Читать книгу Napoléon et l'Amérique - A. Schalck de la Faverie - Страница 3
INTRODUCTION
ОглавлениеNapoléon n'a jamais mis les pieds en Amérique. Il en eut plusieurs fois l'intention. Et plusieurs fois, au cours de son étonnante carrière, son influence fut prépondérante au-delà de l'Atlantique.
D'une façon générale, les contre-coups réciproques de la politique des deux mondes sur les destinées des peuples américains et sur l'issue des guerres européennes, furent décisifs au début du XIXe siècle. Les événements qui, depuis cent ans, se sont déroulés dans les États-Unis du Nord, les événements qui se préparent dans les républiques du Sud, en ont été et en seront les conséquences directes.
Cette influence de Napoléon sur les destinées des États-Unis et, par contre, l'influence des États-Unis sur la destinée de Napoléon, ou de l'Europe sous l'hégémonie de Napoléon, n'a pas encore, semble-t-il, fait l'objet d'une étude spéciale.
Il paraît donc excusable, malgré l'encombrement de la bibliographie napoléonienne, d'en augmenter encore le nombre par une contribution ayant pour but de faire ressortir les enchaînements historiques, les causes et les effets, tout l'ensemble, enfin, des circonstances qui, issues d'un lointain passé, s'endorment parfois pour se réveiller brusquement au choc de bouleversements réputés imprévus,—telles ces matières brutes et inertes, que l'on croit incombustibles et qui s'enflamment, avec une prodigieuse vitesse, au toucher d'une étincelle.
Dans la période qui nous occupe, Napoléon fut celui qui mit l'étincelle; son génie consistait précisément à la mettre là où, et comme il fallait. Mais Napoléon, en l'occurrence, n'incarne que le destin qui, à ce tournant de l'histoire, fit se rencontrer les deux mondes sous la pression de problèmes qui attendaient depuis longtemps leur solution.
Toute la profondeur du génie ne peut effacer, ou simplement modifier le passé. Et ce passé avait connu des actes irréductibles, des décisions irrévocables dont les conséquences devaient s'imposer un jour ou l'autre.
Comme une toile de fond apparaissant à certains moments, l'Amérique se profile sur la tragédie mondiale jouée entre les cabinets des Tuileries et de Saint-James: décor d'un théâtre lointain dont la pièce n'est pas toujours comprise mais qui évolue avec une logique implacable.
En effet, depuis que l'empire des terres découvertes par Colomb, exploitées par Pizarre, Cortès et Almagro, a échappé à la domination exclusive de l'Espagne, la France et l'Angleterre se sont trouvées face à face sur les étendues vierges de l'Amérique septentrionale.
Tandis qu'ils calculaient les coups qu'ils allaient se porter, les deux antagonistes ne s'apercevaient pas que, dans l'ombre, s'était constitué et développé un État, modeste encore mais dont l'exemple devait inspirer d'autres états qui bientôt se réuniraient en une confédération formidable.
Quoique séparés de la Métropole par toute la distance de l'Océan, les colonies des bords du Saint-Laurent, de l'Hudson ou du Mississipi, frémissaient au moindre geste de Paris ou de Londres. Il était nécessaire que ce geste leur devînt indifférent.
L'événement le plus important qui se produisit pendant la jeunesse de Bonaparte fut la guerre de l'indépendance de l'Amérique.
Le jeune Corse atteignait ses quinze ans au moment où elle battait son plein. Les plus brillants représentants de la noblesse française s'enrôlèrent sous le drapeau de ceux qu'on appelait dédaigneusement en Angleterre: les insurgents. Il est permis de supposer que le pauvre gentilhomme, qui dut faire la preuve de ses quartiers de noblesse pour devenir Élève du Roi, aurait demandé à servir sous les ordres de Washington, à côté de La Fayette, de Rochambeau, de Lauzun, de Fersen et de tant d'autres, s'il avait eu son brevet de lieutenant.
