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CHAPITRE III
LA RÉVOLUTION AMÉRICAINE
ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
ОглавлениеLes Anglais ignorent la situation des colonies. — Les grands caractères civiques sont en Amérique. — Les citoyens fils de leurs œuvres. — Les militaires. — Conditions favorables à la fondation d'une démocratie. — Influence exercée par l'évolution américaine sur la révolution française. — En Amérique la liberté existant déjà, il s'agissait de la faire respecter; en France, il s'agissait de la créer. — Grande différence dans les moyens d'action. — Jugement des Américains sur la révolution française. — Jefferson, témoin des premiers troubles, les juge en républicain. — Il accuse Marie-Antoinette et accorde toute sa sympathie au Tiers-État. — Gouverneur Morris, républicain aristocrate, penche pour l'ancien régime.
Les deux Monarchies qui se disputaient l'empire des mers et la domination des continents transatlantiques, avaient contribué, par leur rivalité, à la fondation d'une grande république. Résultat imprévu et un peu déconcertant pour quiconque ignorait les relations de cause à effet,—résultat fatal pourtant et qui ressortait de la race et du pays.
Mais pour la France et l'Angleterre, les conséquences de ce grand événement furent bien différentes.
La France, tout en cherchant une revanche, avait travaillé pour un idéal de justice et d'indépendance.
L'Angleterre, malgré l'humiliation d'une guerre fratricide et d'une paix qui lui arrachait la possession de ses plus belles colonies, s'inclinait simplement devant la logique inexorable de l'histoire; elle payait une dette contractée cent ans auparavant, quand elle avait accordé au Parlement l'autorité et la puissance de combattre et d'abattre tous les abus de l'autocratie. D'après ce principe libéral, en effet, et malgré certaines divergences, s'étaient développés les états des possessions américaines qui devaient bientôt trouver leur force dans l'union et un modèle précieux dans la constitution du Massachusetts,—ce refuge du puritanisme et du système représentatif des Anglo-Saxons.
La révolution d'Amérique ne fut donc, pour les deux branches de la race anglo-saxonne, qu'une mise au point, par la branche américaine, d'un système politique que tous les Anglais avaient un jour défendu ensemble avec la même âpreté. Cette révolution, en un mot, est l'aboutissement, le couronnement, dans des conditions plus favorables, dans des espaces plus vastes, sans l'exclusivisme de Cromwell et sans l'opposition des Stuarts, de la Révolution de 1688.
Depuis cette date, en effet, nous avons vu que les Anglais d'Amérique et les Anglais d'Angleterre avaient suivi des voies différentes. À ce changement opéré par la force des choses vient s'ajouter une ignorance réciproque des conditions de vie qui, vers le milieu du XVIIIe siècle, prit des proportions dangereuses, à mesure que, du côté des Anglais, augmentaient les fantaisies du luxe et les raffinements du beau-vivre, et, du côté des Américains, persistaient encore des habitudes de tempérance et de simplicité. La distance et l'état insuffisant des moyens de communication entretenaient cette ignorance. Il faut songer qu'à cette époque, on mettait presqu'autant de semaines qu'on met aujourd'hui de jours, pour aller d'Europe en Amérique. Pendant cet espace de temps, bien des événements pouvaient se produire, modifiant entièrement les idées et les intentions, entre le départ et l'arrivée.
Dans ces conditions, la plupart des Anglais se faisaient une représentation fausse de la situation des colonies. Leur indifférence, d'ailleurs, en matière générale, ne cédait qu'en présence de l'intérêt commercial et cet intérêt naturellement répondait à leurs plus intimes convictions: les colonies avaient été inventées par la Providence pour servir de débouché au commerce britannique.
Si le peuple était ignorant, les ministres étaient généralement mal informés. Les gouverneurs anglais envoyés de la Métropole dans les différents États des Colonies, pour s'y faire une position ou pour remettre de l'ordre dans une vie désordonnée, emportaient avec eux les fausses idées de la capitale et, par leurs renseignements, faussaient les idées même du Roi. Ils contribuèrent à provoquer et à alimenter l'animosité qui devait, un jour, prendre des proportions irrésistibles. Tel, le Gouverneur du Massachusetts, Bernard, qui, dès que se produisirent les troubles suscités par l'acte du timbre, ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre, la gravité du mouvement et écrivait à Londres, en janvier 1766:
«Les gens ici parlent très haut des moyens qu'ils ont de résister à l'Angleterre; ce ne sont que des mots. New-York et Boston ne sauraient résister à une flotte royale. J'espère que New-York aura l'honneur d'être soumise la première.»
