Читать книгу Les Petits Robinsons de Roc-Fermé - A. Gennevraye - Страница 6
II
ОглавлениеAprès l’enterrement, le frère et la sœur durent rentrer dans leur chambre.
«Restez-y et tenez-vous tranquilles pendant le repas des funérailles,» dit Angélique, qui leur donna du pain et du lard.
A côté, ils entendirent des gens qui mangeaient et ne paraissaient point affligés. Le repas se prolongeant, la nuit vint. Yvon s’endormit; mais Mélite, qui avait reconnu la voix de la cabaretière, entr’ouvrit la porte sans bruit et se glissa derrière les rideaux du lit où, la veille, le corps de sa mère reposait. Les paroles de la méchante femme qu’elle détestait lui causèrent une terrible frayeur.
«Ses enfants, disait-elle, ne sont bons qu’à mendier.»
Un homme que Mélite voyait pour la première fois, et qui se disait le cousin de son père, ajouta:
«On va vendre la maison; le prix qu’on en retirera ne les fera pas vivre.»
Ce parent avait des prunelles pâles, un regard dur, un geste brutal.
La cabaretière poursuivit:
«Moi, je prends la fille, vous prendrez le garçon; nous les ferons travailler, et rudement.
Vous ne la battrez pas, dit le sacristain, qui était l’un des convives; elle n’y est pas accoutumée.
Elle s’y accoutumera.
Yvon est bien jeune, remarqua Angélique, vous le ménagerez.»
Elle s’adressait au parent, qui répondit:
«Il faudra qu’il marche, ou gare à lui! Je l’emmènerai demain à midi.
Mère Angélique, demanda la cabaretière, pouvez-vous garder les enfants jusque-là?
Ils dorment à cette heure, répondit la vieille. Je vais fermer la porte, ça suffira. «
Il fut fait comme il avait été dit. Chacun se retira, et laissa les petits sous la garde de Dieu.
Mélite, terrifiée, avait regagné sa chambre et réfléchissait près de son frère. Allaient-ils donc être séparés?… Mieux valait aller rejoindre leurs parents, en se jetant à la mer! Mais cela lui fit peur; elle était si profonde, la mer!.... et Martin disait qu’elle était si méchante!… Que faire, pourtant? Tout, plutôt que de voir Yvon malheureux et que d’être elle-même la servante de la cabaretière!
A force de chercher, elle se rappela que leur mère leur avait souvent parlé de sa sœur Geneviève, qui était en place chez une dame à Paris, ajoutant chaque fois:
«Votre tante Geneviève vous aimerait bien… comme si vous étiez ses propres enfants.»
Pourquoi Yvon et Mélite n’iraienl-ils pas la chercher? Mais on les retiendrait s’ils ne fuyaient pas, et s’ils fuyaient, on les rattraperait. Tout à coup, Mélite pensa à son palais, où ils seraient bien cachés, et, quand on les croirait noyés ou perdus, ils se mettraient, en chemin pour Paris, et se réfugieraient dans les bras de la tante Geneviève.
Sans attendre le jour, Mélite éveilla Yvon et l’habilla de ses meilleurs effets. Elle agit de même pour elle; puis, ramassant ce qui restait du repas des funérailles, du pain, un peu de lard et du fromage, elle mit tout cela dans un panier. Lorsque son frère eut son chapeau de feutre, elle, son chapeau de jonc tressé, Mélite se souvint de son petit trésor....
Lorsque le pêcheur faisait un bon marché, il donnait de coutume à sa fille quelques sous qu’elle mettait dans une tirelire: Sa mère n’avait jamais permis qu’elle la cassât, même quand ils avaient eu faim. Aujourd’hui le moment était trop grave [pour hésiter. La tirelire brisée, Mélite se crut riche; quatre francs! quelle fortune!
«Allons, partons!» dit-elle.
Elle ouvrit la fenêtre donnant sur le jardin, fit passer son frère, qui l’aida à renverser quelques pieds du treillage formant clôture, et ils se trouvèrent sur la grève.
«Où allons-nous? demanda Yvon.
–Dans mon palais.»
Sans la questionner davantage, tant il avait l’habitude de lui obéir et de la croire, Yvon suivit sa sœur. La marée descendait; un coup de vent enleva le chapeau de Mélite, ils coururent après en riant; leur fuite devenait une partie de plaisir.
