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INTRODUCTION

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Table des matières

Le but qu’on se propose ici n’est pas le même que celui des savants jurisconsultes qui ont commenté ou expliqué le Code pénal. Je ne veux toucher à la loi pénale écrite que pour la soumettre au contrôle de cette loi éternelle dont parle Cicéron, de cette loi qui est la même à Athènes qu’à Rome, et dont le texte ne se trouve nulle part, sinon dans la raison divine et dans la conscience du genre humain. Je n’ai pas non plus l’intention de recueillir et de comparer entre elles les lois pénales qui ont existé chez les différents peuples de la terre; car ce travail d’érudition et de patience, s’il n’est pas subordonné à une fin plus élevée, s’il n’est pas destiné à rendre sensibles les triomphes successifs du droit sur la force, de la raison sur la passion, de la justice sur la vengeance et les instincts féroces de la bête, de la civilisation sur la barbarie, ne peut offrir aux yeux qu’un tissu d’horreurs, de cruautés, de violences, de crimes plus odieux que ceux qu’on voulait punir, et qui, faisant l’opprobre de l’humanité, devraient être effacés de sa mémoire avec autant de soin qu’on en met à les produire au jour. Il ne peut pas être question enfin de substituer aux législations positives actuellement en vigueur un code idéal, où toutes les peines et tous les délits devraient trouver leur place dans un ordre plus ou moins rigoureux. Il s’agit de trouver les principes sur lesquels repose ou sur lesquels devrait reposer la justice criminelle et les règles qu’elle est tenue de suivre dans l’accomplissement de sa douloureuse mission. Il s’agit de réunir les éléments de ce qu’on pourrait appeler la philosophie du droit pénal.

Cette branche de la philosophie n’intéresse pas seulement le publiciste et le philosophe, portés, par la pente de leur esprit et l’objet propre de leurs méditations, à chercher dans la conscience de l’homme et dans la nature des choses les fondements invariables des institutions et des lois; elle n’intéresse pas seulement le jurisconsulte, pour qui la loi, lorsqu’il en ignore la raison, c’est-à-dire l’esprit, ne peut être qu’une lettre morte, tandis qu’il descend lui-même au rang d’un instrument sans conscience ou d’un sophiste sans conviction, prêt à servir également toutes les causes. Elle intéresse, j’ose le dire, tous les esprits cultivés; car il n’existe aucune partie des connaissances humaines où soient engagés d’une manière plus directe les droits de l’individu, la conservation, la paix, la dignité de la société et la morale elle-même, ou du moins la conscience publique, sans laquelle la morale n’est dans ce monde qu’une exilée et une étrangère, que personne n’écoute, que personne ne comprend.

Imaginez, en effet, une législation pénale sans principes, qui ne se propose, comme cela est arrivé souvent, que le triomphe ou la domination d’une secte, d’un parti, d’une forme de gouvernement, d’une classe plus ou moins nombreuse de la société, à l’exclusion de toutes les autres, que deviendront alors les formes protectrices de la justice, l’intégrité et l’indépendance des juges, la sécurité des accusés, les droits de la défense? La fortune, la liberté, l’honneur, la vie des particuliers, tout sera sacrifié au but que l’on poursuit, parce que ce but, au lieu d’être général, au lieu d’être celui de la société elle-même et de la société tout entière, ne sera que la satisfaction d’un intérêt égoïste, d’un préjugé intolérant ou d’un orgueil intraitable. Alors, au lieu de citoyens, il n’y a plus que des esclaves; la loi n’est plus qu’un instrument d’oppression et le juge se confond avec le bourreau. Sans aller aussi loin, admettez seulement que la justice pénale, au lieu de borner sa tâche à la répression des crimes qui attaquent l’ordre social, se propose de poursuivre l’immoralité sous toutes ses formes, jusqu’au péché, ou ce qui est considéré comme tel par une religion déterminée, jusqu’aux erreurs de la pensée, ou ce qui est qualifié ainsi par une certaine science, vous verrez renaître aussitôt les procès d’hérésie et de sorcellerie, vous verrez reparaître l’inquisition avec tous ses instruments de torture, vous entendrez proclamer des édits comme ceux qui proscrivaient autrefois la circulation du sang, qui défendaient «sous peine de la hart» d’enseigner toute autre logique que celle d’Aristote, ou qui ordonnaient, sous peine du bûcher, de faire tourner le soleil autour de la terre; vous aurez livré la liberté de votre conscience, la liberté de votre intelligence, la paix et l’honneur de votre foyer.

