Читать книгу Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis - Александр Дюма, Dumas Alexandre - Страница 8

LA FILLE DU MARQUIS
TOME I
VIII
LA SÉPARATION

Оглавление

Lorsque, après un quart d'heure d'absence de la chambre d'Éva, Jacques Mérey y rentra, il avait changé de vêtements, et nous dirons presque de visage.

Son front était encore triste, et l'on sentait que, pour longtemps, sinon pour toujours, il serait perdu dans de sombres nuages; mais sa physionomie, pendant quelques heures pleine de menace et de haine, avait secoué la tempête et avait pris l'aspect d'une morne sérénité.

La jeune femme jeta sur Jacques un regard inquiet; ce fut lui qui le premier prit la parole.

– Éva, dit-il, c'était la première fois qu'il l'appelait Éva, elle tressaillit; Éva, vous allez écrire à votre femme de chambre de vous envoyer pour demain matin du linge et des robes. Je me chargerai de faire parvenir votre lettre.

Mais Éva secoua la tête.

– Non, dit-elle, c'est la seconde fois que vous me sauvez la vie: la première fois la vie de l'intelligence, la seconde fois celle du corps; autrefois comme aujourd'hui, vous m'avez prise nue à la mort. Je ne veux pas avoir plus de passé aujourd'hui qu'il y a neuf ans; c'est à vous de m'habiller; ce ne sera pas cher; je n'ai besoin ni de linge fin ni de belles robes.

– Mais que ferez-vous de votre maison et de tout ce qui est dedans?

– Vous vendrez la maison et tout ce qu'il y a dedans, Jacques, et vous en emploierez le prix à de bonnes œuvres. Vous rappelez-vous, mon ami, que vous disiez toujours que quand vous seriez riche vous feriez bâtir un hôpital à Argenton; l'occasion est venue, ne la laissez pas échapper.

Jacques regarda Éva, elle souriait du sourire des anges.

– C'est bien, dit-il, j'approuve votre idée, et dès demain je la mettrai à exécution.

– Je ne vous quitterai jamais, Jacques. (Jacques fit un mouvement. Éva sourit tristement.) Jamais un mot d'amour ne sortira de ma bouche, Jacques, aussi vrai que vous m'avez sauvé la vie, et, vous le voyez, j'ai déjà cessé de vous tutoyer… Oh! il m'en coûte beaucoup, continua-t-elle en essuyant avec ses draps les grosses larmes qui coulaient de ses yeux; mais je m'y ferai. Ce n'est point assez de me repentir, mon ami; il faut que j'expie.

– Ne prenons pas d'engagements éternels, Éva. Ils sont, vous le savez, trop difficiles à tenir.

Elle s'arrêta un instant; le reproche de Jacques lui avait coupé la parole.

– Je ne vous quitterai que si vous me chassez, Jacques, reprit Éva; est-ce mieux ainsi?

Jacques ne répondit point; il appuyait son front brûlant sur la vitre de la fenêtre.

– Que vous restiez à Paris ou que vous retourniez à Argenton, vous avez besoin de quelqu'un près de vous. Si vous vous mariez et que votre femme veuille me garder près d'elle, ajouta-t-elle d'une voix altérée, je serai sa dame de compagnie, sa lectrice, sa femme de chambre.

– Vous, Éva! n'êtes-vous pas riche, ne vous a-t-on pas rendu tous les biens de votre famille?

– Vous vous trompez, Jacques, je n'ai rien. Si on me les a rendus, c'est pour les pauvres; moi, je veux vivre du pain que vous me donnerez, m'habiller de l'argent que vous me donnerez; je veux dépendre en tout de vous, mon doux maître, comme j'en dépendais dans la petite maison d'Argenton, sachant que si je dépends de vous, Jacques, vous en serez meilleur pour moi.

– Nous ferons du château de votre père une maison de refuge pour les pauvres du département.

– Vous en ferez ce que vous voudrez, Jacques. Pourvu que je trouve ma petite chambre dans la maison d'Argenton, c'est tout ce que je vous demande; vous m'apprendrez à soigner les malades, n'est-ce pas? les pauvres femmes et les petits enfants; puis, s'il y a quelque fièvre contagieuse et que je l'attrape, vous me soignerez à mon tour. Je voudrais mourir dans vos bras, Jacques, car je suis bien sûre d'une chose, c'est qu'avant que je ne meure, quand vous seriez bien sûr que je n'en puis revenir, vous m'embrasseriez et me pardonneriez.