Ainsi, les fonctionnaires payés par les Colonies, qui auraient dû servir de trait d'union entre elles et un monarque irrité, ne faisaient qu'attiser le feu qui couvait.
Il est certain aussi que plus un Anglais de cette époque s'élevait dans la hiérarchie sociale, plus il devait se sentir un étranger pour ses frères d'outre-mer. Il ne pouvait ni comprendre leurs aspirations, ni admirer leurs vertus: les siennes consistaient à détériorer systématiquement celles que la nature lui avait données. Jamais personnel gouvernemental ne fut plus dépravé dans la vie privée et plus cynique dans la vie publique.
La richesse et le bien-être qui, après le ministère de Chatham, s'étaient répandus en Angleterre, proclamaient, certes, sa puissance et sa prédominance dans les deux hémisphères, mais contenaient aussi en germe le poison de toutes les extravagances et de toutes les corruptions.
Les grands caractères qui, au XVIIe siècle, combattirent pour les libertés civiques, avaient fait place à une génération dénuée de scrupules et de grandeur d'âme. Ceux qui perpétuaient les traditions de ces hommes probes et énergiques, n'étaient plus en Angleterre: ils étaient en Amérique.
Là, le tableau était tout autre. On eût dit, dans beaucoup de régions, une communauté sortie de l'imagination de Rousseau ou de Fénelon. Les Français, quelque peu imbus des idées libérales de ces deux écrivains et qui donnèrent l'aide de leur épée au mouvement émancipateur d'outre-mer, furent charmés par l'ambiance sociale les entourant d'une atmosphère de simplicité et de grandeur.
La reine Marie-Antoinette, attirée par le contraste qui la reposait du poids des splendeurs royales, aimait à jouer les fermières dans la fantasmagorie des Trianon,—décor d'opéra-comique opposé au décor d'opéra du Palais de Versailles. Ainsi, pour les représentants de l'aristocratie française, courtisans habitués à parader aux galas de la Cour, le spectacle des mœurs américaines fut un délassement qui répondait sans doute aussi à l'engoûment nouveau professé, depuis quelque temps, pour la saine et forte nature. Les hommes qui avaient lu le Contrat social, les audacieux qui, plus ou moins ouvertement, devinaient et appelaient les changements profonds, les bouleversements à la veille d'éclater comme un tonnerre sur le beau pays de France, se délectèrent, en amateurs superficiels peut-être d'abord, de voir des gens d'une dignité sans emphase évaluer dans un cadre si pittoresque.
Le comte de Ségur qui avait promené sa curiosité inquiète à travers tant de pays et tant de civilisations, ne trouva nulle part plus ample matière à philosopher et à rêver que dans ses tournées le long des routes du Delaware, de New-Jersey et de la Pennsylvanie. Au milieu des forêts immenses, dont la virginité lui rappelait les premiers temps de la conquête, il put évoquer l'image des premiers navigateurs débarquant avec étonnement et audace sur ces rivages inconnus. Puis, sans transition, il pouvait voir s'étendre à perte de vue, quelque vallée paisible où paissait un bétail plein de promesses succulentes, à proximité de maisons très propres, d'une certaine élégance, aux couleurs variées et voyantes, entourées de petits jardins, tels ceux que l'on voit encore, de nos jours, dans les moindres recoins intensivement cultivés de l'île de Jersey. Les habitants de ces contrées lui semblèrent posséder la fierté d'hommes libres ne reconnaissant aucun maître, ne s'inclinant que devant la loi, aussi éloignés de toute vanité que de toute servilité[17].
