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PREMIÈRE LECTURE. — TÉMOIGNAGE D’AMITIÉ. — LE GROS COFFRE. LETTRE D’HÉLÈNE. — LA CLEF PERDUE.— VOYAGE A PATERSON.

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La nuit était si belle, l’air si pur, le parfum des fleurs si doux; le bourdonnement des insectes qui tournoyaient sous les arbres produisait un concert si étrange, que je me sentis peu disposé à poursuivre mes études philosophiques. Persuadé d’avance que la logique de Schillischer me paraitrait un peu sèche ce soir-là, je le laissai de côté pour feuilleter le dernier volume des poésies de Paul Hayne. Je lus ensuite quelques chapitres de l’Histoire des Pays-Bas, par Motley, et il était déjà assez tard quand je me décidai enfin à gagner mon lit. J’admirai en passant mes deux neveux, plongés dans le sommeil de l’innocence, et je me demandai si ces visages calmes et souriants étaient bien ceux de mes tourmenteurs de tantôt. Il va sans dire que je ne fus nullement tenté de les réveiller afin de m’assurer du fait. J’eus soin, au contraire, de m’éloigner sur la pointe des pieds et de me coucher en faisant le moins de bruit possible.

De mon lit, situé juste en face d’une grande croisée, j’apercevais la crête rugueuse et la silhouette d’une montagne qui se découpait sur le ciel semé d’étoiles, tandis que, plus bas, d’innombrables vers luisants brillaient aussi comme des étincelles d’or. Aucun roulement de voiture, aucune de ces mille rumeurs nocturnes qui empêchent les habitants des grandes villes de jouir d’un repos qu’ils ont pourtant bien gagné. Je m’indignai presque en songeant que des personnes sensées, soucieuses de leur bien-être, pussent se résigner à vivre dans cette affreuse cité de New-York, lorsqu’elles avaient à portée un séjour aussi tranquille. Je me mis ensuite à songer à miss Mayton, puis à mon nouveau premier commis, dont plus d’un de mes clients se plaignait; puis ce ne fut plus, dans mon esprit, qu’un mélange confus d’étoiles et de marques de fabrique, de bouquets superbes et de neveux débraillés, de vers luisants et de mauvaises dettes, de billets de chemin de fer et de sukandi; enfin la vision d’un ange habillé à la dernière mode et emporté au galop par une voiture à quatre chevaux vint tout effacer, tandis que je m’assoupissais complètement.

— Ah... ah!... ou... ou... ou... ou!

— Silence! criai-je.

On m’obéit, et je m’endormis de nouveau.

— Ah... ah!... ou... ou... ou!

— Trotty, veux-tu le fouet?

— Non.

— Alors, tais-toi.

— Z’ai pédu ma poupée... peux pas la touver.

— Tu la retrouveras demain.

— Ou... ou... ou! Veux ma poupée.

— Je te dis qu’on te la rendra demain.

— Veux ma poupée tout de suite.

— C’est impossible. Tâche de t’endormir.

— Veux pas domi, veux ma poupée!

Je sautai à bas de mon lit et je m’élançai vers la chambre du coupable; à mi-chemin, je rencontrai la porte entr’ouverte, dont mon front fut le premier à découvrir le voisinage. Je grinçai des dents, et la douleur m’arracha une exclamation peu louable, tandis que je cherchais à tâtons une boîte d’allumettes.

— Oh! t’as dit vilain kénom! s’écria Trotty. On va pas au ciel, quand on dit des kénoms.

— Tu n’iras pas non plus au ciel, si tu hurles comme un possédé pendant toute la nuit. Te tiendras-tu tranquille à présent?

— Oui, mais veux ma poupée.

— Est-ce que tu te figures que je vais parcourir la maison du haut en bas pour retrouver ta satanée poupée?

— Elle est pas tanée. Veux ma poupée.

— Il me semble que je te l’ai donnée avant d’aller me coucher. Où l’as-tu mise?

— Sais pas. Veux ma poupée dans mon dodo.

— Charles, repris-je avec plus de douceur, j’espère que demain, lorsque tu te lèveras, on finira par mettre la main sur ta... chère poupée. En attendant, il faut te résigner. Allons, dors, je vais te recouvrir gentiment.

