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CHAPITRE II
L'INDÉPENDANCE AMÉRICAINE
ET L'INTERVENTION FRANÇAISE.
ОглавлениеPerte du Canada. — Traité de 1763. — Les colonies anglaises se détachent de la Métropole. — Les Anglais d'Amérique ne ressemblent plus aux Anglais d'Angleterre. — Jonathan en face de John Bull. — Les «Insurgents» représentent les principes libéraux du Parlement anglais. — L'Europe s'intéresse au mouvement. — L'Angleterre résiste, la France intervient, l'Allemagne vend ses soldats. — Georges III tend vers l'absolutisme. — Luttes oratoires entre Fox et Burke. — L'opinion en France. — Le comte de Vergennes entraîne Louis XVI. — Le rôle de La Fayette. — Contradiction entre les privilèges de l'aristocratie française et son intervention en faveur des idées républicaines. Rapports de Vergennes et de Turgot. — Beaumarchais, Arthur Lee et Franklin. — La France fidèle à sa mission civilisatrice.
Les grandes guerres qui se sont succédé en Europe de la fin du XVIIe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, ont toujours procuré à l'Angleterre un avantage colonial, avantage qui finit par lui assurer la prédominance en Amérique. Cette politique, heureuse à nos dépens, fut couronnée par le traité de 1763. Le résultat en était désastreux pour la France. Les contemporains ne comprirent pas immédiatement tout ce que les suites de la guerre de Sept Ans contenaient pour nous d'ignominieux. Sous les apparences brillantes de la Monarchie, la situation internationale du pays était, en réalité, atteinte.
Les esprits les plus avisés, occupés de philosophie, de littérature ou de galanterie, étaient hypnotisés par l'évolution intellectuelle, sociale et économique qui se dessinait en Europe, surtout en France. Ils ne virent pas ce qui se passait,—le fait inéluctable qui venait de se produire outre-mer: la perte du Canada,—échec définitif de notre politique coloniale en Amérique.
L'œuvre que nous avions rêvée et inaugurée, les Anglais l'avaient réalisée et parachevée. Un historien perspicace et judicieux aurait pu, dès cette époque, déterminer la portée de l'événement. C'était, en somme, l'idée de Guillaume d'Orange Nassau, devenu roi d'Angleterre et champion de l'Europe protestante, qui triomphait de la conception de Louis XIV, représentant de la catholicité autocrate. L'empire colonial que nous aurions pu fonder en Amérique, sous les auspices de la monarchie française, de race latine et de religion catholique, fut remplacé définitivement par un empire où la religion protestante et la race anglo-saxonne demeurèrent prépondérantes.
Cependant cette marche régulière, envahissante, triomphante, menée par les politiciens anglais dans l'Amérique du Nord, sous l'inspiration du premier Pitt, connut une heure d'arrêt: ce fut quand les colons anglais, devenus des américains, renièrent leurs frères d'Angleterre et se soulevèrent contre le joug du roi Georges.
Ce grand événement qui stupéfia la Métropole, était pourtant à prévoir.
En réalité, ceux que l'on appelait dédaigneusement à Londres: les Insurgents, étaient simplement des hommes libres qui, dans la plénitude du droit, défendaient leurs droits.
À tort, selon moi, a-t-on appelé révolution un mouvement irrésistible et fatal qui n'est, en somme, qu'une évolution,—la dernière conséquence d'un geste esquissé au commencement du XVIIe siècle. La révolution qui arracha une fraction du peuple anglais à la mère-patrie, s'accomplissait au moment même où les Pères Pèlerins, animés de la plus intransigeante foi puritaine, débarquèrent sur le rocher de Plymouth pour s'y établir à demeure, sans esprit de retour.
Ces hommes avaient dit un éternel adieu à la patrie qui les avait persécutés. Leur patrie était désormais là où leur dogme religieux pouvait s'affermir sans entraves. Le souvenir de la terre natale s'effaçait devant la nécessité de l'œuvre à accomplir: trouver la terre hospitalière, qu'elle fût inculte et sauvage, où établir les représentants fugitifs du peuple élu de Dieu. Le reste n'existait plus et malgré d'ataviques caractères toujours persistants dans une race issue d'une race en voie de transformation,—sur un continent nouveau s'élaborèrent les éléments d'une nationalité nouvelle.
Les deux fractions de la race anglo-saxonne qui se sont séparées vont suivre désormais une vie et une destinée différentes. Pour accentuer cette séparation, aux causes morales viendront s'ajouter des causes physiques; petit à petit, le climat exerça son influence sur l'individu,—mais cet individu évoluera plus lentement en Amérique, il représentera encore longtemps un type qui, en Angleterre, soumis aux vicissitudes de révolutions politiques, religieuses et sociales, s'était profondément transformé, aussi bien dans son apparence extérieure que dans ses idées.
Les Anglais de la fin du XVIIe siècle ne ressemblaient plus aux Anglais du commencement du XVIIe siècle.
La Monarchie des Stuarts, à tendance catholique, la grandeur passagère de la république de Cromwell, l'empreinte ineffaçable de la religion puritaine, enfin, la révolution qui, en mettant sur le trône d'Angleterre Guillaume d'Orange, avait, pour ainsi dire, harmonisé la forme constitutionnelle du pays avec les plus fortes aspirations de consciences intransigeantes,—autant de causes qui, en un espace de temps relativement court, bouleversèrent la société, les mœurs, la politique et exposèrent les âmes anglaises à des secousses génératrices de transformations profondes. L'âme anglaise, repliée sur elle-même, était contenue en elle-même, comme était contenue dans des limites étroites la pairie formée par l'île britannique. Ce fut son originalité et sa force,—mais, peut-être aussi, au point de vue du progrès général, sa faiblesse et son châtiment.
