Читать книгу Tranquille et Tourbillon - Zenaide Fleuriot - Страница 8

Le vieil ami.

Оглавление

Le lendemain matin, la tante et la nièce, qui faisaient à part leur premier déjeuner, se rencontrèrent par hasard dans le vestibule. Béatrix n’avait pas la permission de se présenter à toute heure chez la baronne qui avait de ses nouvelles par Victorine, ce qui lui suffisait.

Mais l’enfant aimante et tranquille usait d’adresse, et il était rare qu’elle quittât le Val-Argand pour aller aux cours que lui faisaient les sœurs établies par sa tante dans la paroisse, sans trouver moyen de la voir, de lui parler, et, quand les dispositions étaient favorables, de l’embrasser. Elle était secondée en ceci par Victorine qui l’aimait beaucoup et qui subissait sans se l’expliquer la froideur de sa maîtresse pour sa nièce.

Selon les indications qu’elle donnait à Béatrix, celle-ci descendait par le grand escalier ou par l’escalier de service, sortait par la grande porte encadrée dans les buissons d’hortensias ou par la petite porte cintrée qui ouvrait sur le pont-levis, s’en allait droit devant elle suivie par Lucien ou s’égarait dans les allées du parterre fleuri.

Ce matin-là, Victorine lui ayant montré du doigt le petit lac qui miroitait au soleil, elle s’engagea avec Lucien sur les talons, dans une allée tournante et aperçut en effet sa tante au milieu d’un rond-point formé par de beaux frênes. Enveloppée dans une robe de chambre de cachemire gris, la tête couverte d’un bachelik rouge rapporté des Pyrénées, elle marchait lentement le long de la haie feuillue où s’agitaient bien des ailes frémissantes. La contrariété de la veille n’avait laissé aucune trace sur son visage, et Béatrix, approchant d’elle résolument, lui tendit sa joue satinée.

La baronne y déposa un baiser retentissant el, jetant un conp d’œil sur Lucien qui apparaissait portant le petit bagage de l’écolière, elle dit:

«Tu prieras la sœur supérieure de te faire reconduire, Béatrix; j’aurai probablement besoin de Lucien ce matin.

— Oui, ma tante, répondit Béatrix, heureuse de cette caresse et n’en demandant pas davantage.»

Puis elle s’éloigna de son pas ferme et léger.

«Oui, ma tante, répéta la baronne qui la suivait des yeux, cette petite n’a jamais autre chose à dire; décidément elle est absolument monotone. Quelle démarche! dirait-on qu’elle n’a que dix ans? Une... deux... trois... droit devant elle, une vraie cadence. Je lui aurais volontiers fait grâce de sa leçon ce matin, l’inexactitude de mon cousin m’a fait quelque chose comme un vide... j’avais eu la sottise de compter sur lui. Elle n’y a pas pensé, c’est l’heure de sa leçon, elle y va comme cela tranquillement, sans faire un zigzag pour allonger le chemin, sans sauter par-dessus une plate-bande pour cueillir une fleur... comme je faisais à son âge. Ah! je l’ai bien nommée mademoiselle Tranquille! Qu’elle est monotone! qu’elle est monotone!»

Béatrix, sans se douter que sa tante l’honorait d’aussi longues réflexions, continuait son chemin et arriva bientôt à la lisière du parc. De là on apercevait le groupe de maisons qui formaient le petit bourg du Hatay et cette belle église dont un des transepts donnait sur le parc du Val-Argand, et que la paroisse devait à la munificence de la baronne de Val-Argand, dont la générosité n’était pas la moindre vertu. L’établissement vers lequel se dirigea Béatrix, une grande maison blanche dont la porte était surmontée d’une croix, était également une création de la riche châtelaine. Elle avait pensé qu’il n’y avait pas de meilleur moyen de contribuer au bonheur de tous que de soulager les misères que nulle puissance au monde ne saurait faire disparaître, que de donner des infirmières aux malades et de pieuses institutrices aux enfants.

Il y avait dans cette petite communauté cinq sœurs qui étaient au service de tout le monde, et la supérieure, femme très distinguée, s’était estimée heureuse de reconnaître les bienfaits de la baronne de Val-Argand en permettant à une des sœurs de donner des leçons particulières à sa nièce.

