathie pour le peuple crétois», comptaient «manifester leur bienveillance en obtenant de la Porte la reconnaissance du drapeau crétois, la remise à l’État crétois des condamnés crétois, détenus dans les prisons de l’empire ottoman, et la signification des actes judiciaires crétois en Turquie»; elles ajoutaient la promesse de réduire leurs troupes d’occupation dès qu’une milice et une gendarmerie crétoises leur garantiraient le maintien de l’ordre; mais elles se disaient «obligées de bien marquer que ces satisfactions étaient le maximum de ce qu’elles pouvaient consentir présentement».
C’était, en somme, la promesse de l’indépendance complète, sans le mot. Mais les Crétois ne voulaient plus être payés de promesses. En cette année 1905, où le royaume grec commençait à peine à voter la réfection de son armée et de sa marine, ils rompaient ouvertement avec l’Europe, avec le Turc, avec le prince Georges: «Le peuple crétois, réuni en Assemblée générale à Thérisso pour proclamer son union au royaume de Grèce», ne voulait plus attendre: «Lorsqu’il y a sept ans, le peuple crétois a été obligé d’accepter l’autonomie, il l’a considérée comme une station purement transitoire vers la libération de l’île et l’union à la Grèce.» Cette autonomie, ajoutaient les Crétois, ne pouvait plus durer, tant était grande la gêne économique qui résultait «de l’isolement douanier et de l’impossibilité d’attirer en Crète les capitaux étrangers».
Les chrétiens se révoltent donc contre les puissances et contre le Haut-Commissaire. Six ou sept mois d’escarmouches et de marchandages entre les insurgés et les officiers ou les consuls des puissances (avril-novembre 1905); conférence d’ambassadeurs à Rome; menaces militaires et navales en Crète; débarquements de troupes internationales; batailles en règle, — petites batailles — ; rétablissement sur les édifices publics du drapeau crétois, qui partout a fait place au drapeau grec; au bout du compte, amnistie plénière et envoi d’une commission internationale dont le rapport (avril 1906) constate qu’il faut de nouvelles concessions, pour ramener la tranquillité dans l’île et pour assurer aux Crétois le pain quotidien. Les puissances accordent de nouveaux et notables avantages; un «nouveau pas en avant» est fait (23 juillet 1906):
Tenant à marquer au peuple crétois leur désir très sincère de tenir compte de ses légitimes aspirations, les puissances protectrices jugent possible d’élargir dans un sens plus national l’autonomie et d’améliorer la situation matérielle et morale de la Crète, par les mesures suivantes: réforme de la gendarmerie et création d’une milice crétoise et hellénique sous des officiers hellènes; retrait des forces internationales aussitôt que la gendarmerie et la milice crétoises seront formées, l’ordre et la tranquillité rétablis, et la protection de la population musulmane assurée; extension à la Crète de la Commission de contrôle des finances helléniques; règlement des difficultés encore pendantes entre la Turquie et la Crète...
En faisant part de ces décisions au peuple crétois, les puissances protectrices ne doutent pas qu’il ne se rende compte que tout pas en avant dans la réalisation des aspirations nationales est subordonné au maintien de l’ordre et d’un régime stable.
Sauf le drapeau grec, que les puissances excluent encore, et l’envoi des députés crétois au parlement d’Athènes, qu’elles interdisent, c’est l’union, cette fois, sans le mot. Les Crétois, néanmoins, ne se tiennent pas pour satisfaits: peu leur importent l’anarchie parlementaire et administrative du royaume grec, l’assassinat d’un premier ministre, l’impopularité de la dynastie qu’aggravent leurs dénonciations contre le prince Georges, la rupture des relations entre la Grèce et la Roumanie, la guerre au couteau entre bandes bulgares et bandes grecques en Macédoine, et, sur la frontière de Thessalie, la menace d’une armée turque vingt fois supérieure à l’armée grecque; ils exigent et ils finissent par obtenir, — au prix de quelles angoisses pour tout l’hellénisme! — que les puissances accordent un «nouveau pas en avant dans la réalisation des aspirations nationales». Le Haut-Commissaire de l’Europe est remplacé par un Haut-Commissaire de la Grèce: le prince Georges ayant été acculé à la démission, les puissances protectrices, «afin de tenir compte, des aspirations du peuple crétois et de reconnaître l’intérêt que Sa Majesté le roi des Hellènes doit toujours prendre à la prospérité de la Crète», se mettent d’accord «pour proposer à Sa Majesté que désormais, toutes les fois que le poste de Haut-Commissaire de Crète deviendra vacant, Sa Majesté désigne un candidat capable d’exercer le mandat de ces puissances» (14 août 1906).
C’est un sujet grec, un ancien Premier du royaume de Grèce, M. Zaïmis, que les puissances installent comme leur Haut-Commissaire, sur la présentation du gouvernement grec. Désormais, les officiers crétois seront commissionnés et les jugements seront rendus au nom du roi de Grèce. Les Crétois exigent, en outre, viandes moins creuses. L’autonomie
«régime hybride et transitoire», les écrase, les ruine, ne leur permet ni de mettre leur pays en valeur, ni même de réparer les effets de la dévastation turque; ils disent qu’ils ont un besoin matériel de l’union:
Lorsqu’il y a sept ans, les. puissances nous ont concédé l’autonomie, le peuple crétois, malgré la nature de ce régime transitoire, a sincèrement coopéré à sa réussite, non seulement par déférence pour les grandes puissances, mais aussi dans son intérêt propre.
Malheureusement la gêne financière devait peser sur un pays aussi petit et aussi pauvre, obligé de suffire aux dépenses d’une vie politique autonome, séparé au point de vue douanier de tout autre organisme politique et se trouvant dans l’impossibilité, grâce à la nature d’un pareil régime hybride et transitoire, d’attirer de l’étranger les capitaux nécessaires à son développement économique... Un tel régime mène l’île au chaos économique; il ne peut pas être supporté plus longtemps ni surtout pour une période de temps aussi indéfinie...
Les Crétois avaient raison: en leur imposant l’autonomie politique, les puissances avaient oublié de leur donner l’autonomie financière.
Tous ceux qui avaient vu la Crète en 1898 étaient d’avis que, pour réparer les maux terribles de la dernière insurrection, pour effacer les ravages de deux siècles, pour permettre aux survivants de vivre parmi les ruines et les tombeaux, il eût fallu des capitaux que les Crétois n’avaient pas, que les financiers ne voulaient pas prêter à un État sans finances et sans durée probable, et que l’Europe seule aurait pu et dû avancer. Si chacune des quatre puissances protectrices — Angleterre, France, Italie et Russie, auxquelles le concert européen avait laissé la Crète, — eût mis cinq ou six millions dans une Caisse des Travaux Publics, dont un conseil technique eût surveillé l’emploi, dont un simple contrôle douanier eût récupéré, et au delà, les intérêts et l’amortissement, si cette admirable terre de Crète avait été pourvue des deux ports, des cent kilomètres de chemins de fer à voie étroite et des deux cents kilomètres de routes muletières dont elle avait le plus pressant besoin, il est probable que l’autonomie, apportant avec elle la richesse, eût été acceptée avec moins de regrets; il est possible même que la Crète enrichie se fût moins souciée de mêler ses finances encore nettes au chaos du budget hellénique.
Mais en 1898 les puissances avaient négligé ce chapitre de leurs devoirs: elles avaient imaginé, sans doute, que les Crétois vivraient de discours et d’élections; aujourd’hui, comme autrefois, il faut aux plus enragés parleurs, aux plus sobres politiciens d’Athènes, le morceau de pain, le verre d’eau et l’olive noire des trois repas quotidiens; en Crète, l’insurrection avait coupé les oliviers, comblé les puits, semé de gravats et d’éboulis les champs de céréales...
