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IV

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Enfin, voilà les deux enfants de retour. Chacun d’eux se charge de porter à la grotte, selon ses moyens, les provisions si chèrement acquises. Au premier voyage, Yvon n’en pouvait plus et se coucha sur le lit de varech. Que Mélite eût été heureuse d’en faire autant! mais la marée pressait. Après avoir monté cinq fois l’escalier, tout se trouva en sûreté dans la grotte. A la dernière course, la petite fille put voir son frère profondément endormi. C’est alors qu’elle bénit son heureuse entreprise en étendant sur Yvon la bonne couverture qui devait les réchauffer la nuit. Elle s’allongea auprès de lui et s’endormit à son tour d’un sommeil bien gagné.

La nuit avait été si fatigante que le soleil était déjà haut dans le ciel quand les enfants se réveillèrent. Ils ressentirent, pour la première fois, une véritable satisfaction de se trouver chez eux, tranquilles et à l’abri des mauvaises rencontres.

«C’est bon d’être ses maîtres quelque part, dit Yvon. J’aime notre grotte, maintenant. Nous ne la quitterons plus que quand je serai grand, pour me faire matelot. N’est-ce pas, sœur?

Nous n’attendrons pas si longtemps. D’ailleurs, nous ne pourrions plus passer sous le rocher. nous serions trop gros.

–C’est vrai, avec ce grand pain-là j’engraisserai tout de suite.»

Et il riait, montrant ses dents blanches.

Que la gaieté est facile à la jeunesse, et comme elle sait bien chasser le chagrin. Dès que les enfants se furent lavés en puisant de l’eau du bassin dans leur casserole:

«A présent, il s’agit de faire cuire notre homard, dit Mélite; il faut aller chercher du bois, il y en a de sec parmi celui qui a été jeté en l’air par les vagues et est retombé sur les petits rocs du bas. Viens, Yvon. «,

Ils descendirent l’escalier. La mer s’était retirée.

«Voyons d’abord ma pêcherie…»

Oh! quels cris de joie poussèrent les enfants en trouvant quatre grosses soles aplaties sur le sable, des centaines de crevettes qui sautaient comme de petites chèvres, cherchant. une issue pour s’échapper, mais le varech y mettait bon ordre en bouchant les trous.

«Qu’allons-nous faire de tant de poissons? dit Mélite.

–Il faut porter les soles dans le bassin, pour qu’elles y vivent jusqu’à ce que nous ayons mangé notre homard.

Comment, petit bêta, tu ne sais pas que les poissons de mer ne vivent pas dans l’eau douce?. Nos soles mourraient dans le bassin et saliraient l’eau si fraîche que nous buvons.

Oh! bien, alors, où les mettre?

Jetons-en deux dans le grand trou, elles regagneront la mer. Nous en prendrons d’autres plus tard.»

Les enfants se dirigèrent vers le trou avec leurs poissons, mais, en approchant il était si noir, il avait l’air si méchant, qu’Yvon, qui décidément n’était pas brave, refusa d’aller plus avant.

Mélite, autrement courageuse, s’avança de quelques pas; mais elle crut sentir en se rapprochant du trou que le sable mollissait et qu’il en dévalait dans ce gouffre. Elle se recula bien vite, craignant un éboulement qui l’eût entraînée au fond, où elle se fût tuée, laissant le pauvre Yvon tout seul et perdu infailliblement.

«Viens, viens, Yvon, cria Mélite, effrayée pour la première fois, et garde toi sous aucun prétexte de te risquer jamais par ici.»

Après avoir achevé leur provision de bois sec, les enfants regagnèrent leur grotte. Mélite, à l’aide du couteau de son père, tailla de minces copeaux faciles à allumer. Elle lit un petit bûcher; mais il lui fallait de l’eau de mer. Ayant lavé sa casserole, elle en puisa dans les anfractuosités du rocher et mit sa sole à bouillir; le homard cuirait après et on le garderait pour le dîner du soir ou le déjeuner du lendemain. Les crevettes aussi seraient bien bonnes, mais on ne pouvait pas tout manger le même jour. Ensuite, la pêcherie renouvellerait les provisions.

C’était amusant de faire la cuisine. L’eau bouillait à toute vapeur, et la sole, qu’on avait dû couper pour qu’elle pût entrer dans la casserole, cuisait et commençait à avoir très bonne mine.

