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CHAPITRE III.

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Table des matières

QUE LE DROIT DE PUNIR N’EST PAS LE DROIT DE LÉGITIME DÉFENSE (SYSTÈME DE LOCKE ).

Nous nous sommes convaincus que les lois pénales ne peuvent se justifier par l’intérêt public ou par le bien général de la société. Faut-il les considérer comme une simple application du droit de légitime défense, ou comme une cession faite à la société d’un droit individuel, d’un droit inhérent à notre nature, et dont il nous est permis, cependant, de faire le sacrifice en échange de quelque autre avantage? Telles sont les propositions qui se rapprochent le plus de la maxime fondamentale de Bentham, et que nous allons soumettre à l’épreuve de la discussion.

Reconnaissons d’abord que les partisans du droit de défense sont plus près de la vérité que ceux de l’intérêt public; car le droit de légitime défense est un droit incontestable, qui nous permet, dans certains cas, d’user à l’égard de nos semblables de la plus extrême rigueur, et nous autoriser à disposer même de leur vie, tandis que l’intérêt public n’a jamais ce caractère. Mais le droit de légitime défense ne suffit pas pour nous rendre raison d’un système de pénalité et de justice criminelle. Le droit de légitime défense ne va pas au delà de la résistance actuelle à un attentat dont nous sommes menacés certainement par un agresseur visible, à un attentat qui a reçu déjà un commencement d’exécution. C’est donc la force opposée à la force, l’empêchement matériel d’un acte qui est en voie de s’accomplir, mais qui n’est point consommé. Les lois pénales, au contraire, et le tribunal qui en est l’interprète, déploient leur rigueur contre un homme désarmé et contre une action irrévocable. Le droit de défense est épuisé quand notre ennemi est mis actuellement hors d’état de nous nuire. C’est quand l’attaque a cessé et que l’ennemi est là devant nous, chargé de chaînes, que commence seulement l’œuvre de la justice et des lois. Le droit de défense, dans l’ardeur du combat, et en repoussant la force par la force, s’inquiète peu s’il fait à l’agresseur plus ou moins de mal qu’il n’a voulu nous en faire. Il le frappe jusqu’à ce qu’il l’ait mis dans l’impuissance. La loi pénale, règle de la justice, et la justice elle-même se piquent de proportionner le châtiment à la gravité de l’attentat. Elles font œuvre de rémunération et non de guerre. D’ailleurs, la guerre, telle que l’autorisent les lois de l’humanité, ne consiste pas à frapper froidement un ennemi vaincu. En vain dira-t-on que cet ennemi vaincu est un homme déchu de ses droits, qui s’est réduit lui-même, selon l’opinion de Leibnitz, au rang d’une brute ou d’une chose, du moment qu’il s’est servi de sa volonté et de ses forces pour faire le mal; il restera toujours inadmissible que vous usiez du droit de guerre contre un ennemi impuissant, et du droit de défense quand vous n’avez plus à vous défendre.

Ceux qui font dériver les lois pénales du droit de légitime défense croient échapper à ces objections en établissant une différence entre le droit de défense tel que la société peut l’exercer et le droit de défense tel qu’il existerait entre les mains de l’individu. Ils accordent volontiers que, dans ce dernier cas, il n’est que la force repoussée par la force; mais la société, disent-ils, pourvoit à sa sûreté par voie d’intimidation ou par la force irrésistible de la contrainte morale. Que fait la société ? Assiégée comme elle l’est par des malfaiteurs en intention, par des malfaiteurs inconnus qu’il lui est impossible d’arrêter dans l’accomplissement de leurs dessins ou de prévenir par la force ouverte, elle cherche à les paralyser par la menace. Elle leur fait connaître d’avance les souffrances qu’elle ne manquera pas de leur infliger s’ils se livrent aux attaques qu’ils méditent contre elle. Or, la menace ne peut agir efficacement sur les esprits, ne peut produire le résultat désiré dans l’intérêt de tous, que si elle est suivie d’exécution. C’est ainsi que la société est obligée de frapper un agresseur désarmé et de sévir quand l’attaque a cessé ; car cette rigueur est pour elle le complément nécessaire du droit de défense; sans elle, les mesures préventives qu’elle a adoptées, et qui lui sont absolument nécessaires, demeureraient stériles.