Le premier Haut-Commissaire de l’Europe, le prince Georges, aurait dû mettre ses efforts au relèvement économique: il s’en désintéressa par insouciance, par incapacité ou, peut-être, par système, ne voulant pas qu’une Crète moins misérable pût oublier ses désirs de l’union, et l’Europe, qui n’avait pas voulu consentir aux Crétois un prêt honorable, ne leur faisait que l’aumône de quatre millions. Reconnaissant enfin, — mais trop tard, — sa faute initiale, elle leur prodiguait dans sa note d’avril 1905 les conseils et les promesses:
Pour remédier à la situation financière, — disait cette sage personne, — il est à souhaiter que les Crétois concentrent leurs efforts sur le développement économique du pays Dans cet ordre d’idées, le Haut-Commissaire peut compter sur le concours des puissances protectrices, qui seraient dès à présent disposées à accepter l’ajournement, pendant cinq ans, du service des intérêts dus pour les quatre millions qu’elles ont avancés au gouvernement crétois.
Les ressources de l’île, judicieusement administrées, peuvent offrir des gages pour la réalisation d’un emprunt qui permettrait de faire face aux dépenses les plus urgentes et à des entreprises de travaux publics... Les puissances proposent donc d’envoyer deux experts financiers pour étudier les conditions économiques de la Crète ainsi que le système d’impôts. Les conclusions de ces agents ne manqueraient pas de faciliter l’émission d’un emprunt qui pourrait être gagé sur la surtaxe douanière et sur certains droits de ports.
Le nouveau délégué des puissances, le Haut-Commissaire grec, M. Zaïmis, apportait avec lui cette promesse d’emprunt. Il promettait aussi la fin prochaine du «régime transitoire» : les cinq années de sa magistrature, disait-il, seraient la «dernière étape» vers l’union (1906-1911).
L’emprunt se négocie: onze millions d’or liquide vont arriver en cette île ruinée. Des officiers et des sous-officiers grecs viennent commander la gendarmerie et la milice crétoises. Tout dans l’île s’organise pour l’union. Les musulmans émigrent, tous ceux du moins qui n’ont rien à perdre ou qui peuvent vendre leurs terres. L’année 1907 ramène la paix civile, sous l’habile gouvernement de M. Zaïmis.
En mai 1908, après une revue des milices crétoises, les officiers internationaux déclarent que la Crète n’a plus besoin des contingents européens: les officiers et cadres grecs suffisent au maintien du bon ordre. Les puissances décident que leurs troupes vont évacuer l’île, donc laisser aux Crétois la libre disposition de leurs destinées. Les dates sont fixées pour cette retraite: premier échelon en juillet 1908; second échelon en juillet 1909; la «dernière étape» sera achevée en août 1909, et les Crétois auront toute faculté de disposer d’eux-mêmes.
Mais l’emprunt, toujours négocié, n’arrive jamais à être conclu, et le malaise financier s’aggrave, et le mécontentement s’augmente de tous les espoirs déçus.
En juillet 1908, la révolution jeune-turque survient juste quand le premier échelon des troupes européennes s’embarque; elle remplit les Crétois d’inquiétude: l’Europe va-t-elle invoquer la Constitution rétablie à Stamboul pour les remettre, eux, sous le caprice du Sultan?... En octobre 1908, l’indépendance bulgare et l’annexion bosniaque les décident à brusquer l’étape: le Haut-Commissaire est absent, en vacances; ils proclament l’union et nomment un gouvernement provisoire, qui administrera au nom du «roi de tous les Hellènes».
Les puissances, qui pourtant ont encore des troupes dans l’île, ne font d’objection que pour la forme: «d’ordre de leurs gouvernements respectifs », leurs agents entrent en relations avec ce gouvernement insurrectionnel, le reconnaissent et lui annoncent que, malgré les «obligations contractées» envers la Porte, les puissances protectrices
«ne seraient pas éloignées d’envisager avec bienveillance la discussion de cette question avec la Turquie, si l’ordre est maintenu dans l’île et la sécurité de la population musulmane assurée» (26 octobre 1908).
En ce mois d’octobre 1908, les divers systèmes d’alliances ou d’ententes, qui se partagent l’Europe, ont noué des négociations publiques et secrètes pour liquider les quatre questions austro-turque, austro-serbe, turco-bulgare et turco-crétoise, qui risquent de tout brouiller au Levant. Dans les pourparlers anglo-franco-russes de Paris et de Londres (10-20 octobre 1908), la Triple-Entente a dressé le programme de la future conférence que réclame le ministre du Tsar, M. Isvolski: la question crétoise y figure et l’on admet que l’union créto-grecque, moyennant de justes indemnités à la Porte, est désormais un fait acquis, au même titre que l’annexion bosniaque ou l’indépendance bulgare. En novembre, le roi Georges visite les chancelleries de l’Occident et reçoit les promesses les plus explicites: l’Europe demande seulement que la Crète ne vienne qu’après la Bosnie et la Bulgarie; on veut éviter d’abord les hostilités qui menacent entre Stamboul et Sofia, entre la Serbie et l’Autriche... Mais, «en attendant», on laisse aux Crétois le bénéfice de leur état de fait: l’Europe ne renvoie plus de Haut-Commissaire; l’île se gouverne à sa guise, par une Commission exécutif de cinq membres, sous le seul contrôle intermittent de l’Assemblée.
Six mois de périlleuses négociations (octobre 1908-avril 1909) assurent enfin la paix dans les Balkans: les accords austro-turc et turco-russe légalisent l’annexion de la Bosnie et l’indépendance de la Bulgarie; après une longue comédie de brouilles, d’invectives et de rodomontades, MM. Isvolski et d’Aehrenthal se rapatrient, sous la pression un peu brutale de Guillaume II; Vienne et Pétersbourg obligent les Serbes à la résignation.
Les Crétois pensent qu’enfin le moment est venu: l’Europe paraît disposée à tenir la parole que, depuis onze ans (1898-1909), elle leur a donnée, à mots couverts d’abord, puis de plus en plus explicite. La reine d’Angleterre et l’impéralrice-douairière de Russie arrivent à Athènes chez leur frère le roi Georges et lui apportent les espoirs les meilleurs (10 mai). Guillaume II séjourne à Corfou et témoigne à la dynastie et au gouvernement helléniques les sentiments les plus cordiaux; il rencontre ensuite ses alliés à Brindisi et à Vienne; il décide avec eux que la Triple-Alliance laissera faire. Le Foreign Office annonce à son parlement que, les Crétois ayant rempli les conditions posées par les puissances, le dernier échelon des contingents internationaux évacuera la Crète à la date fixée, en juillet prochain.
Personne n’a de doute sur les conséquences immédiates de ce départ: c’est la permission aux Crétois de faire ce qu’ils entendent; le président de la Commission exécutive, M. Vénizélos, vient de télégraphier au roi de Grèce pour sa fête: «La Crète est animée de la conviction profonde que son juste désir d’être soumise à Votre sceptre sera bientôt accompli et que dorénavant les Crétois seront à même de Vous adresser leurs vœux comme Vos sujets fidèles et dévoués.»
... Les Crétois, la Grèce et l’Europe avaient compté sans les Turcs, une fois encore. Les Jeunes-Turcs de 1908-1909, durant la crise bosniaque et bulgare, avaient bien pu se taire; mais ils gardaient sur l’affaire de Crète les mêmes sentiments que les Vieux-Turcs de 1868, de 1878, de 1897. Pour les Jeunes, comme pour les Vieux, la Crète devait rester turque pour rester musulmane. C’était le devoir du Khalife de la garder coûte que coûte, pour sauver la fortune et les privilèges de ses fidèles musulmans; quelque réduite que l’exploitation des agas et des beys eût été par dix années d’autonomie, le Khalife n’avait pas le droit d’en abandonner la défense.