«Si nous en faisions une soupe? proposa Yvon.

Non, nous n’avons pas de beurre. Mangeons-la avec du pain. «

Ce qui eut lieu. C’était vraiment un excellent déjeuner que cette sole si fraîche.

«N’est-ce pas que je fais bien la cuisine? dit Mélite.

–Très bien. Donne-m’en encore, veux-tu?.»

Et ils s’amusaient beaucoup de cette existence nouvelle. Ils avaient beau ne pas se presser, la fin du repas arriva trop vite.

«Qu’allons-nous faire maintenant? demanda le petit garçon.

–Rien, puisque la mer va monter.

–Nous allons nous ennuyer sans travailler.

–Chez nous, c’était quand je te faisais travailler, en t’apprenant à lire, que tu t’ennuyais.

J’étais bête..

Eh bien, mon chéri, tu vas être heureux,» dit Mélite en riant.

Et elle tira de sa poche un petit livre qu’elle y avait glissé l’autre nuit pendant leur expédition, à l’insu d’Yvon. C’était une bible achetée par Derrien à un colporteur et dans laquelle Mélite montrait à lire à son frère.

Quelle contradiction! Yvon, qui regrettait tout à l’heure de rester oisif, fit la grimace quand il aperçut le livre où il allait prendre sa leçon. Il commença, en bégayant, l’histoire de Joseph vendu par ses frères. Mais il avait tant de mal à assembler ses lettres qu’il ne comprenait rien à sa lecture.

«Lis-moi l’histoire, sœur, dit-il, ça m’amusera bien mieux.

–Après ta leçon.»

Et Mélite, continuant son rôle de petite maman, fit déchiffrer deux pages à son frère avant de lui conter que Joseph avait été vendu par ses méchants frères qui, à leur retour dans la maison paternelle, racontaient à leur père que Joseph était mort, etc.

La journée se passa assez vite pour les enfants;–ce fut le homard qui fit les frais du dîner. Les petits n’en avaient jamais mangé; les homards se vendaient trop cher pour que le pêcheur en eût sur sa table. Aussi Yvon était-il bien étonné que la coque bleuâtre de l’animal devînt toute rouge à la cuisson. Quand Mélite le retira de l’eau, Yvon ne voulait pas croire que ce fût la même bête. En tout cas, c’était un fier régal! Cette chair blanche et parfumée avait l’air de vraie viande.

«Quel bonheur qu’il y en ait une provision sous le tas de bois! s’écria le petit garçon.

Tu t’en rassasieras bien vite, gourmand.

Jamais! j’en mangerais toute ma vie.

–Nous verrons ça. Si je n’étais pas plus raisonnable que toi, et que je t’en donne tous les jours, au bout de quinze jours tu mourrais de faim à côté d’un homard, plutôt que d’y toucher,

–Tu ne sais pas ce qui est bon, Mélite; mais tu fais bien la cuisine, c’est le principal. Aussi je t’aime de tout mon cœur.»

Et Yvon embrassa sa sœur en fredonnant le second couplet de sa chanson:

IL était un mouton

Qu’il avait quatre pattes,

Il était un mouton

Qu’il était bien mignon.

Oh! oh! voici ma brébillette,

Oh! oh! voici mon brébillon.

Si l’on avait dit aux deux enfants qu’ils ne s’ennuieraient pas, prisonniers entre quatre murailles si élevées qu’elles leur cachaient la campagne, ils eussent été bien surpris; ils n’apercevaient qu’un peu de mer du haut de leur balcon, formé par un avancement de roches, juste devant l’entrée de la grotte.

Maintenant que mars était venu, les petits apportaient leur casserole sur ce balcon et mangeaient tous les deux à cette gamelle. C’était plus gai que dans l’intérieur du réduit. Déjà le pain était fini, et la prévoyante Mélite comptait avec inquiétude les pommes de terre qui leur restaient. Il y avait près de trois semaines que le frère et la sœur étaient prisonniers volontaires dans leur rocher, et Yvon trouvait à présent que le homard revenait bien souvent sur leur table.

«Ah! je donnerais tous les homards pour une soupe aux choux, soupirait-il. Tu avais raison, sœur, j’en ai assez. de cette bête rouge.»