Ce raisonnement peut surprendre des esprits mal préparés aux discussions de cette nature; mais il ne résiste pas à un examen sévère. D’abord, il ne détruit pas ce que nous savons, ce que la conscience nous apprend du droit de défense. Le droit de défense n’est pas l’exécution d’une menace faite d’avance, car une menace peut être elle-même une injustice: c’est la force opposée à la force, la violence à la violence, non pas après la victoire, mais durant l’attaque. La preuve que la menace ne se justifie point par elle-même, c’est que vous n’oseriez pas inscrire dans vos lois pénales des châtiments horribles pour des fautes légères; c’est que vous essayez de proportionner l’étendue de vos menaces à la gravité des crimes que vous voulez réprimer. Vous faites intervenir ici, non pas uniquement, comme vous l’affirmez, le droit de défense, mais le principe de la justice distributive ou le droit de punir, et c’est le droit de punir qui tient ici la première place, qui joue le rôle de principe régulateur. Ensuite, en considérant la menace comme une simple forme du droit de défense, il faudrait s’assurer que la menace a été entendue de tout le monde, il faudrait avoir la preuve que vos lois pénales étaient connues de ceux que vous traduisez à la barre de vos tribunaux. La supposition que personne n’ignore la loi est une fiction dont on peut se contenter avec l’idée de châtiment et de réparation; car alors même que la loi n’aurait pas été connue, il n’en serait pas moins vrai que le meurtrier et le voleur sont des coupables, et que tout coupable doit être puni. Mais si vous n’avez d’autre droit que celui de vous défendre en menaçant, celui qui ignore la loi, celui qui ne sait pas lire doit être renvoyé absous. Il y a quelques années, un homme accusé pour meurtre et déclaré coupable par le jury, sans circonstances atténuantes, se montra tout consterné en entendant lire la sentence qui le condamnait à mort. «Je croyais, on m’avait dit, s’écria-t-il avec amertume, que la peine de mort était abolie!» Celui-là, dans votre système, aurait mérité certainement une commutation de peine; car, plus instruit, il aurait été moins coupable.

Voici une autre objection contre la doctrine de l’intimidation ou de la contrainte morale. La menace et l’exécution elle-même, la peine infligée n’ayant pas d’autre but que de combattre l’attrait du crime par la puissance de la crainte, il faut que la peine soit d’autant plus grande que le crime a plus de séduction; car, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, la force de la résistance doit être mesurée à celle de l’attaque. Or, s’il en est ainsi, ce ne sont plus les crimes les plus graves, mais, si l’on peut parler ainsi, les crimes les plus agréables qui appellent la répression la plus sévère. Le vol, la fraude, l’abus de confiance, la concussion, promettent souvent plus d’avantages que le meurtre; donc le voleur, le concussionnaire, l’escroc devront être châtiés avec plus de rigueur que l’assassin et même le parricide. Il faudra renoncer à toute idée de proportion entre les délits et les peines, il faudra renoncer à toute idée de justice distributive et faire violence à la conscience humaine.

Enfin, le système de l’intimidation et de la contrainte morale mérite le même reproche que nous avons déjà adressé au système de l’intérêt public. Il supprime la différence qui existe entre l’innocent et le coupable: pourvu que la peine prononcée par la loi soit infligée à un homme qui a contre lui les apparences du crime, le vœu de la loi est accompli, l’effet de terreur qu’on s’est proposé sera produit. La question d’innocence ou de culpabilité sera indifférente; il sera plus utile même de condamner que d’absoudre. N’est-ce pas la société qu’on veut défendre? Elle sera mieux défendue par ces excès que par les scrupules et les lenteurs ordinaires de la justice. C’est la société tout entière dont la défense vous est confiée; vous manqueriez à votre tâche si vous attachiez trop d’importance à la défense des individus. Le droit de défense a certainement sa place, une place considérable dans la rédaction des lois pénales. Je ne prétends point l’en bannir; la seule chose que j’aie voulu prouver, c’est qu’il est incapable par lui seul de nous expliquer l’existence et l’application de ces lois. Voyons si nous serons plus heureux avec le droit individuel complété par la double hypothèse d’un état de nature antérieur à la société et d’un contrat social.

Cette doctrine, adoptée presque aveuglément par la plupart des publicistes du XVIIIe siècle, entre autres par Beccaria, se trouve déjà en germe dans les œuvres de Grotius et de Puffendorf; mais c’est Locke qui lui a donné sa forme la plus accomplie. Nous la prendrons donc en quelque sorte de sa main, telle qu’il l’expose dans les premiers chapitres de son Essai sur le gouvernement civil.