Béatrix entra donc comme une habituée dans la communauté dont la porte était hospitalièrement ouverte. Elle prit des mains de Lucien son petit bagage d’écolière, lui redit de son petit air doux et tranquille qu’elle se ferait reconduire au château et entra dans la classe encombrée d’enfants qui se mirent à sourire de joie en l’apercevant. Les grandes lui adressèrent un petit salut auquel elle répondit avec beaucoup de grâce, mais sans familiarité aucune.

Elle échangea quelques mots avec la sœur grise qui était assise au grand pupitre placé bien en vue au haut bout de la classe, et passa dans un appartement voisin où se trouvaient deux petites tables à écrire, dont l’une était occupée par la sœur Saint-Denys, qui était chargée de son instruction.

Elles échangèrent quelques paroles amicales; puis la leçon commença. La sœur Saint-Denys avait reçu une instruction aussi brillante que solide, et elle avait professé pendant vingt ans dans un des grands pensionnats de l’institut. Épuisée par ses longs labeurs, elle avait été envoyée au Hatay pour se reposer et elle y était arrivée précisément au moment où la baronne de Val-Argand parlait de prendre chez elle sa nièce, que la mort de sa grand’mère paternelle laissait un peu à sa charge.

La châtelaine avait saisi l’occasion aux cheveux et avait tiré parti du passage de la sœur Saint-Denys au Hatay. Elle avait pris ses arrangements en conséquence, et s’était trouvée délivrée de ces soucis d’éducation qui lui faisaient regarder la petite fille comme un vrai trouble-fête.

A la leçon de français succéda celle d’anglais, puis vint celle de musique qui réveilla tous les échos de la maison. Sœur Saint-Denys ne donnait jamais cette leçon à Béatrix que pendant la demi-heure de travail à l’aiguille qui se faisait dans la classe. Les enfants, peu habitués au langage musical, étaient tout impressionnés par les sons du piano, et l’élude n’aurait pas été possible.

Quand la sagesse était parfaite, la sœur ouvrait la porte, et, tout en cousant, les petites filles écoutaient chanter Béatrix qui avait une voix de médium extrêmement agréable déjà. C’était à qui intriguerait pour être placé tout contre cette bienheureuse porte, et il n’était pas rare que, la leçon finie, sœur Saint-Denys trouvât deux ou trois minois éveillés embusqués derrière le piano.

Ce jour-là, on avait fort mal récité la leçon de grammaire, et la porte resta inexorablement fermée. La plus enragée mélomane des petites paysannes fut réduite à coller son oreille au trou de la serrure chaque fois que la sœur surveillante s’absentait ou seulement se détournait.

Béatrix fut priée de ne pas repasser par la classe et s’en alla par un corridor intérieur au delà duquel sœur Saint-Denys la confia à leur servante, une bonne vieille femme un peu parente de Victorine du château, comme on disait.

Elle revint lentement, s’arrêtant de loin en loin pour laisser reposer la vieille paysanne qui boitait, et la cloche du second déjeuner jetait son rapide appel quand elle passa le pont-levis.

Elle revint lentement, s’arrêtant de loin en loin pour faire se reposer la vieille paysanne qui boitait.


Dans la cour, Lucien, assis sur le siège d’une légère américaine, écoutait attentivement les ordres que lui donnait sa maîtresse du seuil de la porte.

«Non, disait-elle, vous n’attendrez certainement pas le train de trois heures quarante. S’il arrive, il sera dans celui-ci. Rappelez-vous que je vous envoie à tout hasard, n’ayant reçu aucun avis. Donc, n’attendez pas outre mesure et tirez-vous-en comme vous pourrez. Il y a une difficulté : vous ne connaissez pas M. du Passage?

— Non, madame la baronne, j’étais malade à son dernier voyage; je ne l’ai jamais vu.

— Qu’importe! il connaît ma voiture, et il saura bien venir vous trouver. Il est d’ailleurs, lui aussi, fort remarquable. C’est un grand vieux à la figure allongée et jaune, les cheveux gris descendants, couvrant presque les oreilles, sans barbe, enveloppé dans un manteau à capuchon qu’il rabat le plus souvent sur sa casquette, ce qui fait de sa tête un pain de sucre. Ordinairement, il porte un sac de nuit d’une main, un buvard de l’autre, pas de parapluie; avec cela, l’air pas comme tout le monde, entendez-vous, Lucien?... un peu original, c’est visible, mais très comme il faut. N’allez pas vous tromper ni prendre pour mon vieux savant le premier cuistre venu.

