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LA FILLE DU MARQUIS
TOME I
V
UN HOMME D'UNE AUTRE ÉPOQUE

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Ce spectacle semblait surtout éveiller la curiosité d'un spectateur placé à l'orchestre, et qui de son côté était l'objet de l'attention de toute la salle.

Au milieu de cette foule de jeunes gens portant des habits de soie et de velours, aux couleurs brillantes, taillés à la mode de 96, était apparu tout à coup, méritant tout aussi bien que Tallien, que Fréron et que Barras, et peut-être à plus juste titre, l'épithète de beau, un homme de trente à trente-deux ans, vêtu du costume sévère que l'on portait en 93. Il avait les cheveux coupés à la Titus, mais assez longs cependant pour qu'ils flottassent en boucles soyeuses sur son front pâle et retombassent aux deux côtés de ses joues; il avait la cravate blanche, mais sans exagération dans le nœud et les ornements; il portait le gilet de piqué blanc à larges revers dit à la Robespierre, la redingote grenat foncé tombant jusqu'aux genoux avec un collet flottant, et la culotte chamois avec des bottes montant jusqu'aux jarretières. Son chapeau était de feutre prenant la forme qu'on voulait lui imprimer, et portant comme tout le reste de l'habillement cette date de 93 que chacun s'efforçait d'oublier.

Il était entré à l'orchestre, non pas avec la désinvolture des jeunes gens à la mode, mais gravement, tristement, poliment; il avait prié ceux qu'il était obligé de déranger, de lui faire place, dans les meilleurs termes d'une langue oubliée.

On s'était rangé devant lui, en le regardant avec un certain étonnement, car, nous l'avons dit, il était le seul de toute la salle qui portât ce costume d'un autre temps.

Quelques éclats de rire des galeries et des balcons avaient accueilli son entrée; mais, lorsque, en levant son chapeau, il s'était adossé au rang de fauteuils placé devant lui pour embrasser la salle d'un coup d'œil, les rires avaient cessé et les femmes avaient remarqué la beauté calme et froide du nouvel arrivant, ses yeux fermes, limpides et profonds, ses mains éclatantes de blancheur; si bien, comme nous l'avons dit, qu'il avait attiré à lui une attention presque égale à celle qu'il portait lui-même à ce spectacle qu'il paraissait voir pour la première fois.

Ses voisins furent les premiers à s'apercevoir de cette suprême distinction; ils essayèrent de nouer conversation avec lui; mais, sans refuser de répondre, le nouveau venu répondit de façon à faire comprendre qu'il n'était point causeur.

– Le citoyen est étranger? lui avait demandé son voisin de droite.

– J'arrive ce matin même d'Amérique, avait-il répondu.

– Monsieur veut-il que je lui nomme les notabilités qui sont dans cette salle? avait demandé son voisin de gauche.

– Merci, monsieur, avait-il répondu avec la même politesse, mais je dois les connaître à peu près tous.

Et ses yeux s'étaient fixés tour à tour, avec une étrange expression, sur Tallien, sur Fréron et sur Barras.

Barras paraissait inquiet dans sa loge, qu'il n'avait point quittée un seul instant comme l'avaient fait les autres élégants. Il semblait attendre quelqu'un, et d'où il était il avait salué les dames et les hommes de sa connaissance.

Deux ou trois fois la porte de sa loge s'était ouverte, et chaque fois il avait fait un mouvement pour s'élancer vers la porte; mais chaque fois on avait pu voir que ce n'était pas la personne attendue au nuage rapide qui avait passé sur son visage.

Les trois coups annoncèrent enfin que le rideau allait se lever.

En effet la toile se leva, et le public sentit venir à lui cette fraîcheur qui s'élance du théâtre, et qui va porter un instant de bien-être dans l'atmosphère bouillante de la salle.

Le théâtre représentait l'atelier de Pygmalion, avec des groupes de marbre, des statues ébauchées, et dans le fond une statue cachée sous un voile d'une étoffe légère et brillante; Pygmalion-Larive était en scène, Galatée-Raucourt était cachée sous le voile.

Toute voilée qu'elle était, mademoiselle Raucourt fut saluée par un tonnerre d'applaudissements.

On connaît le libretto; sorti de la plume de Jean-Jacques Rousseau, il est à la fois naïf et passionné comme son auteur. Pygmalion désespère de jamais égaler ses rivaux et jette avec dédain ses outils. La scène n'est qu'un long monologue, dans lequel le sculpteur se reproche sa vulgarité; puis enfin, rassuré sur sa renommée à venir par celui de tous ses chefs-d'œuvre que l'on ne voit pas, il s'approche de la statue voilée, porte la main au voile, hésite, finit par le soulever en tremblant, et tombe à genoux devant son ouvrage, en disant:

« – Ô Galatée! recevez mon hommage; oui, je me suis trompé, j'ai voulu vous faire nymphe, et je vous ai faite déesse; Vénus même est moins belle que vous!»