Ne pouvant pas encore prendre part à l'action, il la prépare en développant la pensée. Il fut un élève assidu. Ses lectures personnelles, qui furent immenses, contribuèrent, avec efficacité, à augmenter la maturité de son intelligence. Les recherches auxquelles il se livra pour se rendre compte de l'évolution de l'homme et des sociétés, le familiarisèrent, certes, avec les choses d'Amérique. Les notes qu'il prit à ce sujet prouvent combien il s'intéressait à l'histoire du continent qui, au XVe siècle, n'était encore, pour les premiers découvreurs, qu'une entité légendaire répondant au fameux Cipango. Mais pour l'élève Bonaparte, l'Amérique tangible et réelle ne commence qu'à la date de 1608,—date fatidique, puisque c'est vers cette époque que s'accentua la scission qui, au nom de la liberté de conscience, allait diviser les enfants d'Albion en deux fractions ennemies et irréconciliables.
«L'Archevêque de Canterbury poursuivit les Puritains avec une telle vigueur qu'ils commencèrent à s'enfuir en Virginie.» Cette remarque du jeune lieutenant d'artillerie permet de croire qu'il comprit toute la portée de cet exode volontaire, entrepris dans le but de sauvegarder l'indépendance de la pensée religieuse. Cet incident, presque inaperçu des contemporains, devait aboutir à la création d'un monde.
Bonaparte lui-même, souffrant de l'obscurité dans laquelle il végète encore, mais déjà sans doute conscient de son génie et soutenu par les sollicitations d'une ambition démesurée, dut sympathiser avec ces âmes républicaines, impatientes de secouer le joug de la tyrannie d'un roi ou de la tyrannie d'un prêtre. La force de s'émanciper contient en soi la force d'opprimer à son tour. Ceux qui sont assez puissants pour secouer tous les jougs, finissent toujours par imposer le leur. La marche est fatale,—mais nous n'en sommes pas encore là.
Nous en sommes encore à l'époque où parut en Angleterre un périodique intitulé: The Spy (l'Espion) dans lequel, sur les affaires du jour, l'éditeur publiait une correspondance fictive entre Milord All-eye et Milord All-ear,—ce qui, d'après la phraséologie de nos jours, peut se traduire par: Je vois tout,—J'entends tout,—et fait comprendre l'orgueilleuse prétention de: Je sais tout.
Les relations anglo-américaines y étaient jugées et critiquées en toute liberté et le lieutenant Bonaparte, qui s'abonne à cette feuille, semble y avoir rencontré des commentaires, des aperçus et des vues qui lui ouvrirent des horizons nouveaux sur la politique internationale. Il prit des notes dont il avait, sans doute, l'intention de se servir plus tard.
Il lut Mably et connut les œuvres de Raynal sur l'Amérique, ainsi, apparemment, que l'Almanach du pauvre Richard, de Benjamin Franklin, sans oublier le Sens commun de Thomas Paine qui joua un rôle si important dans la Révolution américaine et aussi dans la Révolution française.
Bonaparte avait vingt ans quand il résuma ses lectures sur l'Amérique en ces termes:
«Les colonies anglaises ont seulement environ 150 milles de large sur 800 de long... 120.000 carrés de surface... En 1760, la population était de 2.500.000 blancs et de 450.000 noirs. La population est doublée tous les vingt ans, ce qui signifie qu'elle s'élève aujourd'hui à 4.000.000 d'habitants.
«En France, on a besoin, pour vivre, de quatre acres—en Amérique, on a besoin de 40.
«Il y a dix degrés de froid de plus à Londres qu'à Boston.
«L'Amérique du Nord doit avoir recours à la pêche pour sa subsistance. Il y a du bois pour la construction, mais sa distance rend l'importation impossible ou du moins coûteuse. Son commerce de fourrures est au déclin; il ne produit aujourd'hui que 35.000 livres sterling... Ils ont un commerce avec les Antilles qui ne leur est pas avantageux. Ils ont des manufactures, celle de Dartmouth, entre autres. Les mûriers y poussent très-bien. La plante du coton est large et sa fibre très-forte. La partie centrale de l'Amérique cultive le tabac, mais cette plante dévorante a épuisé le sol.
«Dans les deux Carolines, la Géorgie et la Floride, il y a des champs de riz; le commerce du coton est en bonne voie. Les brouillards et les pluies empêchent la culture de la vigne».
