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CHAPITRE I
LA FRANCE ET L'ANGLETERRE
DANS L'AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.
ОглавлениеImportance de la découverte de l'Amérique. — Le rôle de la Méditerranée passe à l'Océan Atlantique. — Déclin de l'Allemagne et de l'Italie. — Développement des nations côtières occidentales. — Rivalité franco-anglaise en Amérique. — La colonisation française. — Les Normands au Xe siècle. — Verrazzano. — Cartier à Stadaconé et à Mont-Royal. — Samuel de Champlain. — Cavelier de La Salle sur le Mississipi. — Colonisation anglaise. — L'œuvre des Puritains. — La Louisiane. — Politique coloniale de la France et de l'Angleterre.
La lutte entre la France et l'Angleterre, pour l'hégémonie dans l'Amérique du Nord, constitue un des chapitres les plus glorieux de l'histoire mondiale.
Pour en comprendre toute l'importance, il suffit de rappeler les grands changements introduits dans les relations internationales, au lendemain de la découverte de l'Amérique. Ce fut un événement plus riche en conséquences que bien des révolutions dont le retentissement demeura plutôt local.
En ouvrant à la curiosité, à l'intérêt, au trafic, à la guerre, à la science, de vastes étendues situées à l'occident de l'Europe, on ouvrait, en même temps, aux pays occidentaux de cette même Europe, des horizons immenses, des perspectives de richesse et de gloire qui allaient changer la face du monde, bouleverser la signification civilisatrice des nations, réveiller d'anciennes rivalités et en créer de nouvelles.
Des rôles furent intervertis.
Les pays qui, jusqu'à cette époque, avaient, pour ainsi dire, trouvé à portée de leurs mains, les sources de la fortune et de la puissance, furent rejetés au second plan,—et des pays qui s'endormaient dans la routine et la monotonie, furent secoués d'un frisson de conquête,—enfin, des pays qui n'avaient pas encore pris contact avec la civilisation, furent découverts, émancipés, exploités... ou bien anéantis.
Après avoir fourni une carrière glorieuse mais pourtant limitée par des barrières plutôt géographiques que politiques, l'Orient et le centre de l'Europe durent passer le sceptre de la domination à l'Occident de l'Europe.
La cause en était simple, quoiqu'on n'en vit pas immédiatement toute la portée.
Le fait saillant est celui-ci: comme chemin de communication d'un continent à un autre, l'Océan Atlantique remplaça la mer Méditerranée.
La Méditerranée qui, dans l'antiquité, avait servi de lien entre l'Égypte, l'Asie Mineure, la Grèce, Rome et Carthage,—qui, au moyen-âge, avait fait la grandeur des petites républiques italiennes et des villes hanséatiques allemandes, devint, du jour au lendemain, un lac intérieur destiné à alimenter des besoins et des intérêts désormais restreints et stationnaires. Ce fut le déclin de l'Allemagne et de l'Italie.
Sous l'influence de facteurs dont les contemporains ne se rendirent pas bien compte, ces pays se virent condamnés à un effacement de leur nationalité, à un ralentissement de leur activité. Et pendant longtemps, l'histoire connut une «moins grande Allemagne» et une «moins grande Italie».
Par contre, la mer occidentale qui, pendant de longs siècles, ne représentait, pour les navigateurs, au-delà des colonnes d'Hercule, qu'un gouffre effrayant enveloppé de brouillard et de mystère, en livrant son secret à Christophe Colomb, inaugura une ère nouvelle. L'œuvre que le génial Gênois, au service de l'Espagne, avait tentée et réalisée, fut continuée et achevée par d'autres. La voie était ouverte; place maintenant aux peuples en progrès et aux idées en marche. Et ce fut le tour des nations occidentales à entrer en scène, des nations dont les côtes se développent sur une vaste étendue, le long de l'Océan Atlantique et constituent autant de bras tendus vers des rives opposées qui semblaient les solliciter et les appeler.
Tandis que l'Allemagne est divisée en deux camps irréductibles par la Réforme et se désagrège dans une lutte terrible qui dure plus de trente ans;—tandis que l'Italie est la proie des convoitises étrangères, l'Espagne, le Portugal, la France, l'Angleterre et la Hollande, pays dont les côtes s'étendent du Sud-Ouest au Nord-Ouest de l'Europe, voient leurs destinées modifiées de fond en comble par la découverte de l'Amérique. Ces pays, pour ne parler que des trois plus grands, rêvèrent tour à tour de devenir «une plus grande Espagne», une «plus grande France», une «plus grande Angleterre».
Ce rêve qui, pour ces trois nations, devint parfois une réalité, les entraîna dans de longues guerres et répond à une conception de domination universelle que, de nos jours, on a appelée: l'Impérialisme.
