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LA FILLE DU MARQUIS
TOME I
VI
LA LETTRE DE M. DE CHAZELAY

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Jacques Mérey était philosophe, mais en amour il n'y a pas de philosophie.

Le cœur de l'homme est ainsi fait. Lorsqu'il souffre par la femme qu'il aime, plus il l'aime, plus il éprouve le besoin de la faire souffrir à son tour; et dans cette souffrance qu'il lui impose il trouve une amère et inépuisable douceur.

Jacques Mérey eût été désespéré qu'Éva lui donnât cette adresse qu'il lui demandait.

Qu'aurait-il fait, que serait-il devenu quand elle n'aurait plus été là pour qu'il enfonçât dans son cœur les griffes de fer de sa jalousie?

Il aurait passé la nuit à errer comme un insensé dans les rues de Paris.

À qui eût-il été dire la rage qui le dévorait?

Tous ceux qu'il aimait d'amitié étaient morts; toutes les têtes aux joues desquels il avait appuyé ses lèvres étaient tombées.

Danton était mort, Camille Desmoulins était mort, Vergniaud était mort.

Il n'y avait point jusqu'au père Sanson, à qui il avait demandé un asile et qui l'avait sauvé, il n'y avait pas jusqu'à ce brave royaliste qui était mort du douleur d'avoir été forcé de tuer le roi.

Jacques Mérey s'était réfugié en Amérique, de l'autre côté de l'Océan. Il avait suivi les événements qui se passaient en France; il avait vu Marat frappé dans sa baignoire; il avait vu Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, Hérault de Séchelles, marcher à l'échafaud; il avait vu la chute de Robespierre au 9 thermidor; il avait vu les progrès de la réaction; il avait vu les députés proscrits comme lui revenir prendre leur place sur les bancs de la Convention; enfin il avait vu le 13 vendémiaire constituer un nouveau gouvernement; alors, sans avoir aucune certitude pour sa sûreté personnelle, il était parti, emporté par son désir de revoir Éva.

Les vents contraires, la mer mauvaise l'avaient jeté sur les bancs de Terre-Neuve et lui avaient fait une traversée de quarante-neuf jours. Enfin il était arrivé le matin même du Havre, était descendu à l'hôtel de Nantes, tout naturellement, comme le lièvre revient à son lancer. Et le soir, ayant entendu parler de la solennité théâtrale qui s'accomplissait rue Louvois, il s'y était rendu dans l'espoir de trouver quelqu'un de connaissance qu'il pût interroger.

Le hasard l'avait servi au delà de ses souhaits.

Nous l'avons vu tout à la fois faible courage et méchant cœur, ne pouvant échapper à sa misérable condition d'homme, ramener chez lui Éva, heureuse d'y venir, sous le prétexte de lui donner la lettre de son père, mais en réalité pour la torturer plus longtemps.

Plus grand il voyait son amour, plus grand était son besoin de la faire souffrir.

Il rentra chez lui, et tandis que le garçon de l'hôtel, en allumant les bougies, regardait avec étonnement cette belle créature, mise avec une suprême élégance, qui restait anéantie sur le fauteuil où elle était tombée, il alla droit au secrétaire et y prit le portefeuille qui renfermait tous les souvenirs chers à son cœur.

Il revint alors s'asseoir près d'un guéridon de marbre sur lequel était posé un candélabre, et tira du portefeuille plusieurs papiers.

Le garçon était sorti et avait refermé la porte.

Son plan de douleur était dressé.

Il semblait que, non pas au point de l'amour, mais au point de vue humain, ce qu'il faisait était mal, mais une incroyable puissance le poussait à chercher dans ce cœur en lambeaux une preuve d'amour plus grande que les plaintes, les larmes et les sanglots.

– Puis-je parler, demanda-t-il d'une voix ferme à force de volonté, et m'écoutez-vous?

Éva joignit les mains, tourna ses beaux yeux baignés de larmes vers Jacques.

– Oh oui! je t'écoute, dit-elle, comme j'écouterais l'ange du jugement dernier.

– Je ne suis pas votre juge, dit Jacques, mais seulement le messager chargé de vous faire connaître quelques détails qu'il est important que vous connaissiez.

– Sois pour moi ce que tu voudras être dit-elle, j'écoute.

– Inutile de vous dire que j'ignorais où ceux qui vous avaient enlevée à moi vous avaient conduite. J'appris en même temps l'émigration et la mort de votre père, que, dans une nuit de combat, au feu de la mousqueterie, j'avais cru reconnaître dans la forêt d'Argonne.

Espérant apprendre quelque chose de vous dans les papiers laissés par votre père, je me fis autoriser à visiter ces papiers, et je partis pour Mayence dans ce but. Le quartier général français était à Francfort. Je poussai jusqu'à Francfort. Là je trouvai un aide de camp du général Custine; j'ai eu l'ingratitude d'oublier son nom.

– Le citoyen André Simon, murmura Éva.