Parmi ces hommes, quelques-uns parvinrent à s'élever dans la hiérarchie sociale. Ils furent des autodidactes. Des circonstances différentes les trouvèrent à la hauteur de leur tâche. Il suffit de nommer John Adams, fils de fermier, qui sut prendre sur les occupations matérielles imposées par sa condition, assez de temps, pour se donner une instruction qui lui permit de ne pas être inférieur aux événements où, dans la suite, il joua un rôle prépondérant. Le grand Franklin est le type classique du citoyen américain, fils de ses œuvres, mais fils aussi de ses ancêtres et de son temps. Rarement un homme, étant données les circonstances, fit tant avec si peu. C'est la caractéristique de ces fondateurs de l'indépendance américaine dont la force fut précisément le caractère à base d'énergie et discipliné, ataviquement, par le puritanisme. À des degrés divers, on peut mettre sur le même rang, Samuel Adams qui inspira et guida la résistance à l'acte du Timbre, Alexandre Hamilton qui, simple commis chez un marchand, trouvait encore la possibilité, sa journée faite, de suivre les cours d'une école. Jefferson qui avait de la fortune, l'employa à se procurer l'éducation la plus haute que les ressources de son pays lui permirent d'acquérir, se préparant, de la sorte, aux importantes fonctions que, plus tard, il put remplir avec éclat.
Les futurs soldats de la Révolution furent soumis à un apprentissage encore plus dur. Israël Putnam s'était entraîné, pendant de longues années, à combattre les Indiens et les Français. Nathaniel Green, le plus habile lieutenant de Washington, était le premier dans tous les sports physiques, ce qui ne l'empêchait pas de lire Plutarque et César dans le texte grec et latin. On connaît Washington et le début de sa carrière militaire où il marcha contre les Français du Fort Duquesne, est digne du couronnement de cette carrière, où il combattit contre les Anglais avec l'aide des Français.
À tout prendre, ces hommes dont nous venons d'esquisser la silhouette, étaient ce qu'en Europe et surtout en Angleterre, on appelait, avec quelque nuance de mépris, des gens de peu, de petites gens, élevés, quelques-uns dans la pauvreté, quelques autres, même ceux dont la famille jouissait d'une certaine fortune, dans un intérieur calme et modeste. Ils possédaient toutes les qualités pour fonder une démocratie et leurs vertus sans éclat et leurs défauts sans attraits, formaient un contraste saisissant avec les vices brillants et les attitudes hautaines de la royale Angleterre.
Cependant ils ne se rendaient pas compte eux-mêmes de l'abîme creusé fatalement par la nature, par la distance, par le temps, entre les Colonies et la Métropole. À la veille même du grand bouleversement qui allait les séparer à jamais de la mère-patrie, ils professaient encore pour le chef suprême de cette patrie des sentiments de respect et d'affection. Franklin, qui devait bientôt changer d'opinion, savait faire la part de ce qui incombait à l'hostilité du parlement et de ce qu'il s'imaginait encore devoir à la sympathie personnelle du Roi. Au début de la querelle si vite muée en guerre farouche, il écrivait ceci:... «J'espère que tout ce qui est arrivé, ou pourrait arriver encore, ne diminuera en rien notre loyauté pour notre souverain ou notre affection pour cette nation en général. Je saurais difficilement concevoir un roi ayant de meilleures dispositions, des vertus plus exemplaires ou un désir plus ardent de contribuer au bien-être de tous ses sujets. La masse de ce peuple aussi est d'une nature noble et généreuse, aimant et honorant l'esprit de liberté et haïssant le pouvoir arbitraire, quel qu'il soit.»
Franklin exprimait clairement et logiquement ses sentiments à l'égard de l'Angleterre, mais dans ces protestations impartiales, semble se glisser aussi un sentiment d'indépendance absolue, prélude de la révolte: on dirait un étranger jugeant avec condescendance un pays étranger.
Il faisait également ressortir la différence des mœurs et des conditions, quand il écrivait à Joshua Badcock, en janvier 1772: «J'ai fait dernièrement un tour en Irlande et en Écosse. Dans ces pays, une petite partie de la société est composée de propriétaires terriens, de grands seigneurs, de gentilshommes extrêmement riches, vivant dans le luxe et la magnificence. Le fonds de la population est composé de fermiers très pauvres, vivant dans la plus sordide misère, dans des chaumières sales faites avec de la boue et de la paille, et habillés de haillons. Je songeais souvent au bonheur de la Nouvelle-Angleterre où chacun est propriétaire, a le droit de voter dans les affaires publiques, vit dans une maison propre et chaude, a de la nourriture et du combustible à profusion, ainsi que des vêtements, complets de la tête aux pieds, manufacturés peut-être dans sa famille.»