Dans l'Amérique du Nord où, malgré des tentatives audacieuses, l'Espagne ne put asseoir son autorité comme elle l'avait fait dans l'Amérique du Sud, il n'y eut bientôt plus, face à face, que deux rivales: la France et l'Angleterre.
La rivalité entre ces deux nations passe par des alternatives diverses, elle engendre des guerres qui ont leur dénoûment sur les champs de bataille de l'Europe, mais dont les résultats généraux se font surtout sentir en Amérique. Si, finalement, l'Angleterre l'emporta sur la France dans le Nouveau Monde, il faut en chercher une des raisons dans la position géographique des deux pays en compétition: l'un, étant une île, n'avait pas les mêmes attaches avec le continent européen que l'autre dont le grand rôle provenait précisément de ces mêmes attaches,—autant d'entraves pour le succès des entreprises coloniales.
Il y a d'autres raisons qui expliquent cet échec de notre politique coloniale,—des obstacles quasi organiques contre lesquels les plus grands protagonistes du drame historique, Napoléon lui-même, vinrent se briser et dont on se rendit compte longtemps après la fin de l'entreprise épique.
Au début, la France eut l'avantage.
Elle prit possession du Canada et du Saint-Laurent trente ans avant que Humphrey Gilbert ne plantât l'étendard anglais sur Terre-Neuve et près de quatre-vingts ans avant que Walther Ralegh ne s'emparât de la contrée fertile qu'au nom de la reine Élisabeth il appela: Virginie.
Même pour la colonisation proprement dite, la France devança l'Angleterre. De bonne heure, nos explorateurs et nos missionnaires remontèrent le Saint-Laurent et descendirent la vallée du Mississipi, sillonnant ainsi les étendues immenses d'un vaste empire à fonder, dont les limites extrêmes se perdraient, au nord, dans les neiges du Canada et, au Sud, dans les plantations de sucre de la Louisiane.
Pour asseoir sur des bases solides un tel empire, il aurait fallu réaliser des conditions multiples; il aurait fallu, avant tout, conserver l'avantage commercial et stratégique que nous devions à nos premiers pionniers et qui nous assurait une avance considérable sur nos rivaux. Grâce à cette avance, nous aurions peut-être pu isoler et réduire les colonies anglaises, relativement faibles au début et resserrées entre la mer et les monts Alleghanys.
C'est le contraire qui arriva.
Notre force colonisatrice, en tant qu'initiative privée entretenue par des besoins impérieux, s'arrêta de bonne heure. D'Angleterre, d'Écosse, d'Irlande, par contre, se manifestait l'esprit le plus entreprenant, le plus aventureux de la race anglo-saxonne. Tandis que la France s'en tenait à ses premières conquêtes dans les zones déjà explorées,—territoires immenses mais peut-être trop dispersés, manquant de points de contact—tandis qu'elle organisait des expéditions officielles sous le contrôle direct du gouvernement, d'ailleurs, absorbé par les affaires intérieures, les défricheurs anglais de toutes espèces se frayaient leur route vers l'ouest et le sud-ouest, à coups de hache et à coups de fusil, au gré de leurs personnelles convenances, préparant simplement l'intervention gouvernementale pour le moment opportun.
De là, des conflits, un état de guerre chronique qui, avec ses fortunes diverses, devint permanent vers 1688, jusqu'à ce qu'enfin, dans le nord, la puissance française succomba dans les plaines d'Abraham.
Ce fut le début de l'histoire d'Amérique.
La bataille qui décida de la destinée de la France et de l'Angleterre en Amérique décida aussi de la future indépendance des futurs États-Unis.
Menacées par la France sur leurs flancs, les colonies anglaises eurent naturellement recours à la protection de la métropole: à ce moment, leurs intérêts se confondent.
L'affaiblissement de la France, son effacement, permit bientôt aux insurgents de s'occuper plus activement de leurs personnelles revendications. Ayant chassé les Français du Canada, ceux qui aspiraient à devenir des Américains, ne songèrent plus qu'à secouer le joug des Anglais.
Des hauteurs d'Abraham, la route menait donc à la déclaration de l'Indépendance et, de la déclaration de l'Indépendance, à Yorktown.
Et elle mena plus loin.
Louis XV avait livré le Canada à l'Angleterre: les Bourbons prirent leur revanche quand une flotte française, maîtresse de la mer, força Cornwallis à capituler. Mais la France royaliste paya cher cette revanche. La révolution qui, chez nous, se préparait dans les conversations des salons et les écrits des philosophes et des hommes de lettres, trouva un exemple contagieux dans les premières rencontres de Lexington et de Concord. La flamme de la liberté allumée à Boston et répandue dans tous les états, souffla jusqu'à Paris et quand vint le jour où les races rivales de la vallée du Mississipi auraient pu régler leur compte, il n'y avait plus de roi de France.