La nuit était si noire qu’Yvon, effrayé des ténèbres, saisit la jupe de sa sœur. Il portait ses souliers liés ensemble et passés à son bras; il glissait sur des paquets d’herbes gluantes, se sentait comme perdu, et répétait toujours marchant:
«Sommes-nous bientôt arrivés?»
Malgré sa foi dans Mélite, il résista quand il fallut ramper pour s’introduire sous le grand rocher. Il s’assit, refusant d’aller plus loin. Pendant ce temps, Mélite dégageait le sable qui cachait l’orifice du trou.
«La mer va nous atteindre,» lui répétait Mélite.
Mais, sur son refus de passer d’abord dans le couloir étroit du rocher, elle entra.
«Prends mes pieds!» cria-t-elle.
Et, de peur de rester seul, il les saisit, et sa sœur le traîna avec peine jusque de l’autre côté.
Elle revint chercher le panier de provisions et, aidant son frère à monter l’escalier de rocs, ils pénétrèrent dans la grotte.
Les rayons de la lune, qui venait de se lever, filtraient à travers l’ouverture et éclairaient le palais enchanté. La petite fille se sentit si heureuse qu’elle lit mettre son frère à genoux, à côté d’elle, et tous deux récitèrent un Pater et un Ave. Puis, épuisés de fatigue, les orphelins se couchèrent sur le sable et s’endormirent profondément.
«SOMMES-NOUS BIENTÔT ARRIVÉS?»(PAGE14.)
A leur réveil, le jour emplissait le palais. Ils regardèrent au dehors. La mer s’étendait calme et pleine: quelques barques immobiles leur semblèrent de petites coquilles sur l’eau. Dans la joie de leur délivrance, ils déjeunèrent gaiement; tout changement est une te pour les enfants. La tristesse les reprit, quand ils songèrent à la petite table où tous quatre s’asseyaient autrefois. Le père avait manqué, puis la mère, et ils étaient seuls maintenant, chassés de leur maison, isolés dans ce château très beau, il est vrai, mais trop grand pour eux, qui n’avaient plus ceux qu’ils aimaient tant!
Mélite vit que son chagrin gagnait son petit frère, et comprit que le pauvre enfant allait pleurer et demander à s’en retourner chez eux.
«Pourquoi sommes-nous ici, dit-il, sans lit, sans soupière, sans cuillère et sans soupe?»
Alors sa sœur lui conta les projets de la méchante cabaretière pour les séparer et les rendre malheureux, éloignés l’un de l’autre.…
«Jamais je ne te quitterai, Mélite! s’écria le petit gars; restons ici; tu es si adroite que tu sauras bien faire de la soupe, et nous la mangerons, moi vis-à-vis de toi. Mais, pour nous coucher, le sable est un peu dur. et je n’avais pas chaud cette nuit sans couvre-pied.»
Pauvre petit! En effet, comment résisterait-il à toutes les privations qu’ils auraient à endurer? Cependant, dussent-ils mourir, du moins ils mourraient ensemble. En attendant, Mélite, qui était une fille courageuse, résolut de faire l’inspection de ses domaines Et, d’abord, elle revit le bassin plein d’eau claire et douce qui les assurait d’avoir à boire tout leur content.
Un gros pain eût été bien nécessaire, mais c’était si lourd! Ils n’en avaient que pour deux ou trois jours. et après, comment s’arrangeraient-ils?. Enfin la petite se rappela qu’une fois, au prêche, M. le curé avait dit que Dieu pensait à tout. qu’il habillait les fleurs et nourrissait les petits oiseaux. Yvon et Mélite n’étaient-ils pas de pauvres petits oiseaux sans père ni mère? Dieu les verrait et aurait pitié d’eux. Un peu rassurée, la petite prit la main de son frère pour qu’il descendît l’escalier.
«Viens, dit-elle, nous allons faire le tour de notre jardin d’en bas, examiner ce qu’il pourra nous donner.
Notre jardin! Plaisantes-tu, sœur? il n’a point de pommes de terre, de carottes, et je n’aperçois pas de pruniers ni de cerisiers comme dans le nôtre.
Viens donc… qui sait ce que nous découvrirons!»
Quand les deux enfants furent descendus, ils ne virent d’abord que du sable; mais, dans un des coins, il y avait un énorme tas de varech aussi élevé qu’une meule de foin. Mélite remarqua que, vers le haut, ce varech était très sec. Alors elle songea qu’on pourrait en monter dans la grotte, afin d’en faire un lit plus doux que le sable, et, en étendant celui qui était humide, il sécherait aussi et donnerait une couverture qui les garantirait du froid.
