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LETTRE V.

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Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 4 août.

Depuis que j'existe, vous le savez, ma soeur, l'idée d'un Dieu puissant et miséricordieux ne m'a jamais abandonnée; néanmoins dans mon désespoir je n'en avois tiré aucun secours: le sentiment amer de l'injustice que j'avois éprouvée s'étoit mêlé aux peines de mon coeur, et je me refusois aux émotions douces qui peuvent seules rendre aux idées religieuses tout leur empire; hier je passai quelques instans plus calmes, en cessant de lutter contre mon caractère naturel.

Je descendis vers le soir dans mon jardin, et je méditai pendant quelque temps, avec assez d'austérité, sur la destinée des âmes sensibles au milieu du monde. Je cherchois à repousser l'attendrissement que me causoit l'image de Léonce; je voulois le confondre avec les hommes injustes et cruels, avides de déchirer le coeur qui se livre à leurs coups. J'essayai d'étouffer les sentimens jeunes et tendres dont j'ai goûté le charme depuis mon enfance. La vie, me disois-je, est une oeuvre qui demande du courage et de la raison. Au sommet des montagnes, à l'extrémité de l'horizon, la pensée cherche un avenir, un autre monde, où l'âme puisse se reposer, où la bonté jouisse d'elle-même, où l'amour enfin ne se change jamais en soupçons amers, en ressentimens douloureux: mais dans la réalité, dans cette existence positive qui nous presse de toutes parts, il faut, pour conserver la dignité de sa conduite, la fierté de son caractère, réprimer l'entraînement de la confiance et de l'affection, irriter son coeur lorsqu'on le sent trop foible, et contenir dans son sein les qualités malheureuses qui font dépendre tout le bonheur des sentimens qu'on inspire.

Je me ferai, disois-je encore, une destinée fixe, uniforme, inaccessible aux jouissances comme à la douleur; les jours qui me sont comptés seront remplis seulement par mes devoirs. Je tâcherai surtout de me défendre de cette rêverie funeste, qui replonge l'âme dans le vague des espérances et des regrets; en s'y livrant, on éprouve une sensation d'abord si douce, et ensuite si cruelle! on se croit attiré par une puissance surnaturelle, elle vous fait pressentir le bonheur à travers un nuage; mais ce nuage s'éclaircit par degrés, et découvre enfin un abîme où vous aviez cru voir une route indéfinie de vertus et de félicités.

Oui, me répétois-je, j'étoufferai en moi tout ce qui me distinguoit parmi les femmes, pensées naturelles, mouvemens passionnés, élans généreux de l'enthousiasme; mais j'éviterai la douleur, la redoutable douleur. Mon existence sera tout entière concentrée dans ma raison, et je traverserai la vie, ainsi armée contre moi-même et contre les autres.

Sans interrompre ces réflexions, je me levai, et je marchai d'un pas plus ferme, me confiant davantage dans ma force. Je m'arrêtai près des orangers que vous m'avez envoyés de Provence; leurs parfums délicieux me rappelèrent le pays de ma naissance, où ces arbres du Midi croissent abondamment au milieu de nos jardins. Dans cet instant, un de ces orgues que j'ai si souvent entendus dans le Languedoc passa sur le chemin, et joua des airs qui m'ont fait danser quand j'étois enfant. Je voulois m'éloigner, un charme irrésistible me retint; je me retraçai tous les souvenirs de mes premières années, votre affection pour moi, la bienveillante protection dont votre frère cherchoit à m'environner, la douce idée que je me faisois, dans ce temps, de mon sort et de la société; combien j'étois convaincue qu'il suffisoit d'être aimable et bonne pour que tous les coeurs s'ouvrissent à votre aspect, et que les rapports du monde ne fussent plus qu'un échange continuel de reconnoissance et d'affection. Hélas! en comparant ces délicieuses illusions avec la disposition actuelle de mon âme, j'éprouvai des convulsions de larmes, je me jetai sur la terre avec des sanglots qui sembloient devoir m'étouffer: j'aurois voulu que cette terre m'ouvrît son repos éternel.

En me relevant j'aperçus les étoiles brillantes, le ciel si calme et si beau.—O Dieu! m'écriai-je, vous êtes là, dans ce sublime séjour, si digne de la toute-puissance et de la souveraine bonté! les souffrances d'un seul être se perdent-elles dans cette immensité? ou votre regard paternel se fixe-t-il sur elles pour les soulager et les faire servir à la vertu? Non, vous n'êtes point indifférent à la douleur; c'est elle qui contient tout le secret de l'univers; secourez-moi, grand Dieu! secourez-moi. Ah! pour avoir aimé, je n'ai pas mérité d'être oubliée de vous! Aucun être, dans le petit nombre d'années que j'ai passées sur cette terre, aucun être n'a souffert par moi; vous n'avez entendu aucune plainte qui fût causée par mon existence; j'ai été jusqu'à ce jour une créature innocente; pourquoi donc me livrez-vous à des tourmens si cruels? Ma Louise, en prononçant ces mots, j'avois pitié de moi-même: ce sentiment a quelque douceur.

Un secours plus efficace pénétra dans mon coeur; je me blâmai d'avoir tardé si longtemps à recourir à la prière; je repoussai le système que je m'étois fait de froideur et d'insensibilité: ce que je craignois, c'étoit l'amour, c'étoit la foiblesse, qui m'inspiroit quelquefois le désir d'aller vers Léonce, de me justifier moi-même à ses yeux, de braver pour lui parler, tous les devoirs, tous les sentimens délicats: je trouvai bien plus de ressource contre ces indignes mouvemens dans l'élévation de mon âme vers son Dieu, dans les promesses que je lui fis de rester fidèle à la morale, et je revins chez moi plus satisfaite de mes résolutions.

Depuis, je me suis occupée de Thérèse; il y avoit quelques jours que je ne l'avois vue: elle passe presque toutes ses heures seule avec un prêtre vénérable qui a pris beaucoup d'ascendant sur elle; son dessein est d'aller à Bordeaux pour arranger ses affaires, lorsqu'elle se croira sûre de n'avoir rien à craindre de la famille de son mari. Comme nous causions ensemble, je reçus des lettres de M. de Serbellane que mon banquier m'envoyoit, parce que c'est sous mon nom qu'il écrit à Thérèse; je les lui remis; elle pleura beaucoup en les lisant et me dit:—Il m'est permis de les recevoir encore, mais dans quelques mois je ne le pourrai plus.—Je voulois qu'elle s'expliquât davantage; elle s'y refusa: je n'osai pas insister. J'ignore par quelles pratiques, par quelles pénitences elle essaie de se consoler; sans partager ses opinions, je n'ai point cherché jusqu'à ce jour à les combattre; qui sait, Louise, s'il n'y a pas des malheurs pour lesquels toutes les idées raisonnables sont insuffisantes?

Delphine

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