Un matin, le temps était à l’orage. Mars est un mauvais mois pour les marins. Le ciel était d’un gris de plomb; les mouettes, les goélands, qui habitaient la partie supérieure du rocher et commençaient à y faire leurs nids, s’agitaient et poussaient des cris de mauvais augure. La mer moutonnait au loin, et, par moments, des vagues se creusaient plus profondes et s’élevaient ensuite si haut que Mélite songeait avec un serrement de cœur aux barques de pêche qui pourraient ne pas toutes rentrer le soir.

La petite s’avança sur le balcon pour mieux voir, et elle se souvint du temps où elle suivait si gaiement son père dans son bateau. Elle ne se doutait pas alors qu’il y eût du danger sur cette grande mer qui balançait la barque et que le vent faisait pencher en s’engouffrant dans la voile. Son père s’occupait du gouvernail, tandis que Martin jetait les filets. Lorsque le temps était calme et qu’on les. retirait tout brillants de poissons, quel plaisir on avait à détacher les gros qui s’étaient empêtrés dans les mailles!… Il s’y trouvait des turbots et des soles qui se vendaient joliment bien, plus de dix sous, même vingt les gros turbots!. Puis le père était si bon! il aimait tant sa petite Mélite!

«Que tu serais un brave marin! 35lui disait-il en la voyant rire des soufflets que lui donnaient les vagues dans les fortes marées, quand elles embarquaient sans permission.

Pourtant ces méchantes avaient brisé le bateau, noyé son père et Martin!. Mélite ne quittait plus des yeux l’horizon; la couleur du ciel et l’agitation de l’eau lui rappelaient le jour où elle avait accompagné sa mère sur la plage, espérant voir rentrer leur barque. Hélas! rien n’était revenu!

Mélite, sur le balcon, demeurait silencieuse, interrogeant la mer où nulle embarcation heureusement n’apparaissait. La marée arrivait plus vite, poussée par l’ouragan. Jamais l’enfant n’avait encore vu une si violente tempête. Quel vacarme! Un voile de brume cachait l’eau et jusqu’au ciel de l’horizon. puis une rafale de vent balayait tout devant Mélite, et de nouveau elle apercevait des vagues énormes qui couraient éperdues, se heurtant et lançant en l’air des panaches d’écume. En regardant plus attentivement, Mélite distingua une colonne de fumée qui sortait de la cheminée d’un beau bateau à vapeur, en ce moment dans le creux de la vague. On le voyait à peine; mais, après son plongeon, il se releva si haut qu’on eût dit qu’il allait toncher le ciel.

C’était un yacht de plaisance. Comment était-il sorti par un temps pareil? «Jamais il ne pourrait gagner un port!» se disait Mélite en le suivant des yeux, quand, dans le lointain, elle découvrit une autre fumée. Cette fois même, il y en avait deux sur le pont. C’était un gros vaisseau qui forçait de vapeur pour lutter contre la tempête.

«Tant mieux! pensait Mélite. Si le plus petit bâtiment a des avaries, le plus grand lui portera secours. Ils approchent tous deux; mais le premier est souvent tout à fait caché par des montagnes d’eau. Ces pauvres matelots, doivent-ils se donner de mal!»

Les navires se rapprochaient l’un de l’autre. les voilà tout près. tous deux sur la même vague, dirait-on. Mais alors. ils vont s’aborder!

«Arrêtez! arrêtez!» cria Mélite malgré elle, en fermant les yeux de terreur.

Elle les rouvrit bientôt, dans l’angoisse de savoir ce qui se passait. Les deux bateaux ne formaient plus qu’une seule tache noire. C’était sans doute le moment où le plus petit coupait la route du grand. Dans une minute il serait hors de danger, et on le verrait filer plus loin. Mais tout à coup Mélite poussa un cri perçant.

«Mon Dieu! Yvon, un malheur! un grand malheur! Regarde. regarde!.»

Les deux enfants, immobiles d’angoisse, virent le bateau de plaisance tout droit, la quille en l’air, et, après un instant très court, il coula à pic.

«Il sombre!. il sombre!. Quelle horreur, Yvon!»

Et Mélite faisait le signe de la croix en tombant à genoux.