Cependant, les frères d'Amérique, qui n'avaient pas connu ces brusques alternatives, poursuivaient leur idéal en luttant contre les dangers plus matériels d'une nature souvent inclémente et d'une population sauvage et hostile. Les hardis navigateurs et découvreurs anglais, qui avaient posé les premiers jalons de la colonisation dans l'Amérique du Nord, appartenaient encore à la génération enthousiaste de l'époque de la Renaissance. À ce moment, l'Angleterre communiait pleinement avec l'Europe. C'était, d'un bout du continent à l'autre, les mêmes aspirations, la même passion de vivre la vie dans toute son intensité, de lui faire donner le maximum de jouissance, dans un esprit chevaleresque et généreux qui, demandant beaucoup aux autres, donnait aussi beaucoup de soi.
Les contemporains de la grande Élisabeth et leurs descendants directs, les premiers défricheurs de l'Amérique, gardèrent longtemps les traits de ce caractère qui, au contact des nécessités nouvelles, empreintes à la fois de poésie et de réalité, ne fit que se développer. Tandis que les Anglais, demeurés dans leur île, aux prises avec des problèmes complexes et plus proches, devinrent les champions d'un idéal plus réel et plus réaliste, tandis qu'enfin, les Anglais d'Angleterre étaient soumis à des changements aussi radicaux, les Anglais d'Amérique, n'ayant plus à compter avec la tradition, ou plutôt continuant une tradition persistante, évoluaient lentement et régulièrement. Les hommes qui jouèrent un rôle décisif dans les premières années de la colonisation étaient presque tous nés sous le règne d'Élisabeth, ou, s'ils n'y étaient pas nés, ils en avaient gardé l'empreinte. Depuis Ralegh et John Smith jusqu'à Winthrop et Dudley, on retrouve, chez eux, certaines qualités et certains défauts de moins en moins anglais; ils ont gardé un esprit chevaleresque, aventureux, une spontanéité plus nerveuse et plus mobile, une plus grande souplesse d'esprit et de corps, toutes particularités qui vont contribuer à déterminer les traits caractéristiques de l'Américain: Jonathan,—à opposer au type—devenu légendaire, de John Bull.
Une heure vint donc où, par la force des choses, des hommes issus d'une même nationalité, se trouvaient face à face: des étrangers et des ennemis.
Ce fut l'œuvre de la nature.
À tant de lieues de distance, ce n'était ni le même soleil, ni le même ciel, ni le même sol,—partant la plante humaine prenait des aspects différents.
L'œuvre de l'homme accentua cette différence ou cette animosité. Ce fut surtout l'œuvre des institutions interprétées d'une façon différente et représentées, au moment décisif, par le gouvernement de Georges III.
Les Américains étaient restés fidèles à la grande époque, à la date de 1688, où le Parlement anglais fut le palladium de toutes les libertés. Les Anglais, au cours des ans, en avaient modifié la conception et, grâce à la mobilité des événements et à la multiplicité des besoins politiques et sociaux, ignorés encore des colonies, d'une institution destinée à écarter les abus de tous les pouvoirs, firent un instrument d'oppression.
Dans ce conflit, il est évident que l'Amérique représenta le principe de liberté, tel que le Parlement britannique lui-même l'avait proclamé et défendu, à plusieurs reprises, au XVIIe siècle.
Grâce à ce droit suprême, regardé comme le privilège le plus précieux de la nationalité anglaise, le Parlement possédait le pouvoir et l'obligation de contrôler, de renverser, s'il le fallait, les dynasties, comme il l'avait fait brutalement pour les Stuarts, une première fois, comme il l'avait fait quasi constitutionnellement lors de la révolution de 1688. Mais dans la suite, sous le règne de rois de race étrangère, le pouvoir suprême établi dans le Parlement, ne trouvant plus de contre-poids, devint un instrument de despotisme dirigé contre les Colonies. Ce qui était une garantie de sécurité pour la mère-patrie, était, en même temps, un moyen arbitraire de pressurer les peuples du dehors, soumis au joug de l'Angleterre.
Les Américains entendaient être gouvernés avec la même libéralité que les sujets de Sa Majesté britannique,—eux qui se considéraient comme l'émanation la plus pure des tendances égalitaires de la race anglo-saxonne,—eux qui s'étaient expatriés un jour pour conserver intacte l'intégrité de leur credo religieux et l'intégralité de leur indépendance individuelle.
Plus haut que les hommes qui allaient en venir aux mains, se trouvaient donc, face à face, deux théories: celle du pouvoir illimité du Parlement, laquelle, à deux reprises, avait sauvé la constitution anglaise; et la théorie, de date plus ancienne, remontant à l'origine des assemblées et qui avait pour base le respect des droits de l'individu et des libertés possédées par les communautés organisées.
Dans la sphère des idées, le choc de ces deux éléments constitutifs de toute vie politique en Grande Bretagne, prête à la Révolution d'Amérique un intérêt considérable dépassant les deux pays en litige.
L'Europe ne pouvait demeurer indifférente.