Napoléon hérita de cette succession lourde et embrouillée; à l'extérieur la situation était aussi troublée qu'à l'intérieur,—je veux dire qu'hors d'Europe aurait dû se dénouer la rivalité entre la France et l'Angleterre: ce fut en Europe que, malgré lui, Napoléon dut chercher à abattre l'Angleterre, tout en faisant intervenir, quand il le jugeait à propos, la grande influence de l'Amérique.
Avant d'entrer dans les détails de cette histoire, il convient de résumer les différentes phases par lesquelles a passé l'œuvre française dans le Nouveau-Monde.
Des noms glorieux se pressent en foule; des haut faits en masse sont à enregistrer: l'individu fut à la hauteur d'une tâche souvent au-dessus de ses forces; la collectivité laissa parfois à désirer.
En présence de tant d'aventures et de tant d'aventuriers, sans nous arrêter à la tentative de colonisation de nos ancêtres normands qui, probablement, vers le Xe siècle, découvrirent une partie de la côte des États-Unis actuels, qu'ils appelèrent Vineland[4], citons, d'abord, le dieppois Cousin qui, en 1488, quatre ans avant Christophe Colomb, fut poussé à l'ouest de la terre africaine, vers un continent qui ne serait autre que l'Amérique.
Mais c'est la période légendaire. Que veut-on? où va-t-on?
Les marchands veulent des mines d'or et de diamants, des épices rares, des fourrures de prix, des pêches miraculeuses. C'est la matière brute à exploiter et à la conquête de laquelle, sous ses formes diverses, se précipitent les peuples assoiffés de jouissances nouvelles et de gains inespérés. Les explorateurs, soutenus par un idéal plus élevé ou poussés par une conception scientifique plus ou moins exacte, cherchent le fameux passage du Nord-Ouest conduisant vers le prestigieux Cathay. Le rêve désintéressé alimente le calcul cupide. De toutes ces aspirations contradictoires naîtra l'Amérique. En attendant, entité réelle, elle ne se livre que par bribes aux chercheurs et les géographes, d'une main hésitante, en dessinent la carte, dont les contours changent et se développent, au gré des prises de possession plus ou moins heureuses. Les écrits et les cartes qui donnent quelques informations sur ces expéditions premières, contiennent des détails fantaisistes sur des îles au nord de Terre-Neuve et sur le Labrador[5].
C'est par là qu'il faudrait, s'imagine-t-on, atteindre l'empire du soleil levant et, plus loin, l'empire des Rajahs. François Ier jaloux de la gloire maritime de Charles-Quint, dont les domaines étaient assez vastes pour que le soleil ne s'y couchât pas, chargea l'Italien Verrazzano de trouver la route escomptée et espérée. Il n'y parvint pas, mais il longea et explora la côte américaine le long du Maine jusqu'à Terre-Neuve et, à défaut d'autres richesses, rapporta la première description connue des côtes des États-Unis.
C'était beaucoup, car c'était une indication qui devait permettre à d'autres de pousser plus loin leurs investigations. À l'aube d'un monde qui s'éveille, les Français marchent en éclaireurs. Et, dans une splendeur de Paradou inculte, cette partie de l'Amérique offre aux nouveaux venus, l'antre de ses forêts vierges, l'étendue de ses prairies, l'immensité de ses lacs, le courant impétueux de ses fleuves, sans compter l'hospitalité inquiète des Peaux-Rouges, étonnés de voir des hommes blancs.
Et voici Cartier, le Breton rêveur et tenace qui, parti de Saint-Malo le 20 avril 1534, toujours à la rechercha de la route qui mène au Cathay, s'avance dans le golfe de Saint-Laurent, longe les côtes d'Anticosti et remonte le grand fleuve dont les eaux profondes le portent et l'entraînent, plus loin, jusqu'à un roc escarpé qui se dresse au milieu du courant. Dans ce désert de solitude et de mystère, se profilent les parois abruptes qui seront les témoins d'héroïques exploits. Cartier ne vit que la flore gigantesque d'un paysage inculte où se groupaient quelques Wigwams sur l'emplacement qui devait être, plus tard, la ville de Québec. Son nom était alors Stadaconé, capitale du chef indien Domacona.
Mais il existe une métropole plus grande, plus importante, appelée Hochelaga: les Indiens en parlent avec mystère. Sur les insistances de Cartier, ils consentent à l'y conduire. On se met en marche.
C'est la première fois que des Européens, des Français, foulent la terre du Canada, établissant, d'un geste pacifique, les droits à une conquête future. Et malgré les intentions hostiles ou les projets guerriers, l'entreprise est d'une poésie intense.