Le 27 mai 1909, l’un des membres influents du Comité Union et Progrès, le major Hakki-bey, rentrait à Vienne, à son poste d’attaché militaire, qu’il avait quitté deux mois auparavant, pour aller combattre la contre-révolution du Treize Avril. Il revenait, un peu grisé de la facile victoire que les troupes de Mahmoud-Chevket avaient remportée sur les gens de Stamboul, sur Abd-ul-Hamid: «Le salut de la patrie, disait-il, exige que l’on réprime les forces centrifuges... Sur la Crète, sachez bien que nous ne transigerons jamais... Nous nous trouvons, chez nous, en face de populations qui pourraient mal interpréter la solution de certains problèmes: nous refuserons pour le moment de les laisser poser. Pour l’empêcher, nous sommes prêts à toutes les éventualités.»
Les Crétois voulant poser et régler leur problème, l’Europe les laissant faire et les Turcs s’apprêtant à les en empêcher, c’est encore la malheureuse Grèce qui, pendant trois années et demie (mai 1909-octobre 1912), allait supporter les conséquences de la querelle.
La Vieille Turquie avait eu deux ou trois raisons de tenir à la Crète; la Jeune Turquie avait les mêmes, et deux ou trois autres avec.
Dans la Crète, la Vieille Turquie voyait la plus récente et la plus illustre, peut-être, de ses conquêtes.
C’est à la fin du XVIIe siècle seulement, alors que leur avancée en Europe commençait de tourner à la retraite, c’est après la déroute de Vienne (1683), après la perte définitive de la Hongrie et de la Transylvanie, après une première évacuation de Belgrade et d’Azof, c’est au début de leur décadence que les Turcs avaient chassé les Vénitiens des dernières places de l’Ile: ils les avaient assiégées près d’un siècle.
La plus grande de ces places, la capitale, Candie, les avait retenus vingt-cinq années (1644-1669). La prise de Candie avait mis le comble à leur réputation militaire. Vingt-cinq années durant, les deux moitiés de l’univers d’alors, le monde islamique et le monde chrétien, avaient célébré la science de leurs ingénieurs et le courage de leurs janissaires. Chez l’Infidèle, ce fait d’armes avait causé les mêmes angoisses qu’un siècle plus tôt la prise de Rhodes, et, chez les Croyants, autant de fierté peut-être que la prise même de Constantinople. Car ce n’était pas à la seule Venise, à la reine de la Méditerranée chrétienne, que l’Islam pensait avoir enlevé cette place que l’on avait dite imprenable: c’était à la chrétienté tout entière, dont les volontaires étaient venus défendre ce boulevard de leur foi, aux soldats et aux capitaines du roi de France qui semblait alors le «Sultan des chrétiens»; sous Candie, les Turcs avaient tué son cousin Beaufort, mis en déroute ses généraux La Feuillade et Navailles. Cinquante-six assauts, trois ou quatre mille mines, cinquante mille cadavres de chrétiens, cent mille cadavres de musulmans: jamais depuis la prise de Constantinople, l’Islam n’avait dénombré pareils exploits.
Constantinople (1453), Rhodes (1522), Candie (1669): ces trois étapes de la gloire ottomane restaient les trois grands titres des Turcs à la soumission toujours maugréante de l’Islam , à la possession du Khalifat par leur Sultan.
Constantinople, Belgrade, Rhodes et Candie conquises avaient été les degrés ensoleillés de la montée turque; Belgrade, Rhodes et Candie perdues, au-devant de Stamboul menacée, seraient les tristes échelons de la descente. Belgrade, dont la défense contre le giaour avait coûté cent cinquante années de batailles et autant de vies musulmanes que la prise de Candie, Belgrade avait succombé : au-devant de Stamboul, il ne restait plus que Rhodes et Candie. Si les Turcs se laissaient chasser de Crète, n’était-ce pas un présage que bientôt Sainte-Sophie reverrait la Croix? un signe manifeste qu’Allah destinait le Khalifat à d’autres mains? Une fois déjà, la Crète avait servi de signe à cette désignation divine: deux siècles durant (VIIIe-Xe siècles), elle avait été musulmane; les Arabes, détenteurs alors du Khalifat, avaient été les fondateurs de cette place forte de Candie, dont les Vénitiens par la suite avaient à peine altéré le nom arabe, El Khandak, le Rempart; quand les Arabes avaient déserté ce rempart de l’Islam, Allah avait choisi son Khalife chez des peuples plus braves.
Aux yeux des Croyants, Candie était donc le front de bandière, — et malgré huit ou dix siècles de dévastations, de guerres civiles et étrangères, de débarquements, de révoltes, d’incendies et de pillages, la Crète était toujours, dans la renommée musulmane, l’un des paradis de l’Islam.
Roses d’Ispahan, jasmins de Damas, abricots d’Hamah, pastèques de Tarse, raisins et neige de Candie! si les biens de ce monde, au dire d’Abdullahben-el-Assa, se divisent en dix portions et si la Syrie, la terre bénie de Scham (Damas), en a neuf pour sa part, la Crète en avait la dixième. Ici tout semblait réuni pour le bonheur du Croyant. Les fleurs, les fruits, les sources, les ombrages, la beauté des femmes et la soumission toujours rétive des raïas faisaient du jour et des nuits un perpétuel enchantement, dont la perpétuelle guerre sainte contre les montagnards rebelles corrigeait la monotonie. Le ciel, que Mahomet ouvre à ses serviteurs, peut-il rien offrir de plus à leur paresse, à leur volupté, à leur bravoure?
Sous les pâturages des monts neigeux, sous les forêts de cèdres et de chênes, les platanes et les lauriers-roses couvrent les eaux courantes; les vignobles et les olivettes s’étagent, encadrant les champs de blé ; les jardins de la côte trempent dans la plus tiède des mers leurs myrtes et leurs orangers:
«C’est la terre du sherbet (sorbet)», me disait un vieux mollah de Candie, durant l’insurrection de 1897, tandis qu’une jeune négresse nous apportait les confitures fouettées de neige de l’Ida...
Nous aurions un Manuel du Bonheur à la mode islamique, si quelque spahi ou aga d’autrefois nous eût conté en ses Mémoires le détail de ces Mille et Une Nuits crétoises, dont nos voyageurs du XVIIIe siècle nous laissent entrevoir seulement les félicités, les longues siestes et les ripailles sous les arbres, les causeries et les chibouks parmi les fleurs, les filles enlevées et les hommes empalés dans les villages de la plaine, les expéditions et les interminables combats contre les montagnards... Damas et Candie, les deux «yeux» de l’islam ottoman!...
Les Vieux-Turcs voyaient dans la Crète le pilier central de leur empire méditerranéen.
Aux temps où cet empire allait du Maroc à la mer Rouge, de Tlemcen à Souakim, où tout le front septentrional de l’Afrique leur appartenait, la Crète était la place d’armes des Turcs: elle leur offrait l’étape entre la Roumélie ou l’Anatolie, d’une part, qui étaient leurs réservoirs d’hommes et d’argent, et, d’autre part, l’Afrique qui, après l’Europe, était devenue leur grand champ d’avancée; elle était le carrefour de toutes les routes de la Méditerranée turque, entre Stamboul et Alger, entre Stamboul et Tripoli, entre Stamboul et le Caire. Au début du XIXe siècle, quand un compétiteur musulman avait essayé de leur ravir cette Méditerranée islamique, quand Méhémet-Ali avait rêvé d’étendre son royaume albano-égyptien jusqu’à l’Yémen et jusqu’à l’Abyssinie vers le Levant, jusqu’à Tripoli, jusqu’à Tunis peut-être vers le Couchant, son premier soin avait été d’acquérir la Crète; durant les quinze années (1825-1840) où, de fait, Ja Crète avait cessé d’être turque pour appartenir à l’Égypte, les Français avaient abattu sans peine la turquerie d’Alger, et la dynastie tunisienne avait achevé de gagner son indépendance.