Je me mis à arranger les draps, sans opposition active de la part du petit insurgé. Faute d’expérience, ou peut-être parce que les gens les plus expérimentés oublient combien le sommeil de l’enfant est tenace, je m’étonnai que la discussion n’eût pas réveillé Boulot. Je me félicitais encore de n’avoir à lutter que contre un seul adversaire, lorsque l’affreuse poupée, source de tant d’ennuis, apparut entre les plis de la couverture. Trotty s’en empara, et une expression de joie ineffable illumina son visage, tandis qu’il s’écriait d’une voix pleine de tendresse:

— Ah! voilà ma chère poupée! Viens à ton papa qui t’aime!

Et l’absurde bébé se montra si enchanté, si prodigue de l’affection qu’il dépensait en pure perte, qu’au lieu de m’incligner, je ne pus m’empêcher de le contempler avec admiration. Mais les artistes eux-mêmes se lassent de regarder le plus beau tableau du monde, surtout quand ils ne sont qu’à moitié éveillés et tiennent à la main une bougie allumée dont un courant d’air fait vaciller la flamme. Je ramenai donc les draps sur les épaules de mon neveu et je regagnai mon lit, où je plaignis mon infortuné beau-frère jusqu’au moment où le sommeil vint me plonger dans un oubli complet des choses d’ici-bas.

«Viens à ton papa qui t’aime.»


Le lendemain, je fus réveillé beaucoup plus tôt que je ne l’aurais voulu par le jour que laissait pénétrer la croisée, dont je m’étais abstenu de fermer les volets. Le chant des oiseaux annonçait le lever du soleil, et l’Aurore aux doigts de rose répandait déjà sur le ciel des teintes qu’un peintre aurait voulu reproduire. Mais quand on s’est couché à minuit, on ne tient pas à saluer l’aurore. Je me hâtai donc de baisser les stores et de tirer les rideaux; puis je me recouchais, heureux de penser que j’allais me rendormir au son d’une musique aussi exquise. Je suis sûr que, ce matin-là, j’accordai mentalement un large pardon à tous mes ennemis, tandis que je tombais dans un délicieux assoupissement. Bientôt mes dispositions charitables s’évanouirent pour faire place à un soudain accès de colère, lorsque je fus réveillé en sursaut par le contact d’une main légère qui effleurait ma joue. Il paraît que ma physionomie prit en ce moment un aspect féroce, car, à peine eus-je ouvert les yeux, que je vis Boulot qui semblait effrayé et sur le point de battre en retraite.

— C’était seulement pour te montrer comme je t’aime, me dit-il d’une voix câline, parce que tu nous as apporté des tas de sukandi. Papa nous laisse l’aimer tant que nous voulons, tous les matins.

— Aussitôt que cela? demandai-je.

— Oui, quand nous voyons assez clair, répliqua Boulot.

Pauvre Tom! J’avais toujours eu de la peine à m’expliquer pourquoi, avec une bonne femme, une fortune plus que suffisante et une conscience pure, il maigrissait à vue d’œil et se montrait plus soucieux qu’à l’époque où nous traversions ensemble les forêts de la Virginie et les marais de la Louisiane. Je comprenais tout maintenant!

Cet enfant, avec son regard et sa voix dont la douceur surpassait celle que l’imagination la plus osée prête aux anges, pouvait sans peine amener les gens à lui sacrifier autre chose-que quelques heures de sommeil. Je me contentai de l’embrasser et de lui dire:

— Tu m’as montré combien tu m’aimes, cela me suffit. A présent, mon vieux, regagne ton lit et laisse-moi me rendormir, si c’est possible. Après déjeuner, je te fabriquerai un beau sifflet.

— Oh! pour de vrai?

Mon ange était en train de redevenir un simple gamin.

— Pour de vrai. Là, sauve-toi!

— Un sifflet avec des trous?

— Oui, mais à la condition que tu vas aller te coucher.

J’entendis le bruit de deux petits pas qui s’éloignaient; je me retournai dans mon lit et je fermai de nouveau les yeux. Bientôt le chant des oiseaux parut s’affaiblir; mes pensées redevinrent confuses; il me sembla que je planais au-dessus de la terre, sur un nuage floconneux, en compagnie de centaines de bébés ayant des traits et des caleçons qui rappelaient ceux de Boulot.

— Oncle Georges!

Le ciel me pardonne la prière que je laissai échapper alors!

— Oncle Georges!