L'incendie qui allait se propager si facilement, si logiquement dans le Nouveau-Monde, couvait dans le Vieux-Monde. Comment y jugeait-on les insurgés? Suivant les cas et les pays, et il est évident que les conditions dans lesquelles se trouvaient ces pays exercèrent une influence plus ou moins décisive sur les bouleversements qui se préparaient au delà de l'Atlantique.
L'Espagne, maîtresse d'un vaste empire en Amérique, était tombée, en Europe, au second rang. Charles III qui occupait le trône, plein de bonne volonté, accordait trop de crédit aux conseils d'un confesseur ignorant. Il fit cependant écrire à Londres qu'il considérait l'indépendance des Colonies aussi désastreuse pour l'Espagne que pour l'Angleterre. Il refusa de prêter main-forte aux provinces révoltées mais il ne se fit pas scrupule d'attaquer la mère-patrie quand elle voulut les réduire.
Catherine II, la grande Impératrice de Russie, entièrement absorbée par son rêve ambitieux qui consistait à fonder un empire d'Orient soumis au sceptre des Romanoff, n'accordait qu'une attention discrète aux événements qui se déroulaient dans des parages si lointains. À Georges III qui, en quête de soldats, lui proposa l'achat de 10.000 Russes qui seraient entièrement sous les ordres des officiers anglais, elle répondit une lettre dont la forme seule, dans sa dignité, voilà un peu l'insolence.
On sait que, dans ces négociations en vue de se procurer des recrues, le roi d'Angleterre fut plus heureux auprès de certains petits princes d'Allemagne qui, tels les ducs de Hesse-Cassel et de Brunswick, n'hésitèrent pas à battre monnaie en trafiquant de leurs propres sujets. Honte éternelle de ces principicules qui, dans les marchés intervenus entre les contractants, évaluaient la chair, le sang, la vie—des parcelles de vie—de leurs compatriotes, comme des denrées plus ou moins avantageuses suivant le prix, comme les marchandises viles d'un commerce rémunérateur. Si ce scandale porte en soi un enseignement, c'est celui qui ressort du contraste même des deux partis qui allaient être en présence: d'un côté, les fils d'une terre libre ou qui veut l'être, les défenseurs de toute dignité personnelle, qui, en fait de souverains, ne reconnaissaient que la souveraineté du droit individuel,—de l'autre, des hommes braves et courageux, certes, mais exploités comme des machines par des potentats qui s'imaginaient encore que les peuples sont créés pour les rois et non les rois pour les peuples.
Le roi de Prusse, le grand Frédéric, quel que fut son despotisme, n'entendit pas de cette oreille. D'ailleurs, il en voulait à l'Angleterre qui l'avait abandonné à la fin de la guerre de Sept Ans. De plus, en ce qui concernait les velléités de révolte des Américains, son scepticisme philosophique lui permettait parfaitement d'accepter le mot de république, pourvu que la chose se réalisât à tant de mille lieues de son propre royaume.
Les autres nations européennes, en dehors de leurs préférences personnelles, suivaient, dans leurs manifestations politiques, une ligne de conduite inspirée par les principales intéressées: la France et l'Angleterre.
Dans les décisions à prendre dans cette grave conjoncture, ces deux nations, les deux protagonistes de la rivalité séculaire, seront entravées tour à tour et entraînées, soit par les faits acquis légués par le passé, soit par des faits nouveaux que la nécessité présente impose toujours avec impétuosité. De là, bien des hésitations, bien des contradictions, surtout dans la politique et l'engoûment des hommes d'État français et de ceux qui, plus ou moins ouvertement, cherchaient à influencer le gouvernement.
Pour l'Angleterre, elle en était arrivée, quelque temps après le traité de 1763, à réaliser la plus grande expansion de son influence dans le monde, pouvant déjà revendiquer, sans conteste, le titre de première puissance coloniale. Lord Chatham, le génial promoteur de cette politique mondiale, transmit sans doute, alors, à ses compatriotes un peu de son orgueil intraitable et les boutiquiers de Londres, en passe de faire fortune, solidarisaient l'honneur de leurs comptoirs avec l'honneur des nobles Lords, préposés aux destinées de l'Empire britannique.
Cet état d'esprit s'explique dans une certaine mesure: les petites causes produisent parfois de grands effets et l'on comprend, peut-être, l'infatuation des habitants d'une capitale qui, située dans une contrée peu fertile et sous un climat souvent inclément, regorgeait des richesses apportées de toutes les parties du monde. Effort, en effet, gigantesque pour l'époque et résultat magnifique! Quand on n'a pas sous la main ce que l'on désire—et le désir va toujours croissant—on le fait venir de loin au prix des plus grands sacrifices. Londres, patrie des brouillards et du spleen, grâce à ses vaisseaux qui sillonnent toutes les mers, est plus que toute autre approvisionnée de fleurs,—produits de patries exotiques, de colonies plus ou moins bien exploitées et qui déversent sur la métropole le trop-plein de leurs flores somptueuses.
Ce pouvoir de supprimer la différence des zones, la longueur des distances, de corriger, en un mot, les effets provenant des inégalités de la production terrienne, tout en entretenant l'activité prodigieuse de la race, développe la confiance en soi et la vanité de se proclamer dominateur. Ce sentiment partagé par la plupart des viveurs faméliques ou fortunés qui encombraient la cité, depuis Westminster jusqu'à Saint-Paul, pouvait aussi engendrer l'abus des jouissances en une corruption des mœurs étalant le scandale de trop de misère à côté de trop de splendeur, il devait, enfin, détériorer et aveugler la conscience des personnes en qui se concentraient tous les rouages du gouvernement: certains membres des Chambres, les Ministres, le Roi.