Aussitôt pensé, aussitôt fait. Mélite grimpe sur le tas de varech, enlève celui qui est sur le dessus et le jette à Yvon.
«Porte-le jusqu’à la première marche de l’escalier, dit-elle je le monterai à notre palais.»
Yvon était plein de bonne volonté, mais ses bras ne pouvaient enserrer qu’une toute petite brassée chaque fois. Sa sœur sauta à terre, et, en quatre ou cinq voyages, déposa au pied de l’escalier un gros tas de varech.
Elle commença l’ascension, suivie de son frère, dont la charge n’était pas lourde. Mélite arrangea leur lit avec un oreiller plus haut que le reste; ils seraient vraiment très bien ainsi. Cependant ils n’avaient pas encore leur provision pour la couverture; mais Yvon déclara que cet escalier, dont les marches étaient presque aussi hautes que lui, lui cassait bras et jambes et qu’il ne voulait plus le descendre aujourd’hui....
«Reste là, reprit sa sœur, j’irai seule.
–Moi, rester sans toi dans cette machine où l’on n’y voit goutte?… Non, non, qui sait s’il n’y a pas de grandes bêles qui viendraient me manger ou m’emporter en l’air ou bien dans l’eau, quand tu ne serais plus là?… Je veux que tu restes avec moi.»
Et le petit gars se mit à pleurer en se cramponnant aux jupes de sa sœur. Mélite fit ce qu’il désirait; elle alla s’asseoir sur la plate-forme qui précédait la grotte, tenant son frère, par la main, car l’endroit où ils étaient surplombait de très haut le sol.
Mélite se dit, d’ailleurs, qu’il ne ferait pas bon descendre maintenant; en sa qualité de fille de pêcheur, elle savait que la marée ne tarderait pas à monter. La petite était curieuse de découvrir par quel endroit l’eau s’introduisait dans sa nouvelle propriété. Mélite n’attendit pas longtemps. D’abord elle apperçut au large la mer qui commençait à s’agiter, et les vagues se hâter davantage vers la grève. Une plus forte montait par-dessus sa voisine, et toutes deux s’étalaient sur le sable, y laissant, en se retirant, une frange d’écume blanche comme pour marquer leur marche en avant.
La mer était encore loin du rocher, et cependant la petite fille écoutait, surprise, un bruit sourd qui venait d’un coin sombre de la cour.
Ce coin était caché par une anfractuosité de roc.... Que se passait-il donc de ce côté?… Tout près, elle remarqua un amoncellement de bois de toutes sortes: pieux, avirons cassés, bancs de bateaux, planches… il devait y avoir bien longtemps que tous ces débris étaient là!.
«Oh! Yvon, regarde… regarde!» s’écria la petite d’un accent effrayé qui fit tressaillir son frère.
Et elle montrait du doigt le coin sombre d’où provenait le bruit qui l’intriguait. A ce moment une gerbe d’eau en sortait, bouillonnant avec violence.... Elle se répandit dans la cour… inondant le sable… puis s’apaisa un instant pendant que la mer se retirait un peu pour revenir très vite. En effet, un nouveau jet s’éleva, qui retomba ensuite en recouvrant un plus large espace. Cela continua ainsi, et l’eau montait si promptement dans l’intérieur du rocher que Mélite mesura de l’œil avec crainte la distance qui les en séparait. Elle se rassura en songeant que si leur balcon était atteint, tout le pays serait inondé; leur grotte était en effet plus haut perchée que toutes les maisons du village. que leur pauvre petite maison prêle à être vendue à des étrangers!.
C’est égal, ce serait bien effrayant si une lame de fond entrait par-dessus le rocher et qu’un ras de marée bouleversât les choses ordinaires.... Pas moyen de se sauver de la cage qui enfermait les enfants prisonniers.... Mélite ne disait rien à Yvon de ses craintes, et même elle l’emmena au fond de la grotte, afin de lui cacher l’élévation de l’eau, de sorte qu’à présent les deux petits semblaient être sur le pont d’un navire.
Cependant, après une heure, Mélite ne put résister au désir d’aller regarder à son balcon.... A présent, tout était calme et nivelé dans la cour. Ce grand trou, par lequel la mer se précipitait, faisait vraiment plus de bruit que de besogne, et Mélite jugea que le niveau de l’eau à l’intérieur ne dépassait pas cinquante centimètres de hauteur environ. Alors la curiosité la prit de voir de près ce qui se passait au fond de ce grand bassin.... Un peu reposé, Yvon, consentit à la suivre.