La matinée était fraîche, les feuilles des arbres frissonnaient dans la gamme des nuances changeantes, et, à la base des chênes, s'amoncelait une couche épaisse de glands. Ils allaient, surpris et charmés, sous la conduite des Indiens. Par un beau soleil d'automne, éclairant une muraille de verdure seulement coupée par le sillage des eaux courantes du fleuve, ils virent des forêts festonnées de pampres et de vignes, des douves remplies d'oiseaux aquatiques,—ils entendirent le chant du merle, de la grive,—et comme ils purent se l'imaginer,—le chant aussi des profondeurs inhabitées les appelant au loin...
En approchant de la mystérieuse Hochelaga, ils rencontrèrent un chef indien et comme dit Cartier... «l'un des principaux seigneurs de ladite ville, accompagné de plusieurs personnes[6]».
C'était le 2 octobre 1535.
Sur les hauteurs dominant le fleuve, un millier d'Indiens occupaient le rivage. À la vue des hommes blancs, bardés de fer, qui semblaient tomber du ciel, ils exprimèrent leur étonnement avec frénésie. Ils se mirent à danser, à chanter, entourant les étrangers et glissant dans leurs bateaux des offrandes de poissons et de maïs. Et comme la nuit gagnait, des feux resplendirent bientôt dans l'obscurité, tandis que, de loin en loin, nos Français pouvaient voir les sauvages excités qui sautaient et se réchauffaient au contact de la flamme.
Le lendemain matin, par un sentier seulement connu des Indiens, Cartier et ses compagnons débouchèrent sur le sommet d'une montagne dominant un paysage grandiose. Notre Breton le baptisa de Mont-Royal. Ce fut Montréal,—le nom de la cité affairée qui remplace la sauvage Hochelaga. Stadaconé et Hochelaga, Québec et Montréal, au XVIe comme au XXe siècle, centres de la population canadienne.
Aux regards anxieux s'étendait cette vue remarquable qui fait toujours le charme des touristes. Mais combien changée depuis que le premier blanc en fut émerveillé pour la première fois! Aujourd'hui, c'est l'agglomération d'une ville importante, c'est l'activité commerciale et industrielle poussée à l'extrême en ce raccourci des choses: voiles blanches des bateaux balancés au gré du grand fleuve,—fumée des vapeurs filant au loin,—sifflement des machines—disputes des hommes...
Mais en cette fin du XVIe siècle, Cartier ne vit que ceci: à l'est, à l'ouest, au sud, la forêt s'étendant à l'infini, le large ruban mobile du grand fleuve glissant à travers une immensité de verdure,—jusqu'aux frontières du Mexique, une mer ondoyante d'arbres de toutes les essences, aux feuilles tour à tour sonores et silencieuses répercutant des échos profonds ou des clameurs de fauves: creuset intact encore où devaient s'élaborer, plus tard, tant de projets et tant d'entreprises grandioses, formidable champ de bataille des siècles à venir, endormi dans une torpeur d'attente, enveloppé dans le voile impénétrable d'une nature inviolée.
Le même spectacle s'offrit aux regards de ceux qui suivirent Cartier: Roberval, La Roche, De Monts... Nous ne pouvons les citer tous, mais une mention spéciale doit être accordée à Samuel de Champlain, le plus pur, le plus intéressant de ces pionniers de la première heure. Héros à la fois enthousiaste et sagace, il est le chevalier errant de la royauté et de la foi qui donne son véritable caractère à l'exploration française de cette époque. Tandis que d'autres vont dans les pays nouveaux pour trafiquer simplement ou pour administrer, lui va pour colliger des faits et convertir des âmes.
Dans un premier voyage, il visita La Vera Cruz, Mexico, Panama; il y a plus de trois siècles, son esprit entreprenant conçut l'idée d'un canal à travers l'isthme, entre l'Atlantique et la mer du Sud, «...l'on accourcirait par ainsi, dit-il, le chemin de plus de 1.500 lieues et, depuis Panama jusque au détroit de Magellan, ce serait une isle et de Panama jusques aux Terres-Neuves, une autre isle...[7]»
Mais l'expédition qui devait le mener au nord de l'Amérique partit de Honfleur en 1608: elle contenait en germe le destin d'un peuple, l'avenir du Canada. Mieux organisée, elle était composée d'hommes aux aptitudes diverses qui se complétaient. Pontgravé devait s'entendre avec les Indiens pour le commerce des fourrures; Champlain devait faire œuvre d'explorateur scientifique. Double conception, indispensable, sans doute, quand on veut coloniser, mais dont les tendances et les moyens souvent contradictoires se gênent parfois et se neutralisent. Champlain refit, en réalité, le voyage de Cartier; il remonta le Saint-Laurent comme son prédécesseur et, comme lui, il vit les falaises de Québec et les hauteurs de Montréal. Hôte pacifique, animé des intentions les plus humanitaires, il était cependant le précurseur d'une foule moins désintéressée: des prêtres, des soldats, des paysans qui, dans ces solitudes ou parmi des groupements d'Indiens, plantèrent la croix du Christ, les écussons de la féodalité, les insignes de la royauté française.