Ces réflexions dénotent un esprit précis et pratique qui portait un intérêt particulier aux conditions de la vie américaine. À côté de ces renseignements d'ordre économique, Bonaparte connaissait aussi le grand rôle joué par la France au Canada et dans la vallée du Mississipi. Dans ses vastes projets de domination mondiale, il engloba certainement les contrées d'outre-mer qui, à une date peu reculée, étaient encore occupées par des Français.
À mesure que monte son étoile, s'élargit aussi son ambition.
Il rêva de travailler en grand en Orient,—de refaire la carte de l'Europe,—de coloniser l'Amérique. Et, dans cette vaste entreprise, l'Orient, pour lui, représente le passé,—l'Europe incarne le présent,—et l'Amérique contient en germe l'avenir.
Il réussit à ébranler, sur leurs bases vermoulues, les vieux trônes européens. Ayant échoué en Égypte, il se heurta à l'indifférence de l'Asie, et prétendit faire de l'Amérique, un enjeu destiné à intervenir dans la rivalité entre la France et l'Angleterre.
En cela, il n'innovait pas: il obéissait simplement aux injonctions de l'histoire, cette rivalité entre les deux grandes nations ayant toujours eu, au-delà des mers, un terrain privilégié dont l'importance a malheureusement souvent échappé à nos gouvernants.
Chaque fois qu'il y avait tension aiguë entre la France républicaine et l'Angleterre monarchique,—chaque fois qu'une menace de guerre mettait aux prises le Premier Consul et Pitt, plus tard, l'Empereur et les boutiquiers de Londres, représentés par les Lords dirigeant la politique du Royaume-Uni, la répercussion s'en faisait immédiatement sentir dans les lointains parages allant de Québec à Washington, en passant par les Antilles, pour aboutir finalement dans les pays du Sud où le régime espagnol ne pouvait pas prétendre à l'éternel étouffement de toutes les tendances libérales.
Et la jeune république des États-Unis joua merveilleusement de cette corde sensible qui rendait un son différent suivant qu'on la pinçât à Paris ou à Londres. Jeu dangereux d'ailleurs qui fit osciller les hommes d'État d'Amérique au gré des fluctuations politiques de l'Europe, mais qui, en fin de compte, tourna à l'avantage du Nouveau Monde.
Il s'agissait de savoir qui, de la France ou de l'Angleterre, jouerait le rôle prépondérant aux États-Unis,—si l'Angleterre, malgré la déclaration d'indépendance américaine, continuerait à jouir, dans une mesure encore fort respectable, des avantages du traité de 1763,—si la Louisiane demeurerait espagnole, redeviendrait française ou serait anglaise,—si la marine britannique serait maîtresse des mers occidentales au grand profit de son commerce,—si, au nom des grands principes de 89, les noirs de Saint-Domingue seraient émancipés,—si, enfin, les vastes territoires qui, au-delà des Alleghanys, à l'ouest du Mississipi, depuis les pays des grands lacs, plus loin que les Montagnes Rocheuses et jusqu'au Nouveau-Mexique,—le Far-West, en un mot, qui n'était pas encore enrôlé sous les plis de la bannière étoilée, pourrait devenir la source de riches colonies ouvertes définitivement à l'ambition d'un Bonaparte ou à la cupidité d'une grande compagnie de Londres.
Ces questions, qui se posaient déjà à la fin du XVIIe siècle, n'avaient pas encore reçu de réponse satisfaisante au commencement du XIXe siècle.
Pendant que, sous les graves complications qui ensanglantaient l'Europe, on cachait tels secrets espoirs, omis dans tous les protocoles diplomatiques, les politiciens de la Maison Blanche pensaient simplement que l'Amérique devait appartenir exclusivement aux Américains.
Pensée logique et naturelle, bientôt exagérée dans ses prétentions excessives et qui, plus tard, fut condensée en un corps de doctrine qui répondit à ce qu'on appela la théorie de Monroe.