Locke, ainsi que l’a fait avant lui Hobbes et après lui J.-J. Rousseau, suppose un état de nature où l’homme aurait vécu pendant des siècles sans connaître les lois et les institutions de la société. Mais cet état de nature n’est pas l’état de la guerre, comme l’affirme l’auteur du Léviathan, ni l’état sauvage, et encore moins l’état de bestialité, comme l’ont imaginé Mariana et Rousseau: c’est l’état de liberté sans limites, et, grâce à la liberté, d’égalité absolue entre les hommes. La liberté est un état naturel de notre espèce, car l’homme naît libre comme il naît intelligent. Or, la liberté est la même chez tous; elle existe ou n’existe pas tant qu’il n’y a pas de lois qui en limitent et en règlent l’usage. Si tous les hommes sont naturellement libres, tous sont naturellement égaux, égaux en droit quoique inégaux en puissance. Voilà ce qui constitue, selon Locke, l’état de nature. Parmi les droits sur lesquels repose cette égalité, et qui sont autant de conditions de notre liberté, se trouvent non-seulement le droit de repousser la force par la force, mais le droit de punir, c’est-à-dire de rendre le mal pour le mal dans une mesure nécessaire pour en prévenir le retour. «La nature, dit Locke, a mis chacun en droit de punir les violations de ses droits. Ceux qui les violent doivent pourtant être punis seulement dans une mesure qui puisse empêcher qu’on ne les viole de nouveau. Les lois de la nature, ainsi que toutes les autres lois qui regardent les hommes en ce monde, seraient entièrement inutiles si personne, dans l’état de nature, n’avait le pouvoir de les faire exécuter, de protéger et de conserver l’innocent et de réprimer ceux qui lui font tort.» Un droit semblable, ne pouvant pas être exercé par les individus sans passion et sans excès, donne naissance à l’état de guerre, qui, dans le système de Locke, est précisément l’opposé de l’état de nature, puisqu’il en est la corruption par l’injustice et la violence. Pour échapper au fléau de la guerre, les hommes se sont réunis en société et ont renoncé par un contrat à ce droit individuel de punir qui était la source de tous les maux. Ils l’ont cédé à la communauté sociale, pour être exercé en son nom par les pouvoirs qui la représentent.

Chacune des propositions qui entrent dans ce système est une hypothèse ou une contradiction, ou l’une et l’autre à la fois. 1° Il est impossible de voir autre chose qu’une pure hypothèse dans cet état de nature qui a précédé la société, et dont on ne trouve sur la terre aucune trace, puisque le sauvage lui-même nous offre un commencement d’ordre social. Non-seulement c’est une hypothèse, mais c’est une contradiction de considérer comme naturelle à l’homme une condition dans laquelle il lui a été impossible de vivre. 2° C’est une contradiction de reconnaître à l’individu le droit de punir, quand on est obligé ensuite de le lui retirer, par cette raison qu’un tel droit conduit nécessairement à l’anarchie et à la guerre, et qu’il ne peut être exercé sans passion et sans violence. C’est dire que le droit de punir suppose nécessairement l’autorité, l’impartialité et la puissance de l’exécution, ou, ce qui revient au même, qu’il est absolument incompatible avec la nature de l’individu. 3° C’est une contradiction de reconnaître à l’individu le droit de rendre le mal pour le mal, et de limiter ce droit, même dans l’état de nature, à la nécessité de la défense. 4° C’est une contradiction de reconnaître, même sans aucune restriction, le droit de rendre le mal pour le mal; car le droit, c’est précisément le contraire de l’injustice, et si l’on a commis une injustice envers moi, je ne suis pas autorisé à être injuste à mon tour, dussé-je me borner à rendre l’injure que j’ai reçue. J’ai été victime d’un vol, on a tué un de mes proches, on a outragé ma fille et ma femme: à prendre à la lettre la proposition de Locke, il m’est permis de devenir à mon tour un voleur, un meurtrier, un lâche qui abuse de la violence et de l’outrage contre une femme et une enfant. Mais, dit-on, la justice absolue, le droit dans toute sa rigueur, n’est-ce pas la réciprocité ? Oui, la réciprocité est une des conséquences du droit; mais elle n’en est pas le principe, elle ne le crée pas, et ne saurait rendre juste une action essentiellement contraire à la justice. J’ai le droit d’exiger de moi l’accomplissement du même devoir. La réciprocité ne justifie pas un crime et ne peut changer un crime en vertu. Enfin, 5° c’est tout à la fois une hypothèse et une contradiction de soutenir que quelques-uns de nos droits naturels ont été cédés à la société par un contrat. C’est une hypothèse; car ce contrat social n’a pas laissé plus de traces dans le souvenir des hommes que l’état de nature. C’est une contradiction; car un droit naturel est inaliénable et imprescriptible. Il n’est pas permis d’aliéner sa liberté, il n’est pas permis d’aliéner sa vie, il n’est pas permis d’aliéner sa conscience, à plus forte raison la liberté et la conscience, ou les droits quels qu’ils puissent être de ses desceudants jusqu’à la dernière génération. D’ailleurs, on ne peut pas céder ce qu’on n’a pas, et je crois avoir démontré que l’individu n’a pas le droit de punir.

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