Telle constatation fait comprendre l'état social des deux pays et, par conséquent, l'état politique qui en est la cause. En Angleterre, un excès de richesses à côté d'un excès de misère, l'aristocratie abondamment pourvue de tous les biens de ce monde et le peuple, en général, courbé sous le poids de travaux peu rémunérateurs: une minorité exploitant une majorité, avec toutes les conséquences qui découlent d'un pareil régime. En Amérique, une égalité de besoins et de moyens de parvenir effaçant, pour ainsi dire, la distance qui sépare ceux qui possèdent de ceux qui aspirent à posséder. Pas de barrières légales opposées aux légitimes prétentions vers une situation meilleure, à cet âge héroïque, du moins, d'une république en voie de formation. C'était là vraiment les éléments d'une démocratie prenant racine dans le sol même du pays, produit naturel d'une zone et s'épanouissant en force et en beauté, comme sa flore et sa faune. Et cette démocratie, malgré ses apparences modestes encore et comme entachée, pour des yeux prévenus, de nécessités petites et vulgaires, avait cependant pour promoteurs des aristocrates, dans une certaine mesure,—je veux dire des hommes qui étaient les meilleurs dans la cité, dans l'église, dans le conseil.
Ces aristocrates, toute proportion gardée, et en donnant à la dénomination un sens étroit qui ne convient qu'à ce qui commence,—ne l'étaient, en effet, que relativement et en comparaison de ceux de leurs compatriotes encore trop absorbés par des besognes matérielles et indispensables. Ils étaient les descendants directs de ces Puritains du deuxième exode, hommes considérables dans leur pays, représentant la fine fleur de la culture britannique dont ils parfumèrent l'âpreté farouche qui inspira et soutint les Pères Pèlerins dans leur désespoir et dans leur initiative. Cette collaboration intime et mystérieuse de deux forces dont l'une venait d'en bas et l'autre rayonnait d'en haut, contenait en elle le germe d'une constitution démocratique qui n'excluait pas le souci des perfectionnements individuels, en dehors de toute différence de caste ou de classe. On peut dire que c'est là le cachet particulier de l'évolution qu'on a appelée la révolution américaine,—au point de vue social s'entend—et qui la distingue essentiellement de tous les mouvements similaires qui bouleversèrent les vieilles sociétés de la vieille Europe.
En France, par exemple, les choses se présentèrent sous un tout autre aspect.
On a souvent parlé de l'influence exercée par la révolution américaine sur la révolution française. Cette influence fut grande au point de vue moral,—elle fut nulle quand on veut l'appliquer aux origines, aux causes, aux moyens d'action,—tous éléments aussi différents que les étapes historiques des deux pays.
Certes, dès que dans les salons de l'aristocratie française où l'on philosophait à loisir, où un mot d'esprit légitimait toutes les attaques à l'adresse de toutes les autorités et de toutes les supériorités, on apprit que des colons anglais, pressurés par la Métropole, résistaient aux injonctions édictées à Londres, ce fut un sentiment de satisfaction composé de tendances frondeuses et d'aspirations patriotiques. À mesure que les revendications des insurgents se précisaient, les penseurs, sociologues, économistes et politiciens qui, en France, marchaient à l'avant-garde, reconnurent la réalité et la parenté des idées qui s'agitaient encore confusément dans leur cerveau. Mais ce n'était que des idées, exprimées par ces mots: liberté, indépendance, égalité sociale, droits de l'homme,—toute la phraséologie libérale, la même au début de toute crise révolutionnaire et qui répondait à de vagues tendances et possédait la même assonnance dans les deux hémisphères. La théorie avant l'action; mais combien l'action devait être différente.
Dans la célèbre déclaration d'indépendance, élaborée par les fortes têtes du Congrès, rédigée par Jefferson, ces aspirations, ces revendications prirent corps en un langage clair et précis. On connaît ce document qui est comme la charte d'émancipation d'une humanité nouvelle. Quelle profondeur dans la conception, quelle dignité dans l'expression! Ce n'est pas la menace d'une fraction de peuple qui se révolte contre une autre fraction. C'est le cri libérateur d'un peuple tout entier, décidé à secouer le joug d'un peuple oppresseur. Et ce fut, pour ceux de nos ancêtres déjà troublés par l'approche d'une tempête qui allait bouleverser toutes les hiérarchies en France, une leçon de choses et une leçon de mots. Ils y purent lire les droits du citoyen, émanés de la nature même de l'homme, revendiqués avec une assurance naturelle, ignorant la déformation des tyrannies antérieures et s'affirmant en face d'une tyrannie inconsciente.