— Attends, mon garçon! Je vais te donner une leçon, pensai-je. Lorsque tu te seras égosillé jusqu’à l’enrouement, peut-être apprendras-tu à ne plus tourmenter l’infortuné oncle Georges, qui commençait justement à t’aimer.

L’assaut.


— Oncle Geor... ges!

— Oui, crie tant qu’il te plaira. Puisque tu troubles mon repos, tant pis pour tes poumons.

Soudain je distinguai, bien qu’elles fussent murmurées par une voix à moitié endormie, les paroles suivantes, qui partaient de la chambre voisine:

— Veux voi touné les oues.

— Qu’est-ce qui te ramène, Boulot? demandai-je avec douceur, tremblant que Trotty ne se réveillât.

— Oncle Georges...

— Quoi?

— Avec quel bois feras-tu mon sifflet?

— Je ne t’en ferai pas du tout. Ça ne m’empêchera pas de couper une baguette bien souple pour corriger un jeune monsieur de ma connaissance qui s’obstine à quitter son lit.

— Ah mais! papa ne nous bat pas avec un bâton. Il nous donne seulement des tapes.

Papa, papa, papa! Quand donc aurai-je fini d’entendre citer papa? Pour peu que cela durât, je risquais de prendre en grippe mon digne beau-frère. Je réussis, non sans peine, à décider Boulot à rejoindre son frère et, malgré ma colère, je parvins à me rendormir. Mais on ne m’accorda qu’un court moment de répit. Bientôt j’eus à subir un double assaut de la part des incorrigibles bébés. Il ne fallait plus songer au repos dans ce dangereux voisinage. Aussi, après avoir réintégré mes neveux dans leur lit, je m’habillai à la hâte et je me réfugiai au fond du jardin, où mon irritation se calma peu à peu. Deux heures après, lorsque je répondis à l’appel de la cloche qui annonçait le déjeuner, je me félicitai d’avoir été si bien inspiré, car Boulot ne m’eut pas plutôt aperçu qu’il s’écria:

— Dis donc, oncle Georges, où étais-tu donc? Nous l’avons cherche dans ta chambre et partout.

Le déjeuner qu’on me servit eût contenté le gastronome le plus exigeant. J’appris dans la suite que ma chère sœur avait rédigé elle-même le menu des repas que je devais prendre durant mon séjour à Hillerest. Comme la conversation échangée à table pouvait être répétée sans nuire à qui que ce fût, je priai Suzanne de rester près des bébés afin de modérer au besoin leur ardeur vorace. Elle distribua les vivres de façon à me convaincre que j’avais eu tort de soupçonner mes commensaux d’abuser de mon inexpérience pour réclamer au moins le double de leurs rations ordinaires. Libre de toute inquiétude, je fis amplement honneur aux plats qui s’étalaient devant moi. Je contemplai même avec un intérêt mêlé de surprise l’agilité infatigable avec laquelle mes neveux maniaient leurs fourchettes. Ils mangèrent d’abord en silence; mais enfin, leur appétit satisfait, leur langue finit par se délier. Trotty commença l’entretien en m’adressant à l’improviste cette proposition saugrenue:

— Onc’ Zeorzes, si tu veux, nous ions séser ma poupée apés dîner et je te feai voi un go coffe plein de zolies soses.

— Trotty est un bêta, interrompit Boulot d’un ton indulgent, il dit dîner au lieu de déjeuner.

— N’aie pas peur, il se corrigera de ce défaut; mais qu’entend-il par go coffe?

— Il veut dire une grande boîte, répliqua l’interprète.

— Bon, j’y suis! Un gros coffre?

— Oui, qui est en haut.

Fouiller dans un coffre, gros ou non; bousculer le contenu d’un tiroir laissé ouvert par mégarde, ç’avait été là une des joies les plus pures de mon jeune âge, joies déjà lointaines, hélas! Les souvenirs qui venaient de se réveiller en moi rendaient un refus impossible. Je répondis donc par un sourire et un signe de tête affirmatif à l’offre de Trotty, qui parut enchanté de la voir si bien accueillie.