— Eh! eh! cette dernière touche vient à point pour consoler l’original de ce dessin si lestement tracé, dit une voix légèrement narquoise.»

Et un vieillard, absolument tourné comme la baronne l’avait dit et absolument vêtu comme elle l’avait dépeint, sortit de derrière le grand massif d’hortensias bleus.

Il était entré dans la cour un peu après Béatrix et s’était arrêté au moment même où la baronne, qui lui tournait le dos, commençait son explication à haute et intelligible voix.

«Vous! est-ce bien vous? s’écria-t-elle, riant un peu malgré elle de l’aventure.

— Dame! jugez-en vous-même; un grand vieux, à la figure allongée et jaune, des cheveux gris sur les oreilles, sans barbe, sans parapluie, la tête en pain de sucre sous son capuchon.

— Vengez-vous! vengez-vous, mon cousin! dit la baronne d’un petit air contrit tout à fait séduisant. Et, — ajouta-t-elle en lui tendant la main, — pardonnez-moi!

— De tout mon cœur, répondit-il en lui baisant le bout des doigts. Je vous connais, allez, et de longue date, ma bonne Mathilde, et je sais que vous avez toujours donné libre carrière à votre esprit caustique à l’endroit de votre pauvre savant de cousin. Tout doux! ne vous excusez pas! Eh! parbleu! vous ne pouviez pas désigner à l’attention de votre cocher un beau jeune homme blond avec de grandes moustaches, botté et éperonné. Vous m’avez accordé de la distinction, vous m’avez nettement séparé du genre cuistre; je suis flatté, énormément flatté, ma parole d’honneur!»

Et il entra dans le vestibule, et il rabattit le capuchon de son léger manteau, et il serra de nouveau et cordialement les deux mains de son hôtesse, ce qui fit disparaître jusqu’à la dernière trace de l’embarras qu’elle avait tout d’abord involontairement ressenti.

«Mon cousin, dans combien de temps voulez-vous déjeuner? demanda-t-elle.

— Le plus tôt possible, et sans vous déranger du tout.

— Dans ce cas, je ne change rien à l’heure; j’allais me mettre à table. Victor, conduisez monsieur du Passage à son appartement.»

Et, souriant à son hôte, elle passa dans la salle à manger, où Béatrix attendait.

«Avez-vous une leçon tantôt, Tranquille; demanda-t-elle.

— Oui, ma tante

— Il me semble alors que nous déjeunons bien tard pour vous?

— Je m’en irai au dessert.

— Non, cela dérange, cela jette un froid. Il vaut mieux que vous déjeuniez dans votre appartement. Victorine s’occupera de vous et vous reconduira au bourg. M. du Passage est un vieux monsieur qui déteste les enfants et qui reste très longtemps à table; vous nous gêneriez pour ce premier repas où nous avons tant de choses à nous dire. Montez, je vais donner des ordres.

Béatrix, sans mot dire, replia sa serviette, la fit glisser dans l’anneau d’argent à son chiffre et quitta la salle à manger où la baronne commença à se promener de long en large tout en donnant des ordres.

Quand son hôte, dépouillé du fameux caban, ses longs cheveux gris bien lissés derrière les oreilles, se représenta, elle lui fit une belle révérence et, lui montrant du geste le couvert placé devant elle, elle dit:

«Allons, venez réparer vos forces, mon cher cousin, et me raconter comment vous êtes arrivé au Val-Argand. Rien de mystérieux comme votre apparition. Êtes-vous venu à pied, à cheval ou monté sur l’hippogriffe?»