Si vous n’avez point de principes en matière de droit pénal, vous passerez facilement de l’excès de la rigueur à celui de l’indulgence. Attendri par une pitié trompeuse, qui n’est au fond que de la cruauté ; séduit par une philanthropie romanesque, qui n’est souvent que le plus haut degré de personnalité, vous voudrez enlever à la société tous ses moyens de défense, vous voudrez désarmer la justice et énerver la loi; toujours prêt à verser des larmes sur le sort du coupable, vous serez sans entrailles pour les honnêtes gens. L’ordre social, sous cette influence dissolvante, n’existera plus bientôt que de nom. Le vice et le crime, assurés de trouver partout indulgence et protection, marcheront le front levé. Il faudra, comme naguère à New-York, des associations privées pour remplacer l’autorité avilie et les tribunaux impuissants; ou l’on en viendra à marcher toujours en armes comme les aristocraties féodales du moyen âge; on rentrera dans la servitude par l’anarchie et par la faiblesse.

Mais ce n’est pas seulement la liberté individuelle, ce n’est pas seulement l’ordre social, c’est la moralité elle-même, c’est la conscience publique qui se trouve menacée, corrompue et étouffée par une justice pénale sans principes, ou guidée par des principes faux. Lorsque la justice veut embrasser le domaine entier de la morale, elle finit par effacer toute différence entre la loi pénale et la loi du devoir. Or, comme la loi pénale ne peut jamais saisir que l’apparence, la moralité consistera à ne pas se laisser prendre, l’honnête homme sera celui qui n’aura jamais été touché par la justice, l’hypocrisie tiendra lieu de religion et de vertu. D’un autre côté, l’étendue de la peine deviendra naturellement la mesure de la moralité des actes. L’action la plus punie sera la plus criminelle; celle qui n’est frappée que d’un châtiment léger ne sera qu’un péché véniel, et le silence ou l’omission de la loi sera un signe d’innocence. C’est ainsi que, dans notre société, dérober à un millionnaire une légère pièce d’argent quand on est à son service ou quand on a brisé, pour la prendre, la glace de son armoire, est considéré comme un crime, parce que telle est la définition du Code pénal, et que le châtiment n’est pas au-dessous de la définition. Au contraire, l’action qui sème la honte et le désordre dans les familles, qui attaque les mœurs par la base, et dissout la société en même temps que le foyer domestique, l’adultère, qualifié de délit et passible de quelques mois de prison, est regardé presque comme un triomphe et comme un ornement pour celui qui en est reconnu coupable. C’est comme une preuve publique de qualités séduisantes, d’un pouvoir irrésistible sur les cœurs, et un titre éclatant à d’autres conquêtes. Mieux vaudrait l’impunité absolue que ce châtiment dérisoire, surtout si l’on y ajoute les dommages-intérêts pour le mari trompé. Mais je reviendrai sur cette question délicate. Je me borne pour le moment à signaler d’une manière générale quelques-unes des conséquences les plus désastreuses d’un système pénal qui n’est point fondé sur la raison.

Un autre moyen, pour la justice criminelle, de corrompre la conscience publique, c’est de se mettre en opposition directe avec la loi morale et avec les plus légitimes affections du cœur humain, quand elle cherche par exemple à convaincre un accusé par le témoignage de ceux qui lui sont le plus chers, quand elle érige en crime, comme faisait notre vieux droit, la non-révélation de certains attentats, quand elle oblige la femme à dénoncer son mari, les enfants à trahir leur père, ou bien quand elle dissout violemment, à titre de châtiment, les lois que la conscience naturelle aussi bien que la religion déclarent indissolubles. Telle était la conséquence de la mort civile, prononcée par notre code, et heureusement abolie, il y a quelques années, par une de nos assemblées républicaines. Quand la république de 1848 n’aurait fait autre chose qu’abolir la peine de mort en matière politique et la mort civile, ce serait un motif suffisant pour l’histoire de lui être indulgente. Ajoutons que c’est à un des martyrs les plus illustres de la liberté italienne, c’est à M. Rossi que revient l’honneur d’avoir, le premier, dans son Traité de droit pénal, réclamé cette réforme en même temps que l’abolition de la marque et du carcan.

