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SCÈNE VII
ОглавлениеLes Mêmes, TRICK.
JEANNE.
Eh! voici Trick!... arrive donc!...
TRICK, accent allemand.
Tu curs! tu curs à cheval! je peux pas te suivre!...
SYLVIE, stupéfaite.
Ah! tutoie madame!...
JEANNE.
Je crois bien, et tout le monde aussi, c'est une habitude dont il n'a jamais pu se défaire, n'est-ce pas, Trick? Et, comme il m'a connu petite fille, et qu'il m'a portée cent fois à son épaule, tu ne lui persuaderais pas que nous ne sommes pas encore à ce temps-là!
TRICK.
Oui! t'étais pien chentille, et tu m'aimais pien!
JEANNE.
Et je t'aime toujours, brave cœur, car je ne sais rien de meilleur et de plus dévoué que toi! (Jeanne remonte à droite.)
RENNEQUIN, assis à la cheminée.
Bon qu'il te tutoie, mais les autres: moi, par exemple!... il ne m'a jamais porté sur son épaule!
TRICK.
Je te porte toute la journée, toi, sur mon épaule, tu crognes tujurs. (Il redescend et sort par la petite porte de gauche.)
RENNEQUIN, se levant, vexé.
Quoi... qu'est-ce qu'il a dit? (Il le suit jusqu'à la petite porte qui se ferme sur Trick.)
JEANNE.
Allons! allons! ne perdons pas de temps, et tâchons de nous installer un peu pour la nuit... Il faut que tout le monde s'en mêle... Sarah, veille aux lumières... mon oncle, trouvez un soufflet. (A Cyprien.) Cousin, déliez ce fagot, que je vous fasse un beau feu.
PROFILET.
Vous-même?...
JEANNE.
De ma blanche main! nous sommes aux champs, allons! allons! un peu de courage, voici le froid qui vient! (Mouvement général, Jeanne remonte à la fenêtre, Rennequin va d'abord à gauche et cherche le soufflet, puis il passe à-droite au fond; Cyprien prend le fagot jeté par Sylvie, le descend à l'avant-scène, un peu sur la gauche, tire un couteau de sa poche et coupe les liens, Profilet descend près de lui, Cyprien commence à faire une brassée, Sarah va à la cheminée, prend deux flambeaux et descend à la table à droite, où elle les apprête.)
SARAH.
Sylvie a raison, nous aurons du vent.
JEANNE, à la fenêtre.
Et le soleil se couche dans les flots de sang; Dieu, est-ce beau, voyez donc! (Elle passe à la cheminée.)
SARAH.
Moi, cela me donne envie de pleurer, on se sent si petit ici, et si loin du monde.
PROFILET, prenant la brassée que Cyprien lui tend.
Pas du monde de Paris, toujours, car j'ai aperçu à Dieppe, au moment où nous nous séparions, quelqu'un qui s'apprêtait évidemment à suivre le même chemin que nous! (Il remonte et se dirige vers la cheminée.)
JEANNE, préparant le foyer.
Un ami?...
PROFILET.
Une connaissance au moins. (Il jette le bois dans la cheminée; avec intention.) M. Gaston de Champlieu. (Mouvement. Rennequin se retourne; Cyprien, qui brise des sarments sur son genou, s'arrête, et ils échangent un regard.)
JEANNE, un peu saisie.
Ah! il est ici.
SARAH.
Eh bien, c'est ce monsieur dont je t'ai parlé, qui nous suit depuis Paris!
JEANNE, avec embarras, tisonnant.
Je ne sais! me l'as-tu dit?
SARAH.
J'ai fait mieux! je te l'ai montré.
JEANNE, se penchant vers la cheminée.
Ah! c'est possible.
RENNEQUIN, descendant et malignement.
Ah! bien! il est encore entêté, celui-là! nous ne pouvons plus faire un pas sans le rencontrer; c'est le contraire du soufflet! En voilà un qui se cache!... (Il jette un coup d'œil sous la table; Rennequin descend près de la table, Profilet redescend près de Cyprien qui lui donne du bois.)
JEANNE.
Ce monsieur est peut-être un peu indiscret; mais, après tout, fort distingué et bien élevé!
RENNEQUIN, d'un air fin, assis à la table.
Oh! nous savons bien que tu le trouves aimable!
JEANNE.
Moi?
RENNEQUIN, échangeant des regards avec Cyprien et Profilet.
Oui, oui, tu me l'as dit vingt fois!
JEANNE.
Moi!
RENNEQUIN.
Oh! bien, on ne peut pas plaisanter un peu... sans que tu... quel caractère!...
PROFILET.
Ma cousine a bien raison de s'en défendre, car s'il est un homme taré, c'est bien celui-là!
CYPRIEN, bas, en lui passant une seconde brassée de branches mortes.