Il prit la place qui lui était désignée et répondit:

«Je suis venu de la façon la plus ordinaire du monde, et je commence à croire qu’il y a un Dieu pour les distraits. Hier, j’arrive à Chartres au matin, j’avais une grande heure devant moi. Je suis fort dévôt à Notre-Dame, et complètement épris de sa cathédrale. Je laisse mon sac de nuit dans la salle d’attente et je vais à l’église. J’ai cru y passer une demi-heure, j’y suis resté deux heures, et quand, après avoir consulté ma montre, je me suis élancé vers la gare, non seulement le train était parti, mais vous étiez repartie vous-même après m’avoir vainement attendu En conséquence, j’ai résolu de donner l’après-midi à ma chère cathédrale; puis de m’en aller pédestrement demander l’hospitalité à mon vieil ami du Grandbois. J’ai couché chez lui, et ce matin il m’a fait conduire de très bonne heure jusqu’au bourg voisin, où il a été découvert plusieurs silex très remarquables. Je les ai examinés à loisir et suis venu tout droit jusqu’ici où je me reposerai quelques jours, si vous le voulez bien, car de marcher ainsi m’a quelque peu fatigué.

— Quelques jours! s’écria la baronne. Vous plaisantez, mon cousin! c’est un mois qu’il faut dire. Vous savez que chez moi vous serez libre comme l’air, et que votre passion archéologique a de quoi s’exercer dans les environs. Quelques jours! on ne vient pas pour quelques jours chez une malheureuse ermite qui n’a vu âme qui vive depuis trois mois.

— Mais dont l’ermitage n’est pas tant à dédaigner, dit M du Passage, en jetant un coup d’œil autour de lui.

— Bah! qu’importe la cage à l’oiseau? soupira la baronne; j’aime beaucoup mon Val-Argand, mais enfin, plus il est grand, plus il est vide

— Naturellement, ma cousine; mais, dites-moi vous ne voyagerez donc pas cette année? Seriez-vous aussi dégoûtée des voyages?

— Oh! certes, je ne les aime plus comme autrefois, alors que j’avais un cher compagnon qui me faisait me trouver bien partout. Cependant c’est la seule chose qui m’ait réellement distraite depuis mon veuvage. Mais voyager demande une santé inaltérable, un jarret de fer. Je m’alourdis, mon cousin, et vous ne me verriez plus gravir les sentiers pyrénéens comme autrefois.

— Les mulets vous porteraient.

— Je n’aime point à dépendre d’une bête; j’admets le mulet comme aide, mais je ne veux point être attachée dessus.

— Choisissez des pays moins pittoresques; mais vous avez tant voyagé déjà !

— Un peu. Cependant, ce que j’attends surtout, c’est une compagne de voyage. Le jour où elle se présentera, j’irai voir l’Espagne et la Hollande, des voisines que je n’ai pas encore visitées.

— A propos de compagne, Mathilde, ne m’a-t-on pas dit que vous vous en étiez donné une, la charmante petite Béatrix?

— Ce n’est point une compagne que je me suis donnée, si vous voulez parler de la petite fille de ma pauvre sœur Elisabeth.

— D’elle-même, oui, c’est cela. On plaignait beaucoup cette petite enfant, d’abord privée de son père, puis de sa mère, et un jour, dans une de ces conversations comme en tiennent les femmes, je ne sais plus trop où j’étais, quelqu’un dit: Elle n’est plus à plaindre, la baronne de Val-Argand s’en est chargée.

— Chargée, c’est le mot. Que voulez-vous? je suis de poudre pour certaines résolutions. Je cours embrasser une dernière fois cette pauvre Élisabeth, je reste là huit jours au milieu de ses belles-sœurs que je ne puis souffrir, on me présente l’enfant, on me la montre entre toutes ces demoiselles de Billuard, acariâtres et pauvres, je m’attendris, je la fais empaqueter, mettre en voiture et je l’amène ici où elle me gêne terriblement.

— Bah! pas tant que cela!

— Si, vous dis-je. Je me suis attaché un fil à la patte. Le bon Dieu ne m’avait pas donné d’enfants, il n’était pas nécessaire que j’allasse m’embarrasser de la fille de ce beau Billuard. J’ai agi avec ma précipitation habituelle. Vous n’êtes pas précipité, vous, mon cousin, je vous en félicite bien sincèrement.

— Dieu merci! non. Voulez-vous que je vous livre le secret de ne pas l’être?

— Dites, il y en a tant: on m’en a déjà proposé une centaine dans tous les ordres d’idées. Voyons le vôtre.

— Il est d’une espèce à part, mais très sûr.

— Vous croyez qu’il me rendrait patiente?

— Je l’affirme.

— Qu’il calmerait les orages qui tout à coup font irruption çà et là ?

Et son doigt toucha rapidement son front et son cœur.