À peu près vers l'époque où se manifestèrent les premières velléités de révolte en Amérique, Georges III émit la prétention de devenir un roi absolu.
Il ressemblait au roi de France par sa bonne volonté mais se différenciait de lui par une grande force de volonté. Aussi, un historien a-t-il pu dire qu'avec la moitié de l'obstination de Georges III, Louis XVI aurait peut-être pu sauver sa tête et qu'avec la moitié de la souplesse de Louis, Georges aurait peut-être conservé l'Amérique[14].
Pour augmenter le pouvoir de la couronne, il fallait diminuer celui des Ministres, avoir une politique royale plutôt que nationale, faire jouer les influences, les intrigues, les corruptions, briser, dans le parlement, tout serviteur rebelle,—fut-ce William Pitt—ce qui était impossible—en un mot, manœuvrer de façon à ce que les sièges de la Chambre des Communes fussent à l'entière disposition du roi.
Réaliser un pareil programme consistait à fausser entièrement l'institution du Parlement dans le sens indiqué plus haut,—dénaturer sa raison d'être, méconnaître ses nobles origines d'indépendance, pour en faire une arme terrible au profit de la royauté.
On le voit, constitutionnellement, l'Angleterre marchait dans le sens opposé à celui de ses colonies d'Amérique: celles-ci tenaient leurs plus importantes prérogatives, les bases de leur développement conforme à l'esprit des premiers législateurs, du Parlement qui s'était toujours dressé contre les empiétements de la royauté,—et maintenant, ce Parlement n'était plus qu'un instrument servile au service de cette royauté.
Entre les hommes qui représentaient ces deux tendances, il n'y avait plus d'entente possible: la séparation était l'aboutissement fatal de toutes les controverses et de toutes les tractations.
Le roi Georges considérait toujours les Américains, non pas comme des ennemis étrangers soulevés contre l'Angleterre, mais comme des Anglais qui prétendaient à plus de liberté qu'il ne jugeait convenable de leur en accorder et quand il envoya contre eux ses flottes et ses armées, il croyait simplement ordonner une mesure de police, semblable à celle qu'il prenait quand il permettait à sa garde de soutenir les gendarmes en train de nettoyer la rue d'une populace en révolte.
Dans les deux camps et malgré les actes irréparables, des hommes de bonne foi crurent encore à la possibilité d'une réconciliation.
Dès 1775, dans la Chambre des Communes, les membres de l'opposition qui prirent la parole en faveur des revendications américaines prétendaient combattre, en même temps, pour les libertés anglaises. Noble lutte oratoire, au cours de laquelle se firent entendre les accents les plus émouvants de l'éloquence: il faut lire les discours de Fox et de Burke pour bien comprendre quel déchirement se produisit alors dans la conscience de ceux gui savaient, qui connaissaient le passé et devinaient l'avenir, qui estimaient au même prix l'indépendance des Colonies et la grandeur de la métropole.
Mais l'idéal des penseurs avertis, si conforme soit-il aux évolutions nécessaires des idées, se défend mal contre la réalité des votes.
Et les votes étaient à la discrétion du Roi, des Ministres, de la majorité des Chambres, de leurs créatures, de la masse des trafiquants, des marchands, des faiseurs, des commerçants insatiables qui imaginèrent leurs intérêts atteints si les colonies étaient émancipées,—ce en quoi ils se trompèrent étrangement, car, au point de vue strictement commercial, le chiffre des affaires entre l'Angleterre et l'Amérique augmenta prodigieusement après que la séparation fût officiellement reconnue entre les deux pays par un traité.
Dans la chambre des Lords même, Chatham présenta un bill qui accordait la plupart des demandes des Américains, mais maintenait le droit du Parlement à garder des troupes dans les Colonies. Ce projet de loi fut rejeté.
La guerre était inévitable.
En France, la question devait soulever un monde: idées contradictoires, espérances de revanche. Chez nous, ce n'était pas une lutte entre deux fractions de la même race, une lutte fratricide devant aboutir à une scission fatale; c'était un nouvel épisode de la rivalité entre deux races étrangères, c'était une étape décisive dans cette seconde guerre de Cent Ans qui, selon nous, devait se poursuivre entre la France et l'Angleterre depuis 1688 jusqu'à 1815.
Si l'on accepte ce postulat, malgré les alternatives, les arrêts, les incidents inutiles, les enchevêtrements obscurs, qui en masquent la réalité, la marche des événements s'éclaire d'un jour nouveau.
D'abord, il peut paraître étrange qu'une des plus vieilles monarchies de l'Europe se dévoue à l'établissement d'une république. Comment expliquer que les représentants d'une noblesse férue de tous les privilèges, ait pu si allègrement, si chevaleresquement tirer l'épée en faveur de principes égalitaires destinés à détruire cette même noblesse?
La question est complexe,—un composé d'éléments divers où entre une dose de philosophie, une dose de contradiction, une dose de littérature, une dose de patriotisme.
À y regarder de près, le patriotisme prime tous les autres sentiments. Instinctivement, il agit sur la volonté de ceux qui aspirent à jouer un rôle, cherchent à se consacrer aux plus nobles causes. La cause à servir, en premier lieu, est celle du pays. Et, instinctivement aussi, les représentants de l'aristocratie française, à l'épiderme chatouilleuse sur le point d'honneur personnel ou collectif, toujours à l'avant-garde des guerres, des coups à porter à l'ennemi héréditaire, souffraient d'une déchéance vaguement ressentie par la masse, pendant les dix dernières années du règne de Louis XV, devenue flagrante par l'abaissement de notre influence en Europe et de l'autre côté de l'Atlantique.