La conscience publique est également corrompue par les lois qui devraient la protéger quand la justice a deux poids et deux mesures, quand elle est autre pour les grands que pour les petits, autre pour les riches que pour les pauvres, quand elle frappe les riches dans une minime partie de leur fortune, et les pauvres dans leur liberté, qui est leur existence même et l’unique soutien de leurs familles; ou bien quand la peine est trop déshonorante ou trop cruelle; car, poussés à l’excès de la dureté, comme ces supplices qui ont heureusement disparu de notre code, elle éteint dans les cœurs le sentiment de l’humanité et de la pitié sans rien mettre à sa place; elle rend les mœurs plus féroces, et par là même les familiarise avec le crime aussi bien qu’avec le châtiment. On a fait la remarque que les assassins ont presque tous assisté à plusieurs exécutions capitales, et l’on a observé dans les pays étrangers, où les châtiments corporels sont encore d’un fréquent usage, que de tous les prisonniers les plus incorrigibles sont ceux qui ont été plusieurs fois battus de verges. Ce fait nous conduit naturellement à condamner aussi l’excès de l’humiliation ou l’humiliation en public, la honte étalée aux yeux de la foule comme un spectacle. Que le criminel soit frappé dans son honneur aussi bien que dans sa fortune et dans sa liberté ; que la peine morale vienne s’ajouter à la peine physique, rien de mieux, car il est dans l’essence du crime de déshonorer celui qui l’accomplit.

Le crime fait la honte et non pas l’échafaud.

Mais il ne faut pas que l’humiliation soit poussée au point d’éteindre jusqu’à la dernière étincelle de l’honneur. Il ne faut pas non plus que l’humiliation des uns soit pour les autres moins une leçon qu’un spectacle et une fête. C’est pourtant ce qu’on peut reprocher à la coutume d’exposer les condamnés sur la place publique. Si le coupable qui subit cette épreuve conservait encore dans l’âme un reste d’honnêteté et de pudeur, un faible désir de rentrer un jour dans la voie du bien, on peut être sûr qu’en descendant de l’infâme estrade, où, pendant une heure, il a repu les regards de ses semblables comme une bête féroce enchaînée, il ne sentira plus rien que la résolution du crime et la haine de la société ! Mais le plus souvent c’est le criminel qu’on veut déshonorer qui jette l’insulte à la face de la foule honnête et naïve qui le regarde, et celle-ci, au lieu d’être édifiée par l’exemple, apprend un secret funeste qu’elle ignorait: c’est qu’on peut vivre, dans la voie du crime et de la honte, aussi ferme, aussi tranquille, aussi content de soi qu’au sein de l’honneur et avec la conscience de l’honnête homme.

Les principes philosophiques du droit pénal n’étant pas autre chose que les principes naturels d’humanité et de justice appliqués à la répression du crime et à la défense de la société, on comprend qu’ils aient triomphé peu à peu des instincts violents et des passions sauvages qui étouffent dans le cœur de l’homme la voix de la conscience; on comprend que, par cette force irrésistible qui est dans la vérité, ils aient pénétré insensiblement dans les lois. En effet, quand nous considérons le chemin que les nations civilisées ont déjà fait dans cette carrière, nous avons lieu d’être fiers de la supériorité de notre génération sur toutes celles qui l’ont précédée.

Le droit pénal n’a d’abord été que le droit de la vengeance, et ce droit, entièrement privé, héritage de toute une famille, s’attachait aussi à la famille de l’offenseur, le poursuivant dans sa personne et dans celle de ses enfants, de ses petits-enfants, de tous ses proches, jusqu’à ce que le sang eût lavé le sang. Cette passion sauvage a laissé des traces dans toutes les législations primitives, et notre civilisation n’est pas encore Parvenue à l’éteindre entièrement dans nos départements maritimes.

A la vengeance privée a succédé tantôt le rachat par l’argent, le wehrgeld, consacré et réglé par une loi barbare ou par des coutumes locales, comme chez les tribus guerrières de la Germanie, tantôt le principe de l’expiation religieuse, comme dans la plupart des contrées de l’Orient, comme dans l’Inde, dans la Perse, en Egypte et en Palestine. Toutes les lois étant considérées comme une révélation divine, toute action coupable était une offense à Dieu, et c’est à Dieu que le coupable devait donner satisfaction. Il résultait de ce principe que les plus légères infractions à la liturgie, à la discipline religieuse, aux règles de la foi, c’est-à-dire les actions en elles-mêmes les plus inoffensives, étaient Punies de la même manière et souvent avec plus de rigueur que les crimes les plus odieux. On brûlait les sorciers, les nécromanciens, ceux qui mêlaient le sang d’une race inférieure à celui de la race guerrière ou sacerdotale; on faisait mourir ceux qui violaient le repos sabbatique; on frappait de verges ceux qui mangeaient des aliments défendus.