— Il n’y a pas d’orages possibles avec mon remède.

— C’est un insensibilisateur; vous faites de la médecine, mon cousin?

— Moi, non.

— C’est très énigmatique. De grâce, n’excitez pas à ce point ma curiosité.

— Vous ne vous récrierez pas?

— Ah! peut-être; passez-moi cette assiette d’amandes et dites vite.»

M. du Passage appuya par un petit geste qui lui était familier ses lunettes sur le fin cartilage placé entre ses deux yeux, et regardant fixement la baronne:

«Livrez-vous aux études préhistoriques, dit-il sans rire. Quand vous aurez tenu dans vos mains ces cailloux qui ont mille ans; quand vous aurez étudié six mois une mâchoire trouvée dans des terrains quaternaires et compulsé cent livres poudreux d’une bibliothèque de bénédictins, vous serez calme comme une centenaire.

La baronne était partie d’un fou rire.

— Oh! charmant! s’écria-t-elle. C’est comme si on me disait: Vous ne voulez pas bouger? eh bien! faites-vous mettre la camisole de force. Votre remède est cent fois pire que mon mal. Dieu me garde d’en user jamais!

— Enfin, c’est un remède, répondit tranquillement M. du Passage, qui épluchait délicatement ses amandes.

— Plaisanterie à part, l’étude après la prière est le suprême calmant, reprit la baronne. J’en sais quelque chose. Dans les grandes douleurs de ma vie, quand il m’a fallu perdre mes bien-aimés parents, assister à l’effondrement d’une branche bien chère de ma famille, voir s’ébranler tout à coup les fondements les plus solides du bonheur, pleurer sur ma patrie que j’aime d’un amour violent, je ne me suis sauvée que par là Si j’écrivais une date sur tous les morceaux de musique que j’ai composés, sur tous les livres que l’on trouvera annotés de ma main depuis la première page jusqu’à la dernière, sur tous les plans que j’ai moi-même dessinés pour mon parc, ce serait une date douloureuse, une de ces dates qu’on écrit avec ses larmes.

— Vous voyez bien! dit le savant avec un petit hochement de tête tout satisfait.

— Mais c’est pour les moments gris, pour les jours agaçants, pour les contrariétés sottes que je voudrais trouver un remède.

— Bah! cela représente ce que sont les engelures dans la santé, ma cousine; le froid les apporte, le soleil les guérit.

— En attendant cela cuit.»

Le vieillard hocha la tête.

«Voyons, nous avons passé l’âge de la chasse aux papillons, Mathilde, dit-il gaiement, vous n’allez point me dire que vous poursuivez cette chimère qui s’appelle le bonheur?

— Non, non; mais on a beau faire, on rêve toujours quelque peu de faire son hôte de ce charmant personnage. Voulez-vous prendre votre café à l’ombre des hortensias, mon cousin?

— Je ne demande pas mieux, j’aime la vue du parterre et du lac. C’est très reposant.

— Oui, mais si monotone. Si je m’étais choisi une demeure, je ne l’aurais pas enfouie dans un bas-fond, je l’aurais placée sur une hauteur. Un paysage varié tient compagnie... comme la mer.

— Oui, mais les hauteurs, mais la mer ont leurs inconvénients. On voit bien que vous n’avez pas encore de névralgies, ni de rhumatismes, répondit M. du Passage en la suivant.»

Lucien les avait précédés sur le perron, et contre le large banc abrité par le magnifique bouquet d’hortensias bleus il avait placé un guéridon qu’un joli service de porcelaine de Sèvres couvrit bientôt.

La châtelaine servit elle-même le café à son hôte avec cette grâce inimitable qu’elle savait mettre en remplissant son rôle de maîtresse de maison, et personnellement, et uniquement pour lui tenir compagnie trempa du bout des doigts un morceau de sucre dans la tasse où elle avait l’ait tomber seulement quelques gouttes de la liqueur parfumée.

En ce moment même, Béatrix apparut dans l’allée de face et s’avança en hésitant vers le perron.

«Quelle est cette jolie apparition? demanda M. du Passage en se penchant vers sa voisine.

— C’est ma nièce, mon cousin, l’enfant en question, mon fil à la patte, Béatrix de Billuard, que j’ai baptisée mademoiselle Tranquille. Béatrix!»

