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Les Voisins.

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La baronne, pendant que son hôte puisait dans sa bibliothèque une foule d’aliments pour son intelligence, s’en alla à la ville faire quelques commissions et surtout quelques visites.

M. du Passage avait à Chartres bon nombre de vieux amis et elle se hâtait de les avertir qu’ils le trouveraient au château de Val-Argand, où elle espérait bien le retenir quelques semaines.

Avec la petite tendance à la bravade propre à sa nature, elle avait fait avec ses intimes le pari de rester confinée au moins six mois dans son château de Val-Argand, et, bien que là-dessous il y eût certaines raisons de santé et d’économie, elle commençait à en avoir assez de sa solitude.

M. du Passage venait le premier rompre ce tête-à-tête un peu trop prolongé avec elle-même, et il était doublement le bienvenu.

Le plus gracieux des sourires de Mme de Val-Argand se joua sur ses lèvres quand, à son retour, elle apprit que son cousin l’avait plusieurs fois demandée.

«Au fait, j’avais oublié que quelqu’un m’attend chez moi, dit-elle, j’en ai tellement perdu l’habitude.»

Elle dit cela devant Béatrix qui entrait, et ne remarqua pas l’expression singulièrement aimante qui se répandit sur la physionomie de la petite fille.

Décidément c’était un parti pris chez la baronne de découvrir chez sa nièce l’indifférence qu’elle ressentait elle-même à son endroit. Elle n’avait pas daigné le remarquer; mais la pauvre Tranquille l’attendait toujours, guettait toujours son arrivée; elle faisait cela si délicatement, si tranquillement, que la baronne ne s’en était jamais aperçue et se figurait toujours la rencontrer par hasard.

«Si je n’aimais madame la baronne comme je l’aime, disait parfois Victorine, je dirais qu’elle est bien injuste pour mademoiselle.»

Le dîner réunit les trois convives.

La conversation fut très animée entre la châtelaine et son hôte, qui parla longtemps sur les marbres et sur la mosaïque, d’une manière si intéressante que Béatrix en oubliait de manger.

Il paraissait ne pas faire attention à elle; mais, sitôt qu’elle détournait la tête ou qu’elle se dérangeait de sa place, il infligeait à ses lunettes d’or le petit coup sec qui les fixait de manière à donner une grande rectitude à son regard, et il la contemplait au grand plaisir de la baronne qui murmurait en riant.

«Bon, le voilà qui mesure in petto les proportions de ses oreilles et la longueur de son nez.»

Pendant la promenade qui suivit le dîner, Béatrix les accompagna sans se mêler toutefois à la conversation, réserve naturelle que la baronne taxait de sotte timidité.

Elle restait toujours à proximité du regard el de la voix, mais de façon à ne gêner en rien les promeneurs.

«Eh bien! où allez-vous? petite, demanda M. du Passage lorsque, rentrée dans le grand salon rouge et or brillamment éclairé, Béatrix lui fit une révérence d’adieu.

— Je ne passe la soirée avec ma tante que quand je suis invitée, répondit-elle avec son séduisant sourire.

— Mathilde, si vous l’invitiez? dit le vieillard à la baronne qui examinait le contenu d’une boîte d’ébène déposée sur le tapis vert de la table à jeu.

— Qui? mon cousin.

— Mademoiselle Tranquille.

— Certainement, si cela vous fait plaisir. Béatrix, allez dire à Victorine qu’il me faut des cartes neuves; elle a toujours la manie d’économiser sur cet article. Allez vite!»

Béatrix disparut.

«Cette petite fille mérite vraiment son surnom de Tranquille, dit M. du Passage en s’asseyant sur un des fauteuils placés devant la table, et c’est ma foi, comme par le passé, une charmante enfant.

— Elle a fait votre conquête, je m’en aperçois. Ne le doit-elle pas un peu à son nez, d’un grec irréprochable.

— Cela n’y nuit pas.

— Ah! j’en étais sûre. Eh bien, mon cousin, chacun son goût. Je préfère les traits moins corrects, les visages moins réguliers. Parlez-moi des bouches et des nez à la Val-Argand. De larges bouches qui se prêtent si bien au rire, et des nez au vent pleins d’impertinence et faits tout exprès pour le dédain. Les Hameland raffolent comme vous de cette petite Tranquille et de son ennuyeux visage. Le colonel lui-même lui témoigne toute sorte de considération, et j’ai remarqué que, devant elle, sa voix s’adoucit en passant sous ses vieilles moustaches hérissées. Quant à sa femme, vous connaissez son aimable esprit de contradiction. Il suffit que je n’aime pas ma nièce avec emportement pour qu’elle en soit toquée.

