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PENDANT L'EXIL
1853
I
SUR LA TOMBE DE JEAN BOUSQUET AU CIMETIERE SAINT-JEAN, A JERSEY

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20 avril 1853.

Victor Hugo a Jersey habitait une solitude, une maison appelee Marine-Terrace, isolee au bord de la mer.

Cependant les proscrits commencaient a mourir. Un homme ne doit pas etre mis dans la tombe sans qu'une parole soit dite qui aille de lui a Dieu.

Les proscrits vinrent trouver Victor Hugo, et lui demanderent de dire, au nom de tous, cette parole.

Citoyens,

L'homme auquel nous sommes venus dire l'adieu supreme, Jean Bousquet, de Tarn-et-Garonne, fut un energique soldat de la democratie. Nous l'avons vu, proscrit inflexible, deperir douloureusement au milieu de nous. Le mal le rongeait; il se sentait lentement empoisonne par le souvenir de tout ce qu'on laisse derriere soi; il pouvait revoir les etres absents, les lieux aimes, sa ville, sa maison; il pouvait revoir la France, il n'avait qu'un mot a dire, cette humiliation execrable que M. Bonaparte appelle amnistie ou grace s'offrait a lui, il l'a chastement repoussee, et il est mort. Il avait trente-quatre ans. Maintenant le voila! (L'orateur montre la fosse.)

Je n'ajouterai pas un eloge a cette simple vie, a cette grande mort. Qu'il repose en paix, dans cette fosse obscure ou la terre va le couvrir, et ou son ame est allee retrouver les esperances eternelles du tombeau!

Qu'il dorme ici, ce republicain, et que le peuple sache qu'il y a encore des coeurs fiers et purs, devoues a sa cause! Que la republique sache qu'on meurt plutot que de l'abandonner! Que la France sache qu'on meurt parce qu'on ne la voit plus!

Qu'il dorme, ce patriote, au pays de l'etranger! Et nous, ses compagnons de lutte et d'adversite, nous qui lui avons ferme les yeux, a sa ville natale, a sa famille, a ses amis, s'ils nous demandent: Ou est-il? nous repondrons: Mort dans l'exil! comme les soldats repondaient au nom de Latour d'Auvergne: Mort au champ d'honneur!

Citoyens! aujourd'hui, en France, les apostasies sont en joie. La vieille terre du 14 juillet et du 10 aout assiste a l'epanouissement hideux des turpitudes et a la marche triomphale des traitres. Pas une indignite qui ne recoive immediatement une recompense. Ce maire a viole la loi, on le fait prefet; ce soldat a deshonore le drapeau, on le fait general; ce pretre a vendu la religion, on le fait eveque; ce juge a prostitue la justice, on le fait senateur; cet aventurier, ce prince a commis tous les crimes, depuis les vilenies devant lesquelles reculerait un filou jusqu'aux horreurs devant lesquelles reculerait un assassin, il passe empereur. Autour de ces hommes, tout est fanfares, banquets, danses, harangues, applaudissements, genuflexions. Les servilites viennent feliciter les ignominies. Citoyens, ces hommes ont leurs fetes; eh bien! nous aussi nous avons les notres. Quand un de nos compagnons de bannissement, devore par la nostalgie, epuise par la fievre lente des habitudes rompues et des affections brisees, apres avoir bu jusqu'a la lie toutes les agonies de la proscription, succombe enfin et meurt, nous suivons sa biere couverte d'un drap noir; nous venons au bord de la fosse; nous nous mettons a genoux, nous aussi, non devant le succes, mais devant le tombeau; nous nous penchons sur notre frere enseveli et nous lui disons: – Ami! nous te felicitons d'avoir ete vaillant, nous te felicitons d'avoir ete genereux et intrepide, nous te felicitons d'avoir ete fidele, nous te felicitons d'avoir donne a ta foi jusqu'au dernier souffle de ta bouche, jusqu'au dernier battement de ton coeur, nous te felicitons d'avoir souffert, nous te felicitons d'etre mort! – Puis nous relevons la tete, et nous nous en allons le coeur plein d'une sombre joie. Ce sont la les fetes de l'exil.

Telle est la pensee austere et sereine qui est au fond de toutes nos ames; et devant ce sepulcre, devant ce gouffre ou il semble que l'homme s'engloutit, devant cette sinistre apparence du neant, nous nous sentons consolides dans nos principes et dans nos certitudes; l'homme convaincu n'a jamais le pied plus ferme que sur la terre, mouvante du tombeau; et, l'oeil fixe sur ce mort, sur cet etre evanoui, sur cette ombre qui a passe, croyants inebranlables, nous glorifions celle qui est immortelle et celui qui est eternel, la liberte et Dieu!