Ces droits, il ne s'agissait pas de les conquérir, il s'agissait de les faire respecter.
En France, le problème était plus complexe et plus difficile à résoudre.
Tandis qu'en Amérique, la liberté avait pris naissance avec la naissance même de la nationalité, en France, elle avait à lutter contre des entraves séculaires; préjugés, intérêts opposés des classes, abus imposés par en haut: il fallait détruire beaucoup pour rebâtir sur des ruines. C'était à la fois plus tragique et plus compliqué. Il est des morts qu'il faut qu'on tue et quand on les a tués plusieurs fois, ils ressuscitent encore. Rien ne meurt tout à fait et l'idée qui, pour un temps, s'est incarnée dans une dynastie, dans une faction, dans une secte politique ou religieuse, risque de s'imposer à nouveau à l'engouement des foules ou à l'audace d'un soldat heureux. À la tyrannie d'en haut, succède la tyrannie d'en bas. «Ô liberté!» s'est écriée Mme Roland, avant de livrer sa tête au bourreau, «que de crimes on commet en ton nom!» Ces crimes qui ont laissé des éclaboussures de sang sur une des plus belles pages de l'histoire de l'humanité furent épargnés à l'Amérique.
Malgré les essais d'organisations sociales, copiées d'après le modèle des deux grandes monarchies européennes, la féodalité n'y avait pris que de faibles racines. Le sol n'était pas favorable. La poussée d'en bas était trop forte pour que la pression d'en haut pût s'exercer d'une façon déprimante; ou plutôt, il n'y avait ni haut, ni bas, mais une solidarité d'efforts vers un idéal commun, dans la crainte des mêmes dangers extérieurs et sur la base des mêmes principes religieux et politiques. Les cadres dans lesquels se mouvaient et étouffaient les vieilles sociétés, ne pouvaient s'adapter à un groupement d'individus qui avaient précisément rompu avec d'anciennes façons de penser et d'obéir, afin de pouvoir mieux concilier les droits et les devoirs de l'individu avec les droits et les devoirs de la collectivité.
Aussi, lorsque vint la maturité de telles consciences, lorsque sonna la majorité d'un peuple aspirant à affirmer son droit à l'indépendance, il n'y eut pas de luttes de classes, pas de luttes contre la noblesse, contre le clergé et contre le roi,—le roi d'Angleterre ne devant plus être considéré que comme le représentant d'un peuple étranger et hostile,—il n'y eut pas de gradation dans la composition des différents partis, allant du libéralisme philosophique à la démagogie sanglante, des représentants des États-Généraux à Vergniaud, à Danton puis à Robespierre pour aboutir à Bonaparte; il n'y eut pas de proscriptions, d'émigrations en masse, pas de guillotine, pas de massacres et pas de Terreur: il y eut simplement, et malgré les querelles intestines inévitables, un grand mouvement, un lever de boucliers en faveur d'une grande cause, pour laquelle, républicanisme et patriotisme formaient les termes extrêmes d'une même conception.
On voit, tout de suite, la différence qui, dans leurs moyens d'action, sépare la révolution américaine de la révolution française. Si les hommes d'État de l'Union sympathisèrent immédiatement avec les hommes nouveaux, avec les tendances nouvelles qui prenaient de plus en plus consistance en France à la fin du XVIIIe siècle, ils s'aperçurent bientôt que, sous la même étiquette, se heurtaient des éléments divergents et contradictoires. Quoique les plus jeunes dans l'histoire constitutionnelle des États, ils étaient cependant nos aînés en fait d'organisation républicaine: ce qui, pour eux, découlait logiquement, clairement, fatalement, des conditions mêmes de leur établissement dans des territoires immenses et libres, affranchis par la distance de tout contact et de toute influence directe, devenait, pour nous, d'une réalisation problématique, exigeant le concours des forces vitales de la nation. La France, glorieuse et grande par son passé, souffrait de ce passé et, pour préparer les voies vers l'avenir, devait avoir recours à une rupture violente.
