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MON PREMIER REPAS A HILLCREST. — LE BÉNÉDICITÉ DE PAPA. RÊVERIE INTERROMPUE. L’HISTOIRE DE JONAS. — UN «TRA LA LA». LA PRIÈRE DU SOIR.

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Arrivé au domicile de ma sœur, je ne tardai pas à reconnaître que mon cocher ne s’était pas trompé. Mes gentils neveux étaient partis à ma rencontre, sans prévenir personne, au moment où leur bonne les cherchait afin de réparer le désordre de leur toilette, opération qui — je l’appris plus tard — demandait à être renouvelée une dizaine de fois par jour. Du reste, on paraissait trop habitué à ces escapades pour s’inquiéter de la disparition des meilleurs bébés du monde.

Hélène n’avait rien négligé pour rendre mon séjour aussi agréable que possible. En face des croisées de sa chambre, qu’elle m’avait abandonnée, se déroulaient d’admirables paysages — un panorama de montagnes et de vallées. Le voisinage immédiat de la salle où couchaient les enfants ne m’effraya point; je songeai, au contraire, au plaisir que j’aurais à les contempler lorsqu’ils seraient endormis, et, par conséquent, incapables de tourmenter l’imprudent qui s’était chargé de veiller sur eux.

Je n’ai guère besoin, je crois, de dire que mon premier soin, en descendant de voiture, fut de remettre mes compagnons entre les mains de Suzanne, ce «vrai trésor» dont ma sœur m’avait parlé, et qui ne daigna pas s’excuser de son manque de vigilance. A l’heure du souper, ils reparurent dans une tenue convenable. Avec leurs frais visages et leurs cheveux bien peignés, ils n’avaient certes plus l’air de petits diables.

Suzanne.


Boulot prit place à côté de moi, tandis que Trotty grimpait sur le siège élevé où il trônait d’habitude en pareille occasion, et s’écriait, en s’adressant à moi:

— Zambes sous tabe!

Comprenant qu’il me sommait de le rapprocher de son couvert, je m’empressai d’obéir à cet ordre. La servante versa du thé pour moi, du lait pour les enfants et se retira. Je me rappelai, à mon grand ennui, que ma sœur avait coutume de renvoyer les domestiques dès que le repas était servi. Elle les soupçonnait de répéter à la cuisine et ailleurs ce qui se disait à table. En principe, je lui donnais raison, et, bien que l’application pratique ne tournât pas à mon avantage pour le moment, je me résignai. Frappant un petit coup sec sur la table, je penchai la tête et murmurai: «Rendons grâce au ciel qui pourvoit à nos besoins.» Puis je demandai à Boulot:

— Manges-tu du pain ou des biscuits avec ton lait?

— Il faut d’abord dire le bénédicité, répliqua-t-il.

— C’est fait; tu ne m’as donc pas entendu?

— Si, mais c’est pas ça.

— Comment, ce n’est pas ça?

— Non. Tu ne sais pas. Papa dit autre chose.

— Voyons, qu’est-ce qu’il dit, papa?

— Il dit: «Notre Père, nous te remercions du repas que tu nous donnes, et nous te prions d’avoir pitié de ceux qui ont faim, au nom du Christ. Amen.» Voilà ce qu’il dit, papa; tu vois bien que tu ne sais pas.

— Ma prière signifie la même chose que la tienne, Boulot; les mots n’y font rien; le bon Dieu comprend ce que nous lui demandons.

Boulot voulut bien admettre, tacitement, qu’il se pouvait que j’eusse raison; car il se contenta de répondre:

— Oui, mais Trotty n’a rien demandé du tout.

— Ze veux dire mon «dicité », s’écria aussitôt Trotty d’un ton résolu.

Ma récente discussion avec le plus jeune de mes neveux m’avait appris à respecter la force de son caractère. Je m’empressai de réciter encore le bénédicité de papa, que Boulot eut l’obligeance de me souffler, et Trotty répéta les paroles après moi, d’une façon plus ou moins correcte. Au mot Amen, il se redressa et ajouta, avec une satisfaction évidente:

Le souper des bébés.


— Z’ai dit mon «dicité » deux fois.

— Oncle Georges, reprit aussitôt Boulot, je veux beaucoup de tout.