– Éva!

– Je ne parle point d'amour, je parle de mort!

En ce moment l'heure sonna à l'horloge des Tuileries.

Jacques compta trois heures.

– Vous rappellerez-vous tout ce que vous venez de dire, Éva? demanda Jacques avec une certaine solennité.

– Je n'en oublierai pas une syllabe.

– Vous rappellerez-vous que vous avez ajoute qu'il y avait des fautes pour lesquelles le repentir ne suffisait pas, pour lesquelles il fallait l'expiation?

– Je me souviendrai de l'avoir dit.

– Vous rappellerez-vous enfin que vous ferez de la charité même au risque de votre vie?

– J'ai touché deux fois la mort de la main. Je n'aurai jamais peur de la mort.

– Dormez sur cette triple promesse, Éva, et demain en vous éveillant vous trouverez sur votre lit tout ce dont vous avez besoin.

– Bonne nuit, Jacques, dit doucement Éva.

Jacques, sans répondre, passa dans sa chambre; mais une fois la porte fermée, il répondit par un soupir, en murmurant:

– Il faut que cela soit ainsi.

Le lendemain Éva trouva en effet six chemises de fine toile sur une chaise à côté de son lit, et sur son lit deux peignoirs de mousseline blanche.

Jacques était sorti au point du jour, et avait fait les achats lui-même.

Une bourse contenant cinq cents francs d'or était déposée sur la table de nuit.

Pendant toute la matinée les marchandes se succédèrent: couturières, faiseuses de mode, – bonnetières, – toutes venaient de la part de la même personne, qui envoyait à choisir parmi les objets choisis par elle-même.

À deux heures de l'après-midi le trousseau était complet; mais, chose étrange, ce qui avait fait le plus de plaisir à Éva, c'était l'argent, l'argent étant un signe de dépendance. Et Éva, à quelque titre que ce fût, voulait appartenir à Jacques.

À deux heures, Jacques revint avec une procuration notariée au nom de mademoiselle Hélène de Chazelay, pour vendre et disposer de tous ses biens meubles et immeubles, à commencer par la maison et les meubles de la rue…

Il y avait un blanc.

Éva n'avait qu'à remplir ce blanc et à signer.

Elle ne voulut pas même lire, rougit en mettant l'adresse, sourit en signant, et rendit la procuration à Jacques.

– Comment comptez-vous agir avec votre femme de chambre? demanda Jacques.

– Lui payer son mois, lui donner une gratification et la renvoyer.

– De quel prix est son mois?

– Son mois est de 500 francs en assignats, mais je lui donne d'habitude un louis d'or.

– Elle s'appelle?

– Artémise.

– C'est bien.

Jacques sortit.

La maison dont l'adresse était portée à la procuration, était située rue de Provence, nº 17.

Le notaire devant qui l'acte avait été passé se nommait le citoyen Loubou.

Elle avait été payée 400,000 francs en assignats, à une époque où, étant moins dépréciés, les 400,000 francs d'assignats valaient 60,000 francs en or.

Jacques se rendit immédiatement à la petite maison de la rue de Provence. Il se fit reconnaître de mademoiselle Artémise, fort inquiète de n'avoir pas vu rentrer sa maîtresse, lui donna trois louis, un louis pour ses gages, deux louis de gratification, et lui signifia son congé.

Resté seul dans la maison il en fit l'inventaire. La première chose qu'il trouva dans un petit secrétaire de Boule, fut un long manuscrit avec cette suscription:

«Récit de tout ce que j'ai pensé, de tout ce que j'ai fait, de tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis séparé de mon bien-aimé Jacques Mérey, écrit pour être lu par lui si jamais nous nous revoyons.»

Jacques poussa un soupir, essuya une larme en lisant ces mots et mit le manuscrit à part.

C'était, de tous les objets que renfermait la maison et de la maison elle-même, la seule chose qui dût échapper à la vente.

Jacques envoya chercher un commissaire-priseur.

À cette époque, où le luxe faisait à Paris sa bruyante et fastueuse rentrée, tous les objets d'élégance, au lieu de perdre, augmentaient chaque jour de valeur. Le commissaire-priseur donna le conseil à Jacques de faire voir la maison telle qu'elle était à quelques-uns de ses fastueux clients, et de la vendre en bloc avec tout ce qu'elle renfermait.