Ils descendirent et Mélite assit son frère sur une marche en lui recommandant de ne pas bouger. Elle s’approcha de l’eau., qui était si claire qu’on apercevait le fond de sable jaune comme s’il eût été à sec…. Et tout à coup, la jeune pêcheuse poussa un cri de joie en voyant défiler devant elle une procession de crabes de diverses tailles et même des soles qui s’aplatissaient sur le sable et se confondaient avec lui....
«Oh! voici une provision pour notre dîner, Yvon; quelle belle pêche nous allons faire!
Mais tu n’as pas de filets.
C’est vrai; pourtant quelques crabes resteront bien à s’attarder chez nous… des soles aussi… pourquoi pas?»
La petite n’avait point songé qu’on était en mars, que le jour ne durait pas longtemps, que le soir viendrait avant le retrait de la mer. Alors, adieu la pêche! Il en devait être ainsi en effet.
Déjà le soleil s’était couché, le crépuscule assombrissait la terre, et l’eau ne brillait plus… on ne la distinguait pas du rocher. Enfin, la nuit vint.
Depuis longtemps, Mélite, désappointée, avait remonté son petit frère, et prenait, anxieuse, leur morceau de pain, pas bien gros, pour en couper une tranche et y étendre un peu de fromage.... Comme Yvon se plaignait d’avoir encore faim, sa tartine mangée:
«Tu auras un meilleur dîner demain, dit Mélite les yeux humides....» Et demain, en auraient-ils autant? se demandait-elle.
Le jour suivant, un beau soleil illuminait les rochers et la mer quand les petits se réveillèrent.... Et tout de suite l’anxiété de la veille revint au cœur de Mélite. Cependant, le soleil est un si bon garçon, qu’il donne du courage rien qu’à le voir briller.... Il réchauffait les pauvres enfants, et Mélite se disait que, par un jour pareil, il devrait lui arriver bien sûr quelque chose d’heureux.... Mais une plainte d’Yvon la fit tressaillir.
«J’ai faim,» disait-il.
Sa sœur chercha parmi ses maigres provisions. Quelle joie elle ressentit en retrouvant un morceau de lard que, dans son trouble, elle avait oublié la veille!
«Tiens, mon chéri,» dit-elle, en joignant au lard du pain en quantité suffisante.…
Il en restait pour deux jours encore, les enfants étaient donc assurés de ne pas mourir de faim d’ici-là.…
Mélite, elle, avec son bon cœur, se contenta de fromage, afin de réserver le lard à son petit gars. Oui, son petit gars, car, depuis qu’elle avait emmené son frère dans le rocher, sa responsabilité lui apparaissait bien lourde! Quel serait le sort du pauvre enfant s’il tombait malade, exposé la nuit au froid… le jour à la faim…. Du moins, ici, il était aimé, caressé par sa sœur, tandis que, chez le méchant paysan qui voulait l’emmener et le faire travailler si durement, Yvon aurait peut-être souffert de la faim et, de plus, eût été battu!. Et puis, Dieu n’abandonnerait point le frère et la sœur, qui avaient confiance en lui. Et Mélite fit agenouiller son frère à côté d’elle pour prier et demander à leur mère et à leur père, qui étaient là-haut, de veiller sur eux.
Pendant que les enfants dormaient, la marée s’était retirée, puis elle était revenue. Elle s’en irait à temps pour que Mélite, dût-elle se mettre les jambes dans l’eau, essayât de pêcher quelques poissons. En effet, vers le milieu du jour, l’eau commença à regagner le trou et à s’y engouffrer d’abord lentement, ensuite plus vite. La petite fille, qui n’avait point jusque-là aperçu de poissons, vit s’allonger un gros dos à la surface de l’eau; c’était un congre qui se glissa dans le trou et disparut. Sentant l’eau baisser, des crabes sortirent du tas de varech et descendirent vers la pleine mer par la route accoutumée.
Mélite, pieds nus, eut beau relever sa jupe et courir après une sole, le poisson fut plus leste qu’elle, et la pauvre enfant dut regagner l’escalier, très triste de son insuccès.
Ainsi, chaque jour, elle verrait passer sous ses yeux de quoi nourrir son frère, et elle ne parviendrait pas à en profiter. Tout à coup, elle se souvint que, dans certaines anses de la rive, les pêcheurs ménageaient des barrages en laissant une ouverture pour que les poissons pussent entrer, mais, une fois à l’intérieur, ils étaient assez bêtes pour ne plus savoir sortir, de même que dans les nasses et filets.