Ce fut le prélude de conflits plus graves.
Champlain sut se faire bien venir auprès des Hurons qui lui facilitèrent ses explorations aux grands lacs, jusqu'au lac qui porte son nom et qui le mit en communication directe avec la colonie de Massachusetts,—le cœur de la Nouvelle-Angleterre.
Champlain avait mis à profit l'inimitié des Hurons contre les Iroquois, amis des Anglais. On peut considérer cette exploration et cette prise de possession du lac Champlain comme le geste initial qui allait donner le signal et sa signification à la lutte inévitable. En avançant de ce côté, nous faisions une pointe directe contre les colonies anglaises, menaçant, de la sorte, leur extension vers le nord, en Acadie, et commandant à l'entrée de la vallée de l'Ohio qui ouvrait la porte vers l'ouest, vers le sud, dans le bassin du Mississipi. Toutes les contestations futures étaient contenues dans cette première tentative. Celui des deux peuples qui était maître de l'Acadie, serait le maître aussi de la vallée du Saint-Laurent,—celui qui pourrait s'avancer librement dans la vallée de l'Ohio, pourrait gagner la vallée du Mississipi, artère centrale d'un empire à fonder. C'était, en somme, toute l'Amérique du Nord.
Pour le moment, ce que Champlain a créé, c'est le Canada,—la Nouvelle France, avec ses deux capitales Québec et Montréal qu'il eut à défendre contre les incursions des Indiens et des Anglais. Mais il avait indiqué la marche à suivre et ses successeurs, explorateurs et gouverneurs, qu'ils fussent guidés par les Jésuites, les Récollets ou bien soutenus par le génie administratif de Colbert, s'efforcèrent simplement de parachever ce que lui avait commencé.
Malgré les obstacles de toutes sortes, Cavelier de la Salle parvint à descendre le cours du Mississipi, le chevalier d'Iberville continua son œuvre malheureusement interrompue trop tôt, et, à la fin du XVIIe siècle, nous possédions la province de la Louisiane nous avions posé, avec une prescience admirable, les bases des grandes cités futures, Saint-Louis, la Nouvelle-Orléans, les têtes de pont de l'empire qui devait s'étendre du Golfe de Saint-Laurent au Golfe du Mexique.
Alors, l'Angleterre comprit que, si elle n'intervenait pas d'une façon énergique, quasi désespérée, c'en était fait de sa puissance dans le Nouveau Monde. Sa politique, d'une façon générale, peut se résumer ainsi: développer et accentuer la mission qu'elle s'était assignée d'être une nation maritime, sous peine de déchoir ou de disparaître,—accentuer, en même temps, le caractère continental de la France en l'entraînant dans des complications européennes qui laisseraient à l'Angleterre le champ plus libre dans les colonies, sur la mer,—selon la formule classique: Britannia rule the Waves!
Pour plus de clarté, il convient de faire ici deux parts: la part de ce qui s'est passé dans les colonies et la part de ce qui s'est passé en Europe.
Et d'abord, pendant que nous établissions une nouvelle France au Canada, avec des débouchés sur la vallée de l'Ohio vers l'Ouest et le Sud jusqu'à l'embouchure du Mississipi, qu'avaient fondé les Anglais en Amérique?
Leurs colonies s'étendaient de la côte d'Acadie, en passant par Boston, le Maryland, la Caroline, la Géorgie jusqu'à la Floride qui appartenait à l'Espagne. Entre l'Océan et les Monts Alleghanys, c'était une grande longueur de côtes qui en faisait la force et la faiblesse: la force, parce que domaine bien délimité, aux ressources et aux défenses concentrées,—sa faiblesse, parce que domaine resserré entre des barrières naturelles, telles que l'Océan Atlantique et une chaîne de montagnes, ne pouvant s'étendre s'il était menacé de trop près par les incursions des Indiens ou les empiétements ambitieux des Français,—risquant d'étouffer entre des frontières trop étroites pour contenir l'afflux des populations nouvelles que l'immigration promettait déjà nombreuses et audacieuses.