— Qu’il est facile, pensai-je, lorsque l’on sait s’y prendre, de faire vibrer la corde sensible dans une âme enfantine! Avec quelle rapidité ce bébé a saisi, rien qu’en contemplant mon visage, une émotion sympathique que ma langue n’a pas eu le temps d’exprimer! Cher petit Trotty, nous aurions pu nous asseoir pendant des années à la même table sans jamais parvenir à nous mieux comprendre; — le hasard veut que tu me parles d’un de nos bonheurs communs, et il n’en faut pas davantage pour nous rattacher l’un à l’autre par les liens d’une affection inaltérable! Ton allusion à ce «go coffe» semble avoir anéanti entre nous toute différence d’âge; je redeviens aussi jeune, aussi naïf que toi, et...

Un affreux soupçon s’empara tout à coup de mon esprit. Repoussant ma chaise, gravissant quatre à quatre les marches de l’escalier, je m’élançai dans ma chambre. Oui, c’était bien de ma malle qu’il s’agissait! Peut-être le lecteur sera-t-il tenté de rire. Pour ma part, j’avoue que le spectacle qui s’offrit à moi me causa un accès de colère épouvantable. Le lien qui m’unissait avec mon neveu se rompit brusquement. Plusieurs mois se sont écoulés depuis ce jour néfaste, et je confesse qu’au moment même de ma mésaventure j’étais incapable d’envisager d’un œil impartial la scène que mon neveu m’avait annoncée d’une voix si joyeuse. Aujourd’hui, je reconnais que, pour rester conséquent avec moi-même, j’aurais dû m’attacher davantage à Trotty au lieu de m’irriter contre lui. Mon âme était allée au-devant de la sienne, tout simplement parce qu’il aimait à fouiller dans les coffres, parce qu’il prenait plaisir à contempler la masse de matériaux confus qui résulte nécessairement d’une opération de ce genre. Ce que je voyais me démontrait que je ne me trompais pas en supposant qu’il existait une similitude frappante entre mes goûts d’autrefois et les goûts actuels de mon neveu. Néanmoins, mes instincts égoïstes empêchèrent le triomphe de la logique, et je cessai d’éprouver pour le petit fureteur la subite admiration que ma découverte avait engendrée.

Le déballage.


Durant mes campagnes, j’avais appris à exercer l’emballage avec une précision qui faisait rentrer cet art dans le domaine des sciences exactes, et ma malle, à mon départ, renfermait une quantité innombrable d’effets. La vanité ne figure point parmi mes défauts; sans cela, je me serais enorgueilli à juste titre, car un connaisseur aurait juré que l’amas hétérogène étalé sur le parquet ne pouvait pas avoir tenu dans un espace aussi restreint.

On devinait à première vue que Trotty était plutôt un amateur qu’un expert. Toutefois son système ne manquait pas d’une certaine unité et sa méthode suffisait pour expliquer comment le volume des objets examinés par lui avait acquis un développement anormal. Lorsqu’on sépare un chapeau de bal du carton destiné à le protéger, ils occupent deux fois plus de place qu’il ne leur en fallait d’abord, même quand le premier contient une paire de bottes et le second une douzaine de cigares nageant dans de l’eau de Cologne. Cette loi physique s’applique également à un nécessaire de toilette dont on a retiré la garniture. Je tenais beaucoup au mien, qui sortait d’une des meilleures fabriques de Paris et dont je ne me servais qu’en voyage. Les peignes, les brosses, les flacons, et cætera, avaient disparu; mon miroir à barbe et ma boîte à rasoirs gisaient sur mon habit de soirée — un habit neuf que je me rappelais avoir emballé avec un soin tout particulier et que je retrouvais roulé en boule. Poussant une exclamation de colère, je saisis le vêtement fripé et cherchai d’une main caressante à effacer les plis. A peine l’eus-je secoué, que je vis rouler à terre — horresco referens — une des infernales poupées... Au même instant une sorte de beuglement résonna du côté de la porte.

Suzanne emmène Boulot.


— Faut pas fai tomber ma poupée. Laisse ma poupée dans son dodo... Ou, ou, ou, ou!

— Mauvais petit garnement, m’écriai-je, j’ai bien envie de te donner le fouet. Pourquoi as-tu touché à ma malle?

— Sais pas.

La lèvre inférieure du coupable, aidée cette fois par un doigt qu’il avait porté à sa bouche, s’abaissa. Je crois que c’est là un spectacle qui aurait inspiré de la pitié à un tigre; mais je n’étais nullement disposé à m’apitoyer.

— Voyons, pourquoi as-tu fait cela?