La haine contre l'Angleterre couvait, ne cherchant qu'un prétexte à éclater. Se solidariser avec les prétentions séparatistes des colonies révoltées répondait donc à une politique logique et qui s'imposait.
Le comte de Vergennes, Ministre des Affaires Étrangères de Louis XVI, se fit le défenseur de cette politique à laquelle l'opinion publique, pour des raisons humanitaires plus générales, se montra favorable. Mais comme en Angleterre, en France, il y eut deux partis: celui des philosophes, des intellectuels de toutes sortes, entraînant à leur suite tous les esprits entreprenants, toutes les intelligences éprises de nouveautés, qui plaçaient les questions d'émancipations sociales, d'indépendance et de liberté au-dessus des intérêts d'une dynastie ou même d'une patrie,—et celui des politiques clairvoyants qui sentaient le moment venu de réparer les effets regrettables d'une diplomatie désastreuse, en faisant agir une diplomatie plus avisée avant de faire parler le canon.
On connaît l'influence prodigieuse exercée par le mouvement littéraire du XVIIIe siècle sur l'évolution des idées. Depuis Voltaire, Rousseau, les rédacteurs de l'Encyclopédie jusqu'à Beaumarchais, tous les écrivains de talent ont contribué à saper, dans leurs bases, les institutions branlantes de l'ancien régime, à dénoncer un abus, à ridiculiser un privilège, aux applaudissements souvent de ceux-là mêmes qui vivaient de ces abus et de ces privilèges. De pareils applaudissements, d'une nature incohérente et parfois déplacés en France, parce qu'ils émanaient d'hommes ignorants qui approuvaient leurs propres bourreaux, étaient parfaitement compréhensibles quand ils s'adressaient aux hardis émancipateurs d'Outre-Mer: les défenseurs de leurs droits, devenus les ennemis de l'ennemi commun: l'Anglais.
Cette dualité de conception fait comprendre la communauté de sentiments qui, pendant un moment, unit, dans le même espoir, les libéraux qui saluaient l'aurore d'une république et les plus fidèles serviteurs de la Monarchie qui voyaient, dans le soulèvement des Américains, l'occasion unique d'une revanche à prendre sur l'Angleterre.
Bien avant l'initiative prise par Vergennes, on prévoyait, en Europe, que les colonies anglaises se sépareraient de la métropole. Surtout en France, les hommes d'État et les diplomates qui connaissaient la question à fond, devançaient les événements dans leurs plans et projets de politique internationale et n'hésitaient pas à donner des détails anticipés sur le prochain démembrement de l'empire britannique,—le tout sur le papier.
Dès 1750, Turgot ne leur avait-il pas donné raison en émettant cet aphorisme qui, pris à la lettre, serait la condamnation de tout système de colonisation: «Les Colonies sont comme des fruits qui ne tiennent à l'arbre que jusqu'à leur maturité. Devenues suffisantes à elles-mêmes, elles font ce que fit Carthage, ce que fera un jour l'Amérique».
Et le duc de Choiseul qui portait sans doute à regret, la responsabilité de la paix de Paris, chercha par tous les moyens à en conjurer les néfastes effets. Il aurait voulu que la prédiction de Turgot se réalisât le plus tôt possible. Il entretenait des émissaires qui le renseignaient sur l'état général de l'Amérique. Entre la prise de Québec et celle de Montréal, Favier lui adresse un mémoire où il passe en revue, d'une façon saisissante, les causes qui entraînent la perte du Canada pour la France et celles qui entraîneront la perte des colonies pour l'Angleterre. Choiseul semble s'être inspiré des considérations émises par cet agent perspicace, quand il écrit à M. Durand, notre ambassadeur à Londres[15]:
... «Les colonies d'Amérique ne peuvent être utiles à la Métropole qu'autant qu'elles ne tirent que d'Angleterre les matières premières de leurs besoins. Car l'on ne doute pas que tout pays éloigné qui est indépendant pour ses besoins ne le devienne successivement dans tous les points; et d'ailleurs, de quelle utilité une colonie de l'Amérique septentrionale sera-t-elle à la Métropole si elle n'en tire pas le travail de ses manufactures? Il faut donc que les colonies septentrionales de l'Amérique soient totalement assujéties, qu'elles ne puissent opérer, même pour leurs besoins, qu'après la volonté de la métropole; cela est possible quand on a en Amérique une petite partie de pays dans laquelle le gouvernement fait de la dépense et y introduit des troupes au soutien du despotisme; mais une métropole qui aura dans le Nord de l'Amérique des possessions trois fois plus étendues que la France, ne pourra pas, à la longue, les empêcher d'avoir des manufactures pour leurs besoins; elle doit se restreindre à fournir au luxe, ce qui durera fort peu de temps, car le luxe amènera sûrement l'indépendance.»
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Cette heure n'avait pas encore sonné. En 1768, le colonel de Kalb, envoyé en Amérique pour y étudier les ressources militaires des Colons et les secrets desseins de leurs chefs, écrivait de Philadelphie[16]: «L'éloignement de ces peuples de leur gouvernement, les rend libres et licencieux; mais au fond, ils ont peu de disposition à secouer cette domination par le moyen d'une puissance étrangère. Ce secours leur serait encore plus suspect pour leur liberté.»