– Oui, c'est cela.

– Je m'en souviens, moi, dit Éva en levant les yeux au ciel.

– Il me laissa prendre connaissance des papiers.

Jacques Mérey s'arrêta un instant, il sentait que sa voix s'altérait.

– Au nombre de ces papiers, continua-t-il, il y avait une lettre de vous qui m'était adressée et qui avait été envoyée par votre tante à votre père. J'eusse donné beaucoup à cette époque pour pouvoir dire ou faire savoir que votre femme de chambre vous trahissait. Voici cette lettre, je vous la rends; cette lettre n'a plus de raison d'être.

– Oh! dit Éva tombant à genoux, garde-là! garde-là!

– À quoi bon? dit Jacques en l'ouvrant, vous avez donc oublié ce qu'elle disait?

Et il lut à haute voix les premières lignes.

«Mon ami, mon maître, mon roi, je dirais mon dieu si je ne devais pas garder Dieu pour le supplier de me réunir à toi.»

– Dieu vous a exaucée, dit Jacques avec un accent d'une profonde amertume, puisque nous sommes réunis.

Et il approcha la lettre de la flamme des bougies pour la brûler.

Mais Éva se précipita sur elle et la lui arracha des mains, éteignant entre ses mains un commencement de flamme qui s'emparait d'elle.

– Oh! non, dit-elle, puisque tu l'as gardée trois ans, c'est que tu m'aimais, c'est que tu l'as lue et relue, c'est que tu l'as baisée cent mille fois, c'est que tu l'as portée sur ton cœur. Je n'ai pas de lettre de toi, celle-là m'en tiendra lieu. Je mourrai avec cette lettre sur les lèvres, on la mettra dans ma tombe, et, si Dieu m'interroge, je lui montrerai cette lettre, en disant: Vois comme je l'aimais!

Et, couvrant la lettre de baisers et de pleurs, elle l'enfonça dans sa poitrine.

– Continue, dit-elle, tu me tues; cela me fait du bien.

Et elle se laissa aller couchée sur le tapis.

– Quant à celle-ci, dit Jacques d'une voix dont il essayait vainement de cacher l'altération, elle est du marquis de Chazelay; on l'apportait chez votre tante à Bourges en même temps qu'ayant appris que vous étiez à Bourges, j'étais venu vous y chercher. On me fit observer que, puisque j'étais à votre recherche, mieux valait que je me chargeasse de la lettre que de la laisser où le facteur l'avait jetée, sous la grande porte. Je ne vous rejoignis pas quand j'arrivai à Mayence; vous en étiez partie. J'eus de vos nouvelles par André. Il vous avait parlé de moi.

Un long sanglot fut la seule réponse d'Éva.

– Proscrit au 31 mai, j'eus encore un rayon d'espoir, et je bénis ma proscription; elle me permettait de vous suivre en Autriche où je savais que vous vous étiez retirée. Je traversai la France et gagnai sans accident la frontière; là, je pris la poste pour Vienne, je marchai jour et nuit; ma voiture ne s'arrêta qu'à Josephplatz, nº 11. Vous étiez partie depuis une semaine… Ce fut ma dernière déception; non, je me trompe, reprit Jacques Mérey, ce ne fut pas la dernière.

Et, laissant tomber son coude sur le guéridon et sa tête dans sa main.

– Tenez, madame, dit-il, voici la lettre du marquis de Chazelay, lisez, ne fût-ce que par respect pour la mémoire de votre père; elle doit contenir ses dernières volontés. Elle est à l'adresse de votre tante, mais, votre tante étant morte, c'est à vous qu'il appartient de la décacheter.

Éva décacheta machinalement la lettre, et, comme obéissant à un ordre d'une puissance supérieure qui lui eût momentanément rendu la force, elle lut, en se rapprochant du cercle de lumière que jetait le candélabre.

«Mayence, le 1793.

»Ma sœur,

»Regardez ma dernière lettre comme non avenue, et, si vous n'êtes point partie, restez.

»Je suis jugé, puis condamné par les républicains; dans douze heures tout sera fini pour moi dans ce monde.

»Au moment solennel où je vais paraître devant Dieu, mes regards se reportent sur vous et sur ma fille.

»À votre âge et avec vos principes religieux, vous me laissez peu d'inquiétude. Ou vous vivrez dans la retraite et vous échapperez à la proscription, ou vous monterez sur l'échafaud et vous y monterez la tête haute, comme une Chazelay doit y monter.

»Mais il n'en est point ainsi de ma pauvre Hélène; elle a quinze ans, elle entre dans la vie à peine, elle ne saura ni vivre ni mourir.»

– Oh! interrompit Éva en relevant la tête, vous vous trompez, mon père.

«Placé depuis ce matin en face du néant des choses d'ici-bas, je ne crois pas devoir, au moment de quitter ce monde, prendre mort une responsabilité qui, moi vivant, ne m'eût point épouvanté.