Plus récemment, quand, l’Égypte ayant été livrée aux mains de son Khédive, puis de l’Angleterre, l’Algérie conquise et la Tunisie protégée par les Français, il n’était plus resté aux Turcs que la Tripolitaine, les ports crétois avaient pris une nouvelle importance entre Stamboul et Tripoli; sur les routes de mer qui unissaient au reste de l’empire ce dernier lambeau d’Afrique, Candie et la Canée étaient désormais les seules escales ottomanes.
Le va-et-vient des barques tripolitaines amenait sous le rempart de la Canée un village de Benghaziotes, d’Africains nègres ou métis; il remportait le ravitaillement des garnisons et des populations turques; en cette Afrique dénuée, toutes les provisions de bouche et toutes les manufactures du vêtement, de l’armement et de la bâtisse devaient être fournies du dehors. Tant que la Crète resta sous la main de la Porte, la Vieille Turquie put tant bien que mal approvisionner Tripoli et garder l’espérance de cet empire africain, qu’Abd-ul-Hamid, par ses menées panislamistes, voulait reconstruire en profondeur jusqu’au Tchad et jusqu’au Niger: si la Porte jeta l’argent par centaines de millions et, par centaines de milliers, les vies humaines dans cette Crète sans fond, c’est assurément que, prise dans le courant d’une folle martingale, elle escomptait toujours la revanche qui, d’un seul coup, lui rendrait toutes ses mises; mais c’est aussi que, sans la Crète, elle sentait ne pouvoir plus conserver longtemps son rivage et son rêve africains.
Cette crainte était fondée: depuis 1898, depuis que, remise aux puissances, la Crète avait cessé de remplir son rôle ottoman, c’est par les bateaux étrangers que la Tripolitaine recevait toute sa subsistance. Cruelle ironie des lois géographiques! c’est par les Italiens, par la seule flotte de commerce italienne, que le Turc envoyait à ses soldats et fonctionnaires la farine même du pain quotidien. Qu’au premier incident, Rome décidât d’interrompre cette fourniture, et la Turquie d’Afrique, entre les flots salés de la Méditerranée et les flots sablonneux du Sahara, devrait, comme une place affamée, se rendre à l’assiégeant... Les Romains, qui avaient possédé jadis la Crète et la Tripolitaine, en avaient fait une seule province: leur préteur de Crète et de Cyrénaïque résidait dans la Candie de ce temps, à Gortyne... Les Byzantins, qui avaient hérité des domaines de Rome, gardèrent l’Afrique tant qu’ils eurent aussi la Crète; sitôt les Arabes maîtres de l’île, l’empire africain de Byzance s’écroula.
De cette importance de la Crète pour leur empire d’outre-mer, les Vieux-Turcs avaient eu la compréhension fort nette: les Jeunes-Turcs en avaient, eux, la vision expérimentale.
Durant les vingt années qu’Abd-ul-Hamid avait exilé en Tripolitaine leurs patriotes et leurs officiers, ils avaient vu de leurs yeux à quelle condition de bénéfice précaire était tombée leur propriété d’Afrique sous le monopole de la navigation italienne, sous la menace d’une rupture avec l’Italie. Ils pensaient, ils disaient que Candie grecque signifierait tôt ou tard Tripoli italienne et, quand ils parlaient de garder la Sude comme base navale, c’était moins pour une offensive contre les Crétois que pour le ravitaillement et la défense de leurs places africaines.
Or ils tenaient à ces places, autant, plus même que la Vieille Turquie y avait pu tenir. Ils n’avaient plus les illusions d’Abd-ul-Hamid sur la possibilité d’un empire africain. Dispersés naguère jusqu’au fond du Fezzan, jusqu’aux plus lointaines oasis du Tedda, ils connaissaient le morne désert qui s’étend derrière les palmeraies du rivage; ils savaient que «Tripoli, porte du Soudan, embarcadère de la Nigritie», comme on disait il y a trente ans, n’est plus qu’un mot historique, depuis que les flottes et les colonnes européennes ont contourné ou pénétré l’Afrique occidentale, atteint le pays des Nègres par les rivages et les fleuves de l’Atlantique. Mais les Jeunes-Turcs avaient gardé une juste confiance dans les progrès que l’Islam continuait de faire en Afrique; ils pensaient que, malgré les sables, la soif et la distance, l’islam du Centre-Afrique pourrait encore envoyer au Khalife les troupes noires dont l’Égypte et le Maroc jadis, aux temps de leur grandeur, firent l’appui de leur gouvernement, dont la France aujourd’hui compte se faire un instrument de sécurité et de domination. Il n’est pas de touriste en Syrie et en Anatolie qui n’ait vu les services que le zaptieh (gendarme) nègre rend à l’autorité turque contre le Kurde, le Druze, le Bédouin, contre les coupeurs de route et les pillards de métier. Aux spécialistes européens, que les Jeunes-Turcs voulaient engager pour la réforme de leur gendarmerie, les noirs, tout au moins dans les provinces arabes, fourniraient les meilleures brigades. Et puisque les Jeunes-Turcs entendaient remettre sous la loi commune, fondre dans l’unité ottomane, «turquifier» si possible leurs nationalités diverses auxquelles l’ancien régime avait maintenu des privilèges, ce n’était pas avec leurs seuls Turcs de Macédoine et d’Anatolie qu’ils pourraient venir à bout de cette œuvre herculéenne: une armée noire, une police noire leur étaient indispensables...
Et la Jeune Turquie revendiquait en Afrique sa part du «fardeau de l’homme blanc». Dans ce livre sur La Crise de l’Orient, où leur penseur attitré, Ahmed-Riza, leur avait en 1907 dressé comme un inventaire de leurs rêves et de leurs espoirs, il avait réuni tous les témoignages de nos explorateurs et de nos écrivains touchant les bienfaits de la pénétration musulmane en pays nègre:
De tous les phénomènes historiques du XXe siècle, — leur disait-il avec M. de Vogüé, — le plus considérable sera peut-être la renaissance et le progrès de l’Islam dans le continent noir. C’est comme une seconde hégire: Mahomet regagne en Afrique tout ce qu’il a perdu en Europe... La propagande chrétienne obtient peu de résultats et peu durables, quand elle agit seule dans un milieu nègre; partout où elle doit lutter avec la propagande musulmane, ses gains sont nuls; ceux de l’Islam sont rapides.
Entre la civilisation chrétienne de l’Europe et la barbarie fétichiste des Nègres, l’Islam, disaient les Jeunes-Turcs, est l’intermédiaire dont ni l’Europe ni les Nègres ne peuvent se passer: sans l’Islam, les Nègres finiraient de s’abrutir sous la servitude, de disparaître sous le massacre des Européens, et l’Europe n’aurait plus en ce Continent noir que des solitudes dont sa main-d’œuvre, inapte sous ce climat, ne saurait entreprendre la mise en valeur. Le contact direct entre le Nègre et l’Européen «accomplit une œuvre de corruption qui conduit les Nègres aux divers degrés de l’alcoolisme et finalement à un état d’abjection complète», dit le comte de Castries, l’un des Français qui connaissent le mieux l’Afrique:
«L’Islam, dit un autre, transforme le Nègre dont il s’est emparé : il le relève en augmentant sa santé, sa moralité, son énergie. Cette religion simple, sensuelle et guerrière est faite pour ces populations primitives.»
Et les Jeunes-Turcs de conclure, en invoquant, à leur habitude, la parole du Maître, d’Auguste Comte:
La transformation d’une civilisation rudimentaire en une civilisation très avancée demande des ménagements: l’Islam en Afrique pourrait, seul, préparer ce mouvement transitoire. Auguste Comte a raison de dire que «les musulmans régénérés seront mieux aptes que les apôtres occidentaux à convertir l’Afrique».