Mais taisez-vous donc! c'est peut-être un épouseur!
PROFILET, bas.
Nigaud! il n'épousera pas! il mangera.
CYPRIEN, bas, prenant les broussailles qui restent.
Notre fortune! bigre! (Haut.) C'est un monstre! (Bas.) Marchez! marchez! je vous suis!... (Ils remontent à la cheminée tout en parlant.)
PROFILET.
Des aventures!
CYPRIEN.
Des duels!
PROFILET.
Des scandales!
CYPRIEN.
Des enlèvements!
PROFILET, jetant le bois dans la cheminée au delà de Jeanne.
Et des dettes! Il a mangé deux héritages.
CYPRIEN, de même, en avant.
Pardon... quatre! (Ils redescendent.)
RENNEQUIN.
Et quatre qui en valaient bien huit.
CYPRIEN, à genoux, ramassait les restes des fagots, et à demi-voix à Rennequin.
Tiens! vous en êtes, vous!
RENNEQUIN, bas.
Pour la taquiner! Oh! c'est amusant! (Il se frotte les mains.)
SARAH, à Jeanne.
Comment! c'est vrai?...
JEANNE, allumant du feu.
On le dit! mais on en dit tant, que c'est à donner envie de ne rien croire!
RENNEQUIN assis à la table, Profilet derrière lui, Cyprien à droite.
Ah! si tu t'intéresses à ce monsieur!...
JEANNE, vivement.
Mais, mon Dieu! je ne m'intéresse pas à ce monsieur: seulement, on l'attaque, il est absent, je le défends... il n'y a rien là que de fort naturel!...
PROFILET.
Nous ne sommes pas seuls à le blâmer! et ses meilleurs amis, ses associés même.
SARAH.
Ses associés?...
PROFILET.
Sans doute!... ne savez-vous pas qu'il a fait partie de certaine société imitée de Balzac?
CYPRIEN.
Les dévorants?
PROFILET.
Oui, un club de désœuvrés, de viveurs, ces messieurs avaient leurs lieux de réunion, leurs statuts, leur chef même, qui s'appelait Ferragus XXIV. Un gaillard dont le vrai nom était Canillac!
SARAH, vivement.
Vous dites?... (Mouvement de Jeanne qui la contient.)
PROFILET.
Je dis Canillac, madame; vous l'avez connu?
SARAH, se contenant.
Nullement!
PROFILET.
Et, ce qui s'est fait, dans cette société de bandits; non! il faut en avoir fait partie pour le savoir!
RENNEQUIN, taquin, le tirant par sa redingote avec malice.
Vous en avez donc fait partie, vous?
PROFILET.
Moi?
RENNEQUIN.
Oui! puisque vous le savez?...
PROFILET.
Mais non! mais non! on sait toujours!...
RENNEQUIN, ravi, à Cyprien.
Il en était! ça le vexe! Oh! c'est amusant!
JEANNE, se levant et descendant.
En tout cas, je ne vois là qu'un homme fort à plaindre d'être tombé en de si méchantes mains.
SARAH, la suivant.
Ah! moi, je lui pardonne tout! excepté de tromper celles qui font la sottise de l'aimer!
JEANNE.
Eh! chère enfant, sais-tu si la meilleure de celles qu'il a fait souffrir méritait mieux que son mépris?
SARAH.
Dans le nombre, il s'en est bien trouvé au moins une.
JEANNE.
Non!
SARAH.
Pourquoi?
JEANNE.
Parce qu'il vaudrait mieux!—A quoi serait bon notre amour, sinon à rendre meilleurs ceux que nous aimons. Dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es!... celles qui l'ont aimé, ou qui l'ont cru du moins, n'ont-elles jamais tenté de le disputer à ses vices? Elles étaient donc bien faibles ou bien lâches... Belle partie à jouer pourtant que le salut de cette âme à gagner! mais il fallait aimer grandement, éperdument, l'envahir, le posséder, lui souffler une âme nouvelle, se dévouer, s'immoler, souffrir! et trouver du charme à ses souffrances même! Il fallait enfin!... il fallait aimer! (Exclamation et mouvement de Profilet; Cyprien l'arrête.) Et, après cela, que ce monsieur soit ce qu'il voudra... bon ou mauvais, loyal ou parjure, cela m'est égal, n'est-ce pas, et je me trouve bien bonne de discuter pour lui?... Voici le feu qui flambe!... (Elle va à la cheminée.)
RENNEQUIN, à part, à Cyprien et à Profilet et après avoir regardé Jeanne qui s'est assise à la cheminée.
Heu!... il n'y a pas que le fagot qui brûle! Et j'ai peur que nous n'ayons fait à nous trois l'office de soufflet.
JEANNE.
Eh bien, vous ne venez pas?
SYLVIE, au dehors.
Non, monsieur; madame n'y est pas! ça ne se peut pas!