Quand l’eau se fut écoulée, Mélite descendit et invita son frère à la suivre. Elle prit au tas de bois un pieu, et deux, et trois. Yvon l’imitait; mais à un moment, il pousse un cri et se sauve si vite qu’il trébuche et tombe sur le nez. Le sable étant très fin, il ne se fait aucun mal, se relève bientôt et continue à fuir vers l’escalier; sa sœur le rejoint.
«Qu’as-tu donc? lui demande-t-elle en lui saisissant la main.
–Sous le bois, c’est plein de bêtes, répond le petit garçon effaré.
–Quelles bêtes?
Des grosses… grosses!
–Viens me les montrer!
–Si elles allaient nous mordre.
–Poltron! nous avons des bâtons.»
Et Mélite ramenait son frère vers le tas de bois. A son tour, quel cri elle poussa! mais de joie celui-là; à quelques pas des piquets, elle voyait des homards qui marchaient lourdement sur le sable, essayant de se cacher de nouveau sous les bois… Évidemmment, c’était leur maison de campagne; ils venaient s’y reposer en toute sécurité, à l’abri des fortes houles et des embûches des pêcheurs.…
Mélite en prit un très beau et laissa les autres regagner leur asile. La petite, s’armant de courage, tua le homard d’un coup de bâton, de peur qu’il ne se sauvât, et elle continua son travail.... Mélite enfonçait vigoureusement les pieux dans le sable, et bientôt sa pêcherie prit la forme d’un L.
Comme elle avait bien peiné, elle voulut remonter se rafraîchir à l’eau du bassin; elle emportait son homard, quand Yvon, le voyant bien mort, proposa de s’en charger. Mais il était si gros qu’il l’eût bien embarrassé pour monter les hautes marches.... Aussi Mélite ne céda-t-elle pas sa pêche à son frère.
Les enfants s’étaient donné beaucoup de mal à établir la pêcherie. Leur appétit s’éveilla plus tôt qu’à l’ordinaire. Combien le homard serait le bienvenu! On le cuirait dans l’eau de mer, qui aurait l’avantage de ne pas demander de sel.
Le cuire? Mais comment? pensa Mélite avec inquiétude. Elle n’avait point emporté d’allumettes, ni de lumière; impossible de faire du feu… et pas de feu, pas de nourriture.... A part quelques moules qu’elle avait vues sur les parois du rocher et qu’on mangerait crues au besoin, il ne fallait pas songer à se nourrir de homards, crabes et soles, sans les faire cuire; même pas de crevettes, s’il en venait dans sa pêcherie capitonnée de varech.
Ils mourraient donc de faim tous deux, ou bien ils seraient obligés de s’en aller, au risque d’être rencontrés par la cabaretière et ramenés au village où il seraient maltraités et retenus prisonniers....
Mélite ne laissa rien voir de son émotion à son frère, et sa présence d’esprit habituelle lui enseigna le meilleur expédient.
Cette nuit, entre les deux marées, elle retournerait à leur maison chercher des allumettes et des oribus, ces chandelles de résine avec lesquelles s’éclairent les paysans bretons et vendéens. — Elle rapporterait une casserole, deux cuillères de bois… enfin, tout ce qu’elle trouverait d’utile pour eux. Elle se demanda si elle emmènerait Yvon. Il l’embarrasserait bien… Cependant, le laisser tout seul dans la grotte, cela était chanceux.... S’il se réveillait et qu’il ne trouvât pas sa sœur à côté de lui, il serait capable de prendre peur et de se jeter du haut du balcon, au risque de se tuer. Eh bien, ils iraient tous les deux, et ne fût-ce que les allumettes et les oribus, Yvon rapporterait aussi quelque chose.
La marée baisserait vers les dix heures; à minuit, les enfants sortiraient par le canal. Pourvu que la petite pût se tenir éveillée jusque-là! c’était déjà bien assez difficile de décider Yvon à se lever au milieu de son sommeil et à sortir du rocher.
Il serait effrayé et. se mettrait à crier. Si l’on entendait ses cris!… la voix des enfants porte loin dans le silence de la nuit; des pêcheurs, occupés à tendre des lilets, les guetteraient peut-être au sortir de leur cachette.
Quelle préoccupation pour la pauvre Mélite, si jeune, qui devait tout décider, sans parents pour la conseiller, sans personne pour l’aider et la protéger, ainsi que son frère! Mais elle avait l’âme brave, et, après leur dernier repas bien frugal, pris ensemble, elle coucha son frère et attendit.