Et la-Jeune Turquie se souvenait que la Tripolitaine avait gardé les tombeaux de milliers de ses proscrits; c’était une terre des Martyrs...
La Crète elle-même était pour les Jeunes-Turcs une autre terre sacrée: ces ardents nationalistes avaient toujours proclamé leur intention de la garder, coûte que coûte, sous quelque forme juridique que ce fût.
Exilés, abandonnés de tous, n’ayant en France que quelques amis, ils s’étaient en 1898 brouillés avec les plus sincères, quand ils les avaient entendus réclamer les droits de la Crète, comme ceux de l’Arménie. Les Jeunes-Turcs n’avaient alors pour l’Arménie que paroles de pitié et d’encouragement; mais leur Mechveret, le journal de leur Comité Union et Progrès, allait jusqu’à nier les menées d’Abd-ul-Hamid en Crète, les massacres de Candie, les incendies de la Canée. Ils accordaient alors — ils accordèrent toujours — pleine créance à toute lettre, à tout témoignage des musulmans crétois; venues de Crète, les exagérations les plus évidentes, les erreurs systématiques ne rencontraient chez eux qu’indulgentes excuses: «Ce sont des Jeunes-Turcs», disaient-ils, du même ton que l’on dit en France: «C’est un bon républicain».
Candie était jeune-turque en effet, et depuis longtemps. La Jeune Turquie y avait recruté ses adeptes de la seconde heure, sinon de la première. C’est à Candie que, rentrant d’exil en 1878, après l’échec du premier parlement et les désastres de la guerre russo-turque, le premier, le seul grand vizir constitutionnel de la Vieille Turquie, Midhat-pacha, avait reformé sa petite troupe d’apôtres. Depuis 1878, les musulmans crétois avaient donné aux idées et aux disciples de Midhat-pacha leurs plus fermes adhérents — et des défenseurs d’une espèce assez rare, disaient les Jeunes-Turcs.
— «La Crète, m’expliquait l’un d’eux en juin 1909, la Crète est pour nous ce que l’Alsace-Lorraine est pour vous autres, Français. Nous y avons les mêmes souvenirs de victoires et de défaites; elle nous a coûté autant de larmes et de sang. Mais plus encore que des regrets patriotiques, son annexion à la Grèce nous causerait une perte irréparable. Les musulmans crétois sont nécessaires à notre œuvre de régénération islamique: la seule Crète musulmane peut suppléer à l’un de nos manques.
» Messagers de l’idéal européen dans l’Islam, il nous faut, pour ouvriers, des musulmans qui, inébranlablement fidèles au Khalifat, soient pourtant imbus déjà et capables de s’imboire à fond des idées occidentales. Dans notre parlement, dans notre administration civile et judiciaire, les musulmans de l’Archipel, — les Insulaires, les «Nèsiotes» comme disent les Grecs, — peuvent le mieux tenir ce rôle. Le sang de leurs mères les a faits depuis trois siècles presque Hellènes de race, aptes à toutes les sciences et à tous les arts de l’Europe, surtout aux arts de la parole et de la plume. La pratique familiale et héréditaire de la langue grecque les a dressés aux raisonnements et aux procédés de votre jurisprudence et de votre bureaucratie. La défense de leurs privilèges sociaux et économiques les lie indissolublement au sort du Khalifat: à Mételin, à Chios, à Rhodes, cette frange insulaire de l’Islam a le patriotisme toujours inquiet des populations-frontières.
» Mais de ces Nèsiotes, les musulmans crétois, étant de plus pure race grecque encore, sont-les plus pénétrés d’hellénisme et de culture européenne, les plus capables de nous donner sur-le-champ les hommes nouveaux que nous mettrions vingt ans, trente ans, un demi-siècle peut-être, à former dans nos autres provinces. Tout ensemble, ils sont les plus enclins à la civilisation de l’Occident et les plus fidèles à la patrie ottomane, ayant lutté depuis deux siècles contre le giaour et repoussant de toute leur haine héréditaire les cajoleries et les offres des séducteurs.
» Si dans votre parlement français quarante députés de l’Alsace-Lorraine, aujourd’hui comme autrefois, apportaient aux exubérances de vos gens d’outre-Loire la sage pondération de leur bon sens et de leur calme, si leur foncière probité, leur netteté morale servait d’exemple et de frein, vos députés eux-mêmes disent que vos affaires nationales seraient en meilleure voie. Toutes différences gardées, — et nous savons combien elles sont grandes entre la ruse crétoise et la moralité alsacienne, — nous avons nos gens d’outre-Loire dans nos Arabes et nos musulmans d’outre-Taurus: l’intelligence et le sens pratique des Nèsiotes doivent leur faire contrepoids; la Crète même autonome doit rester pour nous un réservoir de ministres et de parlementaires, de publicistes et d’orateurs; qui sait même si, les chrétiens de l’île voyant un jour la place que notre empire régénéré va tenir dans l’expansien européenne vers l’Asie et l’Afrique, et l’influence, les profits que leurs congénères musulmans auront parmi nous, qui sait si ces intraitables partisans de l’union ne mesureront pas le bénéfice d’appartenir à un grand empire, au lieu de rester en marge ou de dépendre d’une pauvre monarchie?
» La Crète annexée, c’est tout notre islam des Iles démoralisé, perdant confiance dans le Khalife, attendant pour demain la révolte et l’annexion de Samos, puis des Sept Iles à privilèges, puis de Chios et de Mételin, de Rhodes enfin..., à moins qu’une puissance ne prenne les devants! Dans le détroit de Rhodes, la rade de Marmaris est le plus beau port militaire de la Méditerranée levantine: elle sera d’un inestimable prix, quand le trafic rétabli entre Salonique, terminus des voies de l’Europe centrale, et Port-Saïd, entrée de l’Extrême-Orient, aura rendu à ce détroit de Rhodes l’importance mondiale qu’il eut aux siècles alexandrins...
» Donc, en même temps qu’à la Crète, c’est à notre pachalik des Iles que nous devrions dire adieu: la Crète autonome est au-devant de nos Iles comme un cran d’arrêt pour la propagande hellénique. Nous ne voulons pas que, l’obstacle abattu, les menées grecques viennent nous apporter dans notre Anatolie cette guerre secrète et sournoise que nous ne savons ni conduire ni repousser. Plutôt qu’une paix armée, qui nous épuiserait sans bataille, nous voulons une rencontre immédiate qui vide la querelle: s’il le faut, nous irons en Thessalie renouveler à l’hellénisme la leçon de 1897.
» Le statu quo, l’autonomie, c’est donc la paix avec Athènes; l’annexion, c’est la guerre ouverte. L’autonomie, d’ailleurs, ne lèse en rien les droits des Crétois, pas plus de la majorité chrétienne que de la minorité musulmane. Sur ce peuple de 300 000 âmes, les musulmans, dit-on, ne restent que trente mille; mais ce sont trente mille hommes, eux aussi. Ces trente mille Croyants, après l’annexion, auraient la vie impossible en terre chrétienne et l’Islam ne nous pardonnerait jamais, à nous Jeunes-Turcs, leur abandon.