— Moi, z’en veux trop, onc’ Zeorzes! s’écria l’autre bébé. Le souper était vraiment exquis; mais l’appétit de mes neveux m’effraya au point de couper le mien. Je sonnai.

— Je ne devinerai jamais quand ces messieurs auront assez mangé, dis-je à Suzanne. Pour ma part, j’ai fini, et je vous les abandonne. Lorsqu’ils seront repus, vous les coucherez tout de suite.

Après avoir ainsi dégagé ma responsabilité, j’allumai un cigare et j’allai me promener dans le jardin. Les rosiers s’épanouissaient de tous les côtés; le parfum du chèvrefeuille embaumait l’air; les dahlias n’avaient pas encore disparu et je constatai avec plaisir la présence de beaucoup de mes fleurs favorites. J’avoue que je me livrai à une inspection minutieuse des plates-bandes, bien que certain d’avance qu’elles me fourniraient les éléments d’un bouquet digne de miss Mayton.

Je me serais mis à butiner à l’instant même et j’aurais expédié ma récolte sans attendre jusqu’au lendemain, n’était la crainte de paraître par trop empressé. Je continuai donc à parcourir les allées, les mains derrière le dos, le visage voilé par de fréquents nuages d’une fumée odorante, plongé dans de vagues rêveries. Je me demandais si les dames en général étudient ce langage des fleurs auquel font allusion divers poètes que je me rappelai avoir lus. Je regrettai de ne l’avoir pas appris, car s’il signifiait en réalité quelque chose, miss Mayton devait le comprendre. En tout cas, je me flattais de pouvoir disposer un bouquet de façon à contenter le goût le plus difficile, et j’étais convaincu que pour l’amie d’Hélène je saurais créer un vrai chef-d’œuvre. Je voyais ses yeux bleus briller de joie; je la voyais rougir de plaisir. Elle ne songerait pas le moins du monde à moi, cela va sans dire, mais tout simplement aux fleurs qu’elle aimait. Ses lèvres sérieuses s’entr’ouvriraient et montreraient ces dents blanches qu’elles cachent d’ordinaire.

Je n’ai pas la prétention d’être un poète. Je suis un négociant très versé dans le commerce des toiles et en train de réaliser une jolie fortune. Eh bien, durant ma promenade dans ce jardin, je me serais volontiers laissé dépouiller de mes qualités pratiques, j’aurais volontiers sacrifié ma part des progrès tant vantés du dix-neuvième siècle afin de devenir un de ces sylphes auxquels mes contemporains matérialistes ne croient plus; oui, j’aurais tout donné afin d’assister, invisible, à la rencontre de mes fleurs avec miss Alice, le plus bel échantillon du seul genre de fleur que produisent nos cités! Au fait, à quelle fleur ressemblait-elle? A un lis? Non, pas précisément. Le lis se distingue par un air de hardiesse prétentieuse qui détruit la justesse de la comparaison. A une rose? Certainement. Non pas à une de ces roses remontantes dont l’éclat éblouit, ni à une de ces roses thé craintives, presque vaporeuses, dont la couleur est à peine indiquée. Elle ressemble plutôt à cette Gloire-de-Dijon, qui apparaît si forte, si sûre d’elle-même, avec ses contours si parfaits et ses nuances insaisissables, au milieu de ses sœurs plus frêles. Le lis pourtant...

— Ohé, ohé !

Tel fut l’appel banal qui coupa court à mes réflexions, et qui partait d’une fenêtre du premier étage sous laquelle m’avaient ramené les hasards de ma promenade.

Puis vint un autre cri:

— Oncle Georges?

Cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper; je reconnus la voix de Boulot. Je m’abstins d’abord de répondre — il est des heures où l’âme déborde d’émotions que l’on ne confie pas volontiers à un enfant.

— Oncle Georges? répéta Boulot.

— Qu’est-ce que tu veux? demandai-je avec la mauvaise humeur d’un homme que l’on tire d’un rêve agréable.

— Viens nous raconter une histoire.