Oui, Dieu! Jamais une tombe ne doit se fermer sans que ce grand mot, sans que ce mot vivant y soit tombe. Les morts le reclament, et ce n'est pas nous qui le leur refuserons. Que le peuple religieux et libre au milieu duquel nous vivons le comprenne bien, les hommes du progres, les hommes de la democratie, les hommes de la revolution savent que la destinee de l'ame est double, et l'abnegation qu'ils montrent dans cette vie prouve combien ils comptent profondement sur l'autre. Leur foi dans ce grand et mysterieux avenir resiste meme au spectacle repoussant que nous donne depuis le 2 decembre le clerge catholique asservi. Le papisme romain en ce moment epouvante la conscience humaine. Ah! je le dis, et j'ai le coeur plein d'amertume, en songeant a tant d'abjection et de honte, ces pretres, qui, pour de l'argent, pour des palais, des mitres et des crosses, pour l'amour des biens temporels, benissent et glorifient le parjure, le meurtre et la trahison, ces eglises ou l'on chante Te Deum au crime couronne, oui, ces eglises, oui, ces pretres suffiraient pour ebranler les plus fermes convictions dans les ames les plus profondes, si l'on n'apercevait, au-dessus de l'eglise, le ciel, et, au-dessus du pretre, Dieu!

Et ici, citoyens, sur le seuil de cette tombe ouverte, au milieu de cette foule recueillie qui environne cette fosse, le moment est venu de semer, pour qu'elle germe dans toutes les consciences, une grave et solennelle parole.

Citoyens, a l'heure ou nous sommes, heure fatale et qui sera comptee dans les siecles, le principe absolutiste, le vieux principe du passe, triomphe par toute l'Europe; il triomphe comme il lui convient de triompher, par le glaive, par la hache, par la corde et le billot, par les massacres, par les fusillades, par les tortures, par les supplices. Le despotisme, ce Moloch entoure d'ossements, celebre a la face du soleil ses effroyables mysteres sous le pontificat sanglant des Haynau, des Bonaparte et des Radetzky. Potences en Hongrie, potences en Lombardie, potences en Sicile; en France, la guillotine, la deportation et l'exil. Rien que dans les etats du pape, et je cite le pape qui s'intitule le roi de douceur, rien que dans les etats du pape, dis-je, depuis trois ans, seize cent quarante-quatre patriotes, le chiffre est authentique, sont morts fusilles ou pendus, sans compter les innombrables morts ensevelis vivants dans les cachots et les oubliettes. Au moment ou je parle, le continent, comme aux plus odieux temps de l'histoire, est encombre d'echafauds et de cadavres; et, le jour ou la revolution voudrait se faire un drapeau des linceuls de toutes les victimes, l'ombre de ce drapeau noir couvrirait l'Europe.

Ce sang, tout ce sang qui coule, de toutes parts, a ruisseaux, a torrents, democrates, c'est le votre.

Eh bien, citoyens, en presence de cette saturnale de massacre et de meurtre, en presence de ces infames tribunaux ou siegent des assassins en robe de juges, en presence de tous ces cadavres chers et sacres, en presence de cette lugubre et feroce victoire des reactions, je le declare solennellement, au nom des proscrits de Jersey qui m'en ont donne le mandat, et j'ajoute au nom de tous les proscrits republicains, car pas une voix de vrai republicain ayant quelque autorite ne me dementira, je le declare devant ce cercueil d'un proscrit, le deuxieme que nous descendons dans la fosse depuis dix jours, nous les exiles, nous les victimes, nous abjurons, au jour inevitable et prochain du grand denument revolutionnaire, nous abjurons toute volonte, tout sentiment, toute idee de represailles sanglantes!