» L’Europe a vu, au Treize Avril 1909, ce que nous valaient l’indépendance bulgare et l’annexion bosniaque. En juillet 1908, le peuple turc nous avait accueillis en libérateurs, et l’Islam s’était résigné, malgré son intime préférence pour le régime absolu. Mais il nous attendait aux actes. Quand, en octobre 1908, l’annexion bosniaque et l’indépendance bulgare sont venues nous frapper par derrière, il nous a fait un devoir de lutter jusqu’au bout, de refuser tout accommodement pécuniaire qui livrât à l’Infidèle des domaines du Khalifat. Quand, abandonnés de Londres, de Paris, de Berlin, de tous ceux en l’amitié de qui nous espérions, nous avons dû consentir à nos accords de mars 1909 avec la Bulgarie et l’Autriche, l’Islam tout aussitôt s’est vengé : il a suffi de quelques sariklis (enturbannés) pour nous chasser de Constantinople. Grâce à nos partisans de Macédoine, nous avons tout aussitôt reconquis la Ville et le pouvoir. Mais si les puissances occidentales, qui se disent nos amies et dont nous voulons être les mandataires pour la réforme de l’empire, si la France et l’Angleterre surtout ont envie de nous annihiler et avec nous, l’intégrité ottomane, elles n’ont qu’à tolérer l’annexion crétoise et à nous l’imposer... Huit jours après, il n’y aura plus à Stamboul de gouvernement; dans tout l’empire, l’Islam se rebellera contre nous; mais il se jettera aussi sur les raïas, — et les deux cent mille Grecs de Smyrne seront les premiers à payer de leur sang cette acquisition de l’hellénisme...»
A ce plaidoyer des Jeunes-Turcs, on pouvait, dès 1909, répondre assez facilement sur quelques-uns des points essentiels.
Par la faute d’Abd-ul-Hamid, d’abord, et des puissances, ensuite, la situation, si l’on voulait rester sur les textes juridiques, était sans issue. La Crète appartenait incontestablement à l’Empire turc. Les Turcs l’avaient confiée à la garde des quatre puissances «protectrices» : Angleterre, France, Italie, Russie. Le plus grand nombre des Crétois réclamaient depuis quatre-vingts ans l’annexion au royaume de Grèce. Entre les titres indiscutables des Turcs et les réclamations inlassables des Crétois, entre le droit de propriété monarchique et le droit de souveraineté populaire, les puissances avaient tenté l’arbitrage obligatoire: par les canons de leurs flottes, puis par la présence de leurs troupes, elles avaient imposé aux Crétois une autonomie, qui maintenait la suzeraineté nominale de la Porte, aux Turcs un Haut-Commissaire des puissances, qui, agréé, puis désigné par le roi de Grèce, n’était à vrai dire qu’un fonctionnaire du royaume hellénique.
Turcs et Crétois avaient subi dix ans (1898-1908) ce compromis. Mais les puissances ne pouvaient pas ignorer que la seule présence de leurs troupes assurait l’autonomie et empêchait l’annexion: sitôt leurs troupes retirées, elles savaient que la Crète irait à la Grèce ou que les Turcs essaieraient de la remettre au rang de pachalik. Néanmoins, elles avaient promis aux Crétois d’évacuer; elles avaient commencé l’évacuation, annoncé que le dernier soldat de l’Europe quitterait la Crète à la fin de juillet 1909.
— «L’union, disaient les Crétois, nous est nécessaire pour vivre heureux, pour nous mettre au fil du progrès, pour refaire de notre malheureux pays une terre d’abondance, pour éloigner de nous le cauchemar d’une reconquête ottomane, dont l’autonomie nous laisse toujours la crainte. L’autonomie, après les trois siècles de cet esclavage, qui nous a valu tant de maux, ne nous est venue qu’avec les massacres et les incendies hamidiens; elle ne nous apparaîtra jamais que comme le dernier chaînon de notre servitude.»
C’est à la lueur des incendies de 1897 que désormais les Crétois regardaient tout régime qui, de près ou de loin, les rattacherait encore à l’Empire ottoman. Il est des passés irréparables: ni les promesses de l’Europe ni la générosité des Jeunes-Turcs ne pouvaient guérir la Crète de sa défiance et de ses souvenirs. Encore si, de 1898 à 1908, la Jeune Turquie avait séparé sa cause des opérations hamidiennes, désavoué les crimes des meneurs musulmans! Mais, emportée par le patriotisme, aveuglée par l’esprit de parti, elle avait alors pris position contre le peuple crétois, excusé, presque louangé les incendiaires et les espions d’Abd-ul-Hamid. Le peuple crétois ne pouvait plus oublier certains articles du Mechveret: Jeunes ou Vieux, pour lui tous les Turcs se valaient. Au pied du mont Ida, tout près du village de Melidoni, une grande caverne était encore pleine des ossements de ceux qu’Hassanpacha, en 1822, y avait enfumés. Les chrétiens s’étaient juré de n’enterrer ces reliques que le jour où le dernier musulman aurait quitté l’île; chaque année, à la date anniversaire, ils revenaient visiter et manier ces ossements, mettre les crânes sur la tête de leurs fils et renouveler le serment que se transmettaient les générations.
— «Mais les puissances, disait la Porte avec raison, se sont engagées à défendre les musulmans crétois contre la haine des chrétiens, à les maintenir dans leurs biens et leurs droits; c’est les livrer aux représailles et à la ruine que donner à la majorité chrétienne la liberté sans contrôle.»
En 1860 ou 1870, quand l’île comptait encore quelque cent mille musulmans pour deux cent mille chrétiens, on pouvait plaider les droits de cette minorité nombreuse. Mais l’émigration quotidienne avait depuis trente ans emmené les trois quarts de la population musulmane; presque tout entière, elle se fût embarquée déjà, si la propagande de Stamboul ne s’était efforcée d’en retarder le départ, si les riches beys et agas n’eussent pas été liés au sol par leurs propriétés, dont l’actuelle pénurie de l’île les empêchait de trouver un prix convenable. Les puissances avaient le devoir de protéger ces musulmans avec autant de sollicitude que les autres Crétois. Mais un changement politique étant nécessaire pour contenter les chrétiens, de simples mesures économiques pouvaient suffire à contenter le gros des musulmans: quelques millions de francs adouciraient leurs tristesses et assureraient leur vie sur les routes de l’exode. Il ne fallait en effet garder aucune illusion: à toutes les garanties que les puissances et les Grecs leur offriraient dans l’île annexée, à la sécurité et à l’équitable justice que l’exemple de leurs frères thessaliens devait leur faire attendre du gouvernement d’Athènes, les musulmans crétois préféreraient l’exil; les dernières villes crétoises, Candie, la Canée, Rhétymno, Sélino, se videraient de Croyants, comme autrefois ces villes de Morée, Coron et Modon, qui, entièrement musulmanes en 1820, n’avaient plus un turban en 1835.
Le spectacle de pareils exils est toujours lamentable. Même quand on se remettait devant les yeux les trois siècles d’atroce exploitation dont l’Islam avait fait payer sa présence à la Crète, même quand on savait que les beys actuels et ce qui leur restait de partisans avaient été les ouvriers et les bénéficiaires du régime hamidien, il était cruel de laisser les fils et les petits-fils succomber sous le faix des crimes ancestraux. Mais l’autonomie n’aurait-elle pas en quelques années les mêmes effets que l’annexion? Au lieu d’un exode en masse, c’étaient des embarquements quotidiens qui enlèveraient les beys à leurs champs crétois; le Croyant, surtout le riche Croyant, ne peut vivre que sur une terre du Prophète, où ses exigences rituelles et ses besoins de domination ne soient pas contrariés; l’islam crétois avait trop librement usé et abusé de ses privilèges pour se contenter jamais du simple droit... Et les Jeunes-Turcs eux-mêmes disaient que les musulmans de Candie seraient attirés vers la Turquie nouvelle par l’influence, les honneurs et les richesses qui les y attendaient.