«Tais-toi, ce n’est pas possible, dit Yvon qui se serrait contre l’épaule de sa sœur.

Je ne vois plus rien, dit Mélite, qui se releva pour regarder encore. Le grand bateau a stoppé, il attend, mais rien ne flotte autour de lui. tout est fini.»

Elle se souvint du chagrin de sa maman quand son père s’était noyé!.

«Nous ne pouvons sauver personne. et c’est si près de nous!. ajouta-t-elle en pleurant.

Viens, sœur, j’ai peur!.» dit le petit garçon, qui l’attira pour qu’elle rentrât dans la grotte.

Mais elle ne voulait pas quitter des yeux la mer, elle espérait toujours qu’elle s’était trompée et qu’elle apercevrait plus loin la fumée du petit navire.

Cependant, au bout d’un quart d’heure, le gros vaisseau reprit sa route. Avait-il pu recueillir des naufragés? Non, sûrement; le malheur était survenu trop vite, le bateau avait été heurté, coupé en deux sans doute et puis coulé, entraînant équipage et passagers. Le grand vaisseau s’éloignait maintenant; ce devait être un beau et bon navire, car il se comportait admirablement. Peu à peu il sembla diminuer de grosseur, et bientôt Mélite le perdit de vue.

Pendant ce temps la marée montait toujours, et les enfants ne pouvaient s’arracher au terrible spectacle de la mer furieuse et au souvenir de l’abordage qui venait de coûter la vie à tant de malheureux!. Tout à coup une gerbe d’eau se dressa à plus de vingt pieds au-dessus du Roc-Fermé, toute droite.

«Une vague de fond!» s’écria Mélite, sauvons-nous.

Et, repoussant son frère dans la grotte, elle s’y précipita derrière lui. Il était temps! L’immense nappe d’eau s’était avancée avec la rapidité de l’éclair, comme un dôme liquide au-dessus de la cour, et s’abattait lourdement, balayant le balcon de la grotte avec une telle force que, si les enfants s’y fussent trouvés encore, la vague les eût renversés et écrasés sur le sol. Comme ils tremblaient tous deux à la pensée du danger qu’ils venaient de courir!.

«Je n’oserai plus jamais descendre, dit Yvon tout effrayé à sa sœur. Si ça recommençait quand nous serons en bas? As-tu vu comme elle était haute, la vague, et comme il faisait sombre quand elle a couvert la cour comme un toit?

Oui, nous avons bien manqué périr. Mais nous ne descendrons qu’à la marée basse et ces vagues de fond ne viendront pas jusqu’à nous. Quand celle-ci a passé au-dessus de ma tète, j’ai vu qu’elle emportait quelque chose qui a brillé. Ça ressemblait à une grosse boîte qui s’est abattue sur le balcon et que l’eau a entraînée je ne sais où…. Peut-être la retrouverons-nous dans quelque coin. J’ai bien peur que cette méchante vague n’ait démoli ma pêcherie et emporté mes bois. Je vais voir.

Non, je ne veux pas que tu quittes notre maison, reprit Yvon: elle est solide, celle-là.

Laisse-moi descendre. un instant instant seulement?

–Non, non!»

Et le petit saisit le bras de sa sœur en poussant des cris de terreur.


«MON DIEU! YVON, UN MALHEUR!» (PAGE44.)

«Allons, je reste, calme-toi. Demain, dans l’après-midi, la marée sera basse: nous irons regarder s’il y a du nouveau chez nous.»

D’ailleurs la pluie tombait si fort que les enfants passèrent le reste de la journée à lire, à causer, à jouer à pigeon vole et même à la main-chaude, quoiqu’il n’y eût pas moyen de se tromper dès que l’un frappait dans la main de l’autre, puisqu’ils n’étaient que deux. Pourtant Yvon riait d’aussi bon cœur chaque fois que Mélite, à genoux et les yeux fermés, disait, lorsqu’elle sentait la main de son frère dans la sienne:

«C’est toi, Yvon.

C’est vrai, je suis pris. A mon tour.»

Et ce jeu durait une heure sans lasser le petit garçon. Déjà la perte du bateau était oubliée. Et, si Mélite demeurait triste, elle cachait sa tristesse à Yvon prisonnier, heureuse de le voir rire encore.

Les Petits Robinsons de Roc-Fermé

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