Je levai vivement les yeux, avec la ferme intention de lancer au solliciteur un regard sévère et un «non» des mieux accentués, lorsque j’aperçus à la croisée un visage inconnu et pourtant familier. Cette bouche souriante, cet air de douceur angélique, ces grands yeux câlins appartenaient-ils à mon neveu Boulot? Oui, c’était bien lui. Ce nez aspirant au ciel, ces larges oreilles n’avaient jamais appartenu à un autre. Je tournai brusquement sur mes talons et me dirigeai vers la porte. Deux petits êtres, vêtus de blanc, m’attendaient sur le palier du premier étage; le plus âgé profita de sa position avantageuse pour me sauter dans les bras, au risque de me faire descendre plus vite que je n’étais monté ; puis, au lieu de s’excuser, il s’écria:

— Tu vas raconter des histoires; papa nous en raconte tous les soirs.

— Très bien. Montrez-moi vite le chemin de votre chambre et fourrez-vous dans votre lit.

L’histoire de Jonas.


Comme les enfants ne désiraient rien de mieux, ils m’obéirent sans hésiter.

— Voyons, quelle espèce d’histoire vous faut-il? demandai-je, lorsque je fus installé à leur chevet.

— L’histoire de Jonas, répliqua Boulot.

— De Zonas, répéta Trotty.

— Soit... Jonas était un digne homme qui...

— Ah mais non! dit Boulot. Ça commence toujours par: Il y avait une fois.

— C’est juste. Il y avait une fois un homme qui s’appelait Jonas. Un jour qu’il voyageait à pied, ayant à traverser une plaine où rien ne le protégeait contre les rayons du soleil, il commença à trouver qu’il faisait bien chaud. Tout à coup, de beaux arbres se mirent à pousser le long de la route à mesure qu’il avançait et lui donnèrent de l’ombre; puis, soudain, ils disparurent aussi vite qu’ils étaient venus, de sorte que...

— C’est pas ça du tout! s’écria Boulot d’un ton indigné. Je la connais, l’histoire de Jonas.

— Dans ce cas, je ne demande pas mieux que de m’instruire et je te prie de vouloir bien m’éclairer.

— Hein? répliqua Boulot.

— Puisque tu te rappelles l’histoire, raconte-la toi-même. Boulot toussa comme un orateur qui se dispose à prononcer un long discours et commença sans se faire prier davantage.

— Il y avait une fois un homme qui se nommait Jonas et il était grand, car j’ai vu son portrait dans la Bible de maman. Un jour, le bon Dieu lui commanda d’aller à Ninive pour dire aux gens qu’ils étaient tous des méchants. Mais Jonas avait peur; c’est pour ça qu’il monta dans un bateau qui allait à Japho. Et alors il y eut du vent et de la pluie, et des vagues plus hautes que des maisons, hautes comme ça. Alors les matelots crièrent que, bien sûr, ils avaient avec eux quelqu’un qui fâchait le bon Dieu. Et Jonas dit que ce devait être lui. Alors les matelots l’ont jeté dans l’eau, et c’étaient des méchants, parce que Jonas avait pas menti du tout. Une grosse, grosse baleine passait par là et elle avait joliment faim, parce que tous les petits poissons qu’elle aimait à manger restaient au fond de l’eau à cause de l’orage. Elle avala Jonas, qui trouva que tout était noir dans la baleine, et il n’y avait pas de feu et il était tout mouillé et ne pouvait pas sécher ses habits, parce qu’il y avait pas un seul clou pour les accrocher. Il y avait pas de portes et pas de fenêtres et rien du tout à manger. Alors il demanda au bon Dieu de le laisser sortir. Le bon Dieu dit au gros poisson...

Adieux à la baleine.


— La baleine n’est pas un poisson, ainsi que tu l’apprendras plus tard; mais peu importe.

Ma critique ne froissa pas Boulot; il continua:

— Le bon Dieu dit au gros poisson de passer près de la terre et d’ouvrir la bouche toute grande. Alors Jonas sauta dehors et fut joliment content. Après, il alla bien vite à Ninive pour faire ce qu’on lui avait dit, parce que ça l’ennuyait d’être avalé. Voilà !

— Voilà, répéta Trotty, comme pour confirmer le récit de son frère. Une aute histoi!

— Non, non, oncle Georges, s’écria Boulot. J’aime mieux un tra la la.

— Un quoi?

— Un tra la la.

— Qu’est-ce que cela?

— Trotty est tout petit et il sait ce que c’est, répliqua Boulot avec un véritable dédain.

— Oui, oui, c’est une sanson. Sante-nous une sanson, onc’ Zeorzes.