— Elle est toujours la même! la petite dame.

— Mon Dieu, oui, pleine de travers, je le dis sans malice, et avec cela pleine de cœur aussi et d’esprit... à sa manière.»

Si cette petite femme-là avait eu une taille raisonnable, si elle n’eût pas été colloquée parmi les femmes naines et les laiderons sans rémission, elle eût été un bijou, moralement parlant. Mais elle n’est point assez grande pour avoir pris le dessus.

Telle qu’elle est, c’est une voisine aimable à ses heures, toujours piquante et qui joue au whist comme personne. Elle a fait de grands progrès depuis que vous ne l’avez vue; elle est devenue de première force. Le plus souvent, elle me bat à plate couture maintenant, ce qui naturellement l’enchante.

Son jeu m’amuse extrêmement.

Assise sur son tabouret, ses cartes à la main, elle a six pieds.

«Eh! bien quand vous m’aurez économisé pour cent sous de cartes; vous m’aurez donc rendue bien riche.»

Ces dernières paroles s’adressaient à Victorine qui apparaissait derrière Béatrix, un petit paquet rose à la main

«J’ai cru que madame la baronne faisait servir deux fois au moins le même jeu, répondit la femme de charge.

— Jamais, surtout quand j’ai joué avec le colonel qui traite les cartes comme jadis il traitait les Bédouins. Mais n’est-ce point sa voiture que j’entends?

— C’est elle, ma tante, dit Béatrix; je reconnais la voix de M. Hameland.»

La baronne passa sous la portière rouge et s’avança dans le second salon, au-devant de ses visiteurs, qui entraient et qui formaient un contraste piquant; Mme Hameland atteignait tout juste à la moitié de la taille de son mari qui était encore un superbe militaire déguisé en civil.

«Arrivez donc, disait la baronne en souriant, je suis curieuse de savoir pourquoi vous avez tant redouté de troubler mon tête-à-tête avec M. du Passage.

— Si j’en avais cru mon mari, madame, dit la petite dame, en répondant par une suite de petits saluts sautillants à la majestueuse révérence de la châtelaine, j’aurais attendu une invitation...

— A la valse, sans doute. Ah! il y a bien longtemps qu’on ne valse plus au Val-Argand; on vient faire tout simplement sa partie de whist sans grand souci de l’étiquette. Je vous assure, colonel, que je n’aurais point songé à vous inviter. M. du Passage vient à peu près tous les deux ans, je le regarde comme un habitué, et pour lui je ne change pas un iota à ma manière de vivre.

— C’est pourquoi il n’y a point d’hospitalité qui vaille la vôtre, madame, dit le colonel d’une voix sonore et très haute, d’une voix de commandement.

— Que voulez-vous! en fait de procédés, je suis libre-échangiste. Extrêmement jalouse de ma liberté, je la donne pleinement à mes hôtes. N’est-ce pas? mon cousin.

— Un peu trop, peut-être, un peu trop, ma chère Mathilde, répondit M. du Passage en apparaissant à son tour; à ce compte-là, on est fort bien chez vous; mais ce n’est pas précisément de vous dont on jouit. Madame je vous présente mes hommages; colonel je suis enchanté de vous retrouver.

— Vous savez que je ne joue au whist avec plaisir qu’au Val-Argand, c’est-à-dire que je n’y joue pas ailleurs.»

Le colonel leva les bras au ciel.

«Et vous ne vous mourez pas d’ennui tous les soirs, mon cher du Passage.

— Il a ses poteries et ses empereurs camus, dit la baronne en riant; tant qu’il découvrira de vieux pots et des médailles romaines, mon cousin n’aura besoin, pour se distraire, ni des cartes, ni de la politique.

— Oh! la politique! ceci, c’est de la distraction in extremis, dit le savant avec ironie.

— Dites «mortelle distraction», ajouta Mme Hameland, j’ai cru que mon mari mourrait d’une congestion ce matin en lisant les débats de la Chambre.»

Le colonel ferma les poings et branla terriblement la tête.

«Quand je vois, dit-il, les questions militaires les plus graves, la dignité et l’influence de l’armée jetées.....