Si donc les puissances, — la France surtout, qui, pendant la crise de 1898, avait lié d’intimes relations avec ces musulmans, adopté et éduqué leurs fils, — si l’Europe voulait s’acquitter de ses devoirs envers ces vaincus, il fallait les transporter, eux et leur fortune, et leur assurer l’existence en terre turque, non pas les maintenir sur la brèche, sous le couteau, en terre crétoise. Le précédent de Coron et de Modon était là : transportés en Asie Mineure, les musulmans hellénisés de ces villes ont prospéré jusqu’à nous; leurs descendants peuplent une moitié de la ville d’Adalia; ils ont conservé longtemps leur langue grecquei avec la même insolence qu’un pallikare de Morée dans les rues d’Athènes, ils continuent à se dire «Moraïtes» parmi leurs frères musulmans... Pour le bonheur des musulmans de Crète, il fallait leur souhaiter, leur préparer le même sort.
Il était sûr que l’autonomie définitivement assise, — Samos réellement autonome n’avait plus que trente-six musulmans sur une population de 55 ou 60 000 âmes, — achèverait de les ruiner, de les expulser un à un, de les jeter sans argent, sans moyens de vivre, exaspérés, assoiffés de vengeance, dans cette Asie Mineure où déjà l’Islam, en ces mois d’avril-mai 1909, recommençait les massacres de Tarse et d’Adana: si l’Europe voulait que Smyrne ne vît pas des scènes pareilles, elle devait prévoir et organiser l’exode de ce peuple musulman, l’emmener et l’installer dans les immenses el vides domaines que la Liste Civile ottomane possédait autour des grandes villes anatoliennes; elle n’avait qu’à exiger de la Crète ou de la Grèce de quoi racheter là-bas à ces exilés l’équivalent de ce qu’ils abandonneraient ici; ainsi compensée, l’annexion, même pour ces victimes, se fût bientôt traduite par des bénéfices.
Une île voisine, Rhodes, était pour ces émigrants un refuge tout prêt: Rhodes, la plus belle, la plus douce des Iles peut-être, était dépeuplée; il eût été facile d’y trouver et d’y acquérir à vil prix des terres toutes semblables à celles qu’ils abandonnaient, et Rhodes repeuplée de ces musulmans, en qui la Jeune Turquie mettait toute sa confiance, serait devenue au-devant de l’Anatolie une forteresse d’Islam contre laquelle les menées de l’hellénisme eussent été désormais impuissantes... Nous voyons aujourd’hui (1913) quel profit la Jeune Turquie eût tiré de Rhodes défendue par ces musulmans crétois: les Italiens auraient eu sans doute plus de peine à y débarquer; ils seraient moins fondés aujourd’hui à en espérer la conservation. Et pour le service de leur Tripolitaine, Rhodes ou la rade voisine de Marmaris eussent rendu aux vaisseaux turcs l’escale qu’ils ne pouvaient plus avoir à Candie ni à la Sude, quand bien même la Crète fût restée sous l’autonomie.
A Marmaris, mieux qu’à la Sude, la flotte des Jeunes-Turcs, — si réellement ils en avaient besoin d’une, — serait postée au centre de leur Méditerranée d’aujourd’hui, juste à mi-chemin entre Salonique et Beyrouth, entre Stamboul et Tripoli: en ce détroit de Rhodes, ils avaient grand’raison de prévoir la prochaine affluence des vapeurs et des longs courriers, qui, des terminus balkaniques, Salonique ou le Pirée, se presseraient vers la bouche du canal de Suez. Si la Turquie voulait redevenir une puissance navale, la Corne d’Or devait être son arsenal, et Marmaris, son point d’appui, son Gibraltar ou son Bizerte... Mais la Jeune Turquie pouvait-elle, devait-elle acquérir une flotte de guerre? L’affaire crétoise, — et voilà peut-être ce qu’elle avait de plus grave pour la Turquie, — obligeait les Jeunes-Turcs à se poser cette question et à y répondre tout de suite, sans leur laisser le temps d’en voir les conséquences pour l’équilibre de leur budget et pour la sécurité de leur empire.
Si l’on voulait continuer la politique khalifale en Crète, il fallait assurément une flotte, et une nombreuse flotte de gros et de petits vaisseaux, et une flotte coûteuse, toujours en mer, en croisières, en risques et en réparations.
La Crète est une île de haute mer, et la Crète est une île sans ports. Au carrefour de toutes les routes maritimes qui coupent la Méditerranée levantine, elle a toujours été une autre Malte que convoitaient les maîtres de la mer, les «thalassocrates» du jour: depuis quarante siècles, depuis le temps où les Pharaons avaient des préfets dans les «Iles de la Très Verte» et où le Phénicien Kadmos arrivait chez Minos, la Crète, autant que Malte, a connu la domination des «Peuples de la Mer». Mais entre Malte et la Crète, ces Peuples ont toujours constaté quelques différences qui, de l’une à l’autre, changeaient les conditions d’établissement.
Toute petite et toute pénétrée de rades, Malte fut toujours occupée et maintenue sans peine par une garnison de quelques centaines d’hommes et par une station de quelques vaisseaux. La Crète n’offre à l’étranger qu’un port naturel, la Sude, qui, sous une presqu’île avançante, reste extérieur à la masse de l’île, tout en étant dominé de tous côtés par les insulaires. Et la Crète, derrière un étroit rivage, est un triple et énorme bloc de hautes, très hautes montagnes, de Monts Blancs dépassant 2 000 mètres d’altitude, où la résistance indigène trouva toujours un refuge inexpugnable.
L’étranger, possesseur des côtes, ne put jamais s’y maintenir que par un cercle continu de grandes et de petites forteresses pour la défense contre l’intérieur, par une ronde perpétuelle de grands et petits bateaux pour la défense extérieure et le ravitaillement. Ce que l’occupation de ces côtes dangereuses exige de matériel et de personnel naval, de science et d’expérience de la navigation, d’argent et de ressources, Venise l’a su durant trois siècles, et les amiraux des puissances en 1897-1898: encore les Crétois d’alors n’étaient-ils contre ces délégués de l’Europe que sur la défensive; pourtant six ou sept cuirassés, une dizaine de croiseurs, autant de torpilleurs suffisaient à peine à la besogne quotidienne...
Les Turcs, de 1669 à 1770, avaient tenu la Crète parce qu’ils étaient une grande puissance navale. En 1770, les Russes, pilotés par des Anglais, brûlaient la flotte turque à Tchesmé : en 1771, commençaient les révoltes crétoises que, durant un siècle et un quart (1770-1898), la Turquie, bien pourvue de soldats, mais démunie de vaisseaux et de marins, fut toujours impuissante à réprimer... L’histoire des dominations vénitienne, byzantine, arabe, de toutes les dominations en Crète avait été toute pareille: tant avait duré la puissance du maître sur la mer, et tant avait duré sa domination sur la Crète; tant valait cette puissance, et tant valait cette domination.
La Turquie de 1908 possédait sur la mer Noire et l’Archipel, sur les mers de Chypre et de Syrie, sur la Méditerranée africaine, la mer Rouge, l’océan Indien et le golfe Persique, des rivages, par milliers de lieues, et des ports par centaines: il était naturel que la Jeune Turquie rêvât de posséder quelque jour une flotte puissante. Mais avant de s’engager en ces dépenses navales, n’avait-elle pas à se donner tout entière à deux ou trois tâches bien plus importantes pour la sauvegarde de l’empire?
Elle devait assurer la défense immédiate de la patrie ottomane contre les ennemis du dedans et du dehors: il lui fallait avant tout une armée et un outillage militaire, une double et triple armée contre ses agresseurs possibles des Balkans, contre ses voisins trop proches du Caucase, contre les populations trop peu soumises de ses provinces arabes et albanaises, — et trois ou quatre places de guerre à Uskub, Andrinople, Erzeroum et Bagdad.