— Pace que.

— Parce que quoi?

— Ze sais pas.

La discussion fut interrompue par un cri de douleur qui partait du jardin. Je courus à la fenêtre et je vis Boulot avec un doigt couvert de sang à une main et un de mes rasoirs dans l’autre. Il m’expliqua plus tard qu’il avait seulement voulu fabriquer un navire et que le méchant couteau s’était très mal conduit à son égard. Par bonheur la blessure n’avait rien de grave et je l’eus bien vite pansée à l’aide d’un morceau de taffetas gommé. Je venais de terminer l’opération, à laquelle le patient ne s’était pas soumis avec tout le stoïcisme désirable, et de charger Suzanne de veiller sur le blessé, lorsque le cocher-jardinier de Tom me remit une lettre. Je reconnus l’écriture d’Hélène, dont il me semble à propos de donner ici l’épître, en y ajoutant entre parenthèses mes commentaires indignés.

Bloomdale, 21 juin 1875.

«MON BON GEORGES,

«L’idée que tu es là pour veiller sur mes chers bébés me rend très heureuse; cependant, quoique l’on nous fasse fête ici, je regrette souvent de ne pas être auprès d’eux. (Hum, j’en doute; mais, pour ma part, je regrette sincèrement ton absence.) Je tiens à ce que tu connaisses à fond mes trésors. (Merci, je ne les connais déjà que trop!) Rien ne me révolte comme de voir les membres d’une même famille vivre à l’écart et éviter ces chers petits êtres dont l’existence passe presque inaperçue. (Pas quand on oublie de retirer la clef de sa malle, ma chère.) Cette remarque ne s’adresse pas à toi; car tu es le modèle des oncles et j’ai souvent admiré ta patience. Or, puisque tu vas passer deux semaines avec tes neveux, j’ai une faveur à te demander. Dans notre jeune temps, tu parlais sans cesse de phrénologie et des signes infaillibles auxquels on peut reconnaître le caractère des gens, rien qu’à l’inspection de leurs traits ou des protubérances de leur crâne. Tout cela me paraissait bien niais alors; mais si tu y crois encore, étudie les enfants et donne-moi ton opinion. (Ce sont de vrais démons et ils méritent tous deux la potence!)

«Je ne puis me défendre de penser que Boulot est né pour accomplir de grandes choses. Il se montre parfois si absorbé dans ses réflexions, que j’ai peur de troubler sa rêverie. Et puis il possède à un haut degré cet esprit de persévérance dont le manque a seul empêché beaucoup d’hommes éminents de se distinguer davantage. (En effet, j’ai admiré ce matin sa persévérance à troubler mon sommeil.)

«Quant à Trotty, je crois qu’il y a en lui l’étoffe d’un poète, d’un musicien ou d’un peintre. (Cela ne m’étonnerait pas; tous les vauriens font de la peinture ou jouent du cornet à piston afin d’avoir un prétexte pour flâner.) Lorsqu’une idée s’empare de lui, il ne la lâche pas aisément. (Oh non! témoin son «veux voi touné les oues».) Il n’a pas la ferveur sublime de Boulot, mais il peut s’en passer; la force irrésistible qui l’entraîne vers le beau compense cette lacune. (Voilà Trotty disculpé,—ma malle était trop belle!) Mais je te donne mes impressions et ce sont les tiennes que je désire avoir, car tu seras à même de juger avec plus d’impartialité que moi. (Trop modeste, en vérité ! )

«Je t’assure que c’est une grande joie pour moi de songer à tous les livres que tu as déjà dû lire, grâce à mon heureuse inspiration, et j’espère que tu ne tarderas pas à me donner de bonnes nouvelles de mes chéris. En attendant, embrasse-les bien de la part de papa et de maman.

«Ta sœur affectionnée,

«HÉLÈNE.»

Jamais la lecture d’une lettre ne m’a causé autant d’irritation; jamais non plus je n’ai songé avec autant de plaisir à la réponse qu’il me faudrait griffonner. Je me promis d’adresser à ma sœur une épître qui serait un chef-d’œuvre d’observation analytique et un modèle de franchise.

La rédaction du chef-d’œuvre n’avait rien d’urgent; mais je ne voulus pas ajourner certaine mesure défensive que je m’étais décidé à prendre. J’appelai Suzanne et je lui demandai la clef de la porte qui séparait ma chambre de celle des enfants.