Depuis, les choses avaient sans doute bien changé, mais il fallait pourtant prendre des précautions avant d'appliquer officiellement une intervention à mains armées.
Au début, La Fayette et les gentilshommes qui le suivirent, de leur propre mouvement, sur les champs de bataille de l'Amérique, ne comptaient certes pas combattre pour des principes qui étaient en parfaite contradiction avec ceux dont ils constituaient l'émanation la plus brillante. Leur enthousiasme peut paraître extravagant pour les partisans de la monarchie absolue—quelle qu'en soit la nationalité—mais il faut admettre qu'il y a dans leur cas une certaine insouciance, un entraînement chevaleresque, un geste quasi instinctif qui les poussait à tirer l'épée contre la perfide Albion, en la tirant en faveur des insurgés, même au détriment des séculaires avantages attachés à leur propre caste, à la condition, toutefois, d'en rapporter tout profit à leur pays. Cela est tellement vrai que les Américains, gens réalistes, ne se firent pas d'illusion à cet égard, et, dans plus d'une circonstance, surent faire la part de leur reconnaissance et de leur circonspection. De même que, jusqu'en 1763, ils s'étaient solidarisés avec les Anglais pour faire échec à la domination française menaçant de les resserrer à tout jamais entre les Alleghanys et l'Atlantique, de même, les Français pouvaient se solidariser avec les révoltés Américains dans le but caché de regagner le terrain perdu depuis le Canada jusqu'à l'embouchure du Mississipi. Il fallait donc garder une juste mesure.
En effet, lorsqu'en 1779, La Fayette retourna en Europe, après s'être entièrement dévoué à la cause de l'indépendance américaine, il caressait le projet d'arracher aussi le Canada aux mains des Anglais,—le Canada, cette première conquête française dans l'Amérique du Nord. Il s'en était ouvert au Congrès dont une commission élabora un plan de campagne dans ce sens. Les possessions anglaises seraient attaquées simultanément par Détroit, le Niagara et Saint-François. Une flotte française devait s'emparer de Québec. Quand on demanda l'avis du général Washington sur ce projet, il répondit au Président du Congrès par une lettre intéressante qui, entre autres objections, contenait des réserves de cette nature: «Vous voulez introduire un corps important de troupes françaises au Canada, les mettre en possession de la capitale de cette province qui leur est attachée par tous les liens du sang, des mœurs, de la religion... Je crains que ce ne soit là une trop grande tentation à laquelle ne saurait résister aucun gouvernement obéissant aux maximes ordinaires de la politique nationale.»
La clairvoyance de Washington n'était pas en défaut. Si la France occupait le Canada, n'avait-elle pas arrière-pensée de n'en plus sortir? Personne n'en a jamais émis la prétention, à cette époque, mais l'éventualité ressortait de la fatalité des événements. Avec la France au Nord, l'Espagne à l'Ouest et au Sud, la république naissante aurait été encerclée et comprimée par une puissance supérieure à celle de l'Angleterre. Le Congrès abandonna ce projet dangereux et l'incident montre quels sentiments complexes animaient les hommes les plus désintéressés.
D'ailleurs, avant que se présentât cette éventualité, M. de Vergennes, le promoteur d'une alliance franco-américaine en vue de faciliter l'indépendance des Colonies, tendait virtuellement vers la même solution. Que voulait-il, en somme, avec tous les patriotes qui approuvaient et soutenaient sa politique? Il voulait supprimer les désastreux effets de la guerre de Sept Ans, dont saignait la France depuis la perte du Canada,—et le voulant, le meilleur moyen, certes, eût été de reconquérir le Canada, ce premier établissement français en Amérique qui ne s'attachait pas aux flancs de la patrie, mais, tout de même, lui devait l'initiation à la vie religieuse, sociale, nationale, ce qui constitue autant de liens difficiles à détruire.
Apparemment, personne ne poussa la logique jusqu'à cette extrême,—d'abord, parce qu'elle n'est pas de ce monde, puis, parce que son application était, en l'occurrence, quasi irréalisable.
Mais, telle constatation, même platonique, fait ressortir un point spécial et important de l'évolution des États de l'Amérique du Nord: leur longue dépendance des deux pays dont ils émanent et qu'ils combattent tour à tour. Ces États dépendant de l'Angleterre, luttent contre la France; une fois la France écrasée, ils luttent contre l'Angleterre avec le secours de cette même France. Ces alternatives qui proviennent de la nature même des choses et prennent leur origine au début de toute colonisation dans les régions septentrionales de l'Amérique, aboutissent inévitablement à une politique de bascule qui, depuis l'intervention, sous Louis XVI, à travers la Révolution française, le Directoire, le Consulat et le Premier Empire, fera osciller les hommes d'État américains, entre une alliance française et une alliance anglaise, au gré des idées défendues tour à tour par les républicains ou les fédéralistes. Aux tendances d'une nature plutôt sentimentale, auxquelles obéissaient les hommes de tous les partis, s'ajoutèrent les opinions plus précises des hommes d'État, les avis motivés des politiciens, des ministres et écrivains qui avaient étudié la question en théorie et en pratique et entrèrent dans les détails techniques.