»Vivant, j'avais sur ma fille une puissance de direction que mort je n'aurai plus.

»Nous deux morts, personne ne l'aime plus ici-bas que cet homme, et de son côté elle n'aime que lui.

»Ce n'est pas un homme de notre caste, mais (vous l'avez entendu dire vingt fois) un homme honorable et honoré; ce n'est pas un noble, mais un savant, et il paraît qu'aujourd'hui mieux vaut être savant que noble.»

Éva leva les yeux sur Jacques Mérey; il restait impassible.

»D'ailleurs, continua Éva, reprenant sa lecture, si quelqu'un a sur elle des droits presque égaux aux miens, c'est lui qui l'a prise, masse inerte et abandonnée par moi à de vils paysans, et qui en a fait la créature belle et intelligente que vous avez sous les yeux.

»Hélène trouvera en lui un bon mari et vous, puisqu'il partage les principes damnés qui triomphent en ce moment, un protecteur.»

Éva s'arrêta; elle avait lu les lignes suivantes; elle étouffait.

– Eh bien, demanda Jacques d'une voix calme.

Éva fit un effort et continua:

»Je donne donc mon consentement à leur mariage, et, les pieds dans la tombe, je leur envoie ma bénédiction paternelle.

»Je veux que ma fille, qui n'a pas eu le temps de m'aimer pendant ma vie, m'aime au moins après ma mort.

»Votre frère,

»MARQUIS DE CHAZELAY.»

Éva laissa échapper la lettre de ses mains et, les bras étendus sur ses genoux, inclina la tête sur sa poitrine comme la Madeleine de Canova.

Ses longs cheveux, qui s'étaient dénoués, faisaient un voile autour d'elle.

Jacques la regarda un instant de cet œil dur que les hommes ont pour la femme coupable; puis, comme si, à son compte, elle n'avait point encore assez souffert:

– Ramassez cette lettre, dit-il, elle est importante.

– En quoi? demanda Éva.

– C'est son consentement à votre mariage.

– Avec toi, mon bien-aimé, dit-elle de sa voix douce et résignée, mais non avec un autre.

– Pourquoi cela? demanda Mérey.

– Parce que ton nom y est.

– Bon! dit amèrement Jacques, mon nom s'est bien effacé de votre cœur, il s'effacera bien de ce papier.

Éva se leva chancelante. On entendait le roulement d'un fiacre; elle alla en se soutenant aux meubles à la fenêtre et l'ouvrit.

– Oh! c'en est trop! murmura-t-elle.

Et elle jeta un cri rauque qui fit retourner le cocher.

Le cocher vit une fenêtre ouverte, une forme blanche à cette fenêtre; il comprit que c'était une femme qui l'appelait; il vint et rangea sa voiture à la porte.

Éva rentra.

– Adieu, dit-elle à Jacques, adieu pour toujours!

– Où allez-vous? demanda Jacques.

– Où tu m'as renvoyée, chez moi.

Jacques se rangea pour la laisser passer.

– Me donneras-tu une dernière fois la main? dit-elle avec un regard plein d'angoisse.

Mais Jacques se contenta de saluer.

– Adieu, madame, dit-il.

Éva se précipita dans l'escalier en murmurant:

– Dieu sera moins cruel que toi, je l'espère.

Jacques entendit-il ces mots? lui donnèrent-ils à penser? entrevit-il le projet d'Éva? se crut-il assez vengé ou, ne l'étant point assez, voulut-il savoir où la retrouver pour prolonger le supplice de celle à qui la veille, pour épargner un soupir, il eût donné sa vie? Le fait est qu'il revint à la fenêtre, s'effaçant de façon à ce que de la fenêtre de l'entresol il pût tout voir sans être vu.

Éva parut à la porte de l'hôtel et mit un louis dans la main du cocher.

Un louis d'or, c'était près de 8,000 francs en assignats.

Il secoua la tête.

– Comment voulez-vous que je vous rende, ma petite dame? dit le cocher; je n'ai pas de monnaie d'argent, et en assignats je ne suis pas assez riche.

– Gardez tout, mon ami, dit Éva.

– Comment! que je garde tout, vous ne me prenez donc pas à la course?

– Si fait.

– Mais alors…

– Je vous donne la différence.

– Il ne faut pas refuser le bien qui nous tombe du ciel.

Et il mit le louis dans sa poche.

Éva était montée dans le fiacre, le cocher referma la portière sur elle.

– Où faut-il vous conduire, ma petite dame demanda-t-il.

– Au milieu du pont des Tuileries.

– Ce n'est point une adresse, cela?

– C'est la mienne, allez!

Le cocher monta sur son siége et partit dans la direction indiquée.

Jacques Mérey avait tout entendu. Il resta un instant immobile et comme hésitant.

Puis tout à coup:

– Oh! non! dit-il, moi aussi je me tuerais!

Et, sans chapeau, il s'élança hors de l'appartement, laissant portes et fenêtres ouvertes.

Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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