Elle devait assurer l’intégrité ottomane et préparer l’unité ottomane: il lui fallait deux grandes lignes de chemins de fer, huit cents ou mille kilomètres de rails nouveaux, pour achever de traverser l’empire de part en part, unir la capitale aux extrémités les plus lointaines et rendre partout présentes la force et la loi turques. De la mer Noire à l’Adriatique, de Constantinople à Avlona, à travers toute l’épaisseur de la Turquie d’Europe, il fallait que la ligne de Salonique prolongée permît la mobilisation rapide aussi bien contre les armées balkaniques du Nord et du Sud que contre les agitations albanaises. Du Bosphore au golfe Persique, de Constantinople à Bagdad tout au moins, à travers toute l’épaisseur de la Turquie d’Asie, il fallait pareillement que les troupes ottomanes pussent à toute heure se concentrer tant contre les avalanches russes du Caucase que contre les cyclones bédouins du Nedjed.
Ces deux tâches primordiales exigeaient des centaines de millions, des milliards peut-être, dont la Jeune Turquie n’avait pas le premier écu, et des années, quinze ou vingt ans peut être, de patiente habileté. Il fallait des dépenses non moins grandes, non moins longues, non moins urgentes pour créer l’outillage économique, qui, seul, par des revenus augmentés, permettrait d’acquérir et de renforcer cette armure. Il fallait des millions et des milliards pour la double et triple réforme de l’administration, de la justice, de l’instruction publique à tous leurs degrés... Dans quarante où cinquante ans, les amis de la Jeune Turquie lui souhaitaient d’acquérir une flotte: en 1909, ses seuls flatteurs pouvaient l’inciter à une politique navale, dont les profits iraient aux vendeurs de cuirasses, mais dont la coûteuse folie empècherait la réussite des entreprises indispensables.
Et pour quel résultat? pour remettre la main sur la Crète? pour assurer la défense de la Tripolitaine?
La Crète avait valu à la Vieille Turquie cent trente années (1770-1898) d’expéditions ruineuses, qui avaient engouffré l’argent par millions, les hommes par dizaines de milliers, et toujours empêché la Porte de faire face à ses ennemis continentaux, — et rien n’avait contribué autant que ces répressions crétoises à déconsidérer le Turc en Europe, à le mettre hors du droit des gens. La Crète ne pouvait valoir à la Jeune Turquie que pareille déconsidération et pareils désastres. La conscience occidentale, l’opinion française en particulier ne pouvait admettre comme solution définitive que l’union avec la Grèce, moyennant de justes indemnités aux musulmans crétois et à la Turquie. Mais quand les Français réclamaient cette solution, ce n’était pas par philhellénisme, ni par respect seulement du droit imprescriptible des peuples, ni même par pitié des atroces souffrances que l’île avait supportées depuis deux cent cinquante ans: c’était d’abord par un profond souci des intérêts et des besoins de la Turquie nouvelle. Avec la Crète, il n’était pas d’avenir tranquille pour l’Empire ottoman; il n’était même pas d’existence possible pour la Jeune Turquie. Chaque discussion crétoise ramenant une surexcitation islamique, les réactionnaires auraient tôt ou tard le jeu facile contre les réformateurs qui, pour leur politique contre la Grèce, seraient obligés de fomenter eux-mêmes les passions de l’Islam.
Quant à la Tripolitaine, ce n’est pas de longtemps que les forces turques, même rénovées, pourraient imposer aux convoitises italiennes le respect du statu quo: de la sympathie et de l’estime des peuples occidentaux, seulement, les Jeunes-Turcs pouvaient espérer le salut de leur Afrique. Or, s’ils ne voulaient pas que l’on retournât contre eux le droit du plus fort, ils ne devaient pas méconnaître que, de la force seule, ils tenaient encore leurs droits sur la Crète, et qu’aux regards de la conscience occidentale la volonté d’un peuple doit toujours prévaloir contre les titres, même reconnus, d’un maître étranger.
— «Si la Tripolitaine est menacée, leur disaient leurs amis de France, ce n’est ni la Sude ottomane ni Marmaris ni la flotte turque qui la sauvera, et, quand on serait assuré que l’union crétoise aura pour conséquence Tripoli italienne, encore vaut-il mieux fixer votre attention sur votre Turquie d’Europe et sur votre Turquie d’Asie. L’Empire ottoman peut vivre sans la Crète. La Turquie d’Afrique, même, ne lui est pas un organe essentiel, et pour la sécurité de la Tripolitaine l’autonomie crétoise a déjà eu tous les effets que pourrait avoir l’annexion.»
Il était difficile aux Jeunes-Turcs de considérer les choses ainsi et d’aller au-devant de ce sacrifice; mais c’était le devoir des puissances de les y amener, peut-être, en leur assurant, à eux et à leurs musulmans crétois, de justes indemnités. Les puissances, la France et l’Angleterre en particulier, ont-elles rempli le devoir qu’elles avaient envers la Turquie?
C’est en juin 1910 que la politique française apparaîtra dans son beau: dès 1909, il était apparu que l’Angleterre ne savait vouloir que la prolongation indéfinie de ce qu’elle appelait le statu quo, c’est-à-dire l’autonomie nominale, avec l’indépendance réelle et la marche interminable vers l’union. De 1908 à 1913, les diplomates de Londres n’oseront jamais renoncer à cette politique: ils croiront que les besoins de l’Angleterre dans la Méditerranée et dans le monde leur en font une nécessité.
— «Voyez, disait l’un d’eux, quelle fut la conséquence du règlement cubain! Aussi longtemps que Cuba espagnole fut interposée entre les deux Amériques, ce fut comme un paravent derrière lequel les Yankees n’arrivaient pas, ne songeaient même pas à regarder ce qui se passait chez les républiques latines du Centre et du Sud: la Havane fixait toute leur attention... Cuba délivrée, c’est à Panama et au Vénézuéla qu’ils courent, c’est d’ambitions panaméricanistes qu’ils vivent... La Crète est un paravent à double et triple effet entre l’hellénisme d’Athènes et celui de Chypre, entre la Jeune Turquie de Constantinople et la Jeune Égypte du Caire. Tout changement en Crète pourrait nous être également désagréable. La Crète unie au royaume de Grèce, c’est la poussée de l’hellénisme se ruant vers Chypre où notre situation est déjà difficile, où nous sentons, en toute rencontre, la désaffection, la haine même que les indigènes sont tout prêts à nous témoigner. La Crète rendue aux Turcs, c’est la vanité panislamique prenant texte de ce triomphe pour exiger la réforme constitutionnelle en Égypte, où notre situation devient de jour en jour plus critique; sur notre refus, c’est la Guerre Sainte, peut-être, prêchée à nos musulmans de l’Inde, qui sont à l’heure présente le seul appui de notre domination là-bas. Ni grecque, ni turque, il vaudrait mieux pour nous que la Crète restât crétoise. Mais nous reconnaissons volontiers qu’elle ne peut cesser d’être crétoise que pour devenir grecque: jamais notre peuple n’accepterait la remise sous le Croissant de chrétiens affranchis, et jamais nos parlementaires, la remise d’un peuple libre sous le joug de l’absolutisme... Car une Turquie constitutionnelle, nous savons ce qu’en valent nos anciens espoirs.» Sir Edward Grey dira encore aux Communes le 15 juin 1910:
La politique du gouvernement britannique, comme celle des autres puissances protectrices, consiste à maintenir la suzeraineté du Sultan, à protéger les habitants mahométans, à favoriser le bon gouvernement de l’Ile sous un régime autonome.
Ainsi les désirs de l’Angleterre et ceux de la Jeune Turquie se trouvaient d’accord en faveur de l’autonomie indéfiniment prolongée, et cette adhésion de la «Mère des Parlements» donnait aux Jeunes-Turcs une pleine confiance en la légitimité de leurs réclamations: après la révolution du Treize Avril, il leur semblait impossible de céder; cette crise leur avait mis à nu les pièces-maîtresses de leur machine ottomane; ils avaient pu voir que, vieille ou jeune, l’éternelle Turquie continuait d’obéir aux deux ou trois ressorts qui toujours en avaient déterminé la marche cahotante.