Les coupables seront chaties, certes, tous les coupables, et chaties severement, il le faut; mais pas une tete ne tombera; pas une goutte de sang, pas une eclaboussure d'echafaud ne tachera la robe immaculee de la republique de Fevrier. La tete meme du brigand de decembre sera respectee avec horreur par le progres. La revolution fera de cet homme un plus grand exemple en remplacant sa pourpre d'empereur par la casaque de forcat. Non, nous ne repliquerons pas a l'echafaud par l'echafaud. Nous repudions la vieille et inepte loi du talion. Comme la monarchie, le talion fait partie du passe; nous repudions le passe. La peine de mort, glorieusement abolie par la republique en 1848, odieusement retablie par Louis Bonaparte, reste abolie pour nous, abolie a jamais. Nous avons emporte dans l'exil le depot sacre du progres; nous le rapporterons a la France fidelement. Ce que nous demandons a l'avenir, ce que nous voulons de lui, c'est la justice, ce n'est pas la vengeance. D'ailleurs, de meme que pour avoir a jamais le degout des orgies, il suffisait aux spartiates d'avoir vu des esclaves ivres de vin, a nous republicains, pour avoir a jamais horreur des echafauds, il nous suffit de voir les rois ivres de sang.

Oui, nous le declarons, et nous attestons cette mer qui lie Jersey a la France, ces champs, cette calme nature qui nous entoure, cette libre Angleterre qui nous ecoute, les hommes de la revolution, quoi qu'en disent les abominables calomnies bonapartistes, rentreront en France, non comme des exterminateurs, mais comme des freres! Nous prenons a temoin de nos paroles ce ciel sacre qui rayonne au-dessus de nos tetes et qui ne verse dans nos ames que des pensees de concorde et de paix! nous attestons ce mort qui est la dans cette fosse et qui, pendant que je parle, murmure a voix basse dans son suaire: Oui, freres, repoussez la mort! je l'ai acceptee pour moi, je n'en veux pas pour autrui!

La republique, c'est l'union, l'unite, l'harmonie, la lumiere, le travail creant le bien-etre, la suppression des conflits d'homme a homme et de nation a nation, la fin des exploitations inhumaines, l'abolition de la loi de mort, et l'etablissement de la loi de vie.

Citoyens, cette pensee est dans vos esprits, et je n'en suis que l'interprete; le temps des sanglantes et terribles necessites revolutionnaires est passe; pour ce qui reste a faire, l'indomptable loi du progres suffit. D'ailleurs, soyons tranquilles, tout combat avec nous dans les grandes batailles qui nous restent a livrer; batailles dont l'evidente necessite n'altere pas la serenite des penseurs; batailles dans lesquelles l'energie revolutionnaire egalera l'acharnement monarchique; batailles dans lesquelles la force unie au droit terrassera la violence alliee a l'usurpation; batailles superbes, glorieuses, enthousiastes, decisives, dont l'issue n'est pas douteuse, et qui seront les Tolbiac, les Hastings et les Austerlitz de la democratie. Citoyens, l'epoque de la dissolution du vieux monde est arrivee. Les antiques despotismes sont condamnes par la loi providentielle; le temps, ce fossoyeur courbe dans l'ombre, les ensevelit; chaque jour qui tombe les enfouit plus avant dans le neant. Dieu jette les annees sur les trones comme nous jetons les pelletees de terre sur les cercueils.

Et maintenant, freres, au moment de nous separer, poussons le cri de triomphe, poussons le cri du reveil; comme je vous le disais il y a quelques mois a propos de la Pologne, c'est sur les tombes qu'il faut parler de resurrection. Certes, l'avenir, un avenir prochain, je le repete, nous promet en France la victoire de l'idee democratique, l'avenir nous promet la victoire de l'idee sociale; mais il nous promet plus encore, il nous promet sous tous les climats, sous tous les soleils, dans tous les continents, en Amerique aussi bien qu'en Europe, la fin de toutes les oppressions et de tous les esclavages. Apres les rudes epreuves que nous subissons, ce qu'il nous faut, ce n'est pas seulement l'emancipation de telle ou telle classe qui a souffert trop longtemps, l'abolition de tel ou tel privilege, la consecration de tel ou tel droit; cela, nous l'aurons; mais cela ne nous suffit pas; ce qu'il nous faut, ce que nous obtiendrons, n'en doutez pas, ce que pour ma part, du fond de cette nuit sombre de l'exil, je contemple d'avance avec l'eblouissement de la joie, citoyens, c'est la delivrance de tous les peuples, c'est l'affranchissement de tous les hommes! Amis, nos souffrances engagent Dieu. Il nous en doit le prix. Il est debiteur fidele, il s'acquittera. Ayons donc une foi virile, et faisons avec transport notre sacrifice. Opprimes de toutes les nations, offrez vos plaies; polonais, offrez vos miseres; hongrois, offrez votre gibet; italiens, offrez votre croix; heroiques deportes de Cayenne et d'Afrique, nos freres, offrez votre chaine; proscrits, offrez votre proscription; et toi, martyr, offre ta mort a la liberte du genre humain.

Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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