Louis XVI se plaçant sur le terrain purement dynastique et monarchique, ne pouvait admettre, dans sa conception simpliste et étroite, qu'un roi pût protéger contre un roi des sujets en révolte. Sa compréhension honnête, mais limitée, des choses de l'histoire et de la politique, l'empêchait d'embrasser, d'un coup d'œil, un vaste plan où seraient reprises, par exemple, les grandes vues d'un Richelieu ou d'un Colbert, sous l'égide d'un Bourbon ambitieux. C'eût été la continuation logique de la politique de Louis XIV, de l'époque de la fondation de la Louisiane. Mais les temps étaient aussi changés que les hommes et ce que M. de Vergennes, interprète du sentiment national, voulait simplement accomplir, c'était son devoir de Ministre des Affaires Étrangères, solidaire des décisions de ses devanciers et très au courant des événements qui composent la trame de l'histoire.
Son rapport au roi, pour l'éclairer sur la question, est, en somme, un résumé des faits et des idées que nous venons d'énumérer, mais un résumé présenté sous une forme de politique internationale et donnant des précisions spéciales sur le conflit ouvert entre les colonies américaines et la métropole, au point de vue des avantages qu'en pourrait tirer la France.
Dans l'intérêt de son pays, ou pour parler le langage de l'époque, dans l'intérêt des couronnes de France et d'Espagne, il convenait, selon lui, d'entretenir les hostilités,—une guerre civile entre l'Angleterre et ses colonies qui ne pouvait qu'épuiser vainqueurs et vaincus; la paix, dans ces conditions, d'où qu'elle vînt, menacerait de tourner contre la France et l'Espagne, le parti vainqueur devant forcément aspirer à s'emparer des possessions américaines de ces deux pays, pour en tirer des avantages commerciaux; ou bien, si l'Angleterre était vaincue, elle chercherait certainement des compensations aux dépens de ses voisins. Le Ministre Vergennes conseille donc des mesures d'hostilité,—mais d'une hostilité secrète, comportant des secours en argent et en munitions, ne compromettant pas la dignité du roi,—ou plutôt le principe de la Monarchie—qui ne permettait pas de secourir ouvertement les insurgés, aussi longtemps que l'indépendance américaine ne serait pas un fait accompli, ou présentant de grandes chances de s'accomplir.
Vergennes soumit la minute de son rapport à Turgot pour avoir son avis. Il est intéressant de rapprocher et de comparer les opinions de ces deux hommes d'État en ce qui concerne l'intervention française en Amérique.
Si Vergennes pousse à la guerre, Turgot incline plutôt vers la paix. Le contrôleur général des Finances se place naturellement au point de vue financier. Il préférerait, à tout prendre, la subjugation complète des colonies américaines à l'Angleterre, estimant que leur maintien sous le joug anglais aboutirait à un mécontentement permanent, obligeant la Métropole à immobiliser des forces considérables, ce qui diminuerait d'autant ses moyens d'action en Europe. Il faisait ressortir, avec une subtilité un peu paradoxale, que la perte du Canada avait été plutôt avantageuse pour la France, puisque les colonies anglaises, délivrées de la crainte d'une intervention de ce côté, n'avaient plus à chercher la protection de la Grande-Bretagne, mais il faisait comprendre que, si ces colonies devenaient entièrement indépendantes, la possession du Canada serait de nouveau avantageuse pour la France, cette province pouvant être considérée par les colonies anglaises comme une alliée à opposer aux prétentions de la mère-patrie. En cela, Turgot allait trop loin, il n'était nullement question du Canada, en l'occurrence, et même, pour l'avenir, comme nous l'avons vu plus haut, les colonies anglaises solidarisées avec la Métropole, qui avaient largement contribué à nous évincer de la vallée du Saint-Laurent, ces colonies, une fois émancipées du joug anglais, ne pouvaient songer à se mettre sous le joug français,—ce qui eût été plus ou moins le danger d'une occupation du Canada par la France.
D'un autre côté et contrairement à l'avis de Vergennes, Turgot ne croyait pas les Anglais, battus par les Américains, en état de chercher une compensation en attaquant les possessions françaises et espagnoles en Amérique. Les Américains, révoltés et victorieux, ne laisseraient certes pas leurs adversaires constituer une puissance dans leur voisinage. Avant tout, on sent que ces réserves lui sont dictées par le mauvais état de nos finances qui ne permettent pas, pour le moment, de maintenir l'armée et la marine sur le pied qu'il faudrait. Mais comme son collègue des Affaires Étrangères, Turgot n'est pas opposé à une action secrète, à l'intervention d'anciens officiers français qui pourraient offrir leurs services avec leurs expériences et nous renseigner, en même temps, sur la situation du pays: en résumé, les deux ministres veulent maintenir la paix officielle avec l'Angleterre, tout en contribuant, sous main, à développer les hostilités.
Alors eurent lieu ces pourparlers secrets, ces combinaisons louches auxquelles furent mêlés Beaumarchais, Silas Dean, Arthur Lee et Franklin,—jusqu'à ce que ce dernier, par son habileté et l'autorité de son caractère, hâta la signature des traités avec la France: d'abord, un simple traité d'amitié et de commerce, puis, un traité, aux termes duquel, l'alliance projetée, «devait maintenir effectivement la liberté, la souveraineté et l'indépendance absolue des États-Unis.»
Ces traités devaient être tenus secrets pendant quelque temps; ils furent bientôt connus en Angleterre, ce qui suscita des discussions et des contestations entre Silas Dean et Arthur Lee qui s'accusaient réciproquement d'indiscrétion, voire même de trahison.
Mais la situation va s'éclaircir.