Début d'ailleurs difficile, âpre et sombre, pour la colonie du Massachusetts qui, dans l'énergie du désespoir, vit les Pères Pèlerins fonder une théocratie façonnant des âmes de sectaires au gré de l'idée puritaine. Si l'idée contenait en germe la victoire et l'émancipation définitive, les hommes connurent bien des traverses. Avant les Français, ils eurent à lutter contre les Hollandais qui, à l'embouchure de l'Hudson, avaient bâti le fort d'Amsterdam sur l'emplacement actuel de New-York[8]. Charles II s'en empara et, en souvenir de son frère, le Duc d'York, la rebaptisa. Déjà, sous Charles Ier, l'émigration catholique avait trouvé un déversoir dans le Maryland. Les persécutions religieuses qui sévissaient en Angleterre, alimentaient les colonies d'une façon permanente et régulière. En 1640, on compta jusqu'à 20.000 émigrants, et ce chiffre va croissant jusqu'à la fin du siècle.
Les hommes en masse que la mer déversait sur les rives orientales du continent étaient arrêtés par la chaîne des Alleghanys à l'Ouest. Que faire? Lutter, se frayer passage, empêcher les Français de mener à bien leurs entreprises. C'est la ruée vers le Far-West[9] qui commence: point de départ d'une politique dont les effets se font encore sentir de nos jours. Tous les moyens sont bons. Sur les lieux mêmes: contestations, escarmouches, guets-apens, massacres; en Europe: de grandes guerres.
Ces guerres doivent être envisagées ici à un point de vue spécial. L'histoire les a généralement étudiées d'après les causes directes qui étaient bien d'Europe, ainsi que le théâtre sur lequel elles se déroulaient. Mais il y a des causes plus profondes en ce qui concerne la rivalité franco-britannique et c'est dans le Nouveau-Monde qu'il faut les chercher. De 1688 à 1815, il y a eu sept grandes guerres et c'est pendant cette période que l'Angleterre a établi sa suprématie maritime au détriment de la France, qu'elle a suscité des complications européennes dans lesquelles sa rivale a trouvé gloire et profit, mais où elle a parfois abandonné la proie pour l'ombre. Ce fut, en réalité, une seconde guerre de cent ans entre la France et l'Angleterre[10], ayant pour prétexte et pour but inavoué, la prédominance en Amérique.
Pour l'Angleterre, pays maritime, c'était une question de vie ou de mort. Pour la France, pays à la fois maritime et continental, d'un caractère amphibie, c'était une possibilité de splendeur inouïe qui aurait pu se réaliser, qui s'est réalisée un moment mais s'est évanouie sous la pression d'événements contraires.
La France possède une longue succession de côtes, aux populations de marins, qui ont toujours donné des preuves de leur activité exploratrice et colonisatrice. Mais sa grandeur l'attachait au rivage.
Malgré l'extension donnée par Colbert à la politique coloniale, basée sur le développement et la protection de l'industrie et du commerce national, Louis XIV méprisait, au fond, le commerce et n'aimait pas la guerre maritime dont la compétence lui échappait. Ses ataviques préférences et son éducation historique l'inclinaient vers les nécessités plus proches et, avant de chercher aventure sur mer, il savait, aux frontières de France, des pays qui méritaient d'être châtiés de leur morgue, de leur prétention et de leur ambition. La gloire du Roi-Soleil devrait d'humilier la Hollande, de profiter de la décadence de l'Espagne et d'exploiter l'incohérence de l'Empire. Madrid et Vienne n'étaient-elles pas les deux capitales de la puissance qui, pendant le XVIe siècle, avait fait pâlir l'étoile de la Monarchie française? Aux Bourbons maintenant à primer les Habsbourgs.
Cette conception était logique et conforme aux précédents défendus par Richelieu et Mazarin. Elle contenait cependant une part d'erreur. Richelieu lui-même, en faisant de l'abaissement de la maison d'Autriche le pivot de sa politique européenne, ne limitait pas ses vues aux seules affaires continentales et affichait hautement sa sympathie pour les choses et les gens de la marine,—cet instrument d'une «plus grande France».
Louis XIV, en accordant toute son attention à imposer sa suprématie en Europe, relâchait par cela même le zèle qu'il aurait fallu appliquer à la mise en œuvre des colonies. La nouvelle France fut la première à ressentir les contre-coups de cette manière de voir,—politique sans doute inévitable au point de vue de l'actualité mais qui compromettait l'avenir et faisait, en somme, le jeu de la politique anglaise.
Quelles qu'aient été les alternatives de ces guerres en Europe, l'Angleterre en a toujours tiré un avantage en Asie comme en Amérique, avantage qui répondait à sa situation géographique et aux besoins de la nation,—avantage dont la France ne pouvait méconnaître toute l'importance et qui faisait réellement le fond du débat, en dépit des intérêts divergents qui dispersaient nos forces sur le continent.