Cette doctrine avait apparemment pour but de répondre par l'instinct de conservation aux velléités de conquête. L'opinion d'un homme clairvoyant, partagée par les hommes de son parti, devient ainsi l'opinion de la masse. Les gens avertis qui connaissaient les craintes inspirées par les peuples, à tour de rôle prêts à revendiquer le droit des conquérants, avaient parfaitement raison d'affirmer leur volonté de demeurer les derniers et définitifs occupants d'un pays défriché, exploité, administré par eux, d'après un idéal religieux et politique parfaitement défini,—sur lequel ceux qui n'étaient pas du pays, n'avaient plus rien à prétendre.
Ils avaient d'autant plus raison que, malgré les victoires remportées par les Américains et malgré les traités signés, à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, les Anglais ne semblaient pas vouloir s'incliner devant les faits accomplis. Ils cherchaient toutes les occasions pour reconquérir les colonies perdues, ou une partie de ces colonies, en entretenant des relations actives avec les hommes assez nombreux qui, lésés dans leurs intérêts ou leurs espérances, étaient demeurés fidèles à la métropole.
La France, de son côté et pour les mêmes raisons, continua sa politique américaine. Cette politique fut celle de Napoléon dès qu'il arriva au pouvoir et, s'il ne put la mener à bien, et, dans la plupart des cas, s'il dut en modifier, de fond en comble, les grandes lignes et les projets d'exécution, il faut en chercher la raison dans les bouleversements européens commencés par les guerres de la Révolution et continués par les guerres de l'Empire.
Cependant, les États-Unis, sous la pression de ces événements, voyaient l'influence et la direction du gouvernement passer tour à tour à deux partis extrêmes et opposés, représentés par les Fédéralistes et par les Républicains. Les premiers s'inspirèrent plus spécialement des tendances de la politique anglaise, c'est-à-dire réactionnaire,—les seconds se déclarèrent les partisans et les adeptes de la France révolutionnaire, aussi longtemps que la révolution demeura sur le terrain des immortels principes,—ils furent les admirateurs de Bonaparte, général de la République, mais ils furent les adversaires de Napoléon empereur, roi et conquérant.
Ainsi, Napoléon trouva toujours l'Amérique sur sa route: rêve ou réalité, proie désignée aux coups de son imagination ambitieuse ou refuge final quand la fortune lui eût dit un définitif adieu, elle le hanta,—lointain mirage qui le leurra parfois, qu'il contribua à grandir et qu'il ne put jamais atteindre.
Quelques-uns de ses projets concernant l'Amérique restèrent de simples velléités, tandis que d'autres eurent une solution absolument contraire à celle qu'il avait d'abord voulu leur donner.
Après la paix d'Amiens, il avait à sa disposition, pour des entreprises coloniales, une grande armée de vétérans composée des vainqueurs de Marengo et de Hohenlinden. Sa flotte intacte n'avait pas encore connu le désastre de Trafalgar. Avec de telles ressources, il n'est pas extravagant de supposer qu'il aurait parfaitement pu fonder un empire français en Amérique,—réplique à l'empire qu'il n'avait pu établir en Orient.
C'est apparemment dans ce but qu'en automne de 1800, par une clause secrète mentionnée dans la Convention avec l'Espagne, cette dernière rétrocéda à la France le quart du territoire de l'Amérique du Nord: la Louisiane.
Dans ce but aussi qu'après avoir vaincu trois grands empires européens à Austerlitz et à Iéna, il songea encore à l'Amérique. Cette fois, ce fut le Canada qui attira son attention,—le Canada où, dans la vallée du Saint-Laurent, de la Nouvelle-Écosse aux grands lacs, habitaient des populations françaises que le Ministre de France à Washington, le général Turreau, fut chargé de soutenir dans leurs aspirations de révolte.
Mais c'était là une besogne presque inavouable pour celui qui avait coutume de briser les coalitions les plus redoutables en menant lui-même son armée à la victoire.
Ouvertement, il céda la Louisiane aux États-Unis pour l'arracher aux convoitises anglaises.
La Louisiane, malgré les perspectives qu'elle avait dès le début offertes à l'ambition de Bonaparte, fut bien vite sacrifiée, ou plutôt, abandonnée. Il fallait d'abord détruire l'Angleterre pour avoir l'Europe à ses pieds: c'était la tâche qui s'imposait, urgente, impérative. Quant à l'Amérique? On verrait plus tard,—si on avait le temps.