Il ferait du reste un calcul détaillé qu'il lui présenterait le lendemain.

Il se mit à l'instant même à l'œuvre.

Jacques, de son côté, son manuscrit sur sa poitrine entre sa redingote boutonnée et son gilet, écrivit à Éva la lettre suivante:

«Éva,

»Comme rien ne vous retient à Paris, et qu'il est, j'espère que ce sera votre avis, inutile que vous y attendiez la fin des affaires qui m'obligent à y rester, vous pouvez partir ce soir par la diligence de Bordeaux, et vous arrêter à Argenton, où elle passe.

»Je ne sais si la vieille Marthe est morte ou vivante; vous sonnerez à la porte; si elle est vivante elle viendra vous ouvrir; si elle est morte et que personne ne vous réponde, vous irez chez M. Sergent, notaire, rue du Pavillon, vous lui montrerez le paragraphe de cette lettre qui a rapport à lui, vous lui demanderez la clef de la maison et une femme pour vous servir.

»Si enfin M. Sergent était mort ou n'habitait plus Argenton, vous feriez venir Baptiste ou Antoine, et, avec l'aide d'un serrurier, vous ouvririez la porte.

»Une fois dans la maison, je n'ai plus de recommandations à vous faire.

»Comme j'ai pris à mon compte tous les objets que vous avez choisis, vous n'avez rien eu à dépenser, il vous reste donc les vingt louis que je vous ai laissés ce matin. C'est plus qu'il ne vous faut pour vous rendre à Argenton, où je ne tarderai pas à vous rejoindre.

»J'ai trouvé le manuscrit, je vais le lire.

»Jacques Mérey.»

Jacques appela un commissionaire, il lui donna un assignat de 100 francs, et l'envoya porter la lettre à l'hôtel de Nantes.

Puis il reprit la plume, et écrivit à chacun de ses fermiers:

«Mon cher Rivers,

»En attendant que nous fassions nos comptes, qui, à mon avis et sauf vérification, vous feraient mon débiteur d'une soixantaine de mille francs, envoyez-m'en, si vous le pouvez, trente mille, c'est-à-dire moitié, à l'adresse de M. Sergent, notaire à Argenton.

»Si cette somme vous paraît trop forte et qu'elle vous gêne, faites-moi vos observations. Vous savez que vous avez en moi plus qu'un ami, un homme à qui vous avez donné l'hospitalité quand il était proscrit, et que vos fils ont, au risque de leur vie, conduit hors de France.

»Votre dévoué et reconnaissant,

»Jacques Mérey.»

Il écrivit à ses deux autres fermiers deux lettres à peu près dans les mêmes termes, sauf les remerciements qu'il devait à Rivers et qu'il ne devait pas aux autres.

Il s'était arrangé pour toucher une somme de 80,000 francs, qui, avec le produit de la vente des meubles et de la maison de la rue de Provence, devait suffire à tous ses projets.

Après un premier coup d'œil jeté sur le tout, le commissaire-priseur estima la maison 65,000 francs, et ce qu'elle contenait une somme à peu près égale, ce qui mettait à sa disposition une somme de 200,000 francs.

Le lendemain, au reste, comme il l'avait dit, il donnerait un résumé exact de son inspection.

Le commissaire revint avec une réponse.

Elle ne contenait que ces quatre mots:

«Je pars.

»Merci.

»Éva»

À cinq heures, en effet, la diligence de Bordeaux partait de la rue du Bouloy; elle avait une excellente place de coupé que prit Éva.

Elle n'emportait absolument rien qui ne vînt de Jacques.

Il ne lui restait que la mémoire incessante et douloureuse du passé qu'elle n'avait pu laisser au fond de la Seine.

On arriva le lendemain soir à Argenton. La voiture relaya à l'hôtel de la Poste, et en relayant descendit Éva et son bagage à l'hôtel.

Elle prit un commissionnaire pour porter sa malle et s'achemina à pied vers la petite maison du docteur.

Il était huit heures du soir; il tombait une pluie fine; toutes les portes et tous les contrevents étaient fermés.

En quittant Paris, si bruyant à cette époque et si resplendissant de lumière à cette heure, on eût cru en arrivant à Argenton descendre dans une nécropole.

L'homme marchait devant, son falot à la main, sa malle sur l'épaule.

Éva suivait par derrière en pleurant.