La pénalité religieuse, tout en gardant une partie de son empire, a vu naître à côté d’elle la pénalité politique, c’est-à-dire une loi sous l’empire de laquelle toutes les actions réputées criminelles étaient punies comme des offenses à l’autorité du roi ou du seigneur, ou de la caste dominante. C’est sur ce principe qu’était fondée la confiscation; car le roi ou le seigneur étant offensé, les biens de l’offenseur lui revenaient de droit. A lui aussi était attribué le patrimoine de ceux qui s’étaient suicidés. Quoi de plus naturel? Ils dérobaient leurs services à leur maître légitime; ils lui devaient une compensation. De là aussi les supplices odieux prononcés contre les actions qualifiées de crimes de lèse-majesté. De là enfin, la répression violente de tout ce qui portait atteinte aux privilèges du maître ou de ses serviteurs préférés. Monter une haquenée quand on n’était point de race noble, porter des habits de soie ou tuer un lapin étaient des actions punies plus sévèrement que ne le sont aujourd’hui le vol, l’escroquerie et l’abus de confiance.

A la pénalité politique, l’esprit moderne a substitué la pénalité sociale ou les peines infligées au nom et dans l’intérêt de la société. Ce seul changement a suffi pour faire disparaître bien des iniquités et des horreurs, pour entourer l’accusé de garanties plus sérieuses, pour assigner au juge une tâche plus auguste et plus digne de lui, pour défendre la société elle-même d’une manière plus efficace, pour faire tomber les chevalets et les instruments de supplice, armes de la vengeance plutôt que de la justice.

Mais ne reste-t-il plus rien à faire? La justice criminelle, parmi nous et chez les autres peuples de l’Europe, est-elle donc arrivée au dernier terme de la perfection? Comment soutenir une prétention pareille quand les échafauds sont encore debout, quand la suppression des bagnes n’est encore qu’une lettre morte et que c’est d’hier seulement qu’il faut dater l’abolition de la marque et de la mort civile? Quand même ce ne serait pas un fait universellement admis que notre législation criminelle est demeurée très-inférieure à nos lois civiles, on n’en serait pas moins forcé de reconnaître que le mot de Bossuet: Marche, marche, est également vrai de la vie et de la mort, et s’applique aussi bien au perfectionnement de la société qu’à l’anéantissement de notre misérable corps.

La philosophie du droit pénal a des limites précises, qui l’empêchent de se confondre avec aucune autre branche du droit naturel. Elle est renfermée tout entière dans la discussion de ces trois questions: 1° Quel est le principe d’où découle, quel est le fondement sur lequel repose le droit de punir? Ce droit prend-il son origine dans la religion, dans la morale ou simplement dans l’intérêt public? Faut-il le considérer comme une conséquence du principe de l’expiation, de ce principe de justice absolue qui exige que le mal soit rétribué Par le mal, ou comme une application du droit de légitime défense, et même comme une forme de la charité qui demande, non le châtiment, mais l’amendement du coupable? 2° Quelles sont les actions punissables ou qui méritent de tomber sous l’empire de la loi pénale? La loi pénale, comme je me le suis déjà demandé, doit-elle atteindre indistinctement toutes les fautes, tous les actes d’immoralité et d’impiété, toutes les infractions que peuvent souffrir nos devoirs, soit qu’elles blessent nos semblables et la société tout entière, soit qu’elles n’offensent que nous-mêmes ou qu’elles ne sortent point des limites de la conscience et de la foi? Dans le cas même où les lois réserveraient toute leur rigueur pour les actions qui portent préjudice aux autres, devraient-elles poursuivre également toutes les actions de cette nature? Devraient-elles poursuivre, par exemple, le mensonge, l’ingratitude, aussi bien que le meurtre et le vol? A cette question se rattache encore la détermination du degré d’intelligence et de liberté qui est nécessaire pour que l’auteur du crime soit justement responsable, et des différences qui peuvent exister dans la culpabilité suivant les circonstances qui en ont été les complices. 3° De quelle nature doivent être les peines? Quelles sont les peines que la société peut infliger sans excéder son droit et sans manquer aux règles de la justice distributive, sans blesser la proportion qui doit exister entre le châtiment et le délit, sans se laisser aveugler ni par la pitié ni par la vengeance? Que faut-il penser des peines conservées jusqu’aujourd’hui dans la plupart des législations criminelles, et principalement dans le Code pénal français? De ces trois questions, la plus importante, la plus digne d’intérêt de la part du philosophe et du législateur, du moraliste et du juris- consulte, mais aussi la plus difficile, la plus abstraite et la plus compliquée, c’est, sans contredit, la première: car, à la manière dont elle a été résolue, on peut prévoir à coup sûr la solution de toutes les autres; à la manière dont elle a été résolue, on peut décider d’avance si les lois pénales sont soumises à des principes ou livrées à l’empire de la passion et de l’arbitraire, si elles doivent être l’expression de la justice et de la raison, ou un instrument d’oppression et de haine.

Philosophie du droit pénal

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