Lorsque fut fondée la Louisiane, en 1680, la France était une des grandes puissances coloniales, si cette expression peut répondre aux conceptions de l'époque. Ses méthodes d'administration, d'exploitation, semblaient devoir réussir. La théorie en était excellente: ce que Colbert avait élaboré dans son cabinet de travail répondait aux plus claires conceptions du génie latin[11]. La pratique laissa à désirer. Ce qui manqua? La matière colonisatrice, les hommes,—les hommes d'une certaine trempe qui, tout en étant patriotes, ne tenaient pas tant au sol même de leur patrie qu'à la possibilité de transporter l'essence de cette patrie sur un sol plus fertile peut-être et toujours plus étendu.
De tels hommes, animés de l'esprit mercantile, se trouvaient à l'étroit en Angleterre.
La date de 1688 comme point de départ du duel gigantesque qui ne devait prendre fin qu'en 1815, n'est pas choisie au hasard. Elle s'impose comme étant le point de départ aussi d'une ère nouvelle dans les Annales de la Grande Bretagne, ère inaugurée par la révolution qui mit Guillaume III sur le trône de Jacques II. Guillaume III, dans sa personne, dans sa famille, dans sa religion, dans toute son individualité physique et psychique, était l'antipode de Louis XIV. Maintenant, la France catholique va se dresser en face de l'Angleterre protestante, avec toutes les divergences d'opinion, d'idées, de sentiments et d'intérêts que comportent ces deux conceptions religieuses opposées. Le premier coup avait déjà été porté au catholicisme par l'anéantissement de l'Armada, sous la Grande Élisabeth. Les Stuarts catholiques, à la solde de la France, avaient toujours été en lutte avec la majorité de la nation anglaise. Le prince d'Orange-Nassau, Stathouder de Hollande, l'ennemi irréconciliable de la France et de Louis XIV, en devenant roi d'Angleterre, grâce à son mariage avec la princesse Marie, fille de Jacques, allait harmoniser les tendances politiques avec les plus intimes, les plus impérieuses aspirations du pays. Ces quelques mots résument la révolution qui s'accomplit après la déchéance de Jacques,—révolution plutôt sociale et économique, que sanglante et dramatique. Le drame se joua dans l'intérieur des consciences.
À l'extérieur, la guerre mit aux prises la France et l'Angleterre. Les guerres qui suivirent ne firent qu'accentuer la rivalité entraînant les deux nations dans la fatalité et la logique des événements. Les autres peuples engagés dans le tourbillon n'étaient parfois que des comparses,—ou pour être plus conforme à la vérité—des peuples dont le rôle touchait à sa fin ou des peuples dont le rôle ne faisait que commencer, tandis que les deux grandes nations dont les intérêts étaient défendus à Versailles et à Saint-James, se trouvaient dans la plénitude de leur vitalité et de leur ambition.
La guerre de la succession d'Espagne évoque les noms de Marlborough et du Prince Eugène dont les victoires assombrirent la fin du règne de Louis XIV. Puis vient la guerre de la succession d'Autriche avec les batailles de Dettingen et de Fontenoy qui mirent dans l'ombre les exploits de La Bourdonnais et de Dupleix dans l'Inde et firent oublier la prise de Louisbourg (1745) par les Anglais d'Amérique,—ville qu'ils durent d'ailleurs restituer à la Paix d'Aix-la-Chapelle. Ensuite, vint la guerre de Sept Ans sur laquelle plane le nom du grand Frédéric. Pendant cette guerre, les compétitions franco-anglaises pour l'Amérique entrent dans une phase décisive.
Tandis que nous sacrifions notre sang et notre or pour une politique européenne étroite et désastreuse—pour le roi de Prusse en un mot—nous perdions le Canada en Amérique. Montcalm était abandonné à des ressources dérisoires et succombait à Abraham. Ce fut le résultat le plus brillant de la politique anglaise. Nous étions hypnotisés par les hostilités ouvertes dans les Pays-Bas, dans le cœur de l'Allemagne, nous ne voyions pas ce qui se passait à Madras, aux bouches du Saint-Laurent ou sur les rives de l'Ohio. Aussi Macaulay a-t-il pu dire en parlant de l'invasion de la Silésie par Frédéric: «Afin que ce roi pût dépouiller un voisin qu'il avait promis de défendre, des hommes noirs se battirent sur la côte de Coromandel et des hommes rouges se scalpèrent mutuellement auprès des grands lacs de l'Amérique du Nord.»
Sous cet aspect incohérent, se distingue cependant la politique, franchement maritime et coloniale de l'Angleterre et la politique de la France, au double aspect, qui lui fit trop souvent sacrifier les intérêts coloniaux aux intérêts européens et perdre, en dernier ressort, l'empire qu'elle aurait pu fonder au-delà de l'Atlantique.