A cet appel, Béatrix, dont les beaux cheveux ondulés flottaient sur les épaules et qui tenait à la main un filet à papillons, monta l’unique marche du perron et, saluant M. du Passage qui se souleva sur son banc pour lui rendre son salut, se tint debout devant sa tante.

«Vous venez de chasser aux papillons, Tranquille?

— Oui, ma tante.

— Et comme toujours vous n’en avez pas attrapé un?

— Pardon, ma tante! j’en prends beaucoup.

— Sans courir après, alors?

— En les guettant.

— C’est-à-dire qu’ils viennent eux-mêmes se prendre dans votre filet.

— Oh! non, ma tante; seulement je ne fais pas de bruit, et quand ils n’ont plus peur de moi, je les prends.

— Tranquillement... c’est cela. Eh bien, où est votre capture aujourd’hui? Vous revenez bredouille? »

Béatrix sourit.

«J’en ai pris de très beaux, ma tante, répondit-elle; mais quand je les ai bien regardés, je leur donne la liberté. Les pauvres petits sont si heureux de sortir du filet.

— Ah! voilà, dit la baronne en riant; vous chassez en amateur et pour le simple plaisir de tenir les ailes des papillons entre vos doigts Cela ne se fait pas ainsi; j’étais autrement féroce à votre âge, et j’avais fait une collection ravissante de papillons. Vous l’avez peut-être vue, mon cousin? On la montrait comme une curiosité. C’est que je n’avais point de ces sensibleries. Je courais après mes papillons comme le chasseur après le lièvre, et quand mon filet était suffisamment rempli, je revenais, et mon frère et moi piquions les plus beaux sur la tapisserie; c’était un de nos plaisirs.

— Vous détourniez bien un peu la tête pendant l’opération? dit M. du Passage qui avait remarqué le tressaillement que Béatrix n’avait pu retenir.

— Non, non, je m’étais aguerrie, je n’aimais pas à prolonger leur agonie, mais j’en étais arrivée à enfoncer vaillamment l’épingle. On me faisait une petite réputation d’amazone que je tenais beaucoup à mériter. — J’étais, en un mot, tout l’opposé de cette petite que voilà.»

Elle regarda sa montre et ajouta:

«N’est-ce point l’heure de votre leçon, Tranquille.?

— Si, ma tante.

— Qui vous conduit tantôt? le savez-vous?

— C’est Victor, je crois.

— Dites-lui de ma part, alors qu’il vous aura conduite, de pousser jusqu’à la Verrière pour annoncer au colonel Hameland que je l’attends ce soir pour le whist. Vous avez bien compris?

— Très bien, ma tante.»

Et Béatrix, inclinant la tête pour son petit salut, disparut par la porte du vestibule.

«Très rare! très rare! dit M. du Passage après avoir vidé sa tasse.

— De quelle rareté parlez-vous?

— De cette enfant; elle a toujours été une beauté en germe; elle se développe. Je vous demanderai la permission de mesurer sa tête.

— Quoi? s’écria la baronne en éclatant de rire. Eh! bon Dieu! que voulez-vous trouver dans sa tête?

— Une justesse de proportions tout à fait remarquable.

— Elle a la tête bien faite, c’est vrai.

— Elle sera remarquablement belle, c’est maintenant certain.

— Peut-être! mais d’une beauté parfaitement monotone; aussi, rien que de la voir me fait bâiller.

— Quoi! son visage vous ennuie?

— Profondément. Il m’arrive de ces contradictions. On me faisait le plus grand éloge de cette petite fille. Charmante en tous points, intelligente, douce, caractère aimable. Je ne dis pas que cela ne soit pas; mais, que voulez-vous? ce genre là ne me va pas! Ici, dans cette solitude absolue, devant ce paysage monotone, entourée de vieux amis qui n’ont rien de bien piquant, j’avais pensé qu’il me serait réjouissant d’avoir un enfant, c’est-à-dire un être joueur, rieur, bruyant, tapageur même au besoin, qui eût animé ce grand château et qui m’eût égayé de cent manières.

— Si vous en voulez un, Mathilde, j’en ai un à vous proposer. Un vrai type et qui vous touche d’assez près.

— Comment! d’assez près? Voici une singulière énigme, mon cousin.