Puis le monologue continue, jusqu'à ce qu'au souffle de son amour la statue s'anime, descende de son piédestal et parle.

Quoique mademoiselle Raucourt n'eût que quelques mots à dire, grâce à sa foudroyante beauté et à la grâce majestueuse de ses mouvements, du moment qu'elle commençait de s'animer elle était écrasée d'applaudissements et la toile tombait, on peut véritablement le dire, sur le triomphe de la beauté physique.

Elle se releva pour que les deux grands artistes vinssent de nouveau jouir de leur popularité. Puis, après quelques secondes d'enthousiasme, la toile retomba, séparant Pygmalion et Galatée de cette salle encore frémissante sous l'impression toute sensuelle de la scène qu'elle venait d'applaudir.

Ce fut en ce moment que la porte de la loge de Barras s'ouvrit et que, comme si elle eût craint de porter ombrage à l'incomparable Raucourt, une femme inconnue, d'une beauté sans comparaison, même avec les plus belles, apparut dans la pénombre de l'avant-scène et s'avança lentement, timidement et comme à regret, sur le devant de la loge.

Tous les yeux se dirigèrent sur cette nouvelle venue, dont on ne fit, en quelque sorte, qu'entrevoir, perdu dans les plis de son voile de gaze, le visage céleste. Ses yeux se portèrent tout autour de la salle, s'abaissèrent sur l'orchestre, où son regard se croisa comme s'il y avait été attiré par une force invincible avec le regard de l'inconnu.

Tous deux en même temps jetèrent un cri, tous deux s'élancèrent vers la porte, l'un de l'orchestre, l'autre de la loge, et se trouvèrent dans le corridor.

Mais au moment où l'étranger arrivait au bas de l'escalier, une femme qui semblait en descendre les marches sans les toucher, vint tomber dans ses bras et se laissa glisser jusqu'à ses genoux, qu'elle baisa avec fureur en éclatant en sanglots.

L'inconnu la regarda et la laissa faire, puis, d'une voix douloureusement tirée des cavités de sa poitrine:

– Qui êtes-vous? dit-il, et que me voulez-vous?

– Oh! mon bien-aimé Jacques, lui dit la jeune femme, ne reconnais-tu pas ton Éva?

– Ce qui est dans la loge de Barras est à Barras! répondit froidement l'étranger, et n'est pas à moi, n'est plus à moi, n'a jamais été à moi!

En ce moment Barras parut au haut de l'escalier; il s'était étonné de cette fuite d'Éva et l'avait suivie.

– Citoyen Barras, dit Jacques Mérey, voilà une femme que je crois folle; invitez-la, je vous prie, à reprendre dans votre loge la place qu'elle doit y occuper.

Mais à ces mots Éva, avec le même rugissement de douleur que si elle eût reçu un coup de poignard à travers la poitrine, saisit Jacques à bras-le-corps, puis, le regardant avec une expression à laquelle il n'y avait pas à se méprendre.

– Tu sais, lui dit-elle, que si tu répètes les paroles que tu viens de dire, je me tue avec la première arme que je rencontre.

– C'est bien, dit Jacques. Le sang purifie. Morte, peut-être redeviendras-tu mon Éva.

Éva se redressa, et, se retournant vers Barras, mais sans lâcher le bras de Jacques qu'elle tenait avec la force d'un homme.

– Citoyen Barras, dit-elle, cet homme est celui que j'aimais, que tu m'as dit mort au 31 mai, retrouvé poignardé dans les landes de Bordeaux, à moitié mangé par les bêtes sauvages; cet homme est vivant, le voilà, je l'aime! N'essaye pas de me reprendre à lui, ou je t'accuse, ou je dis tout haut de quelle ruse tu t'es servi pour me perdre, ou je crie à la violence. Et toi, Jacques, pour l'amour de Dieu, emmène-moi, et si je meurs, que ce soit sous tes yeux!

– Vous êtes Jacques Mérey? dit Barras.

– Oui, citoyen.

– Cette femme a dit vrai; elle a toujours affirmé son amour pour vous, elle vous a cru mort; j'atteste que je le croyais aussi lorsque je le lui ai dit.

– Et qu'importait que je fusse mort ou vivant, répondit Jacques, puisqu'elle croit à un ciel où les âmes se réunissent!

– Monsieur, dit Barras, je reconnais n'avoir aucun droit sur cette femme. Sa fortune est à elle, la maison qu'elle habite est achetée de son bien, et, comme je n'ai jamais eu son cœur, elle n'aura pas besoin de le reprendre.

Puis, avec un côté chevaleresque dont il n'était point exempt, il salua, disparut dans le corridor et rentra dans son avant-scène.

Éva se retourna vivement vers Jacques.

– Tu l'as entendu, n'est-ce pas, Jacques? Cet homme m'avait dit que tu étais mort, j'ai voulu mourir, je n'ai pas pu, je te conterai tout cela; j'ai été sur la charrette jusqu'au pied de la guillotine, la guillotine n'a pas voulu de moi, j'ai été sauvée malgré moi; je ne voulais pas sortir de prison, c'est madame Tallien qui est venue me chercher et m'a emmenée de force. Ah! si tu savais combien de larmes versées! combien de nuits sans sommeil! combien de cris poussés pour te rappeler de chez les morts!..