Si, en remontant plus haut que les faits et les dates que nous venons de résumer, on se demande quelles sont les causes morales, profondes, qui ont contribué à ce résultat, il est peut-être permis de les expliquer de la façon suivante.
Tandis que le Canada à son aurore, découvert et défriché par des explorateurs, des soldats et des prêtres français, cherchait à développer sa personnalité bien française, une poignée d'hommes résolus et intransigeants, venus d'Angleterre, posaient, sur le rocher de Plymouth, les hases d'une république destinée à un grand avenir.
Ces deux essais de colonisation différaient grandement dans leur principe et dans leur essence.
Certes, le début de la Nouvelle-Angleterre fut un défi jeté au principe même de son existence. Jamais une théocratie tyrannique ne fut plus oppressive que celle instituée par les Puritains qui suivirent les Pères Pèlerins après le premier exode de la Mayflower[12]. Le protestantisme épuré de la Nouvelle-Angleterre proclama le droit sacré de la liberté pour s'affranchir des persécutions infligées par la mère-patrie,—une fois cet affranchissement obtenu, il met cette même liberté sous le boisseau. Sur le tronc de l'arbre d'indépendance, il greffa un bourgeon de despotisme; ce ne fut qu'une floraison passagère. Le suc vital de la racine subsista quand même et finit par remonter jusqu'aux pousses récentes.
Il en fut autrement pour la Nouvelle France. Elle fut conséquente avec elle-même jusqu'au bout et cette logique trop systématique contenait en elle des germes de mort. Dans tous ses éléments constitutifs,—racine, tige et branche—elle était un produit de l'esprit d'autorité. Un absolutisme déprimant—celui de la Monarchie la plus absolue de l'Europe—la régit depuis le commencement jusqu'à la fin. Des prêtres, des Jésuites, un Ventadour, un Richelieu[13], ont été les premiers ouvriers de sa destinée. Ce qui en Europe, en France, contribuait à étouffer toute liberté: la centralisation excessive au profit de la couronne, la propagande ultramontaine au profit de la papauté, le despotisme politique, en un mot,—trouva sa répercussion et son application dans des terres nouvelles qui demandaient des méthodes nouvelles aussi. La Nouvelle France devait être une répétition de la Vieille France. Conception séduisante répondant au génie administratif; mais grave erreur: on ne recommence pas au-delà des mers, sur un continent nouveau, à tant de milles de distance, la même œuvre nationale, sous peine de faire de la colonie une annexe simplement de la mère-patrie, soumise à tous les revirements et, finalement, sacrifiée aux intérêts primordiaux de la métropole.
Cette œuvre fait comprendre, sans doute, pourquoi tant de glorieuses entreprises, auxquelles se sont dévoués des héros et des martyrs, ont abouti à un échec.
Les Puritains persécutés poursuivaient un autre idéal. Forts de leur foi religieuse, ils ne prétendaient pas fonder une colonie plus ou moins riche à exploiter: ils voulaient fonder une patrie.
Celle qu'ils venaient de quitter était perdue pour eux, à jamais. Entre la Vieille Angleterre et ce qu'on a appelé quelque temps la Nouvelle Angleterre, tout lien était rompu. Cette séparation s'accomplit virtuellement le jour où les Pères Pèlerins débarquèrent sur la côte du Massachusetts, se considérant comme les dépositaires de l'idée divine: leur mission consistait à sauver cette idée de l'ambiance réputée délétère pour la faire germer dans un sol plus pur, répondant à la pureté de leur inspiration. Tel le peuple d'Israël, leur groupement serait le peuple élu de Dieu. Cette conviction fit leur force et, un instant, leur faiblesse, puisque, comme nous l'avons dit déjà, la liberté, au nom de laquelle ils s'étaient expatriés, fut sacrifiée à la nécessité d'imposer l'infaillibilité de leur dogme. Leur énergie farouche et mystique explique du moins les phases diverses par lesquelles durent passer les débuts d'une nationalité et elle contient déjà certains traits de caractère qui, émanant directement de la colonie de Massachusetts, se retrouveront, plus tard, dans la constitution des États-Unis.
Tandis que le Canada et le vaste domaine sur lequel, pendant tout le XVIIe siècle, nos missionnaires, nos Jésuites et nos explorateurs avaient jeté leur dévolu, furent toujours exposés au contre-coup de ce qui se passait en France, les habitants de la colonie qui avait Boston pour capitale tendaient à se détacher de l'Angleterre: ces Anglais devenaient des Américains par la force des choses et par la force de leur volonté. Les événements qui, pendant plus d'un siècle, contribuèrent à consommer ce changement, constituent les différentes étapes d'une évolution inévitable dont la guerre d'indépendance, soutenue par la France, n'est que le geste définitif.