— Dont je vais tout de suite vous dire le mot. J’ai commencé mes pérégrinations d’été, par une visite à un de vos parents éloignés, le chanoine de Val-Argand, qui est un ami de jeunesse. Sa collection de médailles m’intéresse au plus haut point.

— Je sais qu’il passe pour un numismate distingué.

— Et qui a la main heureuse, vous pouvez ajouter cela. Donc, au bruit d’une très curieuse trouvaille, j’arrive chez lui, comme toujours, sans crier gare, m’attendant à le trouver, comme toujours aussi, bien paisible dans sa jolie maison, tenue avec un soin tout particulier par sa vieille gouvernante Agathe, qui a pour la collection de médailles une vénération égale à celle de son maître. Je me trompais cruellement; sa maison était le théâtre d’une guerre acharnée entre Agathe et un petit Val-Argand dont le bon chanoine est devenu tuteur à la suite d’un fort triste événement de famille.

— Il s’agit du fils de Raoul de Val-Argand sans doute, mon cousin au dixième degré du côté de mon mari et du quinzième de mon côté ?

— Au moins, mais je crois que vous avez toujours entretenu quelques relations avec cette branche éloignée de votre famille.

— Le nom leur appartient, et en définitive ce nom-là m’est très cher, c’était celui de ma grand’mère que j’ai beaucoup aimée et celui de mon cher mari que j’ai été, dans le temps, si heureuse de porter.

— Eh bien! le petit représentant de cette branche est un fameux lapin; je n’ai jamais vu d’espiègle pareil. Il a révolutionné la paisible maison du chanoine, qui l’a baptisé Tourbillon. Après trois mois d’essai, voyant qu’il ne pouvait en venir à bout, il l’a placé dans un collège où son surnom de Tourbillon l’a suivi, et où il travaille le moins possible. J’ai été gratifié de sa présence, grâce à trois jours de congé, et je puis vous en dire des nouvelles. Il est bien amusant, mais indomptable, et mon pauvre chanoine frémissait d’horreur à la pensée des vacances qui allaient le lui rendre. Il avait déjà écrit à tous les membres de la famille dans la région. Personne n’a voulu se charger de ce garçon turbulent pendant deux mois. Il avait même prononcé votre nom, sachant le culte que vous avez voué aux Val-Argand. Il ne vous a pas écrit à ce sujet?

Comment! d’assez près? Voici une singulière énigme, mon cousin.


— Non.

— Cela m’étonne, car il en était tout à fait arrivé aux expédients. La gouvernante menaçait sérieusement de le quitter, si Tancrède, autrement dit Tourbillon revenait passer les vacances chez lui. Or, comme tous les vieillards, il tient énormément à celte femme dévouée et fidèle, à laquelle il a inculqué le respect des vieilles médailles, et je ne doute pas qu’elle l’emporte sur le malheureux Tourbillon, qui produit sur cette petite maison et ce petit jardin l’effet d’un lièvre en cage.

— Si Béatrix eût été une Val-Argand, et par conséquent possible chez le chanoine, j’aurais bien vite fait l’échange, dit la baronne; j’aime les garçons turbulents et batailleurs. Ce petit Tancrède, ici, n’aurait gêné personne et m’aurait fort divertie probablement. Mais voilà une des mille et une contradictions de cette pauvre vie. Le chanoine, un vieux savant impotent, se voit à la tête d’un garçon qui a du vif-argent dans les veines, et moi qui suis clouée dans cet immense domaine, je me vois lotie d’une petite fille si tranquille que la plupart du temps j’oublie sa présence, presque son existence.

— Ma chère Mathilde, il n’y a pas de raison pour que vous passiez la petite fille au chanoine; mais, s’il vous plaît de le débarrasser pendant les vacances de son petit Tourbillon, vous pourrez vous vanter d’avoir rendu un fameux service au pauvre homme.

— S’il m’en avait fait parler ou écrire, je me serais peut être laissée aller au plaisir de connaître ce petit Val-Argand. Autrement il ne me parait pas possible de m’en charger, bien que vous m’en donniez quasi le désir. Et puis il n’est pas sûr que je reste attachée ici deux mois, comme l’huître à son rocher. Une affaire peut m’appeler à Londres d’un moment à l’autre. Une de mes amies me pousse à l’accompagner en Hollande. Quand le petit rhumatisme agaçant qui me tient l’épaule droite aura jugé convenable de plier bagage, je redeviendrai libre et ne manquerai pas d’en profiter.