Et elle se laissa de nouveau glisser à ses genoux qu'elle baisa.

– Tu me pardonnerais!

Jacques fit un mouvement.

– Non, dit Éva, tu ne me pardonnerais pas. Je ne te demande pas de me pardonner, je ne suis pas digne de pardon! Mais tu peux me faire mourir lentement sous tes reproches; si je me tue, je mourrai trop vite, je n'expierai pas; tu comprends. Dis-moi que tu ne m'aimes plus, que tu ne m'aimeras jamais. Tue-moi avec des paroles; j'ai vécu par toi; je demande à mourir par toi.

– Le citoyen Barras a dit que vous aviez votre hôtel à vous, madame; où faut-il vous conduire?

– Je n'ai pas d'hôtel à moi, je n'ai rien à moi. Tu m'as prise sur un peu de paille, dans une misérable cabane de paysan; rejette-moi sur la paille où tu m'as prise. Oh! mon pauvre Scipion, mon pauvre chien, si je t'avais là, tu m'aimerais encore, toi!

Jacques abaissa ses yeux sur Éva, mais sans que ces yeux fixes et terribles changeassent d'expression. La jeune femme était abîmée à ses pieds comme la Madeleine aux pieds de Jésus.

Mais Jésus, planant au-dessus des passions humaines, avait la mansuétude d'un Dieu, tandis que Jacques avait l'invincible orgueil d'un homme.

Il avait dit vrai. Il eût préféré retrouver morte celle qu'il avait tant aimée que la retrouver vivante dans les conditions où elle était. La terre de sa tombe lui eût semblé douce à baiser, et il frissonnait rien qu'à l'idée de sentir les lèvres d'Éva sur son visage ou sur ses mains.

– J'attends toujours, lui dit-il.

Elle sembla sortir de l'agonie, renversa la tête, le regarda de ses yeux mourants.

– Quoi? dit-elle, qu'attendez-vous? Je ne comprends pas.

– J'attends que vous me disiez où vous demeurez, afin que je vous fasse reconduire chez vous.

Elle se redressa sur un genou, et, se reprenant à la fois à la douleur et à la vie:

– Et moi, je t'ai dit que je ne demeurais nulle part, répliqua-t-elle; je t'ai dit que je ne demandais que le cercueil des suicidés dans la fosse commune, avec les derniers misérables, ou une botte de paille à tes pieds pour y vivre de pain et d'eau, et pour y mourir de faim en te regardant; ce chien, ce malheureux chien enragé qui avait mordu des hommes, tu n'as pas voulu qu'on le tuât, tu l'as emmené avec toi, tu lui as permis de t'aimer; je suis donc pour toi moins que ce chien!

Jacques ne répondit point, mais essaya de se débarrasser des liens dont l'enveloppait Éva.

Elle sentit l'effort qu'il faisait pour l'éloigner.

– Soit, dit-elle en se détachant de lui. Puisque tu as une telle horreur de moi, te voilà libre; mais tu ne peux pas m'empêcher de te suivre, n'est-ce pas? Eh bien! je te jure, par la paille où tu m'as trouvée et que je te redemande inutilement, je te jure que, à défaut d'arme, je pose ma tête sous la roue de la première voiture qui passera.

– Venez donc, dit Jacques Mérey, j'oubliais d'ailleurs que j'ai une lettre de votre père à vous remettre.

Et il lui tendit le bras.

Mais, à son accent, Éva sentit bien que ce n'était pas un pardon, mais une pitié, peut-être même un simple devoir. N'avait-il pas dit qu'il ne l'emmenait que parce qu'il avait une lettre de son père à lui donner?

– Non, dit-elle en secouant la tête, je ne veux pas abuser de votre bonté; marchez devant, je vous suivrai.

Jacques Mérey marcha devant, Éva le suivit, un mouchoir sur les yeux.

Jacques fit approcher une voiture, et montra de la main à la jeune femme la portière ouverte.

Éva y monta.

– Une dernière fois, vous ne voulez pas me dire votre adresse? demanda Jacques.

Éva fit un cri de profonde douleur, un mouvement pour se précipiter hors de la voiture.

– Ah! dit-elle, je croyais que vous en aviez fini avec cette torture.

Jacques l'arrêta.

– Place du Carrousel, hôtel de Nantes! dit-il au cocher.

Il monta dans le fiacre, qui s'ébranla et roula dans la direction indiquée, et s'assit sur la banquette de devant.

Éva se laissa glisser des coussins où elle était assise, et, tombant sur ses genoux, embrassa en pleurant ceux de Jacques Mérey.

Elle ne quitta point cette humble position dans le trajet, assez court du reste, de la place Louvois à la place du Carrousel, où le fiacre s'arrêta.

Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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