Les Américains de marque qui vécurent en France à cette époque troublée de notre vie nationale, se rendirent vite compte de ces divergences et jugeant les événements en Anglo-Saxons habitués au régime représentatif, relevèrent bien des contradictions et bien des hérésies dans les premiers balbutiements du régime républicain français. Nous pouvons nous en faire une idée en feuilletant les lettres, en parcourant les mémoires de Thomas Jefferson et de Gouverneur Morris, par exemple, qui résidèrent à Paris pendant les journées décisives de la Révolution.
Nommé Ministre des États-Unis en France, en 1785, au départ de Franklin, Jefferson est républicain dans l'âme, mais si bizarre que puisse paraître tel assemblage d'adjectifs, un républicain démocrate par principe et aristocrate par éducation. Sa situation de fortune et sa position sociale lui avaient facilité les jouissances de tous les biens matériels et intellectuels. Il consacra toutes ses ressources au progrès et au bien-être du peuple. Il solidarisa son avenir avec l'avenir de son pays.
Il lui fallut s'habituer aux hommes et aux choses l'entourant dans le royaume de France en passe de devenir république. Sa première impression, tout en étant un peu incohérente, n'est pas entièrement dénuée d'optimisme. En général, il nous trouve bien en retard dans la compréhension et la mise en action de tout ce que comporte ce mot: indépendance,—qu'il ne faut pas confondre avec licence. Quelques-unes de ses lettres laissent percer un certain étonnement. Dès 1787, il remarque le grand nombre de caricatures, placards et bons mots qui circulent sans soulever de censure. Mais la foule à son tour devient agressive; Jefferson devient plus attentif. Il écrit à la date du 30 août:
... «Le comte d'Artois, qui devait tenir un Lit de Justice à la Cour des Aides, a été hué sans réserve par la populace. La voiture de Madame de.... (J'ai oublié son nom), portant livrée de la Reine, a été arrêtée, on l'avait prise pour Mme de Polignac que l'on voulait insulter. La Reine, allant au théâtre avec Mme de Polignac, fut reçue par des huées. Le Roi, ayant depuis longtemps l'habitude de noyer ses soucis dans le vin, s'y plonge de plus en plus. La Reine pleure mais continue de pécher. Le comte d'Artois est détesté et Monsieur est grand favori. L'Archevêque de Toulouse est nommé premier Ministre,—c'est un caractère vertueux, patriotique et capable... En l'espace de trois mois, l'autorité royale a perdu, et les droits de la nation ont gagné plus de terrain par une simple évolution de l'opinion publique, que l'Angleterre dans toutes ses guerres civiles sous les Stuarts....»
C'est le début du drame et Jefferson écoute les acteurs de la comédie royale répéter, avec plus ou moins de succès, les dernières tirades de leur rôle. Son attention est surtout attirée par l'Assemblée des Notables, la cour plénière, les États-Généraux, qui, par étapes devaient mener aux réformes définitives.
Jefferson était très lié avec La Fayette. Peu de temps après la nuit du 4 août, le général vint lui demander l'hospitalité pour quelque six ou huit amis qui désiraient se réunir sur un terrain neutre afin de discuter sur le droit de veto devant être accordé ou retiré au Roi. Sur l'invitation empressée du diplomate américain, La Fayette vint avec Duport, Barnave, Alexandre de Lameth, Blacon, Mounier, Maubourg et Dagout, tous patriotes animés des meilleures intentions, prêts à se consentir des concessions mutuelles. Cette réunion d'hommes politiques notoires chez le représentant d'un pays étranger, devait mettre ce dernier dans une situation assez délicate. Sa franchise et son tact le tirèrent d'embarras. «La discussion, dit-il, commença à quatre heures et fut continuée jusqu'à dix heures du soir; pendant ce temps, je fus le témoin silencieux d'une argumentation calme et sincère qu'on trouve rarement dans les conflits de l'opinion politique; ce fut un raisonnement logique, une éloquence sévère, dénuée de toute vaine rhétorique ou déclamation et qu'on pourrait comparer aux plus beaux dialogues de l'antiquité qui nous ont été transmis par Xénophon, Platon et Cicéron.»