— L’explication de Trotty enrichit mon vocabulaire d’un nouveau mot; mais j’eus beau consulter ma mémoire, elle ne me fournit aucun tra la la approprié à la circonstance. Faute de mieux, j’attaquai: Ah! si, amici, correte, volate! le grand morceau de L’opéra de Guillaume Tell que j’avais souvent écouté avec enthousiasme, lors des représentations données à Boston par le fameux ténor Criardini. Je débitai les premiers vers en me flattant d’imiter assez bien l’illustre chanteur. Quelle amère déception! Mes fioritures ne furent nullement appréciées par mon auditoire; Boulot ne tarda pas à m’interrompre.

— C’est pas un bon tra la la, dit-il d’un ton décidé.

— Pourquoi donc, Boulot?

— Parce qu’il n’est pas bon. Il ne dit rien du tout.

— Sante «Halléluya, Halléluya», s’écria Trotty.

— Avec plaisir, Trotty.

Je connaissais bien cet air-là. Aux jours de mon enfance, quand j’habitais une province de l’Ouest, je l’ai entendu résonner dans les cabanes des nègres et entonner en chœur à l’époque de ces réunions religieuses que l’on nomme camp-meetings. A New-York, j’ai vu le 22e régiment de Massachusetts défiler le long de Broadway en chantant ce même air durant ces jours funestes où la guerre de Sécession appelait les patriotes à l’avant-garde; je l’ai entendu hurler par une centaine de vétérans qui escortaient jusqu’au lieu d’embarquement le premier régiment noir enrôlé à New-York. Ma brigade à moi le chantait avec plus de douceur, mais aussi avec un entrain peu rassurant pour l’ennemi, chaque fois qu’elle allait au feu; je l’ai entendu jouer devant la tombe de plus d’un de mes compagnons d’armes. Le 10e régiment de cavalerie, dont l’indiscipline menaçait de dégénérer en révolte, rentra dans l’obéissance dès que le chef de musique eut fait jouer ce vieil air, après avoir demandé la permission de tenter un dernier effort pour ramener les mutins à la raison. C’est ce même air qui éclata, spontanément pour ainsi dire, dans nos casernes, le matin où l’on annonça que la guerre était finie. Ces souvenirs et bien d’autres me vinrent à l’esprit pendant que je chantais à mon tour; ils contribuèrent, sans doute, à m’exciter à mon insu, car Boulot me dit tout à coup:

— Chante donc pas si fort, tu me donnes mal à la tête.

— Je te demande pardon, Boulot, répliquai-je. Il me semble, d’ailleurs, qu’il est temps de dormir. Bonsoir.

— Comment, tu t’en vas, oncle Georges? Tu nous as pas fait dire nos prières; papa n’oublie jamais, lui.

— Je reconnais mes torts. Allons, commence.

— Faut d’abord dire les tiennes.

— Très bien, Boulot, je ne demande pas mieux.

Et je récitai la prière de saint Chrysostome.

A peine fus-je arrivé au mot Amen, que Boulot m’adressa cette nouvelle réprimande:

— Je crois que c’est pas une bonne prière. Papa ne dit pas ça.

— Alors récite une bonne prière toi-même.

— Je veux bien.

Boulot commença par fermer les yeux. Il aurait pu servir de modèle à un peintre en quête d’un ange endormi, tandis qu’il récitait sa prière et donnait à sa voix une intonation suppliante d’une douceur irrésistible.

— Cher Seigneur, nous te remercions de nous avoir donné du bon temps aujourd’hui, et nous espérons que tout le monde a eu du bon temps. Nous te prions de prendre soin des pauvres petits garçons et des pauvres petites filles qui n’ont pas de papas ou de mamans et pas de lit pour se coucher. Nous te prions de veiller sur eux cette nuit. Et fais-nous monter au ciel, quand tu nous appelleras, au nom du Christ. Amen!... Oncle Georges, du sukandi!

— Chut, Boulot! Est-ce que Trotty ne dit pas ses prières?

— Ah mais si! Dépêche-toi, Trotty.

Trotty ferma les yeux à son tour, se tourna et se retourna dans son lit, respira avec effort, se comportant de façon à me persuader qu’il regardait la prière comme un exercice plutôt physique que moral. Enfin, il commença.

— Ché Seigneu, fais que ze sois plus méçant et bénis maman et papa et grand-papa et tout le monde... et ma poupée aussi. A...a...men!