Mais, encore une fois, je regrette que Tranquille n’ait pas été appelée à vivre sous le toit paisible du chanoine de Val-Argand, et que Tourbillon ne soit pas venu intéresser ma vie et égayer ma solitude.

— Dites un moi et vous l’aurez.

— Allons, mon cousin, ne me tentez pas avec ce petit espiègle que je vois déjà d’ici. Ressemble-t-il aux Val-Argand?

— Trait pour trait.

— Eh bien! qu’on le laisse un peu s’amuser, ce pauvre enfant! Quel âge a-t-il?

— Onze ans, avec la science d’un enfant de huit ans.

— Eh! cela lui viendra. Jusqu’à quinze ans, j’ai baigné de mes larmes mes cahiers et mes livres. Sitôt que l’intérêt est venu, cela a marché tout seul.

— Permettez-moi de vous dire que, pour les garçons, il n’est guère possible d’attendre cette explosion d’intérêt. La limite d’âge est là pour les carrières. Tant pis pour celui qui n’est pas prêt à l’heure.

— Que cela est absurde!

— Je ne dis pas.

— C’est votre avis?

— Oui. Je n’aime pas ces instructions hâtées, ces enfants chargés d’une science d’homme.»

Nos grands écrivains du dix-septième siècle, produisaient leurs chefs-d’œuvre à quarante ans. La génération actuelle applique à un homme de quarante ans l’épithète de vieillards

— Aussi, quelles pauvretés!

— Évidemment c’est une lutte à qui arrivera le premier monté sur des échasses qui, au plus beau moment, se dérobent ou se cassent, et le grand politique, et le maigre historien, et le romancier haletant, trébuchant et tombant de leur hauteur factice, ne se relèvent plus, n’ayant pas de jambes solides pour marcher. Le changement, c’est le grand tort du monde moderne, s’attaque même à des choses que nous sommes impuissants à transformer, heureusement pour nous. La rose bleue, la tulipe noire et le penseur de treize ans me sont également antipathiques. Règle générale, rien ne s’improvise, et il faudrait au moins régulariser la croissance de l’intelligence sur celle du corps.

— J’aime assez mon siècle pour sa rapidité, répondit la baronne en se levant; mais je reconnais que des têtes comme la mienne seraient bien un peu chaudes pour traiter ces questions qui remontent aux sources. Que faites-vous de votre après-midi, mon cousin? Le parc, la bibliothèque, les salons vous sont ouverts. Si vous voulez ma voiture, faites atteler; si vous voulez des journaux, vous en trouverez une pile dans le salon de lecture.»

Le vieillard hocha la tête.

«Merci, dit-il; la politique n’est pas mon fait. Il y a trop de vapeur et d’électricité là-dedans désormais. Je poursuis paisiblement des études qui sont en contradiction directe avec l’ambition qui ravage tant de cerveaux d’hommes.»

Il tira de la poche de sa redingote une petite pierre grisâtre.

«Voici, dit-il, un échantillon de marbre que je veux comparer avec ceux de votre collection. Nous avons eu de très belles carrières en France, c’est prouvé. J’ai eu le plus grand plaisir à visiter à l’Exposition universelle le temple, c’était un vrai temple, élevé à la mémoire de nos an-siens marbres.

— Avez-vous vu cela, Mathilde?

— J’ai tout vu mon cousin, les yeux m’en brûlent encore; mais en fait de marbres parlez-moi de la brêche algérienne. J’ai pu m’en procurer un fragment. Il est avec mes antiques. Vous savez où ils sont?

— Oui, dans la bibliothèque; vitrine de gauche, musée des antiques.

— Quelle mémoire! Malheureusement j’ai horreur de l’immobilité et j’ai fait changer les vitrines de place. Cherchez dans celle de droite.»

Et là-dessus elle lui fit la révérence et s’éclipsa.

«Originale de plus en plus, mais charmante toujours, murmura le vieux savant.»

Et, montant l’escalier du premier étage, il alla s’installer dans la bibliothèque, d’où il ne bougea pas de l’après-midi,


Tranquille et Tourbillon

Подняться наверх