— En pâture à des ignorants, finit Mme Hameland en emprisonnant un des vigoureux poings fermés entre ses petites menottes, etc., etc., etc. Mon ami, vous savez qu’on ne parle pas politique chez Mme la baronne. Ma petite Tranquille, où donc étiez-vous? je ne vous voyais pas.»

Et elle mit sur le front de Béatrix, qui était de quelques millimètres plus grande qu’elle, un baiser très affectueux.

«Mademoiselle Tranquille, dit le colonel en s’inclinant profondément, quand viendrez-vous faire de la géographie dans mon jardin? J’ai fait dessiner une île à votre intention.»

Béatrix souriait de son aimable et tranquille sourire, mais ne répondait pas par prudence. Il était rare que sa tante approuvât ce qu’elle disait aux étrangers.

«Tranquille passe la soirée avec nous, dit la baronne en se plaçant contre la table de jeu; mon cousin aime beaucoup sa société.»

Et elle se mit à rire d’un air narquois en regardant M. du Passage.

«C’est comme nous,» dit Mme Hameland en grimpant sur la chaise que la baronne lui désignait du geste et sur laquelle Béatrix avait discrètement porté un petit coussin, ce qui permit à la petite dame d’être à peu près à la hauteur de tout le monde.

Les deux autres partenaires prirent les places vacantes, et la partie, un véritable duel, commença. La baronne jouait bien, et son partenaire, M. du Passage aussi; mais nul d’entre eux ne possédait le jeu serré, savant, implacable de Mme Hameland. La baronne l’avait dit: assise à cette table, ses cartes en éventail dans ses toutes petites mains qui les rangeaient avec une prodigieuse agilité, l’ambitieuse petite femme grandissait à vue d’œil.

Béatrix, abandonnée à elle-même, s’occupa à sa manière. D’abord elle passa la revue des grands albums photographiques, s’arrêtant longtemps aux visages connus pour leur sourire; puis, cette revue sentimentale faite, elle passa aux albums de paysages et de gravures, et s’y intéressa profondément. En dernier lieu, elle se blottit dans le coin d’un canapé avec un livre sur l’architecture, qu’elle commença à lire très sérieusement et sans donner aucun signe d’ennui.

Bientôt, néanmoins, le gros volume glissa d’entre ses doigts et tomba sans bruit sur le tapis; elle dormait paisiblement.

Son sommeil était si profond qu’elle n’entendit pas les discussions orageuses qui s’élevèrent bientôt autour de la table de jeu. La baronne, que Mme Hameland battait sans rémission, commençait à élever la voix et à gronder vertement son partenaire, qu’elle trouvait mou. Heureusement que le thé vint opérer une diversion parmi les combattants et leur faire tomber les armes des mains. Victorine, en préparant le service avec son fils, aperçut Béatrix endormie sur son canapé. Elle alla lui tirer doucement sur la manche. La petite fille se réveilla à demi.

Son sommeil était si profond qu’elle n’entendit pas les discussions orageuses qui s’élevèrent bientôt autour de la taille de jeu.


«Mademoiselle, on va prendre le thé.»

Béatrix se dressa sur son séant et vit, comme dans un rêve, les quatre joueurs qui se levaient en discutant longuement.

«Ah! mon Dieu! j’ai dormi, murmura-t-elle d’un petit air effarouché, j’ai dormi dans le salon rouge.»

Et, sans écouter Victorine, elle se glissa dans l’appartement voisin et, se faisant donner un bougeoir, monta dans sa chambre.

«Eh bien! qu’est devenue Tranquille? demanda tout à coup Mme Hameland en prenant la tasse de thé qui lui était offerte.

— Disparue! répondit la baronne; c’est une petite sauvage qui n’aime pas du tout la société.

— Si, la nôtre, dit le colonel en retirant vide, de dessous sa grosse moustache grise, une petite tasse de Sèvres aux reflets bleus.

— Non, non, répartit la baronne avec obstination; je n’ai jamais vu qu’elle préférât notre société à la sienne. C’est une petite sauvage qui n’aimera jamais le monde, jamais.

— Qu’en savez-vous, Madame, dans tous les cas, elle a de si charmantes qualités, qu’elle en sera très aimée.

— Ah! nous verrons bien. Le monde est un égoïste qui veut qu’on se gêne pour lui.

— Elle saura se gêner pour tous.

— Enfin, Tranquille est une perfection, amen.»

Et la baronne, en se rasseyant à la table de jeu, donna le signal de la reprise de la partie.


Tranquille et Tourbillon

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