— Trotty l’a jetée hier dans le puits, monsieur, me répondit-elle.

— Y a-t-il un serrurier dans le village?

— Non, monsieur; il faut aller jusqu’à Paterson pour en trouver un.

— Y a-t-il un tournevis dans la maison?

— Oui, monsieur.

— Allez me le chercher, et dites à Mike d’atteler tout de suite pour me conduire à Paterson.

On m’apporta le tournevis, je détachai la serrure, que je mis dans ma poche, et je montai en voiture après avoir donné ordre au cocher de me mener à Paterson par le chemin de la colline, une des plus belles routes des États-Unis.

— Paterson! s’écria Boulot qui arriva au même instant, suivi de son frère. Quelle chance! Il y a un monsieur qui vend du sukandi, à Paterson. Viens, Trotty!

— Si vous comptez que je vais vous emmener, pensai-je, vous comptez sans votre hôte. Votre éternel bavardage gâterait tout le plaisir de ma promenade... Eh bien, partons-nous, Mike? ajoutai-je tout haut.

A peine la voiture se fut-elle ébranlée, qu’un double cri de détresse retentit. Jamais je n’ai entendu un hurlement plus lamentable; on eût juré que les roues passaient sur le corps des bébés. Ce ne fut pas sans effroi que je mis la tête à la portière. Boulot et Trotty n’avaient aucun membre cassé. Au contraire, ils couraient comme des dératés, sans cesser de lancer des cris qui prouvaient que leurs poumons étaient aussi intacts que leurs jambes. Mais quels visages désolés! Comment ne pas se laisser attendrir par le spectacle d’une douleur pareille? Je sentis que je n’aurais pu m’éloigner sans eux, lors même qu’ils eussent été affligés de la petite vérole. Le cocher s’arrêta de sa propre autorité ; il paraissait connaître les façons d’agir des enfants et le résultat ordinaire de leur bruyante tactique. Bref, j’aidai Boulot et Trotty à grimper dans la voiture, non sans demander au ciel de me tenir compte de cet acte d’abnégation. Lorsque nous eûmes gagné la route qui longe la colline, la bonté dont j’avais fait preuve me sembla de plus en plus méritoire, car le tableau qui se déroulait sous mes yeux était vraiment admirable. Grâce à la pureté transparente de l’atmosphère, on apercevait, au delà d’une dizaine de villages, la grande métropole, le cimetière silencieux de Greenwood, la baie, le détroit, les deux rivières argentées qui serpentaient à travers le paysage; on distinguait même l’Océan au sud de Brooklyn. De merveilleux effets d’ombre et de lumière, des masses pittoresques composées de bâtiments dont la distance formait un tout confus; de sombres manufactures métamorphosées en palais radieux par les rayons de soleil que renvoyaient leurs vitres enfumées; d’immenses navires qui, vus de si loin, ressemblaient à des canots. Aucun signe de vie. Tout cela me rappelait les descriptions de ces villes enchantées qui abondent dans les contes de fées. L’illusion fut complétée par l’aspect fantastique de la toiture du nouvel hôtel des postes de New-York, qui resplendissait au centre de la ville...

— Oncle Georges...

— Ah! je savais bien que le plaisir de cette promenade serait gâté.

— Oncle Georges!

— Je t’écoute, Boulot.

— Je trouve que ça ressemble au ciel.

— Qu’est-ce qui ressemble au ciel?

— Mais tout ça. Je veux dire d’ici à cet autre ciel là-bas où il n’y a plus rien. C’est là, n’est-ce pas (il me désigna du doigt le toit vitré d’un atelier de photographie), où ça brille tant, que le bon Dieu demeure? C’est là-bas aussi — le doigt changea de place — qu’on a mis mon petit frère Tom.

— Tom s’est endomi dans une boîte et le bon Dieu l’a empoté au ciel, murmura Trotty, condensant en une seule phrase tout ce qu’il savait de la mort; puis il éleva la voix et s’écria: Onc’ Zeorzes, quand ze seai grand, z’auai des sevaux et une voitu et s’iai padessus les maisons et padessus tout, et tu viendas avec moi, si tu veux.

— Trotty, tu es un idéaliste.

— Ze suis pas un daliste.

— Trotty est un bêta, dit Boulot avec beaucoup de gravité. Il croit que les angles ont des ailes.