— Maintenant, oncle Georges, va chercher le sukandi, reprit Boulot, dont la requête fut aussitôt appuyée par Trotty.

Je me hâtai d’ouvrir ma malle et de donner à chacun des enfants un morceau de la sucrerie convoitée. Ils poussèrent à l’unisson des cris de joie et je crus faire preuve d’une habileté machiavélique en profitant de la diversion pour leur souhaiter le bonsoir. Boulot se chargea de me démontrer mon erreur.

— Oh! mais tu nous a pas donné des sous, dit-il. Papa nous en donne tous les soirs pour mettre dans notre tirelire.

— Dans note tili, répéta le plus jeune de mes neveux.

— Je n’en ai pas sur moi; attendez jusqu’à demain.

— Alors, nous avons soif, riposta Boulot.

— Suzanne vous apportera à boire.

— Veux ma poupée, murmura l’impitoyable Trotty.

Je finis par découvrir dans un coin la serviette nouée, je pris la loque du bout des doigts, regrettant de n’avoir pas sous la main une paire de pincettes, et je la jetai sur le lit. Trotty, après avoir tendrement serré dans ses bras son jouet de prédilection, s’écria:

— A pésent, veux voi touné les oues!

Je m’empressai d’embrasser mes chers neveux et de me réfugier dans ma chambre, dont je fermai brusquement la porte. Je tirai ma montre, il était huit heures et demie. J’avais passé plus d’une heure auprès de ces terribles bébés! Je les trouvais drôles, il faut l’avouer, et, malgré mon indignation, je ne pouvais m’empêcher de rire. Cependant, s’ils continuaient d’accaparer ainsi mon temps, que deviendraient mes projets d’étude? Pour peu que cette tyrannie durât, il me serait impossible d’achever tranquillement la lecture d’un seul des volumes que j’avais apportés; autant aurait valu rester à New-York et m’occuper de mes affaires.

— Bah! le soir du moins, je serai libre, pensai-je. Consolé par cette perspective, je regagnai le salon, après avoir choisi parmi mes livres la Philosophie cosmique du docteur Otto Schillischer. Je m’installai dans un fauteuil, j’allumai un cigare et je me mis bravement à l’œuvre. Je dois en convenir, le docteur Schillischer, comme bon nombre de ses compatriotes, laisse beaucoup à désirer au point de vue de la clarté du style. Personne plus que moi n’admire sa vaste érudition, bien que je reconnaisse que chacune de ses interminables phrases demande à être lue à diverses reprises, si l’on veut en saisir le sens. Ses libraires devraient donc vendre ses ouvrages deux ou trois fois plus cher que ceux d’un écrivain moins difficile à comprendre, puisque le plaisir de l’acheteur dure davantage. C’est là une idée pratique qu’ils n’ont pas eue et que je leur soumets en toute humilité. Du reste, le plaisir qu’il me procura le soir en question ne fut pas de longue durée. A peine eus-je parcouru trois pages du savant traité, que j’entendis résonner sur l’escalier un léger bruit — si léger, que l’on aurait pu le croire produit par de grosses gouttes de pluie tombant sur les marches. Hélas! il ne pleuvait pas dans l’escalier; — la porte s’ouvrit et livra passage à Boulot, qui s’arrêta sur le seuil, me contemplant d’un air de reproche.

— Qu’est-ce qu’il y a? demandai-je.

— Il y a que t’as pas dit adieu, ni Dieu te bénisse, ni rien, répliqua Boulot.

— Eh bien, adieu.

— Adieu.

— Et Dieu te bénisse.

— C’est ça. Dieu te bénisse.

Papa.


J’avais tort de croire l’épreuve terminée; bien que le visage de Boulot se fût rasséréné, il paraissait attendre autre chose.

— Que te faut-il encore? Comptes-tu rester là jusqu’à demain?

— Non; mais papa dit: Dieu bénisse tout le monde.

— Dieu bénisse tout le monde.

— A la bonne heure!

Et Boulot, tournant sur ses talons, disparut sans songer à refermer la porte.

— Oui. Dieu te bénisse, murmurai-je, quoique tu m’aies déjà causé bien des ennuis. Si les hommes se fiaient au Seigneur comme tu te fies à ton père, les choses iraient mieux et les prédicateurs auraient moins de besogne.

Les bébés d'Hélène

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