Cette obscurité, ce silence, cette tristesse lui avaient navré le cœur. Il lui semblait rentrer à Argenton sous un funeste présage. Elle fit ce que font tous les cœurs tendres et croyants en pareille occasion: les cœurs tendres et croyants sont toujours superstitieux.

Elle se posa une question sur son bonheur ou son malheur futur, question qu'elle chargea le hasard de résoudre.

Elle se dit:

– Si je trouve Marthe morte et la maison vide, je suis à tout jamais malheureuse; si Marthe vit, mes malheurs n'auront qu'un temps.

Et elle pressa le pas.

Quoique la nuit fût noire, elle vit comme une masse plus noire se dresser dans la nuit la maison du docteur terminée par son laboratoire.

Le laboratoire était sombre, les volets des autres fenêtres étaient fermés, aucun filet de lumière ne passait par une fenêtre quelconque.

Elle s'arrêta, une main sur son cœur, la tête renversée en arrière.

Le commissionnaire, n'entendant plus son pas derrière le sien, s'arrêta aussi.

– Vous êtes fatiguée, mademoiselle, dit-il, ce n'est pas un beau temps pour s'arrêter en route. Je vous en préviens, une pleurésie est bientôt prise.

Ce n'était pas la fatigue qui retenait Éva en arrière, c'était la masse de souvenirs qui l'écrasait.

Puis, plus elle approchait, plus la maison lui apparaissait morne, sombre et solitaire.

Enfin on atteignit les quelques marches qui conduisaient à la porte.

Le commissionnaire déposa sa malle sur la première marche.

– Faut-il frapper ou sonner? demanda-t-il.

Éva se rappela qu'elle avait l'habitude de frapper d'une certaine façon.

– Non, dit-elle, restez là, je frapperai moi-même.

En montant l'escalier, ses genoux tremblaient; en mettant la main sur le marteau, sa main était aussi froide que le marteau.

Elle frappa deux coups rapprochés, puis un coup un peu plus espacé, et elle attendit.

Un hibou qui avait son refuge dans le grenier au-dessus du laboratoire de Jacques, répondit seul par son ululement.

– Ô mon Dieu! murmura-t-elle.

Elle frappa une seconde fois; pour mieux voir, en même temps, le commissionnaire levait sa lanterne.

En ce moment, le hibou, attiré par la lumière, passa entre la lanterne et Éva.

Éva sentit le vent de son aile.

Elle poussa un faible cri.

Le commissionnaire eut peur, il laissa tomber la lanterne, qui s'éteignit.

Il la ramassa; une lumière brillait à travers une petite fenêtre étroite et basse.

– Je vais aller rallumer ma lanterne, dit-il.

– Non, restez, fit Éva en lui mettant la main sur l'épaule; il me semble que j'entends du bruit dans la maison.

En effet, on venait d'entendre le bruit d'une porte qui se refermait; puis un pas lourd qui descendait lentement l'escalier.

Ce pas s'approcha de la porte. Éva était muette et tremblante comme s'il s'agissait de sa vie.

– Qui est là? demanda une voix tremblante.

– Moi, Marthe, moi! répondit Éva d'une voix joyeuse.

– Ô mon Dieu, notre chère demoiselle! s'écria la vieille femme, qui avait reconnu la voix d'Éva après trois ans d'absence.

Et elle ouvrit vivement la porte.

– Et le docteur? demanda-t-elle.

– Il vit, répondit Éva; il se porte bien. Dans quelques jours il sera ici.

– Qu'il revienne! Que je le revoie et que je meure! dit la vieille Marthe. Voilà tout ce que je demande à Dieu.

*

* *

En quittant la petite maison de la rue de Provence, Jacques Mérey était rentré à l'hôtel de Nantes qu'il avait trouvé vide.

Il avait poussé un soupir.

Peut-être était-il triste d'avoir été si vite et si bien obéi.

Il fit venir une marchande à la toilette, lui donna tous les vêtements qu'Éva portait sur elle lorsqu'elle s'était jetée à la Seine, jusqu'aux bas et aux souliers, et lui ordonna en échange de donner 10 francs au premier pauvre qu'elle rencontrerait.

Mais il remit et renferma dans son portefeuille la lettre du marquis de Chazelay.

Puis il s'enferma dans la chambre d'Éva, où il s'était fait servir d'avance son souper, déroula le manuscrit et commença de lire.

Le titre du premier chapitre était: En France.

Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

Подняться наверх