— Il y a beaucoup de gens de son âge qui pensent qu’ils en ont, Boulot.

— Moi, je crois pas, parce que si Tom en avait, il viendrait souvent m’embrasser. Il riait toujours quand je sautais pour l’amuser. C’est égal, je voudrais bien le voir.

— Tu as Trotty.

— Il n’est pas-toujours sage.

— Pas toujours, j’en conviens, Boulot, répliquai-je en songeant à ma malle et au but de ma promenade.

— Papa dit que je devrais pas être fâché, parce que Tom est avec le bon Dieu, continua Boulot. Oncle Georges, as-tu jamais vu le bon Dieu?

— Non, Boulot; mais, lorsque j’étais soldat, j’ai été plus d’une fois assez près de le voir, si, comme je l’espère, je méritais d’aller au ciel.

— Eh bien, moi, je l’ai vu. Je le vois. quand je regarde là-haut et qu’il n’y a personne avec moi.

Mike se retourna sur son siège et murmura, en faisant le signe de la croix:

— Il est toujours à dire de ces choses-là.

En effet, c’était merveilleux. Le visage de Boulot semblait trop pur pour appartenir à ce monde, tandis qu’il continuait à formuler ses opinions sur le ciel et sur ceux qui l’habitent. Quant à Trotty, sa langue ne se reposait pas non plus, bien qu’il eût le bon goût de ne pas trop élever la voix. Mais ses expressions me parurent si drôles, que je le pris sur mes genoux afin de mieux saisir le sens de ses paroles. Ma conscience m’adressa même des reproches au souvenir du brouillon que j’avais mentalement rédigé en réponse à la lettre d’Hélène. Cependant ni l’originalité des idées de Trotty, ni le mysticisme précoce de Boulot ne purent me faire oublier pourquoi j’étais venu à Paterson. Je trouvai un serrurier qui se chargea de fabriquer sans retard le pendant de la clef qu’il s’agissait de remplacer et qui devait me protéger contre de nouvelles incursions par trop matinales. Cette précaution prise, je me laissai entraîner vers la demeure du «monsieur» qui vendait du sucre candi et d’autres provisions du même genre; puis nous nous dirigeâmes vers la fameuse chute d’eau de Paterson. Les bébés m’assaillirent de questions, pendant que j’admirais de loin la cataracte. Quoique le bruit du torrent m’empêchât de distinguer un seul mot de ce qu’ils disaient, ce fait ne ralentit en rien leurs efforts. En passant, j’entrai dans la buvette de l’hôtel afin de réparer un oubli; car j’avais négligé d’emporter quelques-uns des excellents cigares de Tom, dont la provision diminuait avec une rapidité qui aurait effrayé Hélène et qui me faisait craindre qu’elle n’eût, à son retour, à sacrifier une troisième robe. Il ne me fallut certainement pas plus de dix minutes pour allumer un des cigares que je venais de choisir et pour demander quelques renseignements topographiques; mais lorsque je me retournai, mes compagnons n’étaient plus là. J’avais laissé Mike à l’entrée du village avec la voiture. Je lui avais donné pour mission de surveiller l’exécution de la clef et de me l’apporter. Je cherchai en vain autour de moi, — pas de bébés. Tout à coup, à peu de distance des bords de la chute, mon regard tomba sur deux disques jaunes qui brillaient au soleil et je reconnus les chapeaux de toile cirée de mes neveux; puis, ce fut avec une épouvante indicible que je vis, entre les disques et l’abîme, deux petits êtres couchés sur le sol. Un tremblement nerveux s’empara de moi; je respirais à peine et je n’osais crier, de peur de les effrayer, si par hasard le son de ma voix arrivait jusqu’à eux. Je m’élançai, me désespérant et priant tour à tour. Boulot et Trotty, étendus à plat ventre, regardaient par-dessus la falaise. Je m’approchai doucement, je me jetai par terre et je saisis un pied de chacun des bébés.

Au bord de l’abîme.


— Oh! oncle Georges! me cria Boulot dans le tuyau de l’oreille, tandis que je le secouais et l’embrassais par intervalles, je m’ai penché bien plus loin que Trotty.

— Oui, mais ze m’ai pensé pas mal tout de même! riposta Trotty, comme pour se justifier.

Les bébés d'Hélène

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