Aux agents secrets, inavoués, travaillant dans l'ombre, vont succéder des personnalités d'un caractère officiel, ayant à remplir une mission officielle et agissant au nom d'un gouvernement qui entend imposer son droit à la vie diplomatique. Fatalement, la marche vers l'indépendance se précipite,—on pourrait entendre le bruit des pas accélérés. Les événements se précisent, les hommes parlent plus haut. Gérard qui avait collaboré à la rédaction des traités, est nommé Ministre aux États-Unis et, pour éviter la dualité néfaste des vues et des influences, en 1778, le Dr Franklin est nommé seul Ministre des États-Unis à Paris.
Il n'était plus guère possible de cacher ce que tout le monde savait ou devinait. Le gouvernement français se décide à faire connaître officiellement l'existence du traité au gouvernement anglais par l'intermédiaire de son ambassadeur, le duc de Noailles. Lord Stormont est rappelé: c'est la guerre et c'est aussi, pour la Grande Bretagne, un moment de stupeur et de désarroi où elle doit cueillir le fruit amer de ses hésitations entre l'indépendance parlementaire ou le despotisme parlementaire. Mais maintenant, les esprits libéraux qui avaient défendu les équitables revendications des frères américains, ne pouvaient plus se faire entendre, puisqu'il s'agissait d'une diminution de la grandeur britannique.
En vain, Lord North fait aux communes des propositions de conciliation; en vain Lord Rockingham aurait voulu qu'on accordât l'indépendance à l'Amérique sans continuer la lutte sanglante,—il était trop tard.
De part et d'autre, on ne pouvait plus reculer.
Et le grand Chatham qui, au début, avait paru favorable aux prétentions des insurgents, se traîne mourant à la Chambre, peut-être pour la dernière fois, afin de protester contre les tendances conciliantes qui deviendraient la risée de l'Europe. N'est-il pas l'interprète de l'orgueil offensé de la majorité de ses compatriotes quand il s'écrie dans une péroraison pathétique:
«.....Milords, je suis heureux que la tombe ne se soit pas encore refermée sur moi... heureux d'être encore vivant afin d'élever ma voix contre le démembrement de cette ancienne et noble Monarchie!... Milords! Sa Majesté a hérité d'un empire d'une étendue aussi vaste que sa réputation était intacte. Allons-nous ternir le lustre de cette nation par l'abandon ignominieux de ses droits et de ses plus belles possessions?... Un peuple qui, il y a dix-sept ans, était la terreur de l'Univers, est-il tombé assez bas pour dire à son ennemi invétéré: Prenez tout ce que nous possédons, mais assurez-nous la Paix!... Cela est impossible!»
C'était cela pourtant que voulait l'ennemi invétéré et ce langage passionné, d'un patriotisme inquiet, caressait sans doute agréablement un autre patriotisme, aussi farouche et aussi averti, qui saignait en silence depuis le traité de Paris.
Dans ces graves conjonctures, dans ces tragiques alternatives, la France demeura fidèle à son histoire,—et fidèle à sa mission; sentinelle vigilante montant la garde pour la défense de sa propre grandeur,—émancipatrice à l'avant-garde de toutes les idées de progrès et d'indépendance, au profit du genre humain tout entier. La tâche à laquelle le destin la convie, présente, de la sorte, un double caractère: celui qui émane de la fierté avec laquelle elle défend ses intérêts nationaux et celui qui s'attache au souci généreux du bonheur universel, en dehors de toute idée de nationalité.
Cette dualité ne s'est jamais manifestée avec tant d'évidence que dans les événements qui précédèrent et accompagnèrent la fondation des États-Unis d'Amérique.
Toute œuvre, en effet, se compose de deux éléments: la conception et l'exécution,—en l'occurrence, conception grandiose mais dont l'exécution ne pouvait s'abstraire des contingences humaines,—conception qui remontait à l'origine même de toute idée nationale, dès le début ayant mis face à face la France et l'Angleterre, mais qui, vers la fin du XVIIIe siècle, ne pouvait être exécutée que par des voies détournées et ténébreuses. À cette nécessité obéirent les ministres, ces spécialistes de la politique et de la diplomatie, comme tels astreints à entrer dans des détails mesquins, à compter avec les compromis, à ménager les tiers, à s'arrêter à des vues parfois étroites. Ils se plièrent, de cette façon, aux roueries professionnelles, à la cuisine d'une grande entreprise, aux petitesses du métier imposées par les circonstances.
Mais, au-dessus d'eux, il faut faire la part large aux penseurs, aux écrivains qui avaient familiarisé l'âme française avec les idées de liberté, d'égalité, de fraternité humaine,—grands mots qui ne répondent peut-être pas à une réalité tangible, mais qui, à deux reprises, dans l'histoire moderne, ont secoué deux portions de l'humanité d'un frisson d'espoir immense et de rénovation sociale.
Louis XVI qui, avec une grande partie de sa noblesse, La Fayette en tête, vint au secours des plébéiens d'Amérique, soulevés contre des abus d'autorité, ne fit un geste contradictoire qu'en apparence; en réalité, il obéissait, instinctivement, à l'impérieuse mission de la France. Avant de sombrer dans la tourmente révolutionnaire, la monarchie française, par sa généreuse initiative, connut un instant d'éclat incomparable, un instant seulement, car le roi ainsi que les gentilshommes, vaillants soldats de la guerre en dentelles, devenus les compagnons d'armes des soldats en sabots, étaient arrivés à la fin de leur carrière; ils se suicidaient en beauté avant d'être massacrés sur la guillotine et, à ceux qu'ils aidaient à préparer l'œuvre d'une grande république, ils auraient pu dire: Morituri vos salutant!