Napoléon n'eut pas le temps.
Et l'Amérique put continuer sa marche en avant.
On peut donc affirmer que Napoléon et les citoyens américains, le Président Th. Jefferson en tête, ainsi que les diplomates qui représentèrent leur pays dans ces controverses délicates, ont fondé la grandeur des États-Unis. Il est évident que la cession de la Louisiane—cet acte de Louisianicide, comme Napoléon l'appelle lui-même, a imprimé à l'Amérique du Nord et, par suite, au monde entier, une direction nouvelle[1].
C'était, en effet, définitivement arracher ce qui restait des colonies anglaises, depuis le Canada jusqu'à la Nouvelle-Orléans, aux griffes du léopard britannique.
Du reste, à la chute de l'Empire, telles convoitises se firent de nouveau pressantes et le rêve que Napoléon avait caressé, parut un instant repris et réalisable par l'Angleterre: se substituer à la France en ajoutant au Canada la vallée du Mississipi. L'Empereur des Français, Roi d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, n'était plus que le petit souverain de l'Île d'Elbe; Wellington pouvait disposer de son armée d'Espagne. C'est ce qu'il fit. Mais pour réaliser cette persistante ambition en Amérique, il était trop tard pour Wellington, comme il était trop tard pour Napoléon.
L'Île d'Elbe, jouet de royaume pour celui qui avait bouleversé et gouverné tant de royaumes et tant de nations, était aussi trop près pour ceux qui, ayant souffert de l'indomptable audace du conquérant, craignaient toujours un retour offensif de son épée vaincue une première fois mais pas encore brisée.
Au Congrès de Vienne, les diplomates les plus retors cherchaient à augmenter les distances entre eux et cet aigle tombé qui pouvait encore reprendre son vol. Fouché insinua à son ancien maître de s'enfuir en Amérique où il pourrait sans doute recommencer une carrière finie en Europe.
Mais Napoléon avait lu Machiavel et il ne se faisait aucune illusion sur la sincérité des conseils donnés par le grand intrigant qu'il avait fait Duc d'Otrante.
Il connaissait aussi les sentiments de la France à son égard et préféra une marche triomphale à Paris à un voyage incertain à New-York.
Il s'était renseigné auprès du Commissaire anglais à Porto-Ferrajo sur l'état des hostilités qui, depuis 1812, se poursuivaient entre l'Angleterre et les États-Unis. Et, quand il apprit, de la bouche du capitaine Usher[2] que 25.000 hommes avaient été distraits de l'armée de Wellington pour opérer en Louisiane et en Floride, il prit le parti de rentrer en France.
Les nouvelles et les détails de ces événements lui étaient malheureusement parvenus avec un grand retard. Quand Bonaparte arriva à Paris, la paix était de nouveau rétablie entre l'Angleterre et l'Amérique et les troupes qui avaient combattu à la Nouvelle-Orléans furent dirigées sur l'Europe pour participer à la défense de la Belgique.
Si ces régiments d'infanterie, habitués à vaincre sous les ordres de Wellington, étaient demeurés un peu plus longtemps en Amérique, la plaine de Waterloo aurait peut-être connu un autre destin.
Après Waterloo, Napoléon aurait pu s'embarquer à Bordeaux sur un vaisseau américain. On lui proposa de prendre la place de son frère Joseph qui avait préparé son propre départ et obtenu un passeport du chargé d'affaires des États-Unis, à Paris.
C'eût été une faute,—un abandon de soi-même et de son entourage: Napoléon crut à la magnanimité de l'Angleterre et devint le prisonnier de Sainte-Hélène.
De l'énumération de ces principaux faits, il ressort que l'Amérique, d'une façon directe ou d'une façon indirecte, a toujours exercé une action sur la politique de Napoléon, ou sur l'évolution de la politique de l'Europe bouleversée et dominée par Napoléon.
Cette action, permanente parce qu'elle avait une cause profonde, des racines qui, du Vieux Monde, se ramifiaient jusqu'au Nouveau-Monde, était parfois invisible pour les contemporains, ne se manifestait qu'aux heures décisives, mais, en réalité, répondait à la marche fatale des événements.
