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LETTRE II.

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Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar,

Bellerive, 26 juillet 1790.

Oui, j'irai vous rejoindre et pour toujours; cependant, pourquoi dites-vous qu'il ne m'a jamais aimée? Je sais bien que je n'ai plus d'avenir, mais il ne faut pas m'ôter le passé.

Au concert, au bal, la dernière fois que je l'ai vu, j'en suis sûre, il m'aimoit! il y a maintenant douze jours que je ne fais plus que repasser sur les mêmes souvenirs; je me suis rappelé des mots, des regards, des accens dont je n'avois pas assez joui, mais qui doivent me convaincre de son affection. Il m'aimoit, j'étois libre, et il est l'époux d'une autre; ne croyez pas que jamais ma pensée puisse sortir de ce cercle cruel que les regrets tracent autour de moi. Depuis le jour où j'aurois dû mourir, j'ai vécu seule, je n'ai vu que Thérèse, je n'ai point répondu aux lettres de madame de Vernon, je lui ai fait dire que je ne pouvois pas la voir, vous-même vous ne m'auriez pas fait du bien.

Je saurai recouvrer quelque empire sur moi-même, mais le bonheur! votre raison même vous dira qu'il n'en est plus pour moi. Vous ne pensez pas que jamais je puisse aimer un autre homme que Léonce; ce charme irrésistible, qui m'avoit inspiré la première passion de ma vie, vous ne pensez pas que jamais je puisse l'oublier. Eh bien! le sort d'une femme est fini quand elle n'a pas épousé celui qu'elle aime; la société n'a laissé dans la destinée des femmes qu'un espoir; quand le lot est tiré et qu'on a perdu, tout est dit: on essaie de vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de réparer un irréparable malheur; mais cette inutile lutte contre le sort ne fait qu'agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les dernières années de ces souvenirs de vertu, l'unique gloire de la vieillesse et du tombeau.

Que faut-il donc faire quand une cause, inconnue ou méritée, vous a ravi le bien suprême, l'amour dans le mariage? que faut-il donc faire, quand vous êtes condamnée à ne jamais le connoître? Éteindre ses sentimens, se rendre aride, comme tant d'êtres qui disent qu'ils s'en trouvent bien; étouffer ces élans de l'âme qui appellent le bonheur et se brisent contre la nécessité; j'y ai presque réussi, c'est aux dépens de mes qualités, je le sais; mais qu'importe! pour qui maintenant les conserverois-je?

Je suis moins tendre avec Thérèse; j'ai quelque chose de contraint dans mes paroles, dans mon air, qui m'inspire de la déplaisance pour moi-même; ces défauts me conviennent: Léonce ne m'a-t-il pas jugée indigne de lui! pourquoi ne lui donnerois-je pas raison? Vous voulez que je retourne vers vous, ma chère Louise; mais pourrez-vous me reconnoître? J'ai fait sur moi un travail qui a singulièrement altéré ce que j'avois d'aimable; ne falloit-il pas roidir son âme pour supporter ce que je souffre! S'éveiller sans espoir, traîner chaque minute d'un long jour comme un fardeau pénible, ne plus trouver d'intérêt ni de vie à aucune des occupations habituelles, regarder la nature sans plaisir, l'avenir sans projet; juste ciel, quelle destinée! et si je me livre à ma douleur, savez-vous quelle est l'idée, l'indigne idée qui s'empare de moi? le besoin d'une explication avec Léonce.

Il me semble que je lui dirois des paroles qui me vengeroient…; mais à quoi me serviroit-il de me venger? la fierté seule peut me conserver quelques restes de son estime. Cependant pourra t-il éviter de me voir? c'est à moi de m'y refuser, je le dois, je le veux; Louise, ce qui m'a perdue, c'est trop d'abandon dans le caractère; je me sens de l'admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent de l'ascendant des autres. J'aime, j'estime la froideur, le dédain, le ressentiment; Léonce verra si moi aussi je ne puis pas lui ressembler…. Que verra-t-il? Il ne me regarde plus; je m'agite, et il est en paix. Ma vie n'est de rien dans la sienne; il continue sa route et me laisse en arrière, après m'avoir vue tomber du char qui l'entraîne.

Vous me parlez de la retraite! j'ai le monde en horreur, mais la solitude aussi m'est pénible. Dans le silence qui m'environne, je suis poursuivie par l'idée que personne sur la terre ne s'intéresse à moi; personne! ah! pardonnez, c'est à Léonce seul que je pensois; funeste sentiment, qui dévaste le coeur, et n'y laisse plus subsister aucune des affections douces qui le remplissoient! C'est pour vous, pour vous seule, ma soeur, que j'essaie de vivre; madame de Vernon que j'ai tant aimée ne m'est plus qu'une pensée douloureuse; je lui adresse, au fond de mon coeur, des reproches pleins d'amertume; hélas! peut-être que Léonce seul les mérite; je veux me préserver du premier tort des malheureux, de l'injustice. Je recevrai madame de Vernon, puisqu'elle veut me voir: elle m'écrit que mon refus l'afflige; oh! je ne veux pas l'affliger: peut-être, en la revoyant, reprendrai-je à son charme.

Je redemande un intérêt, un moment agréable, comme on invoqueroit les dons les plus merveilleux de l'existence; il me semble que cesser de souffrir est impossible, et qu'il n'y a plus au monde que de la douleur.

Delphine

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