«Tu ne viens pas? demanda Yvon.
Tout à l’heure, dors, mon chéri.»
Et le petit ferma les yeux et partit pour le pays des rêves, où il revit son père rentrant chargé de poissons, et sa maman leur servant une bonne soupe chaude dans leur assiette.... Il était en train de manger cette soupe, lorsque sa sœur le tira par le bras.
«Est-ce qu’il est jour? grogna Yvon en sursaut.
–Pas encore, mais il faut te lever.
–Est-ce qu’on veut nous prendre?
–Non, c’est le moment d’aller chercher du feu à la maison.
–Pourquoi?
–Pour cuire le homard.
–Ah bien! j’aime mieux dormir. Nous irons au matin.»
Et l’enfant se retourna, prêt à continuer son somme.
«Tu veux donc que je te laisse? moi, je pars.
Oh! non, non!»
Et Yvon commença à pousser des cris en passant son bras autour de la taille de sa sœur pour la retenir,
«Tais-toi donc.... On va t’entendre.…»
Et comme il criait toujours
«Tu vas attirer les grands serpents de mer, qui nous entraîneront par le trou!…»
Oh! cette menace eut un effet complet. Le petit, immobile maintenant, osait à peine respirer.... Mélite l’habilla et sortit sur le balcon. Une grosse lune blanche éclairait la mer et le rocher comme en plein jour.... C’était heureux, elle guiderait les enfants. Toutefois, lorsqu’ils approcheraient de leur maison, des nuages seraient les bienvenus s’ils replongeaient la terre dans l’obscurité et protégeaient de leur ombre les orphelins.
«Allons, partons,» dit Mélite.
–Auprès du canal, elle fit à son frère les mêmes recommandations qu’à leur venue. L’orifice de ce côté du rocher était plus large que celui qui débouchait de la grève… Mélite se glissa donc très facilement dans le souterrain, suivie de son frère, qui lui tenait les pieds.
Quand Mélite eut rampé un certain temps, elle crut être arrivée et gratta pour percer le sable....
C’était bien du sable, en effet, que rencontrèrent ses mains. ainsi elle était au bout du canal. Cependant, au lieu de le sentir s’écarter et laisser voir les étoiles, une nuit très noire continuait à l’environner; puis, à mesure qu’elle creusait, le sable lui retombait sur la tête. Déjà Mélite en avait dans la bouche, qu’elle ouvrait pour respirer. le souffle lui manquait....
Qu’était-il donc survenu?
La dernière marée en avait-elle charrié un nouveau banc?
«J’étouffe,» gémit une voix à peine distincte derrière Mélite. C’était Yvon qui, lui aussi, manquait d’air.
«Nous sommes perdus, «pensa la pauvre enfant.
Et, dans un effort désespéré, elle s’avança encore, afin de sortir un peu plus du canal et de permettre à ses bras d’atteindre l’orifice.…
C’était la mort, car sa tête cette fois s’enlisait dans le sable. Tout à coup, ses mains sentirent un vent de mer qui les rafraîchit. C’était l’air, c’est-à-dire la vie!.... D’un effort vigoureux, Mélite se dégagea, écartant le sable des bras, de la tète, de tout son corps. Mais quelle terreur! son frère ne l’avait pas suivie....
«Il est étouffé. Yvon, Yvon! «s’écria-t-elle.
Mais aucune voix ne répondit à la sienne… peut-être était-il retourné en arrière....
Mélite, désolée, se précipita de nouveau dans le trou et rencontra les pauvres petits bras de son frère tendus en avant; elle les saisit et tira Yvon hors de l’étroit passage. Il était presque sans mouvement, mais le grand air lui rendit ses forces.
«Mélite,… prononça-t-il en ouvrant les yeux.
–Me voici, mon chéri.
–Promets-moi que nous ne retournerons plus dans la terre.... J’ai eu trop peur!....
–Viens, viens à notre maison, «dit-elle pour toute réponse.
Et, se tenant par la main, ils se mirent à courir, ranimés par l’air salin qui emplissait leurs jeunes poitrines et par la liberté dont ils avaient été privés depuis plusieurs jours. Néanmoins, à mesure qu’ils se rapprochaient de la maison, Mélite marchait plus lentement, écoutant si elle n’entendait point parler autour d’elle; le bruit seul des vagues troublait la grande paix de la nuit.