Napoléon lui-même qui, issu de la Révolution française, avait brisé tant de moules surannés, aboli tant de préjugés admis, qu'il le voulût ou non, dut se soumettre à cette impulsion venue des lointains de l'histoire et des lointains d'un continent jeune.
Il s'y soumit naturellement, parce qu'au point de vue de la civilisation et du progrès social, il faisait la même besogne que les citoyens libres de l'Union, besogne qui consistait à ouvrir à toutes les classes de la Société des perspectives de bonheur et de richesses que l'ancien régime avait si jalousement limitées. Comme legs de la Révolution, ce fut la lutte pour la vie avec des espoirs de réussite permis à tous.
Était-ce un bien? Était-ce un mal? Ce n'est pas la place de le rechercher ici.
Et malgré cette unité de fin, il y avait divergence de moyens: ce que Napoléon a dû exécuter par son épée qui, la plupart du temps, trancha dans le vif, les États-Unis d'Amérique l'accomplirent par simple évolution. Mais le grand capitaine ainsi que les hommes dirigeants de la Confédération nouvelle représentaient des tendances sociales absolument identiques. Pour Emerson, Napoléon fut l'agent, l'homme d'affaires de la classe moyenne de la société moderne[3]. La société qui était en train de se constituer dans l'Union de l'Amérique du Nord était, en majeure partie, composée de cette sorte d'hommes. Nous pouvons dire, par contre, que, le premier, Napoléon commença à américaniser l'Europe, si par ce mot: américanisation, on peut désigner cette fièvre de vie intense et pratique, souvent dénuée de délicatesse et de poésie, mais qui répond à des nécessités sociales de jour en jour plus impérieuses.
Sous les combinaisons politiques, sous les calculs de l'ambition, plus haut que les rêves de gloire et plus durable que la victoire remportée sur un champ de bataille, il y avait l'humanité en marche.
Malgré tout, Napoléon a travaillé pour elle et, si l'on fait abstraction, un instant, des héroïques aventures de l'épopée militaire, il est permis de dire qu'il ne fut qu'un instrument au service du principe de causalité.
Cette affirmation paraît surtout justifiée quand on l'applique à ses relations avec l'Amérique.
Continuateur inconscient de la politique de Richelieu et de Louis XIV dans le nouveau monde, il veut parfaire l'œuvre commencée au XVIIe siècle, si maladroitement défaite au XVIIIe siècle, sous Louis XV. Le néfaste traité de 1763 avait donné à l'Angleterre la maîtrise des mers et la domination sur des continents nouveaux: l'Angleterre fut l'ennemi qu'il fallait anéantir.
Admirateur de la révolution américaine, il fut lui-même un produit de la révolution française dont il propagea les idées,—quitte à les combattre dans la suite.
Empereur d'Occident, il voulut porter la couronne de Charlemagne: vertige de la grandeur qui, par cette emprise d'atavismes trop anciens, le fit échouer. Cependant, l'Amérique qui n'avait pas à compter avec le charme et le danger d'un si lointain passé, marchait droit vers l'avenir, d'après des principes de liberté et d'égalité implantés sur un sol vierge par les Puritains et développés ensuite par la force et la logique des faits.
Les événements qui se sont déroulés pendant plus de trois siècles, ont été le point de départ des questions qui font l'objet du présent travail: pour comprendre celles-ci, il faut connaître ceux-là. Avant d'entrer dans le cœur du sujet, il est nécessaire de se demander quels étaient ces événements et quels étaient les hommes qui, influencés par eux, poussés par la fatalité des lois historiques, ont souvent obéi à ces lois et ont parfois dirigé ces événements.
Mais cette conclusion s'impose: c'est la politique de Napoléon qui permet aujourd'hui, aux descendants des Pères Pèlerins, fidèles à l'idéal de leurs ancêtres, de revenir en Europe—berceau de la civilisation, par des régimes surannés menacée de la tombe—pour y défendre le droit de l'individu et des collectivités, conformément aux principes si magistralement définis par le Président Wilson.